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07 octobre 2014

L'Abondance et le rêve

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Sous ce titre révélateur, L’Abondance et le rêve, Christian Dedet publie la suite de son Journal des années 60, qui avait débuté par Sacrée jeunesse. Nous y suivions les premiers pas de ce jeune Occitan, futur médecin passionné de littérature, à Montpellier, où il collabora à la revue La Licorne, à Paris, où il publia au Seuil son premier roman, Le plus grand des taureaux, tout en fréquentant Montherlant, Dominique de Roux, Jean-René Huguenin et Michel Déon. Nous l’accompagnions même à Meudon, quand, pris d’un pressentiment, Christian Dedet rendit visite à Céline quelques jours à peine avant sa mort (« le regard peureux », « le ricanement de faune débusqué »).

Entre deux stages de médecine, entre deux bonnes fortunes ou deux récitals de piano (pages lumineuses sur le génial Lipatti), Christian Dedet dressait le portrait d’un fils de famille choyé, d’un rebelle bien élevé - le feu cathare en complet gris.

Aujourd’hui, il nous livre la suite, attendue, de ces mémoires d’un veinard. Le jeune toubib découvre les joies du service militaire, à Perpignan au 11ème Choc, en lisant Drieu et Montherlant. Bien que publié dans une maison classée à gauche, le romancier semble davantage trouver son miel au sein de la droite « buissonnière » – pour citer le regretté Pol Vandromme, l’un des premiers critiques à avoir fait amitié avec lui, et avec quelle générosité, comme en témoignent ces lignes : « Nous ne sommes pas beaucoup à penser ce que nous pensons, à sentir ce que nous sentons ; il faudrait que notre amitié s’affirmât davantage. Nous avons besoin de nous sentir entourés dans un monde où la bêtise et la bassesse me désespèrent un peu plus chaque jour. »

Notre Languedocien se sent plus proche d’impertinents tels que Dominique de Roux, Gabriel Matzneff ou Jacques d’Arribehaude que des bonzes de Tel Quel, ces « théoriciens du vide », dont il repère tout de suite les tendances inquisitoriales. Nourri de Rabelais comme de Sénèque, Dedet se révèle moraliste au détour de plus d’une page de ce précieux Journal : « ne pas vouloir disparaître avec ce qui disparaît ; ni se sentir trop coupable en acceptant ce qui naît ». En quelques mots, un type d’homme se trouve dépeint. Un moraliste proche des Romains, un peu sec donc, mais avec cette touche de sybaritisme  méditerranéen. Un égotiste élégant, en même temps profond, car lucide et adepte de la posture tragique : point de refuge en Dieu chez lui, mais une sorte de paganisme romantique et hautain.

Pour un cadet, la lecture de ce Journal a parfois un arrière-goût amer : les lettres d’éditeurs, l’attention des critiques, les visites aux confrères, les voyages qui dépaysent, l’infinité des possibles, bref : l’abondance et le rêve, aujourd’hui révolus…

Parmi les portraits d’écrivains, je retiendrai ceux de Roland Cailleux, le dandy dépressif ; de Jean-René Huguenin, son « air invincible  et meurtri » ; et Delteil, et encore Vandromme, le généreux Vandromme, qui lui écrit cette phrase essentielle, d’une telle justesse : « Les livres que nous écrivons doivent nous être donnés de surcroît – en récompense de la fantaisie de notre paresse et de notre humeur vagabonde. »

Outre l’amusante faune des villes thermales (où officie cinq mois par an le bon docteur Dedet), le Journal présente aussi quelques belles jeunes femmes, jusqu’à la rencontre qui change une vie, celle d’une artiste catalane que Christian Dedet n’a plus quittée.

 

Christopher Gérard

 

Christian Dedet, L’Abondance et le rêve. Journal 1963-1966, Les Editions de Paris, 408 pages, 18€.

