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28 juin 2022

In memoriam Vladimir Dimitrijevic

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Il y a onze ans disparaissait Vladimir Dimitrijevic, mon éditeur,  mon ami - un seigneur que je saluais en ces termes dans Quolibets : « Jusqu'à son dernier souffle, jusqu'à cette fin qui lui ressemble - nette, sur la route, au milieu des livres : une mort de combattant -  Dimitri aura incarné l'insoumission aux diktats des partis comme aux pressions des coteries. Fugitif du paradis collectiviste, rebelle à toutes les propagandes, y compris les plus doucereuses, il aura sa vie durant bataillé pour céder la parole à ceux qui étaient bâillonnés, des dissidents aux mystiques. Dimitri ou le grain de sable. Dimitri ou le rebelle à toutes les mises au pas. Et quelle liberté d'esprit! Jamais je n'ai entendu dans sa bouche un mot convenu, le moindre jugement qui ne fût pas le fruit d'une réflexion originale, d'une réelle profondeur et dénuée de toute pose. Fulgurante intelligence que la sienne, qui lui permettait en quelques mots de louer un auteur, de déchiqueter un imposteur ! Quelle intuition face aux livres comme aux hommes! Quel instinct ! Dimitri est sans doute l'homme le moins dupe que j'ai jamais rencontré, et l'un des plus intelligents, devant lequel chacun ne pouvait se sentir que dépassé. »

 

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Voici ce que disait de lui son ami et confrère Pierre-Guillaume de Roux : « Mais celui <l’éditeur> sans doute qui m’a le plus marqué et avec qui j’ai eu de nombreux échanges, c’est le regretté Vladimir Dimitrijevic, fondateur et directeur des Editions L’Age d’Homme. Après la mort de mon père, dont il était l’ami, il a été pour moi la grande référence. J’ai été « nourri au lait de L’Age d’Homme » et de la littérature slave. Les conversations que j’ai eues avec lui m’ont beaucoup inspiré et ont été déterminantes. Il incarnait dans ce monde de plus en plus livré à l’argent et à la rentabilité une certaine idée aristocratique de l’édition, au service de la littérature davantage qu’à la recherche d’un succès facile. Ce que j’ai profondément admiré chez lui c’est cette manière de construire un catalogue extraordinairement vivant et incarné, à l’image de ses passions et de sa personnalité. Il ne publiait rien au hasard. »

 

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En ce jour anniversaire de sa mort,

ayons une pensée et /ou une prière pour Dimitri !

 

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Avec Dimitri, au Salon du Livre de Paris (2010)

 

*

**

Entretien avec Dimitri, directeur de L'Age d'Homme

Entretien avec une légende vivante

du monde de l'édition

 

Christopher Gérard: Depuis très longtemps, vous éprouvez pour la Belgique une profonde tendresse, à la fois personnelle et littéraire. Pouvez-vous nous en parler?

Vladimir Dimitrijevic: En 1954, au moment où j'ai quitté clandestinement la Yougoslavie communiste pour l'Occident, je ne savais quasiment pas où se trouvait ma ville de naissance, étant donné que le passeport - belge - que j'utilisais n'était pas tout à fait le mien: j'étais né à Anvers, j'y habitais Moretuslaan, j'avais 39 ans et les cheveux blonds. En réalité je n'avais que 19 ans … Quant aux cheveux, il faut croire que les blonds mûrissent plus lentement que le noiraud que je suis! J'avais eu le culot de prendre un billet d'avion pour Zürich à l'aéroport de Zagreb, en me disant qu'aucun policier n'imaginerait une fuite pareille, et cela a marché. Donc je suis belge, mon nom est Jacques Booth. Depuis trente ans, depuis la première foire du livre de Bruxelles - où je viens tous les ans -, dès que j'ai une interview comme celle-ci, je dis: "Jacques Booth, écrivez-moi! Je voudrais savoir qui vous êtes, vous remercier et m'excuser pour les ennuis que vous avez pu avoir avec la police yougoslave étant donné que votre passeport avait disparu de l'hôtel où vous séjourniez." Appel fraternel est donc lancé à Jacques Booth. La première fois que je suis allé à Anvers, j'ai immédiatement cherché la Moretuslaan, numéro 22, pour voir la maison. Chose extraordinaire: c'était un terrain vague! Je suis donc arrivé ici avec un faux passeport belge, habitant un terrain vague! Cela m'a fait un effet belge. Et voici pourquoi: dans la littérature belge, dans le fantastique belge, les changements de maisons, de rues sont fréquents. On les trouve chez Jean Ray, chez Thomas Owen par exemple. On pourrait ainsi écrire l'histoire de quelqu'un qui cherche celui qui l'a aidé et qui se rend compte que tout est à refaire, que tout est à revivre.

