27 mars 2019
Déon-Joannon : une amitié vagabonde
Le titre de cet émouvant témoignage de quarante ans d’amitié entre deux Irlandais d’adoption, Michel Déon et Pierre Joannon, m’évoque un autre livre, lu lui aussi d’une traite, Une longue amitié, la belle correspondance Déon-Fraigneau, naguère publiée par La Table ronde. J’y retrouve d’une part Michel Déon, qui, je l’ai dit naguère, incarnait à mes yeux la figure de l’écrivain français tel que je le rêvais, philhellène et polyglotte, nomade et sédentaire, monarchiste (et donc relié à la France des mousquetaires et des paladins), amoureux de la vie et de ses plaisirs, ouvert au sacré et tout empli d’un respect quasi païen pour le rapide destin. Et quelle élégance patricienne, discrètement anglomane : ces tweeds, ces chemises tattersall à carreaux, et ces cravates en tricot ! D’autre part, me revient, fidèle d’entre les fidèles, Pierre Joannon, l’auteur de quelques livres talismans, comme L’Hiver du Connétable. De Gaulle et l’Irlande, publié chez Artus, un court essai qui m’aura marqué de manière indélébile, ou encore son fervent Michael Collins.
Quarante ans d’amitié, disais-je, d’amour partagé pour l’Hibernie, de passion bibliophilique, de culte de la grande Bleue, car les deux amis, quoique adorateurs du vent et de la brume celtiques, demeuraient fils de la Méditerranée, au point de fonder, à Antibes, un prix Audiberti, attribué aux plus brillants chantres du Mare nostrum. Tout au long des pages de ce recueil, le lecteur voyage d’ailleurs de Monaco à Galway.
Né de l’absence et du chagrin, celui causé par la disparition d’un ami, « si entièrement éloigné de notre commerce » (Montaigne), Une Amitié vagabonde rassemble des textes de Michel Déon lui-même où il se livre avec retenue, fait l’éloge de Larbaud, l’un de ses dieux, de Durell et de Joannon – « l’ami parfait ». Un Déon familier, à la triple fidélité, gravée dans l’acier de son épée d’académicien – le trèfle de l’Ile verte, la chouette d’Athéna et le lys des quarante rois qui ont fait la France. Un Déon non pas exilé en Grèce puis en Irlande, mais, comme le précise finement Joannon, évadé – donc heureux sans illusion. Plaisant paradoxe en fait que ce choix, par l’écrivain français, de vivre à l’Ouest du monde, alors que Joyce, Yeats et Beckett, Celtes pur malt, quittèrent tous l’Irlande sans retour.
Un beau livre, qui nous rappelle, non sans une involontaire cruauté, le manque éprouvé depuis le départ de Michel Déon pour Tír na nÓg, la terre de l’éternelle jeunesse.
Christopher Gérard
Michel Déon et Pierre Joannon, Une Amitié vagabonde, La Thébaïde, 148 pages, 16€
Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : irlande, grèce, déon | Facebook | | Imprimer |
20 février 2019
Livr'Arbitres
Il y a bientôt quatre ans, j’évoquais Livr’Arbitres, revue littéraire fondée en pays messin vers la fin de l’autre siècle par deux confrères, le voyageur Patrick Wagner et le tankiste Laurent Schang. Après des numéros spéciaux consacrés à Déon, Chardonne, Mohrt, Livr’Arbitres maintient le cap non-conformiste et continue d’organiser des soirées littéraires.
