22 janvier 2024
Avec Michel Mourlet II
Près d’un demi-siècle après la parution de L’Éléphant dans la porcelaine (1976) paraissait le cinquième volume du Temps du refus, sous le titre Péchés d’insoumission. S’y retrouve le même esprit de résistance spirituelle que dans Crépuscule de la modernité, La Guerre des idées et Instants critiques. Même lucidité, même limpidité dans l’analyse du funeste déclin, même ligne claire dans l’expression, même cohérence mentale - une lame de Tolède.
Michel Mourlet publie aujourd’hui, non pas la suite, mais un complément bienvenu, sous le titre : Trissotin, Tartuffe, Torquemada. La conjuration des trois T, les jalons d’un parcours rebelle depuis plus de six décennies, à rebours des modes et en opposition frontale à la culture officielle. Par une triste coïncidence, ce livre paraît au moment où quelques centaines de poétastres et de rimailleuses dénoncent en chœur, et dans un charabia à prétentions « inclusives », un écrivain voyageur, Sylvain Tesson, coupable d’incarner « une icône réactionnaire ». Éternelle cabale des médiocres qui illustre le mot connu de Bernanos : « Les ratés ne vous rateront pas ».
Depuis le mitan des années 1950, Mourlet ferraille contre cette alliance des pédants, des faux-jetons et des fanatiques, précurseurs de l’actuelle pensée unique. Parmi les cibles de ce recueil de textes anciens ou récents, les dérives d’une certaine littérature, l’académisme de l’art contemporain, la dégradation continue de notre langue française.
L’ouvrage commence par un Précis de dégoût politique, une démolition en règle du devoir d’ingérence et de toute illusion romantique : « L’erreur fatale de l’homo politicus moderne est d’auréoler d’une frange mythique de morale de purs rapports de force, de purs affrontements de fauves dans la jungle ». Son programme ? « Retrouver l’ordre naturel des choses, la simplicité de l’être », à savoir les hiérarchies, au fondement de toute société juste et durable.
Sa défense de la nation contre les délires fédéralistes, fourriers du mercantilisme le plus destructeur et de la paralysie la plus débilitante, le poussa naguère à s’engager aux côtés de Jean-Pierre Chevènement.
Les attaques sournoises contre le français exaspèrent Mourlet : « La langue nationale fait partie de nos biens les plus précieux. Le citoyen qui la dégrade est coupable de haute trahison ; le politicien ou le fonctionnaire de l’État qui tolère ou encourage cette dégradation est coupable de forfaiture. » Ses charges contre le franglais sont jubilatoires : il s’agit toujours pour lui de se dresser contre ceux qui, acceptant de perdre leur langue, perdent leur âme.
Rédigé à vingt ans ( !) et dans une totale solitude, son Contre Roland Barthes, « idole aux neurones tordus », témoigne de sa lucidité comme de la fermeté de son style : « La syntaxe est un impératif des échanges humains, intemporel, non soumis aux aléas de l’Histoire ou à quelque contrainte née de la lutte des classes ». Ou cette conclusion, lumineuse : « L’écriture, opération thaumaturgique, se situe d’emblée hors du temporel ; et lorsqu’elle s’y plonge, elle le solidifie, l’immobilise, le sculpte. Avec son ciseau de sculpteur et les armes plus secrètes de sa musique, l’écrivain se bat contre la mort. Tout ce qui tend à situer la littérature à l’écart de ce drame se condamne à l’insignifiance. »
Michel Mourlet ? Un pur classique.
Christopher Gérard
Michel Mourlet, Trissotin, Tartuffe, Torquemada. La conjuration des trois T. Jalons d’un parcours rebelle 1956-2022, France Univers, 214 pages.
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Trois questions à Michel Mourlet
Quels ont été vos maîtres en littérature, ceux du passé et ceux que vous avez eu la chance de côtoyer ?
