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16 février 2017

Un peu tard dans la saison

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Chez Richard, au Sablon

 

Comment qualifier Un peu tard dans la saison, le dernier opus de Jérôme Leroy, livre extravagant que l’on déguste jusqu’à la dernière ligne ? A force de me creuser les méninges, j’ai fini par trouver : un conte œdipien. Un conte plus qu’un roman, oui, sur le crépuscule d’une civilisation, la nôtre, qui se délite et implose quand, subissant ce que la police secrète de la République appelle l’Eclipse, les citoyens, par milliers, disparaissent d’un coup, lâchant compagnes et smartfaunes, missions et prébendes. Au clou les ordinatoires, à la poubelle les badges magnétiques et les cartes en plastique. Les citoyens s’en vont sans tambours ni trompettes, happés par la fascination du vide. Ni barricades ni guerre ethnique (islam, invisible), ni krach boursier ni dictature fasciste, mais la fuite générale au désert, comme ces anachorètes de l’Antiquité tardive qui abandonnaient les villes pour se réfugier dans les déserts et les montagnes… et céder la place aux barbares, par définition peu portés à la mélancolie. Pour ce qui est d’Oedipe, les lecteurs sont priés de lire le livre.

Je retrouve dans ce roman bien des obsessions de Jérôme Leroy, annoncées dans ses précédents livres, de Monnaie bleue à Big Sister : la décadence, les nostalgies d’adolescent, Ostende et Rouen, les officines de l’état profond et leurs nettoyeurs, la violence donc, les poèmes de Toulet et les romans de Déon, les vins non trafiqués et les Weston lustrées à la perfection…

Une fois de plus, Leroy met en scène ses personnages fétiches, la barbouze et l’écrivain. Ici Agnès la féroce et Guillaume le faible. Une capitaine des services spéciaux, spécialiste des « affaires mouillées », comme disent les Russes (identification, localisation, neutralisation – davaï), qui échappe au contrôle de son colonel-amant. Un écrivain vieillissant, entretenu par une psychanalyste parisienne (nous sommes dans un roman français), souffrant d’hypertension et plein de sentiments rose bonbon (migrants & zadistes), amateur de livres rares et propriétaire, vers 2015, d’une Peugeot 504 cabriolet. L’une traque l’autre, au mépris des règles de sécurité et donc pour des raisons qui échappent à ses maîtres. La rencontre aura lieu quelque part dans le Sud, sous l’égide d’Eros et de Thanatos. Chassez le tragique…

L’essentiel : une histoire abracadabrantesque racontée depuis le futur, où règne la Douceur, nouvel ( ?) Age d’or qui ignore la violence et l’avidité – une sorte de Flower Power réalisé par des phalanstères anarcho-végétariens (mais pas végans, tout de même ) vivant au quotidien (sans nuages) un communisme balnéaire (sans bureaucratie ni goulag - transats et pléiades de Morand pour tout le monde). Cela ne tient pas debout, cette histoire d’effacement généralisé et de paradis bio… mais qu’importe, puisque Jérôme Leroy est un écrivain de race, à la langue limpide, au style élégant – un musicien que l’on écoute jusqu’au bout en se disant que, décidément, le bougre a du talent.

 

Christopher Gérard

Jérôme Leroy, Un peu tard dans la saison, La Table ronde, 18€

 

Sur Jérôme Leroy, voir mon Journal de lectures

 

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05 janvier 2017

Albane

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Voici que nous revient Guy Féquant, un auteur hors normes dont le dernier livre, Plume, magnifique éloge des chats, m’avait tant ému. Ancien professeur d’histoire et de géographie, lecteur d’Horace et de Tacite, Féquant doit ressembler à ces moines carolingiens, fils de bergers promus par l’Eglise, à la fois herboristes, ornithologues et bourlingueurs. Un peu païens aussi, plus férus de sources et d’arbres sacrés que de dogmes abscons.

Aujourd’hui, avec son roman Albane, il évoque la fin d’une jeunesse entre Champagne et Ardennes, entre vignes et forêts. Philippe, son héros est un jeune lycéen, passionné de grec ancien, qui rencontre la femme de sa vie, l’aristocratique Albane de ***. Le fils de hussard noir de la IIIème République découvre et l’amour et la vie de château… au printemps 1968, quand un monde encore figé bascule pour le meilleur et pour le pire. La France va s’américaniser et perdre de son mystère. Lui n’a guère la fibre activiste ; elle encore moins. Les groupuscules d’utopistes ou de farfelus, très peu pour eux. Ils s’aiment en toute innocence jusqu’au tragique dénouement – un coup de hache.