Muni de ce "faux passeport" - une tradition bien belge - et domicilié avenue Moretus - un lointain confrère des XVII Provinces -, vous pouviez impunément vous intéresser à notre littérature…

Exactement. J'ai commencé à lire Ghelderode, quelques surréalistes belges et cela m'a plu. Les surréalistes belges sont les seuls vrais, car les surréalistes français, trop cérébraux, arrivent à détruire l'image, le texte ou même le récit. Je les trouve surfaits. C'est une tendance qui aboutit dans la publicité moderne. La télévision est un avatar de ce surréalisme. Dans une certaine mesure, il y a une correspondance entre les littératures slave et belge: elles partent du réel, sont enracinées et surtout, les écrivains sont très différents les uns des autres. Il existe de grandes tendances, bien sûr, mais ils restent des individualités, comme Muno, que j'aimais beaucoup, comme beaucoup d'autres. Parmi eux, je citerai Jacques Henrard, un auteur très particulier, qui lui aussi fait son chemin, je dirais: son souterrain littéraire. Cela me plaît. J'ajouterai ceci: on ne refait pas sa vie, mais si je devais être un éditeur enraciné quelque part, je préférerais être un éditeur belge que français. En Belgique, je me serais senti chez moi, à l'aise, car un éditeur, s'il peut toujours créer des collections, doit avant tout avoir un terreau. Je suis un éditeur établi en Suisse depuis 1966, mais ici, je crois que j'aurais mieux réussi grâce au terreau justement, à tous ces gens curieux, qui me plaisent, qui suivent leur propre chemin. J'espère qu'ils continueront, car on sent aujourd'hui une tendance à l'uniformité. Par mon travail, j'espère donner un peu d'espoir et d'ambition aux écrivains, et leur permettre de durer.

Plus de cinquante auteurs belges existent et durent grâce à vous, comme le montre le beau catalogue 2002: La Belgique à l'Age d'Homme. L'Age d'Homme est bien "nach dom", notre maison. Mais, puisque nous parlons de littérature belge, quels en sont pour vous les points forts ?

L'indépendance! Comme mon pays natal, la Belgique est un pays-frontière: vous avez les Flandres et la latinité. Surtout, la peinture joue un très grand rôle dans la formation du goût et de la sensibilité en Belgique. Et cette peinture, je ne vais pas dresser de catalogue mais je pense tout de suite à Ensor, eh bien, elle est bonne! Cette peinture est aussi une pensée…

Vous nous avez compris! La peinture comme pensée!

Oui, elle n'est pas qu'un décor, mais bien une pensée. Prenez Hugo Claus, qui est à la fois peintre, dramaturge et romancier: il a cette fougue, ce trait du peintre dans sa poésie, dans sa littérature. C'est très particulier à l'espace belge et il faut que ceux qui cultivent cet héritage pictural comptent ici. Quant à la langue, ce n'est "la langue française", tout comme en Suisse. Des Suisses comme Haldas ou Ramuz sont de grands écrivains français, mais leur génie ne réside pas dans la suavité de l'expression ni dans la rhétorique. Leur langue est une langue arrachée, proche du pays et de ses gens, de leur accent, cela se sent. Pour moi, c'est essentiel: sans ce terreau, la littérature n'existe pas vraiment. En fait, il y a parmi les écrivains, ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors. Ceux qui sont dehors peuvent produire des textes fantastiques, extraordinaires, étincelants, tout ce que vous voudrez, mais ils ne touchent pas. Ils ne sont pas dedans! L'essentiel est de tirer tout le suc d'un pays, sa musique et cela demande un grand travail. Voyez Ramuz, qui a publié jadis Deux Lettres, l'une adressée à son mécène suisse, l'éditeur suisse Mermod, l'autre à Bernard Grasset, sans doute le plus grand éditeur de sa génération. Grasset était attentif à cela: il avait senti que le sort de la littérature française se jouait dans la profondeur, dans…

… dans les marges ?

