Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

05 novembre 2019

Matzneff

gabriel_matzneff_iafrate.jpg

 

Il y a  exactement deux ans, en parlant de La jeune Moabite. Journal 2013-2016, je soulignais l’exceptionnelle aptitude de Gabriel Matzneff à demeurer semper idem, fidèle à son être profond.

La lecture, ô combien rapicolante (pour user d’un vocable qu’affectionne Gab la Rafale), de L’Amante de l’Arsenal. Journal 2016-2018, confirme ce verdict – il ne change pas d’un iota, notre Casanova.

Ne séduit-il pas, à l’occasion d’une réunion de la Byron Society, une jeune lettrée de cinquante ans sa cadette, catholique convertie, ancienne danseuse du ventre et aspirante au Carmel ? Cette Virginie, férue de littérature, de théologie et de cabrioles, tire son pseudonyme, choisi par son amant, d’un conte fantastique d’Oscar Wilde - une téméraire jeune femme qui refuse de se laisser épouvanter par un fantôme avec qui elle fait amitié.

Dès les premières pages, le lecteur comprend que Matzneff  rend grâce à cette jeune femme de lui rendre cette énergie vitale, cette confiance en lui qui semblaient l’avoir un temps déserté. C’est là une des raisons de mon goût très vif pour ce tome XV, lu d’une traite : j’y retrouve un Gabriel amoureux, tout à la fois épicurien et stoïcien, italien en diable, attentif aux signes du destin et adepte de la joie tragique  - «  ce tonnerre de bonheur qui me visite au soir de ma vie ». Eh bien, ce bonheur, nous le partageons avec l’écrivain par la grâce d’un style limpide, d’une constante drôlerie, d’une culture sans rien d’académique. À chaque page, et il y en a plus de quatre cents, notre birichino (polisson) nous amuse en s’amusant, nous fait rire et nous étreint d’émotion quand il évoque un ami disparu, une ancienne amante demeurée fidèle (splendide portrait par touches de Véronique ou de la belle Delphine.

 

GM Julien.jpg

 

L’auteur de La Diététique de Lord Byron, le disciple de Cambuzat qui dispose de pas moins de trois balances, hésite, comme il y a un demi-siècle, entre jeûne (« mieux vaut mourir svelte que survivre ventru ») et gloutonnerie, lui qui oscille entre les fatidiques soixante-deux kilos deux cents et, disons quelques livres de plus. « Multiplier les jeûnes de seize ou vingt-quatre heures » est d’ailleurs l’un des conseils récurrents du Dr Matzneff. Les plus de seize heures, en somme.

Semper idem, disais-je, avec ce goût ancien du latin, toujours présent dans son œuvre et aussi dans les émiles* qu’il adresse à ses amis. Ne confie-t-il pas que la lecture, dans le texte, d’Horace l’aide à vivre ? Qui peut en dire autant parmi les écrivains d’aujourd’hui ?

Semper idem quand Gab se plaint d’une solitude pour le moins relative : notre homme sort à peu près tous les soirs, passant d’un vernissage à un dîner, rencontrant un nombre considérable de figures pleines d’amitié pour lui, de Pierre-Guillaume de Roux à Maître Pierrat, sans oublier Eight One One, son complice Giudicelli, tant d’autres. Sans compter les déjeuners avec le petit monde de l’édition parisienne. Lipp, sa deuxième maison, le Grand Véfour (la place de Victor Hugo), le Bouledogue, autant d’endroit immortalisés. Si l’homme est réellement démuni sur le plan financier, il est riche d’amis fidèles qui aiment ce « petit poussin du Bon Dieu ».

Le lecteur vagabonde beaucoup avec Gab, de Bruxelles (la librairie Chapitre XII, d’une fidélité sans faille) à Naples, de Venise à Zagarolo.

Oui, semper idem, faux paresseux mais travailleur acharné, toujours aussi exigeant sur le plan du style, toujours aussi curieux et d’une enviable vivacité d’esprit, unique et, malgré la maladie, persévérant avec courage dans son orgueilleuse singularité.