Une éducation sentimentale de l’ancien temps, rêveuse et enracinée dans une province encore médiévale, avec ses notables et ses braconniers. Ses conspirateurs aussi, car la Guerre d’Algérie n’est pas loin, avec ses réseaux occultes. D’une impeccable pureté, la langue de Guy Féquant nous berce et nous bouleverse. Albane prend vie ; son ombre nous accompagnera longtemps dans nos promenades forestières.

Christopher Gérard

Guy Féquant, Albane, Editions Amfortas, 18€

 

 Voir aussi mon Journal de lectures :

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Écrit par Archaïon dans Figures, Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature |  Facebook | |  Imprimer |

31 décembre 2016

Exit Michel Déon

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Dans Bagages pour Vancouver, où il livrait quelques souvenirs, Michel Déon évoquait, pour définir sa vision de la littérature, « une certaine dignité devant l'œuvre de la mort ». Quand je lui adressai l’étude que j’avais commise sur son œuvre, « Michel Déon, écrivain tragique », il me répondit - Déon répondait toujours aux lettres de ses lecteurs – que je voyais juste : celui qu'une critique facile définissait comme « l’écrivain du bonheur » était avant tout un esprit tragique que blessait profondément notre décadence.  

Comment saluer cet aîné qui eut la gentillesse et l’élégance de m’encourager dès mes premiers écrits, du temps de la revue Antaios, et plus tard pour chacun de mes livres, lus et commentés avec une indulgence, une attention qui me mettent encore le rouge aux joues ? Entonner l’antienne des Hussards, et caetera ?

Je n’en ai ni l’envie ni surtout le cœur. Juste quelques mots : Déon incarnait pour moi la figure de l’écrivain français tel que je le rêvais, philhellène et polyglotte, nomade et sédentaire, monarchiste (et donc relié à la France des mousquetaires et des paladins), amoureux de la vie et de ses plaisirs, ouvert au sacré et tout empli d’un respect quasi païen pour le rapide destin. Et quelle élégance patricienne, discrètement anglomane : ces tweeds, ces chemises tattersall à carreaux, et ces cravates en tricot.

J’aimais qu’il fût, bien davantage qu’un improbable « hussard » (Déon avait servi dans l’infanterie), l’un des ces Morandiens (Stendhal + la vitesse + la liquéfaction du monde blanc) dont je me sens si proche. J’admirais aussi chez Déon cette capacité de travail, cette opiniâtreté qui lui permirent de passer du Dieu pâle à Un Déjeuner de soleil, de La Corrida aux Poneys sauvages ou à Je vous écris d’Italie. Déon n’aura jamais cessé de travailler et de progresser, posture qui m’inspire un immense respect.

J’aurai correspondu avec Déon pendant près d’un quart de siècle, depuis 1992, jusqu’à ces vœux que je lui ai adressés peu avant le solstice d’hiver MMXVI – et qui, pour une fois, resteront sans réponse. De ces trente ou quarante lettres et cartes (ces jolis bristols envoyés de The Old Rectory, Tynagh, Co. Galway), un vrai trésor, je pourrais tirer bien des lignes lucides et désespérées sur notre époque, et aussi quelques compliments que je conserve comme de précieux talismans.

Peu de rencontres en revanche : trois ou quatre, dont une ratée en Irlande, quand vers 1995, je m’approchai de son presbytère, juste assez pour admirer une jeune femme caracolant sous ses fenêtres. N’étant pas annoncé, il me parut incongru de le déranger - ce que Déon me reprocha : « vous auriez dû sonner ». En revanche, j’eus le plaisir, en juin MMXII, d’être invité à déjeuner rue du Bac. Un exquis risotto en l’écoutant évoquer ses amis Maulnier et Marceau, notre cher Pol Vandromme (que nous fêtâmes avec quelques amis à Charleroi), Laudenbach, l’Irlande, Jacques Laurent (dont la fin fut pénible – ses silences à l’Académie). A 93 ans, cravaté de vert, Déon lorgnait avec gourmandise les jambes (ravissantes) de notre voisine. Moi aussi, d’ailleurs. Sa vivacité, sa mémoire, sa courtoisie (c’est lui qui me parlait de mes livres !) m’épataient et me réjouissaient à la fois. Je buvais du petit lait en l’écoutant évoquer Nimier, dont il trouvait les essais et les critiques « absolument superbes » (qu’il préférait en effet à ses romans), ou Maurras, dont il venait de léguer à l’Académie le carnet de poésie latine rédigé de mémoire en prison - des centaines de vers latins retranscrits par un vieillard dans sa cellule, avec très peu de blancs.