… dans les marges, oui. Enracinée comme chez Poulaille, ou l'œuvre colossale d'un Ramuz, d'un Giono, des écrivains qui ont fait coïncider la langue et la réalité. Chez Ramuz, vous entendez hésiter les personnages; des silences s'installent. Même chose chez Céline, très proche du monde des artisans du Passage Choiseul dont il a le parler dans l'oreille et qu'il transfigure en grande littérature. Tout ce courant était une réaction à une littérature assez conventionnelle, qui avait ses stylistes, mais qui me touche peu. La Belgique, avec un Ghelderode, c'est ma littérature!

Parlez-nous des grands écrivains belges que vous avez lus.

Depuis toujours, j'ai une passion pour Simenon comme pour Tchékhov et Toilstoï. Ce sont des médiums. Le style de Simenon est très personnel: quand vous essayez de le traduire dans une autre langue, vous voyez que ce n'est pas n'importe quoi. J'ai pu le vérifier en lisant des essais en serbe ou en russe, si vous traduisez Simenon mot à mot, ce n'est plus du Simenon. Vous n'avez qu'une histoire, mais vous perdez les silences. Le silence d'un Simenon est particulier, mystérieux même. Le théâtre de Ghelderode m'a beaucoup marqué et j'espère qu'il existe encore des metteurs en scène capables de représenter ce Moyen Age qui entre sans frapper, ce Moyen Age exubérant, que l'on trouve dans la peinture de l'époque. Alors, comment cette exubérance a-t-elle été perdue dans la civilisation européenne, c'est un autre sujet…

Vaste problème…

Oui, vaste problème!

Et parmi les écrivains belges que vous avez rencontrés…

J'aime beaucoup Jacques Henrard, un homme qui semble sortir des nouvelles de Tchékhov, simple et effacé.  Il y a chez lui une compassion qui vous serre le cœur, sans volonté directe d'émouvoir. Pour moi, c'est un auteur très important. Je ne parlerai pas d'autres contemporains, ou alors une autre fois.

Et comme éditeur en général, de quoi êtes-vous le plus fier?

Du catalogue! Vous voyez, quand on me demande de parler de métier, je réponds que je ne sais pas. Quand suis-je devenu éditeur? A treize ans? Au moment où, en classe, dans le dénuement qui était le nôtre au sortir de la guerre, nous étions graves? Graves et pleins d'énergie, parce que, malgré la guerre et les familles décimées, régnait une sorte d'exubérance… Et puis il y avait la censure qui s'est abattue sur ma famille tout d'abord, ensuite sur mes goûts intérieurs. Comment se fait-il que je me suis toujours trouvé à côté des choses admises, sans le vouloir? Voilà une question qui me préoccupe: pourquoi ai-je toujours été à côté de ce qu'"on" attendait de moi? Je ne sais pas. Je ne suis absolument pas marginal, comme certains de mes confrères qui se situent explicitement "dans la marginalité". Je ne suis pas contre, mais ailleurs. Là où je peux réparer les torts, laisser les gens parler quand ils sont brimés. Je me suis intéressé au futurisme italien, à la littérature anglo-saxonne, à Wyndham Lewis, l'un des plus grands écrivains anglais, un homme complet, peintre et inventeur de formes, constamment mis dans les marges. Il n'est pas "marginal", il est mis dans les marges: les journaux ne parlent pas de lui. Même chose pour l'étonnant Caraco, dont j'ai publié plus de vingt livres. Je pense aussi à un autre homme complet, l'un de mes préférés, S. Witkiewicz. Tous ces gens sont autodidactes comme moi. Les formations restreignent la curiosité. Or, pour moi, la connaissance est une sorte de métastase permanente. Tout m'intéresse, même les insectes exotiques…

Ce serait donc le secret de votre métier: une curiosité tous azimuts ?

Oui, une curiosité tous azimuts, mais pas dispersée. Passionnée. Je ne mélange pas les genres. A un moment donné, se construit dans ma tête la mosaïque du catalogue. Vous voyez, quand je suis invité chez quelqu'un, la première chose que je fais, c'est impératif pour moi, c'est de regarder sa bibliothèque. On a beau me tendre un apéritif, tenter de m'asseoir de force, je regarde les livres. Et je regarde ce qui manque. C'est instinctif. Ainsi, ici à la Foire, je regarde partout et je me dis: "hou, là, il manque…" Ou bien: "ah, il a rempli la case". Cette mosaïque est pour moi essentielle: j'interroge ceux que je rencontre, mes amis, mes auteurs pour savoir où va le théâtre, où va le cinéma, etc. Ce que j'aime, c'est de recevoir un coup, a blow, disent les Anglais. La gifle en pleine figure. Qu'on me dise: mais, mon Dieu, regarde! Rozanov, Caraco, Witkiewiecz me donnent ce genre de choc. De ces chocs naît la mosaïque. Le catalogue. En fait, je suis très attaché à la transmission de la vie.

