14 mai 2014
Les émiles de Gabriel Matzneff
Gabriel Matzneff, alias Gab la Rafale* (son pseudonyme dans les armées de la République), nous revient avec un deuxième roman électronique, composé d’émiles, des courriels, adressés de 2010 à 2013 à des amis, à des confrères, à l’un ou l’autre archimandrite et bien entendu à maintes dames. Les plus émouvants sont adressés à d’anciennes amies de cœur parfois perdues de vue. Composé sans papier ni crayon, ce livre prend la suite du journal intime de l’auteur, dont la patte s’impose à chaque clic. Matzneff s’y révèle drôle (« causons diététique en vidant une bonne bouteille » ou « je ne suis pas toujours fidèle à mes maîtresses, mais je le suis à mes chapeaux ») et grave, par exemple quand il cite Sénèque : senectus insanabilis morbus est - la vieillesse est un mal incurable.
Deux émiles adressés à un ami belge donnent une bonne idée de l’ensemble : « Le gibier est, parmi les viandes, ce qu’il y a de moins gras, de plus sain (…). Ce sont les marrons, les toasts au foie gras et le vin rouge l’accompagnant qui font pencher la balance du mauvais côté. Ah, mon cher, la vie est un combat de tous les instants ! » Et, plus docte : « Je fais partie de ces orthodoxes qui croient à une vivifiante continuité, à une stimulante convergence de la tradition païenne gréco-romaine et de la tradition chrétienne, qui pensent que la rupture n’est pas entre paganisme et christianisme, mais entre Ancien et Nouveau Testament ; que l’enseignement du Christ est plus proche de celui de Bouddha et d’Epicure que de celui de la Synagogue. » Tout Matzneff est dans ce balancement entre la chair (sans oublier la chère !) et l’esprit. Conseils sur la diététique (« crudités, légumes cuits, viande ou poisson grillé, mais niente féculents ») ou sur le mariage alternent avec des invectives politiques et des réflexions géostratégiques d’une parfaite lucidité.
Chardonne affirmait à Morand que, tel une jolie femme, un écrivain ne doit jamais se montrer en négligé. Matzneff ne déroge jamais à cette règle d’airain tant le ton primesautier de ses émiles, leur indépendance d’esprit et leur bon sens émerveillent le lecteur.
Christopher Gérard
Gabriel Matzneff, Les Nouveaux Emiles de Gab la Rafale, roman électronique, Ed. Leo Scheer, 222 pages, 20€
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« Cette histoire en forme de sismographe » : ainsi Gabriel Matzneff définit-il son trente-septième livre dans l’envoi manuscrit qui orne mon exemplaire de ce drôle de livre, qualifié par l’éditeur de « roman électronique ».
De quoi s’agit-il ? D’un choix d’émiles, ces courriels adressés de 2005 à 2010 par Gabriel Matzneff alias Gab la Rafale* (son pseudonyme dans les armées de la République) à une pléiade d’amis, d’éditeurs (plus ou moins amis), d’artistes, de libraires, de lecteurs, d’archimandrites… et, last but not least, de dames majeures (qui reçoivent parfois le même message !).
Pourquoi diables émile ? Parce qu’e-mail n’est guère euphonique, et courriel trop officiel. En outre, n’est-ce pas là une délicate manière de rendre hommage à deux proches de l’écrivain, Cioran et Littré ? Va pour émile, charmant vocable imaginé par le regretté Alphonse Dulaurier.
Gabriel Matzneff innove donc en créant un genre, « qui s’accorde à ma physis d’impatient, de vif-argent ». L’ouvrage complète les fameux Carnets noirs, sur un ton plus primesautier encore, tour à tour amer et enjoué, grave ou farceur et, en un mot : vivant. Car je mentirais en niant ma perplexité à la réception de cet aérolithe, vite envolée dès les premières pages par la grâce de la Matzneff touch : si ce livre s’est fait sans papier ni crayon, la patte de l’écrivain s’impose à chaque clic, - souveraine.