Je ne lirai jamais le roman inachevé qu’il gardait dans ses tiroirs, quatre cents pages autour de la Révolution. Je ne recevrai plus jamais de bristol oblitéré en Eire ni de lettre courtoise du Quai Conti.

« Une certaine dignité devant l’œuvre de la mort ».

Que la terre vous soit légère !

 

Christopher Gérard

31 décembre MMXVI

 

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Lettre de septembre 1992, où Michel Déon évoque Maurras.

 

Michel Déon est longuement évoqué dans :

 

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22 novembre 2016

Pour saluer Boutang

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Un arpenteur de l’être

 

« Arpenteur de l’être » (Mattéi) ou «prophète d’une âge recommencé des saints et des héros » (Colosimo) : deux Jean-François de taille s’accordent pour définir Pierre Boutang (1916-1998) comme un géant. Dans ses Carnets noirs, Gabriel Matzneff a dit la terreur que le bretteur royaliste pouvait inspirer à ses contradicteurs. Fut-il un autre Platon… mais dans un genre obscur ? Telle est la question qu’évoque Rémi Soulié dans un recueil de textes d’une piété quasi filiale. Vers 1990, khâgneux à peine guéri d’une méchante fièvre marxiste (inoculée par un poète), le jeune Cathare de Toulouse tourne catholique contre-révolutionnaire – d’une chapelle l’autre. Des Rouges aux Blancs. Il peut donc rencontrer Boutang, sur qui il livre aujourd’hui une somme de réflexions parfois profuses (tant de citations) et d’émouvants souvenirs, puisqu’il fréquenta le maître jusqu'à sa mort. Et quel maître, capable de réciter le Parménide en grec, et Toulet, et Poe, et Scève, tout en ingurgitant des litres de vin (« Le vin, voilà quelque chose que le diable ne peut avoir créé », s’exclame ce drôle de paroissien) et en enguirlandant son disciple à propos de ponctuation, de Guénon ou de l’Eglise, sa « mère ». Ce Grec qui avait trop lu l’Ancien Testament (d’où une prose parfois talmudique, bien éloignée de la clarté hellénique), cet inspiré (cet illuminé ?) fascine et laisse perplexe. Un génie, cet obsédé de transcendance absolue qui, paradoxe, trempa dans toutes sortes de complots (le Débarquement allié en Afrique du Nord, l’assassinat de l’amiral Darlan, le gaullisme révolutionnaire) ? Un fumiste ? Mais l’homme créa La Nation française, l’un des (rares) feux d’artifice de l’après-guerre littéraire ; mais il écrivit ce La Fontaine politique, mais il eut l’oreille du vieux Maurras. En vérité, Soulié ne tranche pas ; il rend grâce et hommage – avec une magnifique ferveur.

 

Christopher Gérard

 

Rémi Soulié, Pour saluer Pierre Boutang, ed. Pierre-Guillaume de Roux, 140 pages, 21€

 

12 octobre 2016

David Mata, coeur rebelle

 

littérature

 

La parution aux éditions Alexipharmaque du dernier livre de David Mata est l'occasion de relire ce bel entretien avec un écrivain secret (dont je parle dans mon livre Quolibets).

 

Entretien avec David Mata

Christopher Gérard : Qui êtes-vous ?Quel a été votre itinéraire ?