Je suis un grand pessimiste, mais qui croit à la transmission de la vie.

Bruxelles, le 14 février 2004

 

Cet entretien a d’abord paru dans la Revue générale de mars 2004 (Bruxelles).

 

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Pierre-Guillaume de Roux, l'héritier.

 

 

Écrit par Archaïon dans Hommages | Lien permanent | Tags : dimitri, éditeur |  Facebook | |  Imprimer |

16 juin 2022

Hypertextuel ?

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Hypertextuel ?

 

Naguère, j’ai signalé Camping, l’opuscule d’un auteur bruxellois, Eric Neirynck, un fan de Céline et de Bukowski, au regard aussi déjanté que désespéré. Je le suis donc, ce gus tatoué de la tête aux pieds qui s’épanche (un’ po troppo) sur la toile pour clamer sa révolte et son universel malaise. Il m’envoie Hypertextuel, un recueil de nouvelles au parti-pris poisseux, pour ne pas dire porno-plebs. Aux antipodes de mes goûts Stendhal –Morand…

En scène, la figure récurrente d’un quinquagénaire paumé, condamné aux besognes sordides, à une forme de misère affective, inadapté complet  et rêvant à de sublimes nymphomanes… Quelques nouvelles traduisent bien la tristesse et l’angoisse, voire une sensibilité de type réaliste-magique, non sans des pointes de cruelle drôlerie.

Toutefois, la force d’une nouvelle résidant dans sa chute, le genre exige du travail, et c’est là que le bât blesse tant Eric Neirynck manque parfois de patience comme de constance : il semble plus jouer avec l’idée d’être écrivain que travailler à son œuvre. Le potentiel est bien réel ; manque une dose d’opiniâtreté. D’où un goût d’inachevé : certaines nouvelles tournent court.

Je ne puis donc que répéter mon conseil de 2018 : au travail, Neirynck !

 

Christopher Gérard

 

Eric Neirynck, Hypertextuel, nouvelles, Lamiroy, 124 pages, 14€

 

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Écrit par Archaïon dans XVII Provinces | Lien permanent | Tags : lamiroy, littérature belge |  Facebook | |  Imprimer |

25 mai 2022

Le rond de serviette est-il de droite ?

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Vers 1967, parut chez Flammarion un amusant pamphlet intitulé Le Complexe de gauche, où les auteurs, Jean Plumyène et Raymond Lasierra, qui avaient auparavant publié un essai remarqué sur « les fascismes français », se plaisaient à définir les grands traits de la psychè progressiste : tuer le père et résister au gaullisme, adorer sa mère et lire Le Nouvel Obs, participer à un réseau structuraliste et mettre fin à l’Homme, etc.

 

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Deux ans plus tard, après le fameux mois de mai, paraissait Le Complexe de droite, à mon sens moins réussi, où les deux mêmes mettaient en évidence quelques caractéristiques droitières comme la lecture de Minute ( !) ou la nostalgie du Père et de l’Age d’or, celui d’avant la TVA - quand les vins n’étaient pas trafiqués, quand les femmes restaient à la maison, etc.

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Je ne sais si Richard de Sèze, qui est chroniqueur à Causeur et à L’Incorrect, a lu ces pamphlets d’un autre temps, mais son recueil m’y fait songer. De quoi s’agit-il ? D’un exercice mi-sérieux, mi-farceur, mais en fait moins léger qu’il n’y paraît, où l’auteur se demande ce qui est de droite ou de gauche. Exemple : le mug (ou moque, pour user du vieux terme de marine), où le placer, à bâbord ou à tribord ? De gauche, sans aucun doute, car, même orné d’un profil de monarque, « il ravale, il abaisse, il uniformise, il fait passer la fantaisie du moment pour de l’intelligence. » Idem pour le rond-point, « surcroît incontestable de laideur folklorique, progressiste et contemporaine ». Idem pour le sacrifice humain, ce qui me paraît contestable, car, après tout, les Aztèques n’étaient pas vraiment des adeptes de l’instabilité et du changement…

De droite, la poussière, car « modeste, discrète, loyale et nécessaire ». Le feu de cheminée, en tant qu’ « ascèse, plaisir simple, odorant, lumineux et sonore, une invitation à se réunir sans regarder un écran ». De droite, le paysage, et le nombril, et les lichens et les arbres. Et le très-pérenne plat du jour : le bœuf carottes et son quartier de brie, comparables et archétypaux.