 

Voir aussi, sur Christian Dedet

 

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05 juin 2014

Roland Laudenbach ou l’insolence

 

 

 

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« Un esprit fort qui n’autorise pas les habiles à calomnier l’honneur et les barbares à offenser la civilisation »

Pol Vandromme

 

Mea maxima culpa, je confesse que, au début des merveilleuses années 80 (Mitterand, Reagan & Jean-Paul II), j’étais un étudiant dissipé, qui passait beaucoup plus de temps chez les bouquinistes que dans les amphithéâtres de mon Alma Mater. Il est vrai que, au cours de « grands courants de la philosophie », nous devions subir l’indigeste charabia d’un ancien secrétaire de Sartre, qui eut l’unique mérite - involontaire - de me vacciner à tout jamais contre l’imposture aux mille faces.

Je préférais flâner dans diverses librairies, dont Bruxelles était riche alors et où, du premier coup d’œil, je repérais la casaque blanche et vermillon ornée du mythique LTR dessiné par le peintre Salvat. De mes promenades je ramenais dans ma soupente des trésors intitulés Le Songe de l’Empereur, Minutes d’un libertin, Au large du siècle, sans oublier L’Histoire égoïste - les mémoires de Jacques Laurent, auteur d’un pamphlet, Paul et Jean-Paul, que je ne lus que bien plus tard. Je faisais alors connaissance avec Pol Vandromme et Michel Déon, Gabriel Matzneff et Willy de Spens. Ma joie quand je découvris, sur une étagère haut-perchée, un exemplaire intact du Drieu parmi nous de Jean Mabire.

Gavé de scolastique sartrienne à l’Université, je prenais en quelque sorte le maquis – un maquis blanc dont le commandant en chef, lointain, quasi mythique, se nommait Roland Laudenbach, alias Michel Braspart. Dans le joli Cahier que LTR publia en 1974 pour ses trente ans, j’appris ce qu’il fallait savoir de cet éditeur inflexible, l’ami de Cocteau et de Genet, l’homme qui brava les interdits de la police de la pensée non seulement en éditant des proscrits (dont certain poète madrilène, un temps collaborateur de Valeurs actuelles) et des pestiférés comme Morand et Giono, victimes de la vindicte des nouveaux puritains - les amis de Sartre & consorts. J’aimais que Vandromme exaltât chez Laudenbach ce sens de l’amitié : « une amitié sur un mode divinatoire et quasi initiatique » et que l’éditeur en personne, qui fut aussi romancier et scénariste, évoquât « l’amitié qui excuse tout, qui s’exprime soit par fou rire, soit par silence et autorise une connivence aux codes secrets ».

Une « connivence aux codes secrets » : quel plus beau programme pour un jeune rebelle de vingt ans et des poussières, en bisbille contre son époque et qui se cherchait des aînés qui ne fussent pas des pions ?

Cette connivence, je l’ai connue, non avec Laudenbach, disparu en 1991 et que je ne rencontrai jamais (même si, dès la fin de mon service militaire, j’avais écrit 40 rue du Bac pour y solliciter un emploi), mais avec Dimitri, le fondateur de L’Age d’Homme, dans divers lieux conspiratifs tels que la cave de la rue Férou, le Café de la Mairie ou son stand de la Foire du Livre.

J’aimais, et continue d’aimer à la folie ce côté hidalgo, intraitable sur les valeurs, sauvage même, et, je le confesse, ce parfum de conspiration. Cette générosité, dont Gabriel Matzneff témoigne dans L’Archange aux pieds fourchus, et je ne sais plus qui, qui disait les larmes de Laudenbach à l’annonce du Prix Goncourt décerné à Jacques Laurent pour Les Bêtises… publiées chez Grasset. De même, j’aimais que Laudenbach témoignât pour son confrère Lindon, des éditions de Minuit (celui-ci lui rendit la pareille lors d’un procès pour offenses au chef de l’état).

Et quel catalogue ! Gripari et Mourlet, Volkoff et Sérant, Héduy et Schoendorffer, Anouilh et Dominique de Roux… Un feu d’artifice. Les libertins du siècle, dont nous sommes aujourd’hui les orphelins.