Je suis né en France, dans une famille espagnole, aragonaise pour être précis. S’arrachant au pays des ancêtres, mes parents avaient franchi les Pyrénées quelques années avant la guerre civile, en quête de meilleures conditions de vie. A ce déracinement un autre, de manière presque inévitable, s’ajoutait bientôt : mes parents rompaient avec le catholicisme. Mon père rompait, plus exactement, à l’insu de ma mère, qui, lorsque j’avais deux ans, me faisait baptiser. Enfant de chœur dans son village haut-aragonais, mon père avait eu affaire à un clergé que l’on n’avait pas tout à fait tort, à l’époque, de qualifier d’obscurantiste, et c’est tout naturellement qu’en homme par ailleurs touché par les idées de progrès et d’égalité il faisait sécession. Une autre église, hélas ! l’attendait au pays des Lumières, l’église communiste alors dans sa phase d’expansion. Qu’on m’entende, je ne lui fais pas le moindre reproche. La dure condition ouvrière qui était la sienne expliquait une adhésion qui n’eût pas été si aisée si l’Eglise, en Espagne, avait su rester à la hauteur des grands siècles de foi, si, soyons juste, l’actuel âge de fer le lui avait permis. Quant à moi, c’est à la poésie, à la littérature que je m’ouvrais, c’est à l’histoire de France, à l’Histoire tout court ! L’école primaire, où ne sévissaient pas encore les Bourdieu et Passeron remplissait convenablement sa mission, comme le souligne Jean-Louis Harouel dans Culture et contre-culture. Elle était l’héritière de l’élitisme républicain et se réclamait à bon droit de la méritocratie. Très tôt je m’éprenais de la langue française, obtenant les meilleures notes de la classe. Vers la dixième année, signe de l’élan précoce qui me portait vers l’Histoire, je composais un récit en images sur le thème de la Guerre des Gaules. Je montrais la même ardeur dans nos jeux où, à l’instar de mes compagnons, je m’imaginais incarner mes héros favoris. Mes lectures, c’étaient des romans douteux, des illustrés. Elles désolaient mon père, qui m’avait mis vainement entre les mains une vie de Cervantès. A quatorze ans, mes études achevées, j’étais chassé du paradis. Commençaient les apprentissages qui me rebutèrent tous sans exception. D’évidence, je n’étais pas fait pour ces métiers. Pourquoi au juste étais-je fait ? Je le sus avec certitude vers l’âge de dix-sept ans, âge auquel je découvris les livres, les vrais, où je me plongeai dans un océan de lectures dont je n’ai plus émergé. À l’écrivain que je voulais être, savoir le latin apparut soudain comme une nécessité, et j’en entrepris l’étude. Je l’entrepris seul, ou plutôt aidé par un remarquable ouvrage d’initiation dû à l’abbé Moreux, qui me donna les clefs de cette langue, ce que n’avaient pas su faire les grammaires scolaires que j’avais auparavant interrogées. Deux ans ne s’étaient pas écoulés que j’abordais Virgile, Ovide, Sénèque (mon cher Sénèque), heureux lorsque je pus les lire dans le texte, non sans me heurter ici et là à des difficultés. A la maison, autour de moi, tandis que je faisais en solitaire mes humanités, traînaient des journaux partisans au langage desquels je n’étais pas insensible. C’est ainsi que dans mon innocence, dont je rougis encore, je pris fait et cause pour Les Lettres françaises contre Kravchenko. Dans ce cas et dans d’autres je fus de ceux qui se laissèrent abuser. Dans le même temps, par une heureuse contradiction, je découvris Nietzsche, Schopenhauer. Vers la vingtième année je publiai à compte d’auteur un recueil intitulé Contes aragonais. J’avais pris conscience de mes origines, mais le recueil contenait aussi des pages qui attestaient la très forte influence d’Hoffmann, d’Edgard Poe. Quelques articles parus dans le journal départemental me valaient bientôt d’entrer dans un quotidien. J’avais la trentaine, et je faisais enfin un métier qui était (relativement) à ma convenance, j’étais journaliste. En moi, néanmoins, les contradictions persistaient. Collaborant à un organe de presse catholique, et même archi-catholique (c’était avant le Concile), je restais dans mon for intérieur imbu de préjugés gauchisants. Mon premier livre, Le Bûcher espagnol, que Julliard publia sur la recommandation de Jean-Louis Curtis (auteur e.a. du Mauvais choix), porte la trace du credo que je m’obstinais à professer. Survenant après Nietzsche et Schopenhauer, d’autres grandes découvertes finiraient par m’en détacher insensiblement, celle notamment d’Eliade, de Guénon. Grâce à eux, grâce à leurs livres que je dévorai, grâce à la revue Eléments (www.labyrinthe.fr), une autre vue du monde m’était révélée, une dimension sacrée du monde dont, enfant, j’avais eu le pressentiment. Survenait vers le même moment Spengler, dont Le Déclin de l’Occident, ce maître livre, était pour moi un événement. Les distinctions lumineuses qu’il établit entre culture et civilisation, entre le monde des réalités et celui des idées, continuent à m’éblouir, à m’apparaître incontournables. Autre philosophe à l’égard de qui ma dette est immense, Ortega y Gasset. La Révolte des masses, Au sujet de Galilée, Les Méditations du Quichotte, comptent parmi les livres qui m’ont changé. Est-il présomptueux de le dire, j’étais prédestiné à les comprendre, à les aimer, et je leur consacrai de nombreux articles, dont l’un représenta la France dans le numéro spécial que le journal madrilène El Pais publiait en 1983 à l’occasion du centenaire du philosophe. Le changement dont je fais état fut lent en réalité, dû non seulement aux livres, cela va de soi, mais aussi à la vie, à l’Histoire contemporaine, et je m’aperçus un jour qu’il ne restait rien du magma progressiste, de ce magma qui ne m’avait que trop longtemps entravé. Rien dès lors ne m’empêchait d’aller vers Julius Evola et autres maudits, dont je fis avec délices ma nourriture. La voie était ouverte, une voix que j’oserais dire royale, sur laquelle j’avançai désormais à grands pas. Un Mirador aragonais (Editions du Labyrinthe, 1987) témoigne, dans sa deuxième partie, de l’évolution qui me délivra tout à fait de l’Utopie. Entamant l’écriture du roman (dont Jean Mabire et Jacques Marlaud rendraient compte dans Eléments), j’adhérais encore inconsciemment  aux dogmes de ce que j’ignorais être une religion, une sous-religion, et mon interprétation de la guerre civile espagnole péchait quelque peu par manichéisme. Plus tard, dans La Fugue en Gascogne (Picollec, 1994), puis dans Le Film perdu et surtout dans Tarraco (E-Dite, 2001) s’exprimait une nostalgie que je puis bien dire congénitale. Rome était très tôt l’objet de mon assentiment. La connaissance ne ferait que renforcer cette inclination, puisque prévalait dans l’Urbs une conception holiste aussi étrangère que possible à l’actuelle doxa. L’homme n’y était homme qu’en tant que membre d’une cité : aussi la société n’avait-elle rien de commun avec l’agglomérat informe à quoi elle se réduit aujourd’hui. Qui observe les institutions romaines  est tenté de les dire inspirées. Elles ne sont pas le produit d’une raison abstraite, mais émanent de ces croyances qui formaient autrefois l’âme d’un peuple. (…) dois-je préciser que la Grèce antique, ses mythes et ses cultes, exercent sur moi une non moins forte attraction, et que si Rome, Pompéi, Tarragone m’ont comblé, je marque également d’une pierre blanche le jour où les temples de Paestum apparurent devant moi.