J’ai envie de répondre : Ni Dieu ni maître ! Je crois n’avoir eu que d’intimes admirations. Dans le passé et le désordre, quelques noms me viennent à l’esprit : Hugo, Valéry, Nietzsche, Racine, Vigny, La Bruyère, Stendhal, Barrès… Côtoyés : Fraigneau, Montherlant. En vérité j’ai lu ou connu personnellement – et infiniment goûté – beaucoup plus d’écrivains que cela et chacun a pu déposer en moi quelque chose de lui. Mais, comme je l’avais expliqué dans Le Figaro en réponse à un questionnaire des années 60, je suis le dernier à pouvoir identifier de manière objective les lectures qui m’ont influencé. Au moins deux commentaires sur mes Chroniques de Patrice Dumby, l’un de Michel Déon, l’autre de Jean-Marie Drot, m’ont attribué Larbaud comme ancêtre. Or il se trouve que j’ai peu lu Larbaud. N’est-ce pas curieux ? Il y a quelque chose que je peux ajouter néanmoins, concernant la formation des talents : les échanges d’idées, de brouillons et de remarques sur ces premiers jets entre amis du même âge, si les jeunes gens en question sont suffisamment ouverts, peuvent être féconds. Flaubert et Bouilhet en fournissent la preuve ; de même Valéry, Gide et Pierre Louÿs. J’ai expérimenté cela avec deux camarades de lycée : le futur écrivain Jacques Serguine, le futur cinéaste et producteur Pierre Rissient.
Vous avez aussi fréquenté de grands peintres. Quelles ont été les rencontres les plus décisives ?
Je n’ai pas assez côtoyé Salvat, qui avait créé la couverture de mon premier roman à la Table Ronde (et, par la suite, offert à mon magazine Matulu une très belle illustration de notre dossier sur Déon), pour dire que mes rencontres avec lui furent décisives. Elles étaient plutôt une conséquence de notre commune amitié pour André Fraigneau et Roland Laudenbach. J’en profite pour dire que Laudenbach, à mon avis, fut le dernier grand éditeur parisien, un éditeur de la trempe des Bernard Grasset, Robert Denoël ou Gaston Gallimard, pour qui « littérature » signifiait quelque chose de plus que la commercialisation d’un produit. Fermons la parenthèse. En revanche, j’ai très bien connu Savignac, qui n’était pas un grand peintre mais un immense affichiste. Il avait un sens extraordinaire du gag visuel et m’enchantait par ses propos réactionnaires d’une savoureuse virulence, qui frappaient toujours juste. Je possède de lui plusieurs gouaches grand format, notamment les illustrations originales des premières éditions de mes Maux de la langue, ainsi que l’affiche destinée à l’Illusionniste de Sacha Guitry, qui orne la couverture d’Écrivains de France. J’ai entretenu aussi, surtout à l’époque de Matulu, des contacts assez réguliers avec Mathieu, qui m’écrivait de superbes lettres, de son écriture de « seul calligraphe occidental », comme disait Malraux. J’en ai même conservé les enveloppes, qui mériteraient d’être encadrées. Mais le peintre dont j’ai été le plus proche, c’est sans nul doute Chapelain-Midy, dont la hauteur de vue, l’exigence esthétique, la profondeur de jugement, l’élégance morale et la complète indifférence aux modes intellectuelles correspondaient tout à fait à ce que j’attendais d’un artiste. C’est lui qui a peint l’admirable scène qui illustre la couverture de ma Chanson de Maguelonne, rééditée il y a trois ans. Avec les épîtres qu’il m’a envoyées, on pourrait presque composer un traité de l’Art… A contrario, et sans vouloir choquer personne, j’ai rencontré une fois le sculpteur César à Monte-Carlo et ne me suis pas attardé : il m’est apparu comme l’« artiste contemporain » par excellence, un faiseur.
Le cinéma occupe une place importante dans votre vie comme dans votre œuvre. Vous apparaissez dans A bout de souffle et vous passez même pour le théoricien d’un courant. Qu’en est-il ?