À lire Richard de Sèze, je me suis amusé, j’ai ronchonné en crayonnant la marge de ce guide pratique qui est aussi un traité de théologie politique, et, en fin de compte, j’ai peut-être progressé dans ma connaissance du monde et de moi-même.

 

Christopher Gérard

 

Richard de Seze, Le rond de serviette est-il de droite ?, La Nouvelle Librairie, 178 pages, 14.90€

 

On dit du mal de cet écrivain dans Les Nobles Voyageurs

 

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19 mai 2022

Fils de prolétaire

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Grâces en soient rendues à l’attachée de presse des éditions Arléa, qui, sans que je l’aie demandé, m’adresse Fils de prolétaire, joli petit volume dû à la plume d’un certain Philippe Herbet, un compatriote qui serait photographe et vaguement explorateur (Caucase, Brésil,…).

Je l’ai lu d’une traite tant le ton en est juste : pas une fausse note, l’émotion retenue avec un tact exemplaire, la densité d’un récit simple, le sens de l’image – l’auteur est photographe, et désormais authentique écrivain !

Né à Constantinople ( ?) en 1964, Philippe Herbet a grandi à Seraing, dans la banlieue de Liège, à l’ombre des usines sidérurgiques. Depuis vingt-cinq ans, il parcourt le monde, notamment le Caucase et la Biélorussie, peut-être  à la recherche de lointaines origines slaves ; il expose ses photographies dans des galeries et se passionne pour la dromomanie. Un curieux pistolet, en somme.

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Fils de prolétaire est une sorte de retour sur une enfance dans le monde d’avant, celui des petites gens - le père, mécano à l’usine sidérurgique et la mère, femme d’ouvrage. Qui dit Seraing, usine, pense immédiatement misérabilisme et sordide complaisance comme chez les frères Dardenne. Rien de tel chez Herbet, qui, en véritable aristocrate de cœur, se refuse au pathos.

D’une plume aiguisée, il décrit - ou invente, peu importe - un père  qui fait partie des vaincus, timide et solitaire, dénué de la moindre surface sociale, effacé – un brave homme « humble et subalterne ». La mère, un tantinet plus rebelle, habillée de blanc, plus tourmentée. Et le fils, malingre et maladroit, « né avec l’œil gauche fermé », et donc futur photographe. Et ces grands-parents, taiseux et pudiques.

Nous sommes dans le monde évanoui d’avant la consommation de masse où un verre de rosé d’Anjou représente le comble du luxe, où l’on n’a pas de salle de bain (le père se douche à l’usine), où l’on ne part jamais en vacances et où les vêtements sont rapiécés jusqu’à la corde. Je le répète : on aurait pu craindre banalités & chromos prolétariens.

Eh bien non, pas une once de sensiblerie dans ce bouleversant récit, d’une totale maîtrise.

 

Christopher Gérard

 

Philippe Herbet, Fils de prolétaire, Arléa, 80 pages, 15€

 

 

Écrit par Archaïon dans XVII Provinces | Lien permanent | Tags : littérature, arléa, photographie |  Facebook | |  Imprimer |

07 mai 2022

Guerre, de Céline

Gallimard, Céline

 

 

Comme me le disait naguère l’un des meilleurs connaisseurs de Céline, le cher Marc Laudelout, éditeur depuis quarante ans du Bulletin célinien, Louis-Ferdinand Céline, né sous le signe des Gémeaux, était ambivalent, « tour à tour misanthrope et compatissant, généreux et avare, courageux et pusillanime ». L’image que l’écrivain donnait de lui n’était, à dessein, pas conforme à ce qu’il était en réalité : ne disait-il pas « Il faut noircir et se noircir » ?