Suis-je païen ? Les mythes m’émeuvent, incontestablement, comme seul peut émouvoir ce qui est doté de vie. Et les réflexions de Jünger, d’Alain Daniélou, de Walter F. Otto m’ouvrent à une vision paganisante du monde. Je leur dois d’avoir pris conscience de la sacralité du cosmos, sacralité à quoi se ferme le monde moderne, englué dans un matérialisme répugnant, prisonnier de monothéismes dangereusement aveugles. Longtemps avant les Lumières qui auront pour effet d’enténébrer l’Europe des idéologues et des marchands, il y eut la lumière, cette lumière incréée dont les dieux pourraient être la source. Je me garde ici de rien affirmer. Le peut-on ? Ce qui ne fait pas de doute, c’est le déclin, que d’aucuns, au sortir d’un calamiteux XXème siècle, ont encore le front de nier. D’autant plus admirables sont ces esprits (Spengler, Evola, comptant parmi les plus éminents), capables, sans le recul du temps, de prendre immédiatement du champ alors qu’autour d’eux règne, unanime, l’euphorique religion du Progrès, de déceler les signes qui annoncent les lendemains de terreur. Si clairvoyants, ces esprits encore suspects d’hérésie, que l’avenir, on peut le parier, confirmera la justesse de leurs vues. La modernité, particulièrement dans le domaine des Beaux-Arts, apparaîtra telle qu’ils la décrivaient, à savoir comme un esquif voué dès sa construction à l’ensablement. Aux yeux de tous, ceci dans l’hypothèse d’un âge d’or revenu, s’imposera l’évidence d’un immense fiasco. Comment le XXème siècle put-il s’auto-illusionner au point de se croire le faîte de l’Histoire ? C’est la question que l’on se posera.

Dans plusieurs de vos romans, et notamment Le Film perdu (E-Dite), récit d’une conjuration sacrée ayant pour but de réenchanter le monde, vous êtes plus que sévère face au désastre artistique de la modernité finissante, caractérisée par ce que vous appelez justement « l’universalisme de plastique ».