 

Christopher Gérard

 

Publié dans le numéro 14 de Livr'Arbitres, revue littéraire non conformiste http://livr-arbitres.com/

04 juin 2014

Avec Paul Morand

 

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Heureuse initiative que celle des éditions Montparnasse de proposer une série de disques DVD reprenant une partie des Archives du XXème siècle naguère réunies par Jean José Marchand. On sait que ce dernier avait enregistré cent cinquante écrivains pour l’ORTF, de Borges à Dos Passos. Aujourd’hui, ce sont plus de trois heures d’entretiens avec Paul Morand (1888-1976) qui sortent du placard. Le texte en avait été publié par La Table ronde (dans la Petite vermillon) il y a une douzaine d’années. Grâce aux disques, la voix de Paul Morand, sa diction raffinée (« bien entendûû »), celle du Paris d’avant 1900, nous berce pour notre plus grand bonheur.

L’ancien diplomate, le dilettante cosmopolite, le chantre de 1925 répond aux questions préparées par Jean José Marchand, et posées d’une voix nasillarde par Pierre-André Boutang, dont la délicate insistance vient souvent à bout du mutisme morandien. Car, par un plaisant paradoxe, l’auteur de Tais-toi n’aimait guère parler : « si on parle on ne peut pas écrire, et on écrit dans la mesure où on ne peut pas parler ». Installé sur un banc de son jardin des environs de Rambouillet, sanglé dans une chemise jonquille à son chiffre, Paul Morand évoque donc l’incendie du Bazar de la Charité, son premier grand voyage, de la rue Marbeuf aux Tuileries… le jour de l’inauguration du Métropolitain.

Défilent les ombres de Schwob et de Rodin, de Giraudoux et de Larbaud, de Proust et de Sarah Bernhardt. L’homme a connu tant de monde… Oxford en 1908, le Quai d’Orsay sous Philippe Berthelot, Londres en 1912, les Roaring Twenties, New York et Tanger, et Venise, bien sûr. Morand avoue avoir mené, grâce à ses parents, « une vie poétique, très peu située dans l’espace et le temps ». Passent Claudel, Léger, Cocteau (« seize ans, il les a eus jusqu’à ses soixante-quinze ans »), Picasso. On reste pantois devant pareille mémoire (Morand a alors 83 ans), pareille clarté d’esprit : l’homme se souvient de tout avec une désespérante précision.

 

Christopher Gérard

 

Paul Morand, Entretiens réunis par Jean José Marchand, menés par Pierre-André Boutang (juillet/août 1970 et janvier 1971), Archives du XXème siècle, Editions Montparnasse, 25 € le double DVD.

 

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Dieux qu’elle était attendue, la publication de la mythique correspondance échangée entre Paul Morand et Jacques Chardonne ! De 1949 à 1968, les deux ci-devant s’écrivirent en toute liberté près de 3000 lettres dont ils ne prévoyaient la publication qu’en l’an 2000, bien après leur mort. Un premier volume, préfacé par Michel Déon et annoté avec soin, rassemble 800 missives (1949-1960) qui composent une sorte de Journal commun, quasi matrimonial, moins inutile que mal-pensant, où nos deux amis disent sans fards ce qu’ils pensent de la France d’après-guerre, de leurs confrères et de leurs contemporains, de Sagan à celui que Morand nomme drôlement « Gaulle ». Contrairement à ce que l’on pouvait craindre en ces temps de sensiblerie néo-quaker, aucune coupure d’importance n’ampute le texte d’origine, qui propose ainsi un tableau bigarré des années 50, un concerto joué à quatre mains par deux virtuoses.

En guise de verdict, comment ne pas citer Chardonne : « une explosion ravissante » ? La richesse, la variété et la totale liberté de ces lettres ravissent. Sécheresse ? Cynisme ? Méchanceté ? Parfois, oui, mais quelle langue, et quelle lucidité ! Une œuvre unique.

