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01 février 2022

Zurück nach Wien - Avec Alfred Eibel

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Né en 1932 à Vienne d’un père officier tôt disparu et d’une mère austro-hongroise, Alfred Eibel est une figure attachante de la vie littéraire qui a traîné ses bottes de Bruxelles à Hollywood, de Prague à Zürich. L’homme a fréquenté bien du monde : Fritz Lang et Kenneth White, Léo Malet et Etiemble, Gregor von Rezzori et Gabriel Matzneff (qu’il a édité, avec quelques autres, dont Gérard Guégan et Pol Vandromme). Il connaît sur le bout des doigts le cinéma européen, la littérature chinoise et l’opéra autrichien. De père catholique, il a connu, après l’Anschluss, l’exil en Belgique avec son beau-père juif. Il est sans doute l’un des rares écrivains français d’aujourd’hui à avoir vu passer Hitler dans la Vienne de 1938 et à avoir entendu les stukas mitrailler les foules de l’exode en 1940. Alfred Eibel est un personnage de légende.

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Voilà qu’il nous livre ses Souvenirs viennois par le truchement d’un joli ouvrage à la nostalgie ironique, car l’homme n’est jamais dupe. « En naissant à Vienne, écrit-il, j’ai vu le jour sur une zone sismique qui m’a fait penser à chaque instant à la disparition définitive du passé, à l’exemple de l’Atlantide ». C’est justement cette cité engloutie qu’il évoque par tableautins : la Vienne des années 50, qui lui sert de marchepied pour nous replonger, par fines allusions, dans celle de la Double Monarchie. Jonglant, non sans un zeste de perversité, entre kitsch et retour du refoulé, Alfred Eibel ressuscite la pension Operning, où il descendait naguère, avec ses naufragés de toutes sortes : rescapés des camps au sourire poli, émigrés revenus des Amériques et tous ces « accourus », Berlinois qui ont quitté leur ville rasée pour se faire oublier. Aux tables des grands cafés viennois, le Sacher, le Central ou le Mozart, il croise requins et margoulins, espions  (nous sommes bien dans la Vienne du Troisième Homme – der Dritte Mann), mélomanes et cinéastes. La Vienne d’Alfred Eibel se révèle une ville à l’insouciance surjouée, qui tente de refouler les horreurs d’un passé récent ; il en rend avec brio l’atmosphère ambiguë et parfois frelatée.

 

Christopher Gérard

 

Alfred Eibel, Souvenirs viennois, Arthaud, 232 pages, 19.90€

 

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Trois lecteurs attentifs

Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature, vienne |  Facebook | |  Imprimer |

01 janvier 2022

Avec Anne Richter

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D’Anne Richter (1939-2019), Vladimir Dimitrijevic, son éditeur des éditions L’Age d’Homme, disait justement : « Vous habitez tout ce que vous écrivez ».

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Avant de publier des essais littéraires sur Simenon et Milosz, ou encore, sa spécialité, sur le fantastique féminin, Anne Richter avait publié des recueils de nouvelles, comme L’Ange hurleur, Le Chat Lucian, La Promenade du Grand Canal, textes élaborés avec soin et dont le point commun semble bien « une adhésion au mystère qu’il faut essayer de décrypter sans le déflorer ».

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Sa fille Florence a eu l’excellente idée de faire rééditer son premier livre, publié à l’âge de quinze ans et d’emblée salué - à juste titre - comme prometteur.

Les dix-huit contes brefs qui composent La Fourmi a fait le coup disent en effet le « poète-peintre » en herbe, pour citer Franz Hellens, grand manitou des Lettres belges des années 50. La jeune Anne Bodart (elle n’avait pas encore épousé le germaniste Hugo Richter) y révèle, outre sa totale originalité, une prose subtile servie par une profonde culture classique - acquise sur les bancs de l’un des plus prestigieux lycées de la capitale belge, situé dans le Parc Léopold, à deux pas de ce qui deviendrait un jour le pharaonique complexe de l’Union européenne.

Ces nouvelles se rattachent au genre du réalisme fantastique, que l’écrivain  allait développer au fil des ans. Elle y cède la parole à des animaux, par exemple un rat londonien qui pourrait bien être une sorte de César (dont il partage la fin tragique) ou même à des choses. Toutes ces historiettes baignent dans une atmosphère lucide, parfois caustique, tant va loin sa réflexion sur la nature humaine, étonnante chez une adolescente nourrie de Colette et de Shakespeare. Déjà, Anne Richter ouvre les portes d’un univers pour la plupart insoupçonné où communiquent l’animé et l’inanimé - comme dans les anciennes mythologies dont elle était férue. Maîtrisée, la langue joue avec l’implicite et les épithètes, avec autant de brio - le talent qui s’annonce -, de caractère (elle n’en manqua jamais), que de charme.

A relire ce bijou de ma défunte amie, je me rends compte à quel point elle me manque.

