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23 mai 2024

Tsars sans empire

 

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En 1928 mourait à Bruxelles, probablement empoisonné par  les services soviétiques, le général Wrangel, dernier commandant en chef des Armées blanches et chef spirituel de l’émigration militaire russe. Par son sens de l’organisation et par ses visions politiques, il avait été le seul à développer un projet pour une Russie libérée du bolchevisme. S’il arriva trop tard pour battre les Rouges, Wrangel parvint, dans des conditions difficiles, à assurer le passage à Constantinople d’abord, dans toute l’Europe ensuite, de près de cent cinquante mille réfugiés, sauvés in extremis du goulag. Il avait en commun avec le général Dénikine, autre chef mythique des Armées blanches, une même lucidité sur les faiblesses des Blancs (ivrognerie, conflits de personne,…) face à l’implacable cohérence des Rouges, et aussi une même méfiance à l’égard de l’Allemagne. Dans ses Mémoires, Wrangel écrivait à ce propos : « Les Allemands poursuivent un seul but : transformer la Russie en fumier pour engraisser le peuple allemand ».

La lecture du remarquable essai de Boris Prassoloff, petit-fils d’un colonel de la Garde, permet de comprendre à quel point la famille impériale russe ne fut pas à la hauteur des défis de la Russie au XXème siècle. Si en 1913, l’Empire russe fête avec faste le tricentenaire de la dynastie Romanov (en tentant d’oublier la Révolution de 1905, noyée dans le sang), quatre ans plus tard, le tsar Nicolas II, lâché de partout, abdique en son nom et en celui du Tsarévitch en faveur de son frère Michel, qui refuse la couronne. Un an plus tard, la famille impériale est décimée par les Rouges ; sur les seize Grands-Ducs, tous des Romanov, descendants du Tsar Nicolas Ier, huit ont été assassinés. Les autres s’exilent, la plupart en France.

 

Ces Grands-Ducs (Velikii Kniaz en russe, littéralement « grand prince ») comptent, avant la Révolution, parmi les hommes les plus riches du monde grâce à leurs immenses propriétés foncières (des millions d’hectares) et aux apanages prévus par la Loi impériale, une somme astronomique de revenus personnels. Ces privilèges insensés ne dispenseront pas les Grands-Ducs de conspirer contre le Tsar.

C’est le destin de ces survivants que Boris Prassoloff étudie avec autant d’érudition que d’objectivité, en fondant sa recherche sur une bibliographie en plusieurs langues, mais surtout sur des archives de première main, comme les notes des services français et même celles d’un GPU, ancêtre du KGB, omniprésent et parfaitement renseigné. Prassoloff a aussi consulté la presse émigrée, d’où le caractère exhaustif de son tableau.

Parmi ces survivants, deux figures incarnent les deux grands courants de l’émigration russe d’alors : le Grand-Duc Cyrille et le Grand-Duc Nicolas, un temps commandant en chef de l’Armée russe contre les empires centraux. Le premier, Cyrille, se proclamera empereur de toutes les Russies en 1924, rassemblant autour de lui la faction plus « libérale » de l’émigration, les partisans d’une monarchie à l’anglaise et d’un renversement du régime  venu de l’intérieur, alors que Nicolas, auréolé d’un réel prestige militaire, rassemble ceux qui, pour citer Talleyrand, «  n’ont rien appris, rien oublié » - les partisans de la restauration dans sa version revancharde, suscitée et soutenue par des puissances étrangères (France, Allemagne, Pologne, Roumanie). Entre les deux clans, la guerre est totale, à la plus grande jubilation des Rouges, qui attisent un conflit qui leur fait gagner un temps précieux. Au début des années 1920, Poincaré et Churchill sont favorables à une aide militaire apportée aux Blancs pour renverser les Soviets. Le régime soviétique est encore instable, malgré la terreur. Une opposition, entre autres monarchiste, subsiste, même si le GPU, par une géniale opération de manipulation digne d’un roman de Vladimir Volkoff, parvient à noyauter celle-ci et à la neutraliser définitivement.