Si Chardonne, trente ans éditeur chez Stock, parle surtout du milieu (du marais) littéraire, d’écrivains suivis avec attention (Nimier, Marceau, Laurent, Frank) et de revues (La Parisienne, Arts), de ses stratégies aussi, Morand, autrement plus étincelant, nous entretient de voyages (magnifiques peintures de Tanger ou de Lisbonne sous Salazar…) et d’art de vivre. Surtout, l’ancien diplomate évoque sa riche expérience et revient sur sa carrière au Quai d’Orsay, stoppée net à la Libération. Morand sait lire une carte et connaît l’histoire de l’Europe : « si l’Europe, de 1814 à 1939, a voulu que le Danube fût européen, et non russe, c’est que c’est par là qu’on arrive à Paris, depuis 1000 ans. J’ai lutté sur le limes de 1938 à 1944. » Le martyre de Budapest, l’intervention à Suez, la guerre en Algérie et l’arrivée au pouvoir du Général, que Morand déteste (« le Nasser du pauvre », l’homme « qui a fait don de la France à sa personne », Churchill étant lui qualifié de « fossoyeur de l’Europe »), nous valent des commentaires acerbes et d’une belle lucidité.

Chardonne, parfois flatteur à l’excès avec Morand, madré quand il s’agit de combines éditoriales, cruel et tarabiscoté (le côté huguenot ?), si réglé, si Vieille France (« se restreindre, rester une source ») est, au détour d’une lettre, capable de jolis raccourcis : « Les écrivains, c’est comme les émigrés de jadis, seuls, ruminant leur religion dans un monde étranger ». Ou, sur l’époque : « un âge de la débilité qui a eu pour père des enfants, un cauchemar d’évanescents.» De jugements sans appel sur les estimés confrères. Montherlant par exemple : « il n’a rien dans la cervelle, sauf un peu d’histoire romaine. C’est un sot. (…) Un ronchonneur, un ridicule paillard. Cela pue le célibataire, le vantard. (…) Farceur. » Et Fraigneau, qualifié de « mauvaise doublure de Cocteau ». Blondin, dont le talent est qualifié de mince, lui inspire ces lignes assassines : « je ne crois pas qu’il se détruise en buvant ; je crois qu’il boit parce qu’il se sent un homme détruit ». Dutourd a droit à cette pique : « le visage de la sottise gentille ».

L’un et l’autre, l’ermite de La Frette et l’exilé de Vevey, tous deux rescapés de l’épuration des Lettres, s’échangent des conseils boursiers (« gardez les cuivres, le nickel, et l’acier » serine un Morand très sûr de lui), de bonnes adresses à Séville ou à Roscoff, des compliments (surtout Chardonne) et des inquiétudes, notamment sur la santé du jeune Nimier. Des potins aussi, des histoires de femmes, des anecdotes de dîners en ville. Le récit de leurs manœuvres pour desserrer l’étreinte du « cordon du sérail », comprendre : la conspiration du silence qui, de manière sournoise, les nie depuis la Libération. A ce sujet, Chardonne s’exclame : « nous sommes des morts ressuscités », évoquant l’action de Nimier pour mettre fin à l’ostracisme.

L’un ne sait à peu près rien, sinon les intrigues du Paris des lettres et les histoires de couple. L’autre bondit d’un train dans un cabriolet, dépeint en quelques traits géniaux Tanger ou le Londres d’avant 14. Sans avoir jamais le temps de s’agacer, le lecteur change de registre, de ton et de regard, pour son plus grand plaisir. Plaisir suspect, je m’empresse de le dire, tant nos scrogneugneux, réactionnaires impénitents, expriment leur mépris de toutes les vaches sacrées d’aujourd’hui, des Hébreux à ces messieurs de la Manchette, et, en général, de ceux que Morand surnomme les « pygmées prolétaires ».

J’avoue préférer Morand à Chardonne, plus profond, plus à l’écoute du monde et parce qu’il sait voir comme personne. Ainsi, cette peinture de l’Espagne encore intacte : « Des journées bleues, des vieilles murailles cuites au soleil, des mules noires passent sur un crépi blanc, suivies d’une poussière rouge, c’est le bonheur. » Ou cette sentence d’une rare profondeur : « Le social est permanent, sinon éternel ; le national est éphémère ». Morand, oui, homme d’Ancien Régime, au regard clair et au cœur sec, qui se définit de la sorte : « Je suis un homme de l’Occident, de l’ombre qui tombe, de la nuit qui vient. »

 

Christopher Gérard

 

Correspondance tome I, 1949-1960

Paul Morand et Jacques Chardonne

Préface de Michel Déon

Gallimard, 1168 pages, 46,50€

 

 

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"La vie n'est pas le critère à partir duquel on juge l'art." Charles Dantzig, Dictionnaire égoïste de la littérature française, 2005.

