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03 décembre 2019

Le Jeune Homme à la mule

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C’est là un roman enchanteur, dont la magie fait son effet de la première à la dernière page, que nous offre Michel Orcel. Né en 1952 dans une antique famille provençale, Michel Orcel est philosophe, islamologue et romaniste de formation. Critique littéraire et musical, il est aussi traducteur de Leopardi, Dante, Michel-Ange et D’Annunzio, entre autres. Un humaniste au sens classique du terme, également éditeur (L’Alphée) et surtout poète jusqu’au bout des ongles tant sa sensibilité transparaît dans ce magnifique roman picaresque et stendhalien, qui se lit d’une traite et avec jubilation.

Tout le roman baigne dans une lumière ocre et se révèle parfumé de thym, d’orange et de bergamote – un délice.

L’intrigue ? L’éducation sentimentale et politique du jeune Jouan Dauthier, patricien provençal, que nous suivons dans ses aventures sur les routes du comté de Nice encore sarde jusqu’à Gênes et à Milan. 1790 : la Révolution étend son ombre menaçante sur une Provence encore intacte. Un chanoine aux allures de maître espion recrute Jouan dans la conjuration qu’il mène au service de Rome, bien inquiète des progrès des Idées nouvelles, et surtout de la guillotine. Notre jeune espion s’éprend de la divine Giuditta, une cantatrice vénitienne au joli tempérament… tout en restant amoureux de Nanette, la fille du médecin de Sigale, son village. Orcel cite Sénèque et L’Arioste, se moque avec esprit du narrateur dont il souligne d’imaginaires défauts et s’amuse à nous promener sur les routes de sa Provence. La grâce du style, limpide, les jeux linguistiques, la ponctuation soignée avec art, tout concourt à rendre ce Jeune Homme à la mule délicieux. La liberté de ton du romancier, peu séduit par les blandices révolutionnaires ajoute à l’intérêt du livre, par exemple quand il fait dire à l’un de ses attachants personnages : « Le moindre maire se prend pour Caton ou Brutus et s’imagine sauver le peuple du despotisme des tyrans ; en vérité, on guillotine n’importe qui pour n’importe quoi. » Ou, justement sur le peuple, cette idole nouvelle (en 1790) : « le peuple n’est qu’une entité commode que ces canailles ont inventée pour servir leurs desseins. » Ou enfin : « Tout le monde n’était pas dupe de cette frénésie de liberté, et certains, qui seraient passés pour des imbéciles aux yeux des avocats et autres petits clercs qui détruisaient allègrement l’ordre ancien en comptant bien prendre la place de la noblesse, se doutaient que le pire était peut-être à venir ». Orcel parvient avec brio à mettre en scène une tragédie dont il atténue la cruauté par le truchement d’une légèreté sans rien de creux.

 

Christopher Gérard

 

Michel Orcel, Le Jeune Homme à la mule, Pierre-Guillaume de Roux, 216 pages, 17.90€

 

Voir aussi

 

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15 novembre 2019

Avec Jean-Pierre Montal

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Depuis bientôt sept ans, je suis Jean-Pierre Montal à la trace, comme éditeur (rue Fromentin) et comme auteur – j’ignore tout de sa vie dans les milieux du rock, musique que j’abhorre.

En 2013, je m’enthousiasmais en effet pour son coup d’essai, un Tombeau pour Maurice Ronet au ton si juste et où se conjuguaient talent et loyauté.

 

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Deux ans plus tard, Montal nous livrait son premier roman, Les Années Foch, dont je saluais la voix si singulière, comme entêtante – une sorte de plongée à la Modiano (un Modiano post-moderne) dans les années 90. L’ombre d’un ami disparu, le mystérieux Jean Parvulesco, planait sur ces deux talismans, de même qu’une atmosphère à la Melville, comme ouatée et, j’ose me citer, « pleine d’angles morts ».

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Deux ans plus tard, Les Leçons du vertige,  « roman métapolitique et analyse spectrale de notre bel Occident », confirmaient mon intuition tant son savoir-faire, son élégance et sa finesse de moraliste lucide ne pouvaient que séduire le lecteur exigeant.  J’aime cette ligne claire qui est la sienne, ce ton désabusé, cette impression de flottement (totalement dépourvue de veulerie). Bref, j’étais conquis.

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Aujourd’hui, il se lance dans l’art difficile de la nouvelle, avec brio. Les dix nouvelles qui composent Nous autres (allusion à Zamiatine ?), rédigées dans un style impeccable - pas une once de graisse -, avec un humour désespéré (mais drôle, et d’un désespoir sans mièvrerie aucune) révèlent que l’écrivain a franchi un cap et atteint une forme de maturité.

Rythme, ton, style ciselé, chutes réussies, personnages bien campés, décors – tout y est. Et notamment, un tableau dévastateur de la culture managériale qui détruit tout sur son passage, entreprises privées et publiques, sans oublier les personnes, laminées par open spaces & flexoffice, « éléments de langage » et autres team building.