L’avantage de ce genre de roman est que l’on peut sauter des pages (par exemple sur des amours parfois bien compliquées) sans perdre le ou les personnages de son choix, puisqu’il suffit de repérer le prénom suivi de l’initiale du patronyme pour suivre un dialogue noué, parfois depuis des dizaines d’années. Je songe aux propos échangés avec Alain de B(enoist), qui montrent la profondeur de leur amitié, avec Michel M(armin), à qui le lie une commune passion pour le cinéma. Au fil des pages, apparaissent tel padrino – car ce roman s’écrit aussi en italien- des Lettres parisiennes, tel éditeur, ou encore quelques-uns des membres de la défunte Société des Amis de Gab la Rafale, sabordée dans des conditions lamentables par ceux-là mêmes qui auraient dû – et pu – la maintenir.
Le ton, disais-je. Celui, ironique ou désabusé, de l’antimoderne ; celui, agaçant ou empli de prévenances, de l’homme de lettres. Vif, dépourvu du moindre atome de lourdeur. Impertinent sans jamais se réduire à des pirouettes, sur la politique française (Ségolène R. !) ou mondiale (l’hyperpuissance et sa politique de la canonnière, la nouvelle bourgeoisie et sa vulgarité,…). Gourmand, nostalgique (les femmes oublieuses, les amis disparus, la Russie absente, …), érudit (nos chers Romains, le cinéma, la langue italienne !). Quelques plaintes : l’âge et ses blessures, le milieu littéraire et ses bassesses, l’argent rare. Des conseils, diététiques ou philosophiques. Un zeste de théologie sensible. Et, pour finir, l’annonce de la mort volontaire de Christian Cambuzat, un ami de trente-cinq ans.
Et ce dernier émile, bouleversant, au cher Jacques C. : « Ah carissimo, nous sommes des lucioles, et le bonheur un dieu fugace. »
Et l’amitié, une déesse vénérée, caro Gab.
Christopher Gérard
* Dans certains services cis- et transalpins, l’homme est aussi connu sous le nom de Mistigri.
Gabriel Matzneff, Les Emiles de Gab la Rafale, roman électronique, Ed. Leo Scheer, 360 pages, 20€
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29 avril 2014
Le Regard des princes à minuit
Auteur célèbre de (bonne) littérature pour adolescents, Erik Lhomme est avant tout un aventurier, qui, naguère, risqua sa peau dans les neiges de l’Hindou Kouch sur les traces du yéti ou des dernières tribus polythéistes. Alpiniste, fin lettré et écrivain à succès : cocktail peu courant et d’autant plus savoureux que, réfugié dans son refuge de la Drôme provençale, l’homme est resté d’une simplicité franciscaine. Surtout, il est demeuré fidèle à sa jeunesse rebelle – une rébellion par le haut, chevaleresque et vitaliste. Sept nouvelles dédiées à la mémoire du regretté Jean-Louis Foncine attestent que notre prince Erik ne renie pas ses maîtres Nietzsche et Héraclite. Sept récits d’épreuves qui sont autant d’illustrations d’une même révolte contre le monde moderne, sa veulerie et sa vulgarité. Que ses héros dansent la câline mazurka (« qui permet à une fille d’être intime avec un garçon sans qu’elle ait besoin d’enlever ses vêtements »), qu’ils dynamitent sans complexe une antenne de télévision (cet instrument du mensonge), se bagarrent à mains nues (comme dans Fight Club) ou méditent à la belle étoile dans la forêt de Brocéliande, tous cheminent vers une initiation sans rien de formel. Tous subissent une épreuve qui leur permet de mieux se connaître et de devenir ce qu’ils sont de toute éternité : des chevaliers. Naïf ? Il s’agit d’un livre pour adolescents (à partir de 12 ans), donc du plus haut sérieux, plein d’enseignements chuchotés au creux de l’oreille à qui en est digne. Les adultes (jusqu’à 77 ans) le liront – non, je ne vais tout de même pas écrire avec « profit » - avec plaisir.