Pour sa vingt-septième livraison, Livr’Arbitres frappe fort : cent cinquante-quatre pages de textes denses, assorties d’un signet jüngerien, car Ernst Jünger a droit à pas moins de quarante pages de témoignages et d’analyses. On y lit son traducteur Julien Hervier, qui annonce la parution prochaine dans la Pochothèque d’un recueil d’essais (dont l’indispensable vade-mecum que constitue Le Traité du Rebelle) et qui nous parle de l’accueil chaleureux que Jünger réservait aux amis ; François L’Yvonnet, qui recommande la lecture du Traité du Rebelle et d’Eumeswil en ces termes : « Privé de patrie, banni, le Rebelle garde sa liberté. Il se bat contre l’uniformité, contre la banalisation du monde, contre le dernier avatar du nihilisme. Non point fuir ou se fuir, mais aller au fond de soi. » On retrouve aussi les chers Philippe Conrad, Rémi Soulié, Ghislain de Diesbach, Pierre Joannon, tous jüngeriens d’honneur. Quelques jeunes essayistes aussi , dont les amis du journal Raskar Kapac et Aristide Leucate, qui étudie les rapports entretenus avec Carl Schmitt. Un feu d’artifices, que vient enrichir un dossier sur les écrivains et la Grande Guerre, Drieu et Cendrars, Montherlant et Vercel, et les War Poets anglais. Sans oublier un bel hommage au regretté Jean Mabire, l’écrivain normand qui, lui aussi, connut « ce couple divin, le courage et la peur ». Bref, un fort beau volume que les collectionneurs s’arracheront bientôt, car cette revue d’écrivains laissera des traces.
Christopher Gérard
Livr’Arbitres 27, 10 euros.
wwwlivrarbitres.com
*
**
Ma note du 26 novembre 2014
La parution de la quinzième livraison de Livr’Arbitres, n’est-elle pas l’occasion rêvée de se pencher sur cette « revue littéraire du pays réel », née, si je me souviens bien, en pays messin vers la fin de l’autre siècle. Je dois conserver quelque part dans mes archives un exemplaire du Baucent, sympathique brûlot d’esprit « hussard », un polycopié réalisé avec les moyens du bord par une phalange d’étudiants, parmi lesquels Patrick Wagner, l’actuel directeur de Livr’Arbitres, et le cher Laurent Schang, ceinture noire d’aïkido et l’auteur de quelques livres singuliers. En quinze ans, si l’un et l’autre ont vu se dégarnir leur front altier, ils n’ont toutefois rien perdu de leur enthousiasme ni de leur insolence. D’inspiration maurrassienne (la référence au pays réel) et conservatrice au sens large, la revue s’est plu à saluer les grands anciens, non sans risquer, il est vrai, de se cantonner au rôle de musée de la droite littéraire : ont eu droit à des numéros spéciaux Blondin, Aymé, Chardonne, Laudenbach, Sentein, aujourd’hui Haedens et demain le délicat Fraigneau.
On songe, en moins théorique (littérature d’abord !) à la défunte revue Réaction (1991-1994) ou à Les Epées, qui brandirent chacune l’étendard des non-conformistes des années 30, celui d’une rébellion aristocratique.
Livr’Arbitres a opté pour des textes courts, critiques de livres, nouvelles (inégales) et bien sûr dossiers fournis. Aux grands ancêtres cités plus haut s’ajoutent des thèmes tels que la tauromachie, le dandysme, la Russie… Au large du siècle, non sans panache... et avec une jolie maquette. Ce sympathique cénacle organise des soirées très courues, où l'on boit du chinon en baratinant des lectrices au sourire ensorcelant.
Parmi les signatures actuelles, qui sont autant d’autorités « morales », le ronchon Alain Paucard, l’archiviste Francis Bergeron, Michel Mourlet, l’ancien directeur de Matulu, le cinéphile Philippe d’Hugues, le très-pacifiste Laurent Schang, encore lui, qui parle si bien de son maître Jean-Jacques Langendorf, l’auteur d’un livre talisman, Un Débat au Kurdistan, magnifique récit d’une mission avortée dans la Syrie des années 30.
Quelques signatures de petits jeunes aussi, dont une qui m’est chère, celle du punk slavo-new-yorkais Thierry Marignac, un boxeur à suivre, dont je ne résiste pas au plaisir de citer l’extrait d’un programme qui est aussi le mien : « entêtement sur les chemins de traverse, singularité, refus sans appel de participer à la pornographie présente des Lettres ».
Puisse Livr’Arbitres persévérer dans cette posture !