Effectivement, j’ai une très grande carrière d’acteur derrière moi : dans l’obscurité de la salle du Mac-Mahon où se déroule une scène d’À bout de souffle, j’étais un des spectateurs. J’incarne également un consommateur attablé à la terrasse d’un café dans le Signe du Lion de Rohmer, un passant dans la foule de Vu du pont, et j’ai joué deux fois mon propre rôle : dans le premier film en Cinérama, comme rapin anonyme préparant les Arts Déco à l’Académie Cola Rossi de Montparnasse, et comme auteur dramatique dans l’Ordre vert, docu-fiction de la jeune et combien douée Corinne Garfin ! Plus sérieusement : j’ai participé au mouvement d’agit-prop cinématographique dit « mac-mahonien », en tant que « théoricien », comme disent les auteurs de mes notices biographiques, et bien que je n’aime guère ce mot. Ainsi que je l’ai confié récemment aux Inrockuptibles et au Choc du mois, je préfère être considéré comme l’analyste passionné d’une « expérience limite » du cinéma. (…)
J’ai rencontré Otto Preminger, de qui j’ai appris la fascination cinématographique, grâce à Laura, Angel Face, le Mystérieux Dr Korvo et Sainte Jeanne. J’ai rencontré mon ennemi intime le scénariste Cesare Zavattini, à Rome, et j’ai même enregistré avec lui un long entretien qui doit dormir dans un de mes tiroirs. Il avait tout compris de la nécessité du réalisme et rien de la nécessité du choix. J’ai bavardé maintes fois avec Losey, à Londres, avant qu’il ne laissât quelque peu corrompre son esthétique brutalement rigoureuse par des enjolivures compliquées. Et Lang, bien sûr ! Dans mon prochain livre sur le cinéma, je raconterai mon dernier déjeuner avec lui. Et Tati, et Deville, et Sautet, et Astruc, et le cher Vittorio Cottafavi, que j’ai visité pour la dernière fois en 1995 à Rome où je m’étais rendu une fois de plus, pour cause de Centenaire du cinéma.
Propos recueillis par Christopher Gérard (2008).
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Il est longuement question de Michel Mourlet
dans Les Nobles Voyageurs
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03 août 2023
Turnbull & Asser
Dans The Perfect Gentleman (Thames & Hudson), James Sherwood, le spécialiste de l’élégance britannique, proposait un album somptueusement illustré où étaient reprises les trente maisons londoniennes qui comptent, ces maisons mythiques qui fournissent rois et princes depuis deux ou trois siècles - encore un bel argument en faveur des monarques, les plus constants promoteurs du savoir-faire national. Tabac, fusils, portos, tweeds, chemises : tout l’univers fermé de l’upper class britannique ouvrait un instant ses portes pour révéler ses traditions d’excellence et de raffinement.
Avec Turnbull & Asser. Made in England 130 years, il célèbre les 130 ans d’existence du plus fameux chemisier londonien, installé à Jermyn Street, le paradis des élégants (avec Savile Row, Burlington et Picadilly Arcades, ces sanctuaires d’une intemporelle élégance). Pour ceux qui comme moi, à chaque passage à Londres, poussent la porte du 71-72 Jermyn street, ce somptueux album ravive bien des souvenirs heureux. L’endroit n’a pas changé depuis sa construction en 1903 : miraculeusement épargné par les bombes de la Luftwaffe pendant le Blitz, le magnifique magasin tout en acajou recèle des trésors. Chemises en popeline, sublimes cravates et pochettes de soie, pyjamas et robes de chambre dignes des satrapes de l’empire perse font rêver le visiteur, et fondre sa carte de crédit.
Dans son étude de cette vénérable maison, Sherwood montre bien que l’originalité de Turnbull & Asser réside, depuis sa fondation en 1885, dans un savant mélange de classicisme et d’audace – « a peacock amongst pigeons », pour citer un chroniqueur ancien. En ouvrant leur magasin à proximité immédiate des clubs de St. James’s street et de Pall Mall, à l’ombre du Palais royal, ces chemisiers s’assuraient la clientèle de l’aristocratie et de la gentry, friandes de chemises de chasse, de flanelle infroissable, de sublimes dressing gowns en cachemire (comme celle que porte Sherlock Holmes dans son humble logis) ou de pyjamas de soie (Charlie Chaplin en commandait par dizaines).