 

Journaliste et normalien, auteur d’un essai sur le voyage d'écrivains français à Weimar sous l'Occupation (Le Voyage d’automne, Plon, 2000), F. Dufay se penche, dans Le soufre et le moisi. La droite littéraire après 1945. Chardonne, Morand et les hussards (Perrin), sur la droite littéraire après 1945 en comparant les itinéraires croisés de Paul Morand et de Jacques Chardonne. Ces deux phares de l’avant-guerre doivent « repartir à zéro » non en raison d'une quelconque collaboration mais plutôt de compromissions. « Rien d’horrible en fait », admettra Bernard Frank: quelques textes favorables à l'Europe nouvelle pour Chardonne, ancien dreyfusard et ami de L. Blum, défendu en 1945 par Mauriac et Paulhan. Morand, quant à lui, représente Vichy à Bucarest et à Berne sans pour autant s'impliquer dans la Révolution nationale. En 1953, il est réintégré dans la Carrière. Pendant la guerre, ces deux écrivains interviennent en faveur de proscrits (le propre fils de Chardonne est déporté pour espionnage). Avec le triomphe sans partage de la gauche idéologique, adepte d'une épuration permanente, toute la droite se voit en 1945 ostracisée par une nouvelle caste dominante, acquise aux utopies révolutionnaires, et qui organise autour d’elle une véritable conspiration du silence. La mode existentialiste, la toute-puissance de Sartre et des Temps modernes, le terrorisme intellectuel du PC et de ses filiales font alors peser une chape de plomb sur la vie culturelle. F. Dufay semble tout ignorer de l'atmosphère tendue de l'époque: pensons à l'affaire Kravchenko, à la négation systématique des atrocités soviétiques, aux procès de Moscou. Une poignée d’écrivains – M. Dufay écrirait « un quarteron » - se ligue pour défendre une liberté de création réellement mise en danger, ainsi que les nombreux interdits de séjour (plus d'une centaine d'auteurs, qui figurent sur la liste noire du CNE): les hussards, inventés par B. Frank dans son fameux "Grognards et hussards". Roger Nimier, le plus actif d’entre eux, se lie avec Morand et Chardonne avant de réhabiliter Céline de façon quasi miraculeuse. Tous ces « non-conformistes des années cinquante » ferraillent contre les professeurs de marxisme, les démocrates-chrétiens apeurés et autres compagnons de route.