Christopher Gérard
Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature | Facebook | | Imprimer |
22 janvier 2019
Le thé avec Gilles Brochard
Professeur à l’Ecole supérieure de Journalisme de Paris, Gilles Brochard est un fin gastronome, et surtout l’un des meilleurs connaisseurs de l’univers du thé. En témoignent son Petit Traité du thé (La Table ronde), Un Thé dans l’encrier (Arléa), précieux talismans que se recommandent les adorateurs de l’or liquide. Gilles Brochard est théophile en ce sens qu’il a trouvé la sagesse, et peut-être le divin, dans ce que les Chinois nomment cha, les Russes tchaï et les Indiens chaï – le même vocable, de Saint-Pétersbourg à Calcutta. Théophile, en ce sens aussi qu’il aime et le thé et l’Inde, en digne suivant d’Alain Daniélou, ce Breton initié au shivaïsme qui a tant fait pour la transmission en Occident des traditions musicales et religieuses de l’Inde authentique.
Dans son dernier livre au titre délicieusement suranné , Gilles Brochard rend compte non sans lyrisme et avec une sage érudition de ses pérégrinations autour de Darjeeling, cité mythique de l’Himalaya, dont le nom signifie « Tonnerre de Dieu ». Grâce à lui, nous découvrons les plantations et leurs grands jardins, Makaïbari, Tumsong, Puttabong et Jungpana – ces noms révérés par les amateurs d’un thé noir qui se boit sans lait ni sucre (« Sucrez-vous votre champagne » demande fort à propos un planteur indien ?).
Tout le charme de l’Inde coloniale, ses bungalows et ses clubs (on songe à la jolie série anglaise Indian Summer), nous est rendu, de même que l’écrivain évoque avec chaleur et talent quelques figures hautes en couleur de planteurs, tel Rajah Banerjee, authentique dandy indien. Avec Gilles Brochard, nous pénétrons dans le monde fermé des acheteurs de thé et des goûteurs, dans les salons des anciens palaces datant du Raj, l’Imperial de New Delhi (où descendait Marguerite Yourcenar), le Windamere de Darjeeling, ce sanctuaire du culte théophilique.
Nous flânons même à dos d’éléphant à la rencontre des tigres de l’Himalaya, comme dans un récit du XIXème siècle, dont le livre garde la saveur. Un magnifique voyage, émouvant tant l’auteur, en parfait esthète, parfois même en moraliste, affine sa sensibilité et affûte son regard : « J’ai tout aimé de cette Inde du nord : la pluie, les sols détrempés, la brume comme une enveloppe cotonneuse, le soleil au-dessus des nuages, (…) le pas lent des cueilleuses, leur sourire, (…) les jeunes ouvriers aux yeux noirs travaillant les pieds nus dans les poussières de thé, toute leur humanité digne et discrète. »
Christopher Gérard
Gilles Brochard, Un Thé chez les tigres. Journal d’un buveur de thé à Darjeeling et au Népal, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 258 pages, 24€.
Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : thé, littérature, voyage, inde, pierre-guillaume de roux | Facebook | | Imprimer |
11 septembre 2018
Un Homme dans l'Empire
L’honneur d’un lieutenant
Pénaliste reconnu, auteur aux PUF de savants traités sur l’erreur et l’innocence judiciaires, Dominique Inchauspé se révèle aussi romancier de haut parage avec Un Homme dans l’Empire, élégant récit qui, sous la forme de lettres écrites par un officier à la femme qu’il a quittée, nous entraîne dans un empire imaginaire, mixte d’Imperium Romanum et de IIIème République. Comment, dès les premières pages, ne pas penser au Désert des Tartares, au Crabe Tambour ? Hautaine méditation sur la res militaris, sur l’honneur de servir au mépris des mesquines stratégies personnelles, cet envoûtant roman, anachronique à souhait, nous fait partager la vie d’un Impérial, le lieutenant Lertère Varlien. À elle seule, l’onomastique de M. Inchauspé est déjà un fascinant périple : Tamiena, Sarjagase, Silianques, Largethuse scandent ces pages inspirées.