Ce qui apparaît à la lecture de l’essai, c’est l’amateurisme et l’individualisme forcené des Romanov, décidément peu doués pour la politique et si peu lucides, notamment sur l’aide allemande. Nombre d’officiers blancs partagent ces illusions. L’épouse de Cyrille entretient des relations étroites avec les nationalistes allemands, et même avec Hitler, qui ne cache pourtant pas son mépris pour les Slaves. Plus grave, après la mort de Cyrille en 1938, c’est son fils Vladimir qui prend la tête de la famille impériale (malgré l’opposition d’autres branches des Romanov). Or, le jeune Grand-Duc appellera en 1941 à la croisade antibolchevique aux côtés de l’Axe, fait occulté par ses partisans jusqu’à aujourd’hui. Ribbentrop prendra d’ailleurs très mal cet appel transmis à son maître et chargera son ambassadeur à Paris, Otto Abetz, de menacer Vladimir d’internement : les Allemands comprennent que ce soutien risque surtout de renforcer la résistance des Russes, menacés d’un retour du féodalisme. Maladresse de jeune homme naïf, et mal conseillé,  sans doute… mais maladresse du prétendant au trône. Malgré cette faute politique, Vladimir aura la joie d’être accueilli à Saint-Pétersbourg en 1991, porteur d’un passeport russe remis en mains propres. Après sa mort en 1992, c’est son petit-fils, Michel, né Hohenzollern (Bagration par sa mère) qui reprend le flambeau, position contestée par nombre de membres de la noblesse russe... dont des Romanov issus d’autres branches. La guerre des Grands-Ducs n’est pas finie.

  

Christopher Gérard

 

Boris Prassoloff, Tsars sans empire. Les Romanov en exil, 1919-1992, Perrin, 408 pages, 24€

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22 mai 2024

Une somme sur Nerval

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Tous les nervaliens connaissent l’importance de ce que nous pouvons appeler « l’école belge » des études sur le poète foudroyé, et ce depuis le XIXème siècle, puisque l’un des premiers collectionneurs d’autographes, peu après le suicide de Nerval, fut le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, également célèbre pour sa collection d’autographes de Balzac, légués, comme son hôtel particulier du Boulevard du Régent, à l’Institut de France. Plus tard, l’université de Namur abrita, et continue d’abriter, un célèbre centre d’études un temps animé par le Père Jean Guillaume, Claude Pichois et Michel Brix, tous trois éditeurs de Nerval, entre autres dans la Pléiade.

C’est précisément ce dernier spécialiste, Michel Brix, membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises, qui signe une magistrale et définitive édition de la Correspondance, sept cents pages d’une désespérante érudition.

 

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Au fil des lettres, apparaissent Hugo, Dumas, Sand, Sainte-Beuve, Gautier, Liszt, le père de Gérard et son médecin, Blanche. Comme le souligne Brix, ces lettres font partie de l’œuvre de Nerval au sens où leur auteur s’y met en scène comme dans ses autres livres… qui prennent parfois la forme de (fausses) lettres. Dans l’esprit du poète des Chimères, la frontière n’était pas nette entre ses rêves, ses personnages et lui-même. Comme Brix s’est imposé de travailler sur les autographes, il procède à un tri impitoyable et n’hésite pas à écarter nombre d’apocryphes, comme ce célèbre billet adressé à sa tante par Nerval l’avant-veille de son suicide et où il aurait écrit : « Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche ». Seul Arsène Houssaye, mystificateur notoire, aurait vu ce document… sur lequel reposent des théories parfois farfelues.

Quelle émotion de tenir ce magnifique volume édité avec un goût parfait par mes amis Guillaume Zorgbibe et Julia Curiel, dont la maison, installée à Bruxelles au Vieux Marché, a e.a. publié Robert de Montesquiou, Léon-Paul Fargue et Jean Lorrain  !

Mon émotion de nervalien se trouve avivée par le souvenir d'un ami disparu, salué dans l'ouvrage, le libraire bruxellois Hervé Renard, à qui tous les bibliophiles rendaient naguère visite dans son officine de la rue des Éperonniers.

 

Christopher Gérard

 

Gérard de Nerval, Correspondance générale, édition de Michel Brix, Editions du Sandre, 722 pages, 45€

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