Et quelle langue que la sienne, d’une fermeté et d’un naturel : « L’égoïsme, la décision de me préférer aux autres, de rejeter d’une main légère les obstacles et entraves propres à m’empêcher d’accomplir mon destin, de vivre mes singularités, la conscience que telle était l’unique voie qui convînt à ma nature, à ma physis, voilà ce qui fut dès mon plus jeune âge mon intangible règle de conduite. »

Longue vie à vous, cher Gabriel Matzneff !

 

Christopher Gérard

 

Gabriel Matzneff, L’Amante de l’Arsenal. Journal 2016-2018, Gallimard, 418 pages, 24€

* Un émile, un courriel. Au pluriel, émaux, si j’en crois le présent volume.

 

Il est longuement question de Matzneff dans mes Nobles Voyageurs

 

Nobles Voyageursn couverture seule.jpg

Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent |  Facebook | |  Imprimer |

21 août 2019

Avec Paul Morand

Mora.jpg

 

« Voyager, c ‘est s’étonner ; sinon le voyage n’est plus qu’un déplacement » disait Paul Morand (1888-1976) à la fin de sa vie. Le remarquable Bains de mer, bains de rêve & autres voyages de la collection Bouquins rassemble des récits, connus ou non, de cet extraordinaire voyageur, intuitif et charnel, orfèvre de notre langue et incollable de manière désespérante, car l’homme savait tout, voyait tout et écrivait comme personne.

Suez et Bangkok en 1925, la malle des Indes et celle d’Ostende-Douvres, la Venise de Byron et d’Henri de Régnier (Morand y fit quarante séjours), Capri et Tanger, Ispahan et Buenos Aires, la Bretagne encore inviolée (« ce qu’il y a de plus beau en France, de moins latin »), le Londres édouardien et une New York encore européenne, Morand le cosmopolite, Morand der Wanderer, nous les fait visiter au pas de course, avec style et non sans une discrète mélancolie, celle de l’esthète conscient d’avoir connu « la fin du bal » et l’inexorable montée du « magma d’indifférenciation ».

Les passages sur les bains de mer sont tout bonnement délicieux : « Bains tant attendus, au cours des mois d’hiver, recréés par le désir, du fond de quelque noir bureau, de quelque usine assombrie par un jour tombant bien qu’à peine levé, heures dures contre lesquelles l’esclave du quotidien trébuche comme sur une pierre. »

Ce fort volume nous fait entendre à nouveau la voix de l’écrivain diplomate, qui s’y révèle historien et géographe à la fulgurante lucidité autant que poète. Médecin des âmes aussi, car toute mélancolie s’évanouit au bout de trois pages... et il y en a plus de mille. Amis lecteurs, faites donc une cure de Morand !

 

Christopher Gérard

 

Paul Morand, Bains de mer, bains de rêve & autres voyages, édition établie et présentée par Olivier Aubertin, préface de Nicolas d’Estienne d’Orves, Bouquin, Robert Laffont, 1088 pages, 32€

 

Il est question de Paul Morand dans Les Nobles Voyageurs

 

Nobles Voyageursn couverture seule.jpg

Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent |  Facebook | |  Imprimer |

20 août 2019

Avec Arnaud Bordes

magasin.jpg

 

 