Nous suivons donc un jeune lieutenant d’artillerie, depuis son instruction à l’Académie impériale jusqu’aux postes perdus des Provinces archaïques et du Pays verlare, sur ce limes qui subit la pression de tribus invaincues : Immuables, Kaliates et autres barbares des forêts et des steppes. Le soir, après le service, ce prétorien songe « à tous ces peuples qu’il faut contenir, à ces frontières qu’il faut fortifier, à ces immensités sur lesquelles s’étend notre règle, à ces postes perdus dans les confins hostiles où une poignée d’hommes autour de quelques enseignes, avec des armes solides, rappellent que nous fûmes promis à un destin exceptionnel, terrible et qui nous dépasse. » On pense à un proche cousin de Jünger, tout comme lui à la recherche d’un glorieux inconfort - qui n’est pas celui des tranchées, car il s’agit ici d’une guerre coloniale, atroce par définition. Faut-il tuer, torturer, ravager pour civiliser ? Quelle est la nature d’un empire ? Sa grandeur peut-elle reposer sur l’horreur, dépendre de canailles, profiter à des inconscients ? D. Inchauspé a créé là une magnifique figure de mainteneur, antimoderne en diable, qui nous accompagnera longtemps dans nos rêveries.
Christopher Gérard
Dominique Inchauspé, Un Homme dans l’Empire, L’Age d’Homme, 242 p., 19€
Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature | Facebook | | Imprimer |
02 août 2018
Nimier, masculin, singulier, pluriel.
« Nimier écrit en français direct vivant, pas en français de traduction, raplati, mort » proclamait Céline dans une lettre à un confrère et néanmoins ami, pour dire son estime à l’égard d’un cadet. Il est vrai que Roger Nimier (1925-1962), disparu comme Albert Camus ou Jean-René Huguenin dans un accident de voiture, s’était démené sans compter pour sortir Céline du purgatoire. C’est l’une des nombreuses facettes de cet écrivain attachant qu’étudie avec rigueur et sympathie Alain Cresciucci dans une biographie qui est aussi et surtout le portrait d’« une génération heureuse qui aura eu vingt ans pour la fin du monde civilisé ». Génie littéraire à la monstrueuse précocité, dont son condisciple Michel Tournier a témoigné, Roger Nimier publia sept livres, cinq romans (dont Le Hussard bleu) et deux essais (dont Le Grand d’Espagne), en cinq ans, avant même d’atteindre la trentaine. Un météore donc, lui aussi, qui, en quelques années, s’impose comme le chef des Hussards, ces impertinents qui se rebellent contre le règne des idéologues marxistes et des pions humanitaires – Sartre et tutti quanti. « Libertin du siècle », comme il se définissait lui-même, Roger Nimier fut le fils spirituel de Georges Bernanos, qu’il rencontra lors de son retour d’exil. Mais aussi de Malraux et de Drieu la Rochelle, et, bien plus haut, de Retz et de La Rochefoucauld. Romancier mélancolique, critique implacable, éditeur d’élite chez Gallimard (Céline et Morand lui doivent leur renaissance), dialoguiste de cinéma (entre autres pour Louis Malle dans le sublime Ascenseur pour l’échafaud), Nimier aurait pu devenir, sans cet accident stupide au volant d’une Aston Martin, l’un des maîtres de sa génération. Quinze ans après sa mort, son ami Pol Vandromme, inconsolable, le saluait en ces termes : « Son existence est humble et aristocratique. Il a découvert le rugby dont le goût rejoint bientôt chez lui celui des armes anciennes, du dessin, de la papeterie, des condiments, du champagne et de l’eau fraîche, tout ce qui brûle ou ce qui glace, tout ce qui fait la vie plus sage et plus virile, plus fidèle et plus forte. »
Christopher Gérard
Alain Cresciucci, Roger Nimier. Masculin, singulier, pluriel, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 25€
Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature, hussards, pierre-guillaume de roux | Facebook | | Imprimer |