Parmi ses multiples faiblesses, le livre superficiel de F. Dufay ne mentionne pas le lien évident avec les réseaux révolutionnaires-conservateurs des années 30, étudiés en leur temps par J.-L. Loubet del Bayle, puis par Nicolas Kessler. La monumentale Histoire des droites en France, publiée sous la direction de J.-F. Sirinelli (Gallimard) n'est pas même citée, pas plus que les thèses de N. Hewitt, de G. Loiseaux ou de J. Verdès-Leroux: il s'agit du travail d'un journaliste, plus friand d'anecdotes que d'analyses. A F. Dufay revient toutefois le mérite d'avoir souligné le paradoxe suivant: les apôtres du désengagement et d'une frivolité toute "parisienne" ont souvent fait leurs classes à l’Action française ou dans ses marges; certains reprennent du service au moment de la guerre d’Algérie (Nimier et Laurent appartiennent à la mouvance OAS). Leur désinvolture, leur indifférence à l’histoire ressemblent à des leurres : comme le remarque à juste titre B. Frank, « ce sont des écrivains que les circonstances ont contraint à se moquer de la politique ». Cette indifférence feinte pour l'histoire masque à peine l'impuissance des vaincus. Mais ce constat, B. Frank l'avait fait en 1952 avec autant d'élégance que d'esprit. F. Dufay, lui, se montre bien plus sévère que son talentueux prédécesseur et propose, au lieu d'une essai littéraire tentant de comprendre une époque troublée (la fin d'une guerre civile, les débuts de la guerre froide), une sorte d'enquête policière où le gendarme fait la morale aux délinquants, un sermon où le puritain fustige les libertins. Son moralisme est d'autant plus agaçant qu'il est anachronique, fondé sur des a priori illustrés par un vocabulaire qui trahit son hostilité profonde pour des écrivains injustement qualifiés d'épigones: les hussards, "ces écrivaillons bourrés de tics", dont le pedigree serait "chargé", "sévissent" dans des revues "ou autre Table ronde"; ils sont nourris de la "soupe primitive de l'Action française", etc. A-t-il vraiment lu toute l'œuvre de Déon et de Laurent? A-t-il pris la mesure de la mise au pas des lettres françaises en ces années d'après-guerre? Quant à Morand et Chardonne, stylistes reconnus par leurs pairs, ils se distingueraient par "une commune sécheresse de style et de cœur". Morand, qui travaille jusqu'à son dernier souffle, l'auteur de plus de 60 livres entre 1920 et 1976, date de sa mort, réduit à quelques pages d'un journal intime où il passe sa rage devant le déclin d'une civilisation! Un superbe écrivain jugé à l'aune du politiquement correct le plus abêtissant!

En outre, l'accumulation de clichés ne constituant pas une analyse, le lecteur a l'impression de lire un pamphlet dont l'auteur se contente trop souvent de lectures partielles (de préférences des citations courtes d'écrits privés), de procès d'intention (l'antisémitisme présumé, jamais prouvé, de Nimier ou de Déon; la volonté prêtée à Chardonne de lancer une épuration  à l'envers). F. Dufay a pu consulter la fameuse correspondance quotidienne échangée entre Morand et Chardonne, d'où la méchanceté n'est pas toujours absente, c'est un fait… qui ne prouve rien, si ce n'est que deux scrogneugneus peuvent très bien dire du mal de leurs contemporains comme nous le faisons tous un jour ou l'autre. Pratiquer une telle réduction du supérieur à l'inférieur - une manie des biographes à l'anglo-saxonne? - n'est-ce pas négliger l'essentiel: l'œuvre de ces artistes, manifestement méconnue. Qualifier un joyau classique tel que Parfaite de Saligny de "perle rococo" n'est pas une preuve de goût ni de lucidité. Insister avec lourdeur sur la "sécheresse" de Morand, c'est oublier que, dans Tais-toi, l'artiste met en scène un homme paralysé par la pudeur et le goût de la solitude. C'est ne pas tenir compte des témoignages nombreux  - Jacques Brenner, dans Le Flâneur indiscret  ou Marcel Schneider, dans L'Eternité fragile - sur l'attention portée aux cadets de Chardonne, la jeunesse d'esprit et la gentillesse d'un Morand léguant sa garde-robe à un homosexuel notoire (sans parler des Juifs aidés au bon moment, puisque tel est devenu le critère absolu).

L'artiste. Voilà celui que F. Dufay ne réussit pas à comprendre, et donc à aimer. Il aurait dû réfléchir à cette phrase de Barthes, tirée de Sur Racine (1963): "tout le monde sent bien que l'œuvre échappe, qu'elle est autre chose que son histoire même, la somme de ses sources, de ses influences et de ses modèles: un noyau dur, irréductible, dans la masse indécise des événements, des conditions, des mentalités collectives". Il n'a rien vu du mystère de la création, du salut par l'art grâce au purgatoire imposé (probablement mérité) à ces écrivains qui, mis hors jeu, se rétablissent grâce à leur talent bien davantage que par l'action souterraine d'une quelconque conjuration. 