Christopher Gérard
Erik Lhomme, Le Regard des princes à minuit, Gallimard jeunesse, 144 pages, 7,65€
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24 avril 2014
Lazaret
Auteur d’un Manuel de résistance à l’art contemporain, des Carnets d’un obsédé et d’une trentaine d’autres romans et pamphlets, Alain Paucard (XIVème arrondissement) est aussi le président à vie du Club des Ronchons, dont firent partie Pierre Gripari et Jean Dutourd. Ce chantre du Paris populaire et des filles de joie, cet admirateur de Guitry et d’Audiard s’était amusé naguère à composer une sorte d’uchronie, que réédite L’Age d’Homme - louée soit Son infinie sagesse.
Sous les oripeaux de la série B transparaît le conte philosophique, pas vraiment rousseauiste, même si, dans une autre vie, l’auteur fut proche du Komintern (ou quelque chose d’approchant). Dans un Paris à peine futuriste où règne un strict apartheid spatial, le quartier de la Défense, qui symbolise l’enfer sur terre (Le Corbusier et consorts étant considérés par l’auteur comme des criminels de béton) est devenu une sorte de ghetto – le lazaret – réservé non aux lépreux mais aux héroïnomanes, parqués manu militari et livrés au pouvoir de kapos sans scrupules. Trois castes y coexistent ( ?) : les maîtres, qui contrôlent la poudre obligeamment fournie par le Ministère de la Santé ; les esclaves, qui travaillent et les larves, qui meurent. Le lecteur y suit à la trace trois nouveaux-venus, raflés par la police et transportés dans cette jungle urbaine où règne la force brute. C’est peu dire que Paucard jubile quand il décrit, dans une langue ferme et emplie d’un tranquille cynisme, les atroces jeux de pouvoir qui se déroulent dans ce lazaret. Pourtant, le destin veille et l’horrible pyramide vacille. Unhappy end garantie. Sacré Paucard !
Christopher Gérard
Alain Paucard, Lazaret, L’Age d’Homme, 15€.
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20 novembre 2013
Avec Stendhal
Avec Stendhal, contra mundum : tel pourrait être le leitmotiv du livre si plein d’humour et d’esprit de Philippe Berthier. Le vénérable professeur de la Sorbonne, l’éditeur maniaque de Stendhal dans la Pléiade, l’auteur de maintes études savantes dont une splendide biographie, bref le stendhalissime en chef nous livre sa confession ; il fait son coming out, pour parler moderne. En un mot comme en cent, d’érudit il se fait beyliste, pour la plus grande joie de ses lecteurs. Amoureux de Stendhal depuis près de soixante ans, Philippe Berthier s’amuse à comparer les pensées, les attitudes de son ami Henri Beyle (1783-1842) aux siennes propres, et ce sur tous les sujets de prédilection du Milanais : l’amour, la guerre, l’argent, l’opéra, la famille, les voyages… Tout Stendhal est ainsi relu, crayon à la main, avec amour et compétence. Il s’agit bien du bilan d’une longue liaison, qui emporte l’approbation du lecteur, qui jubile à chaque page tant l’arte di godere - chasse au bonheur ou quête du divin plaisir – transparaît dans la moindre ligne. Si le génie de Stendhal fut « de fonder sur l’amitié le pari de sa destinée posthume » et donc d’envoyer une convocation d’outre-tombe à des amis futurs, celui du fidèle Berthier s’applique à transcrire avec un sens évident de la formule et une rare liberté de ton la « persistance irrédentiste » de Stendhal, c’est-à-dire l’inébranlable volonté de « refuser le contrôle du moi par le non-moi ». Du coup, cet Avec Stendhal qui claque comme un cri de ralliement se révèle un authentique traité de beylisme, style de vie qui consiste à ne jamais subordonner ce que l’on se doit à soi-même à ce que l’on devrait aux autres. Le beylisme est, contre vents et