Les dithyrambes suscités par l’anti-art (promu art officiel) provoqueront une véritable stupeur. Les hiéroglyphes qu’on nous impose ont en effet leurs Champollion habiles à commenter l’inexistant. Le tarissement des eaux, qui, des Doriens aux Baroques - en passant par l’âge gothique - fécondaient une Europe toujours en gésine, Spengler le situe au XIXème siècle commençant. C’est à ce tournant, la bourgeoisie avec son culte de Mammon s’étant substituée aux ordres anciens, l’éthique à la religion, un intellect hypertrophié à la sagesse, que la tradition se rompt, que la civilisation (synonyme dans son optique de fossilisation) succède à la culture. L’organisme vivant qu’était cette dernière (et qui dit vivant dit relié à l’inconscient), le merveilleux organisme qu’elle fut des siècles durant, voit se briser sa profonde et ténébreuse unité. Dans le domaine de l’art, perdue la maîtrise des formes ; le grand style qui s’affirmait magnifiquement dans Bach, dans les toiles de Poussin, commence à dépérir. Quelques artistes tentent désespérément de résister, ultimes refuges du sacré, mais d’un sacré dévitalisé, faute justement de ce terreau communautaire où, aux époques de foi, il s’alimentait. Que ce processus obéisse ou non à une loi d’entropie, l’important est d’admettre la réalité d’un déclin qu’avant même d’avoir lu Spengler ou Evola quiconque est pourvu d’instinct peut percevoir. Que les XIXème et XXème siècles, que les innovations en cascade dont on leur fait gloire aient été les prodromes d’une lente désagrégation, notre temps, s’il est vrai qu’on reconnaît l’arbre à ses fruits, en apporte la preuve difficilement réfutable. Eclipse des dieux, chute des rois, crise de la création artistique, avènement de la démocratie, système dont les tares montrent à suffisance qu’il n’est qu’un leurre monumental, tout me semble lié en profondeur. Loin est le temps (à jamais révolu ?) où le Saint-Empire s’offrait aux regards, fût-ce d’un point de vue esthétique, comme un prodigieux édifice. Celui-ci abritait une vaste communauté, laquelle parlait latin d’une extrémité de l’Europe à l’autre. Voltaire ironisait à propos du qualificatif « Saint », incapable qu’il était de saisir que le Saint-Empire s’efforçait de relayer l’Imperium romanum. Fermé à cette beauté, il était déjà de ces intellectuels atteints d’une alarmante cécité, qui allaient précipiter l’Europe dans le chaos. Deux siècles après le séisme révolutionnaire, société marchande et hédonisme de masse débouchent sur la désagrégation que nous constatons. Des géants que furent les hommes, la civilisation a fait des nabots. « J’ai inventé le bonheur », disent-ils en clignant de l’œil.

L’enfance, présente dans Le Film perdu comme dans Hermann, est un autre leitmotiv de votre œuvre. N’est-elle pas la mine où puise le créateur ?

L’enfance garde heureusement quelques êtres de la dégénérescence dont je viens de parler. L’enfance n’est en réalité qu’un préambule et l’important est de la garder vivante en soi et de la laisser s’épanouir, la maturité venue, même s’il n’est donné qu’à une minorité d’accéder à ce que les mystiques appellent une seconde naissance.

Quels sont les mythes qui vous fascinent le plus ?

Deux figures me fascinent de longue date, comme me fascine leur mystérieuse complémentarité, celle d’Apollon et de Dionysos. Apollon, bâtisseur de cités, génie du principe d’individuation ; Dionysos, dieu du délire et de la folie divine, opposés tous deux à Socrate, père du moralisme et de la raison raisonnante, et à ce titre vilipendé par l’auteur de La Naissance de la Tragédie. J’aurais pu rester prisonnier de cette raison courte, perspective horrible. Les dieux ne l’ont pas voulu, auxquels je rends grâce. (…) Pour conclure, si je dois beaucoup aux philosophes, c’est sans l’être moi-même. Je dois autant à Bach, autant à la peinture et à la poésie. Je ne suis riche que de ma passion, que du vertige où me plonge la contemplation des siècles, et particulièrement ceux où le paganisme était florissant, paganisme, faut-il le rappeler, qui survécut longtemps dans la catholicisme et sa liturgie. (…) Le mal est-il sans remède ? Il le sera jusqu’à ce que la roue tourne. Jusqu’à ce que les hommes, ayant cessé de s’affubler d’une majuscule incongrue, fassent mouvement vers les Immortels. Rien n’interdit, sans attendre cette hypothétique conversion, d’entonner in petto un fervent gloria deis.

 

Concernant cet écrivain, voir mon Journal de lecture,

 

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Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature |  Facebook | |  Imprimer |