Editeur plus ou moins clandestin, Arnaud Bordes est avant tout écrivain, et l’un des plus fins connaisseurs de la Décadence et de l’esthétique fin-de-siècle. Des livres denses et cryptés, parfois jusqu’au vertige, tels que Pop conspiration ou On attendra Victoire témoignent du talent désinvolte d’Arnaud Bordes comme de son érudition hors du commun – mais cet érudit qui a tout lu se révèle aussi faussaire de grand chemin et farceur de génie. Son dernier livre, Le Magasin des accessoires, évoque les admirables Vies imaginaires de Marcel Schwob, contes fantastiques où se croisaient gentilshommes de fortune et filles perdues (si possible tuberculeuses). Arnaud Bordes suit son maître à la lettre, qui affirmait que « le biographe n’a pas à se préoccuper d’être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits vivants ». Barbare et précieux, souvent à la limite du mauvais goût, comme par coquetterie, un tantinet pervers mais avec classe, Arnaud Bordes nous fait redécouvrir toute une galerie de personnages oubliés, dont certains ont existé (Elémir Bourges, Papianille d’Autun, le fils caché de Joris-Karl Huysmans, etc.) : mondaines et dandys, corsaires et apothicaires, poètes éthyliques ou rats de bibliothèque morts étouffés… Tour à tour morbide et cruel, brutal et raffiné, l’écrivain aime à se risquer « sur le bizarre » ; il s’amuse à brouiller les pistes entre deux fulgurances ; il enchante le lecteur par son art de l’ellipse et par ce talent à sous-entendre. Du Bas Empire à la Belle Epoque, des épidémies médiévales aux bars des années 20, nous suivons, le cœur battant, ce rescapé de l’aventure symboliste jusqu’aux Antilles et même jusqu’à Ostende.

 

Christopher Gérard

 

Arnaud Bordes, Le Magasin des accessoires, Editions A. Isarn, 134 pages, 16€

 

On dit du mal d'Arnaud Bordes dans Les Nobles Voyageurs

 

Nobles Voyageursn couverture seule.jpg

 

 

Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent |  Facebook | |  Imprimer |

27 juin 2019

Prazeres

 

I23644.jpg

 

Cimetière des plaisirs doit être le deuxième livre de Jérôme Leroy (1964), « sans doute un roman », précise-t-il dans sa préface, publié à un âge, trente ans, où « le cœur se brise ou se bronze », pour citer le confrère Chamfort. Après L’Orange de Malte, le jeune écrivain, « un peu égaré », proposait cette sorte de cantilène mélancolique pour chanter les matins pluvieux des Flandres, les femmes perdues, la bière et les tramways. Un professeur de Lettres dans un lycée en zone sensible (i.e. là où la violence sociale apparaît dans toute sa cruauté), un chagrin d’amour et de premiers renoncements plus ou moins définitifs (« On est très présomptueux quand on a vingt-cinq ans »), la conscience de moins en moins floue d’être condamné à brève échéance à une forme de clandestinité (« Il n’y aura plus de bonheur que dans la fuite et le souvenir »), une danseuse professeur de vieil-islandais, un je ne sais quoi de lusitanien (Cemiterio dos Prazeres est le plus grand cimetière de Lisbonne, ville que Jérôme connaît bien), les étudiantes kabyles, les citations récurrentes des ci-devant La Rochefoucauld et de Roux, les Variations Goldberg, et la Belgique si proche (« l’impression d’être entré dans un album d’Hergé ») – du pur Leroy, encore un tantinet maniériste et jongleur. Un livre de jeunesse à l’élégante tristesse.

 

Christopher Gérard

 

Jérôme Leroy, Le Cimetière des plaisirs, La petite Vermillon n° 463, 136 pages, 7.30€

 

Il est question de Jérôme Leroy dans Les Nobles Voyageurs

 

Nobles Voyageursn couverture seule.jpg

 

Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent |  Facebook | |  Imprimer |

02 mai 2019

Tour d'ivoire

54207597_10218524793732935_1673574809075712000_o.jpg

 

 

Moins de deux ans après le magnifique et très-subversif L’Homme surnuméraire, le Nantais Patrice Jean propose son cinquième roman, Tour d’ivoire, dont le décor, et en fait l’un des personnages principaux, est Rouen, la ville de Gustave Flaubert. Comme dans son précédent roman, le héros, Antoine, est un déclassé, un lettré « surnuméraire » qui a fait le choix de la pauvreté volontaire pour se consacrer, stricto sensu, à une revue littéraire, confidentielle comme son nom l’indique, Tour d’ivoire. Un raté en somme, selon les critères aujourd’hui en vogue, qu’accompagne son ami ( ?) Thomas, encore plus intraitable sur la pureté de l’engagement en faveur de l’art pour l’art. Tout le roman tourne autour du dialogue, tantôt véhément, tantôt muet, entre ces deux hommes : faut-il céder, ne fût-ce que d’un pouce, aux sirènes, même postmodernes ?