Bien sûr, Londres comporte nombre de grands chemisiers, comme Hilditch & Key (également présent à Paris, rue de Rivoli, à deux pas de la merveilleuse librairie Galignani)… mais Turnbull & Asser est unique (ses tarifs aussi).
Il est vrai que la firme, T&A, a eu la chance, provoquée par des générations de gestionnaires avisés, de rapidement devenir le fournisseur attitré du futur Edouard VII, alors Prince de Galles et arbiter elegantiae, monarque absolu du style de son temps - dont l’influence se fait encore sentir chez les hommes de tradition.
T&A a aussi fourni les officiers des armées de terre et de mer en 14-18, avec par exemple leur indestructible Active Service Coat for Trench. Mieux, dès l’apparition du cinéma, T&A habille les plus grandes vedettes, de Charlie Chaplin à David Niven, sans oublier quatre figures de James Bond, de Sean Connery à Daniel Craig. Tailleur officiel de Winston Churchill, T&A crée pour lui le nœud papillon à pois ainsi que le siren suit, une sorte de salopette de velours émeraude ou bordeaux que l’homme politique rendit célèbre pendant la guerre et qu’il portait pendant les jours et les nuits passés au War Office. Au sous-sol du magasin, on peut encore voir un exemplaire, souvent raccommodé à cause des brûlures de cigare.
Acquérir une chemise ou une cravate chez T&A, c’est suivre les pas d’Evelyn Waugh et d’Alec Guinness, de Peter Ustinov et du Duc de Devonshire, mais aussi de Lauren Bacall… et bien sûr de S.M. Charles III, l’homme le plus élégant de sa génération, et ce depuis son plus jeune âge.
Parmi les nombreuses anecdotes sur la firme et ses clients, celle-ci vaut son pesant de nougat : pendant les neuf ans que dura, tout au long des 60’, le tournage de la célébrissime série The Avengers, Patrick Macnee, plus connu sous le nom de John Steed (James Bond en version pince-sans-rire), fut habillé par T&A. Diana Riggs, sa partenaire, aussi. L’acteur, qui avait été exclu d’Eton pour trafic de revues pornographiques et qui jouait sous amphétamines, ne porta jamais, en neuf ans, deux fois la même cravate, créée par les artisans de T&A.
Si le style vestimentaire a subi un net déclin avec le relâchement et la vulgarité désormais quasi obligatoires (« surtout, ne pas se distinguer »), porter une cravate en accord avec sa chemise et son veston, avec une pochette pour parachever l’ensemble, constitue aujourd’hui un choix, et donc un signe de caractère au milieu des conformistes du laisser-aller, une forme de résistance au règne de la laideur, un exemple de raffinement ou de fantaisie et surtout une marque de respect pour les autres comme pour soi-même.
Christopher Gérard
James Sherwood, Turnbull & Asser. Made in England 130 years, Editions Turnbull & Asser, 45£
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05 juin 2023
French panache
Dans un joli récit, Mon ami, cet inconnu, François Cérésa saluait un ami de toujours qui s’était pendu à 59 ans, un homme instable et délicat malgré sa dégaine d’hercule : « un petit garçon qui jouait à l’homme, égaré dans le monde des grands ». Le survivant s’interrogeait sur ce frère manqué, dragueur obsessionnel, artiste raté avec qui il avait fait les 400 coups : « Toi et moi, on était faits pour Waterloo, le Chemin des Dames et Dien Bien Phu ». A-t-il songé à cet ami disparu lorsqu’il a mis la dernière main à son Dictionnaire égoïste du panache français, qui vient de paraître ?
En quatre cents pages et cinquante-deux portraits rédigés à coups de cravache, François Cérésa, l’auteur de dizaines de livres et qui a reçu le Prix Michel Déon de l’Académie française, le directeur de Service littéraire, le seul mensuel entièrement rédigé par des écrivains (et où règne, je peux en témoigner, la plus totale liberté de ton), s’insurge contre ce qu’il appelle une « société d’eunuques ».