Parmi mes nouvelles préférées, « Le Son », conte dans la veine réaliste magique (une corne de brume qu’entendent quelques élus, pour les mener où ?) ; « 25 bis rue Jenner », sur l’incendie qui détruisit les studios du génial cinéaste Jean-Pierre Melville ; « En Marge », sur le destin d’un écrivain débutant qui tombe par hasard sur son premier livre annoté par un lettré aussi fin que cruel.

Pour revenir à « 25 bis rue Jenner », Montal a une idée de génie quand il fait découvrir par son héros dans un garage de banlieue l’un des décors du Samouraï, ce bar improbable, comme tous les night-clubs melvilliens, où Jeff Costello tombe sous les balles de la police. Sacré Montal !

 

Christopher Gérard

 

Jean-Pierre Montal, Nous autres, nouvelles, Pierre-Guillaume de Roux, 216 pages, 18€

 

Il est question de Jean-Pierre Montal dans mes Nobles Voyageurs

 

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05 novembre 2019

Matzneff

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Il y a  exactement deux ans, en parlant de La jeune Moabite. Journal 2013-2016, je soulignais l’exceptionnelle aptitude de Gabriel Matzneff à demeurer semper idem, fidèle à son être profond.

La lecture, ô combien rapicolante (pour user d’un vocable qu’affectionne Gab la Rafale), de L’Amante de l’Arsenal. Journal 2016-2018, confirme ce verdict – il ne change pas d’un iota, notre Casanova.

Ne séduit-il pas, à l’occasion d’une réunion de la Byron Society, une jeune lettrée de cinquante ans sa cadette, catholique convertie, ancienne danseuse du ventre et aspirante au Carmel ? Cette Virginie, férue de littérature, de théologie et de cabrioles, tire son pseudonyme, choisi par son amant, d’un conte fantastique d’Oscar Wilde - une téméraire jeune femme qui refuse de se laisser épouvanter par un fantôme avec qui elle fait amitié.

Dès les premières pages, le lecteur comprend que Matzneff  rend grâce à cette jeune femme de lui rendre cette énergie vitale, cette confiance en lui qui semblaient l’avoir un temps déserté. C’est là une des raisons de mon goût très vif pour ce tome XV, lu d’une traite : j’y retrouve un Gabriel amoureux, tout à la fois épicurien et stoïcien, italien en diable, attentif aux signes du destin et adepte de la joie tragique  - «  ce tonnerre de bonheur qui me visite au soir de ma vie ». Eh bien, ce bonheur, nous le partageons avec l’écrivain par la grâce d’un style limpide, d’une constante drôlerie, d’une culture sans rien d’académique. À chaque page, et il y en a plus de quatre cents, notre birichino (polisson) nous amuse en s’amusant, nous fait rire et nous étreint d’émotion quand il évoque un ami disparu, une ancienne amante demeurée fidèle (splendide portrait par touches de Véronique ou de la belle Delphine.

 

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L’auteur de La Diététique de Lord Byron, le disciple de Cambuzat qui dispose de pas moins de trois balances, hésite, comme il y a un demi-siècle, entre jeûne (« mieux vaut mourir svelte que survivre ventru ») et gloutonnerie, lui qui oscille entre les fatidiques soixante-deux kilos deux cents et, disons quelques livres de plus. « Multiplier les jeûnes de seize ou vingt-quatre heures » est d’ailleurs l’un des conseils récurrents du Dr Matzneff. Les plus de seize heures, en somme.

Semper idem, disais-je, avec ce goût ancien du latin, toujours présent dans son œuvre et aussi dans les émiles* qu’il adresse à ses amis. Ne confie-t-il pas que la lecture, dans le texte, d’Horace l’aide à vivre ? Qui peut en dire autant parmi les écrivains d’aujourd’hui ?

Semper idem quand Gab se plaint d’une solitude pour le moins relative : notre homme sort à peu près tous les soirs, passant d’un vernissage à un dîner, rencontrant un nombre considérable de figures pleines d’amitié pour lui, de Pierre-Guillaume de Roux à Maître Pierrat, sans oublier Eight One One, son complice Giudicelli, tant d’autres. Sans compter les déjeuners avec le petit monde de l’édition parisienne. Lipp, sa deuxième maison, le Grand Véfour (la place de Victor Hugo), le Bouledogue, autant d’endroit immortalisés. Si l’homme est réellement démuni sur le plan financier, il est riche d’amis fidèles qui aiment ce « petit poussin du Bon Dieu ».

Le lecteur vagabonde beaucoup avec Gab, de Bruxelles (la librairie Chapitre XII, d’une fidélité sans faille) à Naples, de Venise à Zagarolo.

Oui, semper idem, faux paresseux mais travailleur acharné, toujours aussi exigeant sur le plan du style, toujours aussi curieux et d’une enviable vivacité d’esprit, unique et, malgré la maladie, persévérant avec courage dans son orgueilleuse singularité.