Antoine a donc choisi l’obscurité, décevant ainsi son épouse, qui le largue (et cesse de jouer au mécène) et, bientôt, sa fille Blandine, que viendra consoler l’attentionné Thomas. Il vivote dans un HLM de la Grand’Mare (hilarants tableautins du « vivre-ensemble ») et se contente de CDD à la médiathèque Arthur Rainbow (!), l’un des décors du roman – prétexte pour l’auteur à une description aussi comique que glaçante du dispositif d’infantilisation des masses et de leur encadrement « culturel ». Notre bibliothécaire tranche d’avec ses jeunes collègues, acquis à la culture du divertissement et conscients de leur rôle dans le dressage « citoyen » de leurs usagers. Il fera, ô surprise, l’objet d’une dénonciation en règle pour un article littéraire de sa revue consacré à un écrivain qui, dans un français parfait, ose évoquer l’actuel chaos migratoire et ses conséquences sans l’enthousiasme ni la cécité de commande.

Avec un calme courage, Patrice Jean s’attaque à la doxa dominante, usant tour à tour de la cruauté du polémiste et de la douceur toute en sensibilité de l’artiste - un tueur en dentelles. L’une des questions qu’il pose est celle de la place de la culture authentique, vécue non comme docile consommation de produits estampillés culturels mais bien comme quête désintéressée du beau et du vrai, comme métamorphose. Comment résister à la méthodique profanation de la littérature ? Comment éviter son fatal déclassement dans un monde où l’argent est tout, où l’industrie culturelle dicte le mauvais goût et la bonne pensée : « A quoi bon psalmodier le bréviaire de l’exigence spirituelle dans un monde livré au néant de la matière, sous le soleil de la marchandise victorieuse, à l’ombre du divertissement ricaneur ? »

Doué d’un jolie vis comica,  l’impeccable styliste qu’est Patrice Jean* réussit ses descriptions de types humains, comme le progressiste, qui, pour recevoir une gratification narcissique (« susucre ») affiche de manière pavlovienne sa « révolte » au service du Bien (« papatte ») et qui, dans un désir éperdu de Vertu, s’arroge le pouvoir de cataloguer, et donc de condamner, une personne, même inconnue de lui, selon l’idée qu’il se fait d’elle, au gré de ses humeurs ou de ses intérêts : « En ce monde perdu, est-il plus sotte façon, plus lâche posture, que celle où l’on abdique la dignité du doute pour revendiquer, moralement, la supériorité d’être dans le vrai et le bien, au-delà des interrogations, dans le confort d’un choix juste et solide, jamais remis en cause ? »

Nihil novi depuis Tartuffe & Trissotin, certes, mais, aujourd’hui, ces ligues de rééducation, véritables bataillons de termites, sont légion, et servies par l’électronique, et défendues par des élites de pacotille.

Tout cet ambitieux roman, rédigé dans une langue limpide, charpentée par un compagnon du devoir devenu maître, pousse le lecteur à s’interroger sur notre crépuscule et sur la nature de la littérature comme défense et illustration du monde invisible, comme quête ascétique d’une forme d’excellence.

 

Christopher Gérard

 

Patrice Jean, Tour d’ivoire, Editions rue Fromentin, 244 pages, 21€.

 

* J’ai buté sur une seule scorie : un « tacler » par trop journalistique … sans doute utilisé avec ironie.

 

Lire aussi 

 

Nobles Voyageursn couverture seule.jpg

 

Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature |  Facebook | |  Imprimer |