 

© Christopher Gérard

 

Sur Paul Morand, lire mon Journal de lectures :

 

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14 mai 2014

Les émiles de Gabriel Matzneff

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Gabriel Matzneff, alias Gab la Rafale* (son pseudonyme dans les armées de la République), nous revient avec un deuxième roman électronique, composé d’émiles, des courriels, adressés de 2010 à 2013 à des amis, à des confrères, à l’un ou l’autre archimandrite et bien entendu à maintes dames. Les plus émouvants sont adressés à d’anciennes amies de cœur parfois perdues de vue. Composé sans papier ni crayon, ce livre prend la suite du journal intime de l’auteur, dont la patte s’impose à chaque clic. Matzneff s’y révèle drôle (« causons diététique en vidant une bonne bouteille » ou « je ne suis pas toujours fidèle à mes maîtresses, mais je le suis à mes chapeaux ») et grave, par exemple quand il cite Sénèque : senectus insanabilis morbus est - la vieillesse est un mal incurable.

Deux émiles adressés à un ami belge donnent une bonne idée de l’ensemble : « Le gibier est, parmi les viandes, ce qu’il y a de moins gras, de plus sain (…). Ce sont les marrons, les toasts au foie gras et le vin rouge l’accompagnant qui font pencher la balance du mauvais côté. Ah, mon cher, la vie est un combat de tous les instants ! » Et, plus docte : « Je fais partie de ces orthodoxes qui croient à une vivifiante continuité, à une stimulante convergence de la tradition païenne gréco-romaine et de la tradition chrétienne, qui pensent que la rupture n’est pas entre paganisme et christianisme, mais entre Ancien et Nouveau Testament ; que l’enseignement du Christ est plus proche de celui de Bouddha et d’Epicure que de celui de la Synagogue. » Tout Matzneff est dans ce balancement entre la chair (sans oublier la chère !) et l’esprit. Conseils sur la  diététique (« crudités, légumes cuits, viande ou poisson grillé, mais niente féculents ») ou sur le mariage  alternent avec des invectives politiques et des réflexions géostratégiques d’une parfaite lucidité.

Chardonne affirmait à Morand que, tel une jolie femme, un écrivain ne doit jamais se montrer en négligé. Matzneff ne déroge jamais à cette règle d’airain tant le ton primesautier de ses émiles, leur indépendance d’esprit et leur bon sens émerveillent le lecteur.

 

 

Christopher Gérard

 

Gabriel Matzneff, Les Nouveaux Emiles de Gab la Rafale, roman électronique, Ed. Leo Scheer, 222 pages, 20€

 

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« Cette histoire en forme de sismographe » : ainsi Gabriel Matzneff définit-il son trente-septième livre dans l’envoi manuscrit qui orne mon exemplaire de ce drôle de livre, qualifié par l’éditeur de « roman électronique ».

De quoi s’agit-il ? D’un choix d’émiles, ces courriels adressés de 2005 à 2010 par Gabriel Matzneff alias Gab la Rafale* (son pseudonyme dans les armées de la République) à une pléiade d’amis, d’éditeurs (plus ou moins amis), d’artistes, de libraires, de lecteurs, d’archimandrites… et, last but not least, de dames majeures (qui reçoivent parfois le même message !).

Pourquoi diables émile ? Parce qu’e-mail n’est guère euphonique, et courriel trop officiel. En outre, n’est-ce pas là une délicate manière de rendre hommage à deux proches de l’écrivain, Cioran et Littré ? Va pour émile, charmant vocable imaginé par le regretté Alphonse Dulaurier.

Gabriel Matzneff innove donc en créant un genre, « qui s’accorde à ma physis d’impatient, de vif-argent ». L’ouvrage complète les fameux Carnets noirs, sur un ton plus primesautier encore, tour à tour amer et enjoué, grave ou farceur et, en un mot : vivant. Car je mentirais en niant ma perplexité à la réception de cet aérolithe, vite envolée dès les premières pages par la grâce de la Matzneff touch : si ce livre s’est fait sans papier ni crayon, la patte de l’écrivain s’impose à chaque clic, - souveraine.