Et quelle langue que la sienne, d’une fermeté et d’un naturel : « L’égoïsme, la décision de me préférer aux autres, de rejeter d’une main légère les obstacles et entraves propres à m’empêcher d’accomplir mon destin, de vivre mes singularités, la conscience que telle était l’unique voie qui convînt à ma nature, à ma physis, voilà ce qui fut dès mon plus jeune âge mon intangible règle de conduite. »

Longue vie à vous, cher Gabriel Matzneff !

 

Christopher Gérard

 

Gabriel Matzneff, L’Amante de l’Arsenal. Journal 2016-2018, Gallimard, 418 pages, 24€

* Un émile, un courriel. Au pluriel, émaux, si j’en crois le présent volume.

 

Il est longuement question de Matzneff dans mes Nobles Voyageurs

 

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21 août 2019

Avec Paul Morand

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« Voyager, c ‘est s’étonner ; sinon le voyage n’est plus qu’un déplacement » disait Paul Morand (1888-1976) à la fin de sa vie. Le remarquable Bains de mer, bains de rêve & autres voyages de la collection Bouquins rassemble des récits, connus ou non, de cet extraordinaire voyageur, intuitif et charnel, orfèvre de notre langue et incollable de manière désespérante, car l’homme savait tout, voyait tout et écrivait comme personne.

Suez et Bangkok en 1925, la malle des Indes et celle d’Ostende-Douvres, la Venise de Byron et d’Henri de Régnier (Morand y fit quarante séjours), Capri et Tanger, Ispahan et Buenos Aires, la Bretagne encore inviolée (« ce qu’il y a de plus beau en France, de moins latin »), le Londres édouardien et une New York encore européenne, Morand le cosmopolite, Morand der Wanderer, nous les fait visiter au pas de course, avec style et non sans une discrète mélancolie, celle de l’esthète conscient d’avoir connu « la fin du bal » et l’inexorable montée du « magma d’indifférenciation ».

Les passages sur les bains de mer sont tout bonnement délicieux : « Bains tant attendus, au cours des mois d’hiver, recréés par le désir, du fond de quelque noir bureau, de quelque usine assombrie par un jour tombant bien qu’à peine levé, heures dures contre lesquelles l’esclave du quotidien trébuche comme sur une pierre. »

Ce fort volume nous fait entendre à nouveau la voix de l’écrivain diplomate, qui s’y révèle historien et géographe à la fulgurante lucidité autant que poète. Médecin des âmes aussi, car toute mélancolie s’évanouit au bout de trois pages... et il y en a plus de mille. Amis lecteurs, faites donc une cure de Morand !

 

Christopher Gérard

 

Paul Morand, Bains de mer, bains de rêve & autres voyages, édition établie et présentée par Olivier Aubertin, préface de Nicolas d’Estienne d’Orves, Bouquin, Robert Laffont, 1088 pages, 32€

 

Il est question de Paul Morand dans Les Nobles Voyageurs

 

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20 août 2019

Avec Arnaud Bordes

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Editeur plus ou moins clandestin, Arnaud Bordes est avant tout écrivain, et l’un des plus fins connaisseurs de la Décadence et de l’esthétique fin-de-siècle. Des livres denses et cryptés, parfois jusqu’au vertige, tels que Pop conspiration ou On attendra Victoire témoignent du talent désinvolte d’Arnaud Bordes comme de son érudition hors du commun – mais cet érudit qui a tout lu se révèle aussi faussaire de grand chemin et farceur de génie. Son dernier livre, Le Magasin des accessoires, évoque les admirables Vies imaginaires de Marcel Schwob, contes fantastiques où se croisaient gentilshommes de fortune et filles perdues (si possible tuberculeuses). Arnaud Bordes suit son maître à la lettre, qui affirmait que « le biographe n’a pas à se préoccuper d’être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits vivants ». Barbare et précieux, souvent à la limite du mauvais goût, comme par coquetterie, un tantinet pervers mais avec classe, Arnaud Bordes nous fait redécouvrir toute une galerie de personnages oubliés, dont certains ont existé (Elémir Bourges, Papianille d’Autun, le fils caché de Joris-Karl Huysmans, etc.) : mondaines et dandys, corsaires et apothicaires, poètes éthyliques ou rats de bibliothèque morts étouffés… Tour à tour morbide et cruel, brutal et raffiné, l’écrivain aime à se risquer « sur le bizarre » ; il s’amuse à brouiller les pistes entre deux fulgurances ; il enchante le lecteur par son art de l’ellipse et par ce talent à sous-entendre. Du Bas Empire à la Belle Epoque, des épidémies médiévales aux bars des années 20, nous suivons, le cœur battant, ce rescapé de l’aventure symboliste jusqu’aux Antilles et même jusqu’à Ostende.

 

Christopher Gérard

 

Arnaud Bordes, Le Magasin des accessoires, Editions A. Isarn, 134 pages, 16€

 

On dit du mal d'Arnaud Bordes dans Les Nobles Voyageurs

 

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