 

Gallimard, Céline

 

Cette noirceur surjouée se retrouve dans Guerre, que publie Gallimard. En août 2021, Le Monde annonçait la découverte de milliers de feuillets, dérobés au domicile de Céline en 1944 par un résistant indélicat. Voici donc la première publication de ces fameux inédits, Guerre, deux cents cinquante feuillets, dont le titre est bien dû à Céline (il en parle dans une lettre à  son éditeur de l’époque, Denoël). Le texte date sans doute de 1934. Il s’agit du récit romancé de son expérience, moins du front des Flandres proprement dit que de sa blessure qui fait de lui un homme traumatisé à vie et qui, jusqu’à son dernier souffle, souffrira de spasmes, d’acouphèmes et de névralgies. D’où la légende de sa trépanation, plus probablement une commotion et un tympan percé causés par l’explosion d’un obus. Guerre commence juste après la déflagration qui tue ses camarades et laisse Ferdinand, unique survivant, grièvement blessé dans la boue. Cette première partie est saisissante, tant l’horreur et la douleur sont bien rendues par un écrivain à la puissance sans pareil. Le champ de bataille y est décrit en panavision, avec le son (les affreux bourdonnements dans les oreilles du narrateur) et les odeurs : « J’ai attrappé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête ».

Pris de fièvre, Ferdinand délire au point d’échanger des propos décousus avec ses camarades défunts. Ce passage possède un je-ne-sais-quoi de fantastique et de celtique, quand le monde des morts communique avec celui des vivants. Une mystérieuse allusion est d’ailleurs faite au Roi Krogold, personnage central d’un conte médiéval, autre inédit retrouvé de Céline.

La partie suivante nous le décrit à Virginal Secours, un hôpital de campagne non loin du front, que le romancier situe à Peurdu-sur-la-Lys, en réalité Hazebrouck. « Peurdu » pourrait se lire comme un double jeu de mot : peur et perdu. Ces deux sentiments, la hantise du front et des sales blessures, ainsi que cette horrible impression de flottement, Céline les rend avec brio. Cette partie est aussi grivoise, salace même, avec l’intervention, fantasmée ou réelle, d’une infirmière, L’Espinasse (jeu de mot graveleux ?), qui a tendance à « tâter le roméo » de certains blessés. Le burlesque fait ainsi irruption dans la tragédie.

La partie suivante narre les sorties avec un camarade, Bébert, qui devient Cascade (le manuscrit est parfois incohérent), un souteneur, répugnant personnage qui se révèle aussi plus ou moins déserteur, ce qui lui vaudra d’être fusillé. De salace, le ton devient ordurier. C’est à mon sens le passage le plus faible de cet inégal roman, surtout dans la scène de la dispute entre le maquereau et sa protégée. Un passage pornographique de voyeurisme est quant à lui réussi, à la fois triste et cocasse - célinien en diable.

La fin, avec le départ du blessé pour Londres, relève du grand art par ses réflexions sur le tragique de la vie. L’auteur opère alors un saut temporel en disant explicitement qu’il écrit vingt ans après les faits : « Faut se méfier. C’est putain le passé, ça fond dans la rêvasserie. Il prend des petites mélodies en route qu’on lui demandait pas. Il vous revient maquillé de pleurs et de repentirs en vadrouillant. C’est pas sérieux. »

 

 

« Ce n’était pas un homme au cœur dur », disait de Céline son ami Marcel Aymé. Tout lecteur de Guerre comprend cela malgré l’apparent cynisme du narrateur. Texte inégal, car il faut rappeler qu’il s’agit d’un premier jet (et l’on sait à quel point le travailleur fanatique qu’était Céline pouvait passer du temps à raturer et à corriger), Guerre offre, sans être un grand livre, un témoignage à la fois cru et sensible, d’une réelle puissance, sur un épisode central dans la vie de Céline, immense écrivain.

 

Christopher Gérard

 

Louis-Ferdinand Céline, Guerre, Gallimard, 184 pages, 19€

* Juste un bémol : quelle mouche a piqué Gallimard d’ajouter un lexique aussi cucul-la-praline à la fin du volume pour expliquer - à qui donc ? - des termes tels que poilu, badine, caboulot … ou pompier (rien à voir avec les incendies) ?

 

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Lire aussi ma chronique du 24 février 2022 :

http://archaion.hautetfort.com/archive/2022/02/24/le-celine-de-marc-laudelout-6368046.html

 

On dit du mal de Céline dans Les Nobles Voyageurs

 

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Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent | Tags : gallimard, céline |  Facebook | |  Imprimer |