marées, un culte de la liberté intérieure, la moins pratiquée, et Stendhal, tout jacobin qu’il se prétendît, admirait les Chouans en raison de sa nature aristocratique. Les grands clivages doivent peu aux idées, presque tout aux tempéraments. Illustrons celui du cher Berthier par deux citations : « Sans être apocalyptique, Stendhal prédit un arasement généralisé. Pénéplaine universelle. Abaissement de la vie intellectuelle et artistique, qui descend à la portée d’un public désormais fruste, anesthésie de l’exigence civique chloroformée par le culte de la prospérité matérielle et du marché. Américanisation, en un mot. » Stendhal antimoderne ! Ou celle-ci : « Je trouve extraordinairement pesante la chape d’intolérance que les professionnels de la tolérance et les coryphées du conformisme régnant étendent sur toute manifestation de « mauvais esprit », aussitôt taxée de « dérapage », comme s’il fallait obligatoirement suivre l’autoroute de la pensée unique. (…) Tout écart est aussitôt sanctionné, avec chasse à l’homme et appel au meurtre symbolique : Renaud Camus et Richard Millet en savent quelque chose. Quand on ne partage pas le catéchisme multiculturel, quand on ose croire que le terme « identité » n’est pas en soi un gros mot, on est aussitôt désigné comme la bête à abattre ». Livre apéritif, Avec Stendhal servira de mot de passe aux esprits indociles, aux beylistes d’aujourd’hui et de demain.
Christopher Gérard
Philippe Berthier, Avec Stendhal, B. de Fallois, 18€
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07 octobre 2013
Tombeau pour Maurice Ronet
« Un officier de Stendhal, un cornette », disait de lui son ami Dominique de Roux. Comment mieux décrire le regretté, l’énigmatique Maurice Ronet, qui nous manque depuis trente ans ? « Un iceberg qui frissonne » est aussi très juste, pour citer Jean-Pierre Montal, l’auteur d’un péan en l’honneur de l’inoubliable interprète d’Alain, le suicidé du Feu-Follet. Ce film de Louis Malle ne constitue-t-il pas l’un des sommets du cinéma français, avec Le Samouraï, Le Trou, Le Cercle rouge… et quelques autres ? Lui-même fils d’acteur, Ronet (1927-1983) figura dans plus de quatre-vingts films, dont trop de navets. L’homme n’avait pas de plan de carrière… Qu’importe : sa seule apparition, sa voix blanche et son regard traqué, son maintien de dandy rongé par l’inquiétude - jusqu’au cancer - suffisent à le rendre inégalable. Son ami Nimier ne lui confia-t-il pas : « j’écrivais pour vous depuis longtemps, sans le savoir » ? Quel plus bel éloge que celui de l’auteur du Grand d’Espagne ?
L’émouvant livre de J.-P. Montal, qui se dévore d’une traite, rend bien présent cet homme raffiné, d’une classe intégrale, qui, en raison de sa fascination du vide, devait mal finir, sa trouble séduction, ô combien délicieuse. L’entretien avec l’écrivain Jean Parvulesco, en forme d’apothéose, dit à la perfection ce que Ronet incarna : un mystère, au milieu des crétins. Un prince. Parvulesco m’avait un jour dit que Ronet, parti filmer les rebelles du Mozambique avec Dominique de Roux, ne voulait plus rentrer. De la fascination du crapahut et du pistolet-mitrailleur… Mystique qui s’interrogea sur les sources mithriaques d’un certain catholicisme, lecteur de Céline et mécène de l’acteur Le Vigan (mort dans la misère en Argentine), Maurice Ronet fut un personnage de roman perdu dans une époque vouée à la plus veule médiocrité. Rendons grâce à J.-P. Montal de l’avoir invoqué avec talent et loyauté.
Christopher Gérard
Jean-Pierre Montal, Maurice Ronet. Les vies du feu-follet, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 20€.
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