L’homme abhorre euphémismes et prudences, en parfait disciple de ces trois figures littéraires qui incarnent le panache français : Athos, Cyrano de Bergerac et Arsène Lupin. On pourrait évoquer aussi Astérix et le capitaine de Boëldieu. Voire Antoine de Tounens, roi de Patagonie, que le cher Jean Raspail ressuscita naguère avec brio au point de créer un mythe patagon. En outre, Cérésa est tout sauf sectaire : au-delà de la droite et de la gauche, au-dessus de la mêlée.
Cérésa part du principe que « panache » est un vocable intraduisible, une création du génie français. Inexistant, d’après lui, chez les rosbifs et les ritals, qui en connaissent pourtant un bout sur l’élégance. Mais que signifie donc panache ? « Mélange de courage, d’audace, d’intempérance, d’honneur, d’élégance, mais aussi de suffisance, d’orgueil mal placé, d’indiscipline et de bêtise ». Très juste, car le panache peut faire perdre des batailles (Azincourt)… Cérésa y voit une « manière française de sublimer l’échec », un goût du beau geste et du bon mot : « Déplaire est mon plaisir. C’est mon vice » dixit Edmond Rostand, qui parlait aussi de « pudeur de l’héroïsme ». Il y a dans cette cambrure un côté libertaire, qui transcende les camps politiques (Jean Moulin et Robert Brasillach en firent chacun preuve), mais aussi sacrificiel, en raison de ce refus passionné, absurde même, de tout calcul, mesquin par essence.
Pour illustrer ce mal français, Cérésa en impose cinquante-deux incarnations, de Jeanne d’Arc à Georges Darien, de la sainte au bagnard. Jean Gabin et Louise Michel, Jean Rochefort et Romain Gary, le camarade Guy Môquet et Monsieur de Charette, Belmondo et Coco Chanel, Jean-Pierre Chevènement et Brigitte Bardot, y sont tous brossés en toute subjectivité, con brio.
Christopher Gérard
François Cérésa, Dictionnaire égoïste du panache français, Le Cherche-Midi, 400 p., 22€.
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17 janvier 2023
Avec Marc Obregon
« Encore un roman antimoderne ? » me suis-je demandé avec un léger soupir quand j’ai ouvert le paquet des éditions Nouvelle Marge que m’adressait le confrère Maximilien Friche. Je savais que son auteur, Marc Obregon, écrit (beaucoup) dans le très-catholique L’Incorrect comme dans le très-monarchiste Le Bien commun. Rien de mainstream donc, fort bien. J’ai vite compris qu’il est, comme son éditeur, un disciple de Maurice Dantec, dont j’ai naguère parlé sans tendresse excessive dans Quolibets. J’apprends aussi qu’il a étudié la sémiotique de l’image et qu’il a publié deux ou trois livres, dans la marge. Puis, j’ai lu une page de Mort au peuple, son roman… que j’ai terminé dans la nuit, crayon à la main, interloqué, agacé et séduit par cette prose violente, tantôt d’un poète, tantôt d’un activiste des profondeurs, pour citer le regretté Jean Parvulesco, qui aurait, je pense, aimé ce périple eschatologique. Entre Lovecraft et Abellio, Obregon nous dépeint la France de 2039, ou plutôt le mental d’un « terroriste » enfermé à vie dans une cellule de haute sécurité. Né dans les années 90, son héros farci de neuroleptiques (Dantec, encore) y moisit en raison de ses accointances avec un groupuscule mystico-guerrier dirigé par un couple de Persans shiites, les séduisants Ifiq et Zayneb, qui ont préparé un attentat au Palais de Tokyo. Ifiq a rencontré le jeune prolo gaulois dans une entreprise de nettoyage, où il vivote, et a rapidement décelé les failles de son poulain : « Regarde… regarde ta France, ce qu’elle est devenue. Voilà l’héritage de Mérovée, l’héritage de la Sainte à l’épée… des pourceaux qui ont le groin dans leurs téléphones, à faire défiler des images prédigérées… des néo-prolétaires zombifiés, qui ont troqué leur foi et leurs valeurs pour des écrans plats, pour des stérilets connectés… (…) Si la France pue, c’est parce qu’on y bâfre encore la charogne des Rois ».
Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir en qui consiste l’opération en elle-même, machiavélique au suprême. L’essentiel est dans la description clinique d’un jeune conspirationniste du proche avenir, révulsé par le remplacement de toute expérience sensible du monde par le simulacre global. Gavé de sous-culture numérique, ce jeune orphelin entend lutter les armes à la main contre les nouvelles formes d’esclavage fondées sur l’organisation scientifique d’une diversion de tous les instants, l’omniprésente pornographie, les faux combats « sociétaux », sans oublier le triomphe d’une laideur sans rien d’accidentel : « Je n’avais pas souvenir d’une époque plus délétère en matière de mode, aussi vomitive de couleurs, , aussi pétrie de mauvaises manières. » Tour à tour sympathique et odieux, notre jeune croisé de l’Âge de fer fera l’expérience de la manipulation ultime.
Obregon ? À surveiller, Monsieur le Commissaire.
Christopher Gérard
Marc Obregon, Mort au peuple, Nouvelle Marge, 200 pages, 22€
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10 janvier 2023
Bruno Lafourcade, janséniste de Gascogne
J’ai déjà parlé de Bruno Lafourcade, romancier et critique, fin lettré au physique de rugbyman, homme du Sud-Ouest (qui parle l’occitan), révulsé par le triomphe des cacographes et des impostures de l’époque, lui qui s’obstine, en probe artisan, à user d’une langue précise, ponctuée à la perfection et au style percutant.
Ainsi, par exemple, dans Derniers feux. Conseils à un jeune écrivain, essai sur la condition de l’écrivain, il évoque la fécondité en art des entraves comme du remords - et même de l’humiliation : tout ce qui tanne le cuir de l’impétrant en lui faisant prendre conscience de sa petitesse : « Il n’y a pas de littérature sans filiation, sans goût du passé, sans tombeaux à fleurir ; il n’y a pas d’art sans morts à bercer ».
Je viens de lire Le Portement de la Croix, roman qui vient d’être réédité. Dans l’un de nos échanges épistolaires, il m’écrivait que ce livre n’était pas pour moi, car trop chrétien. Il avait tort : je l’ai lu d’une traite et le considère comme une œuvre magistrale, digne de Bernanos (Lafourcade a d’ailleurs consacré une belle étude à Monsieur Ouine).
Le titre fait allusion à une sculpture en bois découverte dans une grange de Saint-Marsan, œuvre probablement due à des cagots, cette caste de parias censés descendre de lépreux, de cathares ou de Sarrasins, forcés de vivre à l’écart et de ne pratiquer que les métiers du bois. Un ancien calvaire noyé dans la broussaille joue aussi un rôle dans le roman. Double découverte, double crime atroce - dont les démoniaques prémices sont décrites successivement par un étudiant en théologie, par un jeune abbé et par le surveillant du collège oratorien de la Croix-Juguet, théâtre de l’un des meurtres. Envoûtante, l’atmosphère du récit doit beaucoup au jansénisme comme à la sorcellerie paysanne. Je ne sais si Lafourcade est vraiment catholique (il se prétend « plus pharisien que samaritain »), mais il « parle » catholique de façon troublante, et profonde se révèle sa culture théologique. Ses réflexions sur la laideur comme signe de l’absence de Dieu, sur le libre-arbitre et la grâce, sur la foi, cette démence (« La foi ne rend pas fou, elle est une folie ») s’inscrivent à la perfection dans la trame de cette tragédie, menée, oui, de main de maître.
Christopher Gérard
Bruno Lafourcade, Le Portement de la Croix, 202 pages, 17€ .
A commander à jeandezert.editeur@gmail.com
Lire entre autres sur ce site ma chronique du 8 juin 2021 :
http://archaion.hautetfort.com/archive/2021/06/08/bruno-lafourcade-conseiller-litteraire-6320824.html
Il est question de Bruno Lafourcade dans Les Nobles Voyageurs
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