L’avantage de ce genre de roman est que l’on peut sauter des pages (par exemple sur des amours parfois bien compliquées) sans perdre le ou les personnages de son choix, puisqu’il suffit de repérer le prénom suivi de l’initiale du patronyme pour suivre un dialogue noué, parfois depuis des dizaines d’années. Je songe aux propos échangés avec Alain de B(enoist), qui montrent la profondeur de leur amitié, avec Michel M(armin), à qui le lie une commune passion pour le cinéma. Au fil des pages, apparaissent tel padrino – car ce roman s’écrit aussi en italien- des Lettres parisiennes, tel éditeur, ou encore quelques-uns des membres de la défunte Société des Amis de Gab la Rafale, sabordée dans des conditions lamentables par ceux-là mêmes qui auraient dû – et pu – la maintenir.

Le ton, disais-je. Celui, ironique ou désabusé, de l’antimoderne ; celui, agaçant ou empli de prévenances, de l’homme de lettres. Vif, dépourvu du moindre atome de lourdeur. Impertinent sans jamais se réduire à des pirouettes, sur la politique française (Ségolène R. !) ou mondiale (l’hyperpuissance et sa politique de la canonnière, la nouvelle bourgeoisie et sa vulgarité,…). Gourmand, nostalgique (les femmes oublieuses, les amis disparus, la Russie absente, …), érudit (nos chers Romains, le cinéma, la langue italienne !). Quelques plaintes : l’âge et ses blessures, le milieu littéraire et ses bassesses, l’argent rare. Des conseils, diététiques ou philosophiques. Un zeste de théologie sensible. Et, pour finir, l’annonce de la mort volontaire de Christian Cambuzat, un ami de trente-cinq ans.

Et ce dernier émile, bouleversant, au cher Jacques C. : « Ah carissimo, nous sommes des lucioles, et le bonheur un dieu fugace. »

 

Et l’amitié, une déesse vénérée, caro Gab.

 

Christopher Gérard

 

* Dans certains services cis- et transalpins, l’homme est aussi connu sous le nom de Mistigri.

 

Gabriel Matzneff, Les Emiles de Gab la Rafale, roman électronique, Ed. Leo Scheer, 360 pages, 20€

 

 Sur Gabriel Matzneff, lire aussi :

 

littérature,chats

 

29 avril 2014

Le Regard des princes à minuit

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Auteur célèbre de (bonne) littérature pour adolescents, Erik Lhomme est avant tout un aventurier, qui, naguère, risqua sa peau dans les neiges de l’Hindou Kouch sur les traces du yéti ou des dernières tribus polythéistes. Alpiniste, fin lettré et écrivain à succès : cocktail peu courant et d’autant plus savoureux que, réfugié dans son refuge de la Drôme provençale, l’homme est resté d’une simplicité franciscaine. Surtout, il est demeuré fidèle à sa jeunesse rebelle – une rébellion par le haut, chevaleresque et vitaliste. Sept nouvelles dédiées à la mémoire du regretté Jean-Louis Foncine attestent que notre prince Erik ne renie pas ses maîtres Nietzsche et Héraclite. Sept récits d’épreuves qui sont autant d’illustrations d’une même révolte contre le monde moderne, sa veulerie et sa vulgarité. Que ses héros dansent la câline mazurka (« qui permet à une fille d’être intime avec un garçon sans qu’elle ait besoin d’enlever ses vêtements »), qu’ils dynamitent sans complexe une antenne de télévision (cet instrument du mensonge), se bagarrent à mains nues (comme dans Fight Club) ou méditent à la belle étoile dans la forêt de Brocéliande, tous cheminent vers une initiation sans rien de formel. Tous subissent une épreuve qui leur permet de mieux se connaître et de devenir ce qu’ils sont de toute éternité : des chevaliers. Naïf ? Il s’agit d’un livre pour adolescents (à partir de 12 ans), donc du plus haut sérieux, plein d’enseignements chuchotés au creux de l’oreille à qui en est digne.  Les adultes (jusqu’à 77 ans) le liront – non, je ne vais tout de même pas écrire avec « profit » - avec plaisir.

 

Christopher Gérard

 

Erik Lhomme, Le Regard des princes à minuit, Gallimard jeunesse, 144 pages, 7,65€