 

Christopher Gérard

 

Anne Richter, La Fourmi a fait le coup, Samsa, 70 pages, 20 €

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Anne et Florence Richter, à la Foire du Livre, au stand de L'Age d'Homme

 

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24 décembre 2021

Martha Argerich

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« Pianiste-chamane », Martha Argerich est l’héroïne du dernier livre de Véronique Bergen, poète, essayiste … et pianiste dont le regretté Jacques De Decker me vantait naguère la finesse du toucher.

 

Son portrait de l’interprète, décrit comme une « évocation rhapsodique »  est ouvertement subjectif ; il se double d’une réflexion en profondeur sur l’effet de la musique sur un quadruple corps : celui du compositeur, de son interprète, du public et de l’instrument. Le caractère théurgique de la musique en tant que culte à mystère est magnifié dans cet essai aussi érudit que lyrique, où l’architecture de l’œuvre et la palette des coloris trouvent leur subtil équilibre.

Car Martha Argerich parvient, et c’est là que réside son génie, à consilier, sur le fil du rasoir, structure et couleurs, sans jamais se montrer trop cérébrale ni trop échevelée : « Retrouver la fraîcheur, voilà l’enjeu ». Véronique Bergen rappelle à propos l’aphorisme de Cioran, dans Les Syllogismes de l’amertume, « A quoi bon fréquenter Platon, quand un saxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde ? » Comment parler de manière audible, sans bavardage abstrus, du sortilège musical qui apaise et guérit ? Mission accomplie.

 

Christopher Gérard

 

Véronique Bergen, Martha Argerich. L’art des passages, Samsa, 160 pages.

Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent |  Facebook | |  Imprimer |

20 décembre 2021

OPTIMUM SOLSTITIUM

 

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A tous les amis & correspondants,

joyeux solstice et heureuse année MMXXII

 

 

Écrit par Archaïon dans Mythes et Dieux | Lien permanent |  Facebook | |  Imprimer |

17 novembre 2021

Avec Christian Dedet

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Il n’est guère courant, en cet an de disgrâce 2021, de rencontrer un écrivain qui a fréquenté Henry de Montherlant et Dominique de Roux, Jean-René Huguenin et Michel Déon, Alexandre Vialatte et Joseph Delteil, et qui se trouve être l’un des derniers à avoir vu Céline vivant.

Cet homme, qui fut aussi explorateur et médecin, le bon docteur Dedet, existe ; il m’honore de son amitié.

Il publie depuis soixante ans, encouragé à ses débuts par les éditions du Seuil, maison progressiste s’il en est. Car Christian Dedet (1936) ne peut être identifié à la figure convenue du « Hussard » (« whisky, insolences et grosses voitures ») - depuis toujours, il est ailleurs, à sa propre place.

Ses mémoires illustrent cette posture libertaire et aristocratique, ascétique et eudémoniste au sens d’adepte de plaisirs naturels contrôlés par la raison. Plus je lis Dedet, plus je me rends compte qu’il est aussi un moraliste dans la belle tradition française.

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Dans Sacrée jeunesse (1958-1963), nous assistions aux premiers pas de cet Occitan, futur médecin thermal, passionné de littérature, à Montpellier, où il collabora à la revue La Licorne, à Paris, où il publia au Seuil son premier roman, Le plus grand des taureaux. Nous l’accompagnions même à Meudon, quand, pris d’un pressentiment, il rendit visite à Céline quelques jours avant sa mort (« le regard peureux », « le ricanement de faune débusqué »). Christian Dedet y dressait son propre portrait, celui d’un fils de famille choyé, d’un rebelle bien élevé - le feu cathare en complet gris.

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Dans L’Abondance et le rêve. Journal 1963-1966, il nous livrait la suite attendue de ces mémoires d’un veinard : sa découverte des joies du service militaire, à Perpignan au 11ème Choc, ses lectures d’impertinents tels que Gabriel Matzneff ou Jacques d’Arribehaude, sa méfiance pour les bonzes de Tel Quel, ces « théoriciens du vide », dont il repéra tout de suite les tendances inquisitoriales. Un moraliste proche des Romains, sec comme un Espagnol de haute époque, avec une touche de sybaritisme  méditerranéen. Parmi les portraits d’écrivains, retenons celui du généreux Vandromme, qui lui écrivit cette phrase essentielle, d’une telle justesse : « Les livres que nous écrivons doivent nous être donnés de surcroît – en récompense de la fantaisie de notre paresse et de notre humeur vagabonde. »

Aujourd’hui, il publie Nous étions trop heureux. Journal 1967-1970, où nous le suivons dans sa double vie de médecin thermal six mois par an en Auvergne et d’écrivain à Paris, quand il ne vagabonde pas en Espagne ou en Sicile avec sa jeune épouse catalane, Paule Garrigue, « fille du Sud si naturellement intégrée à cet ordre dorique ». Il y a ici des pages magnifique sur l’amour conjugal (« S’attendrir jusqu’à l’adoration en pensant à l’enfant qu’elle fut ») et sur la chasse au bonheur de ce couple « trop heureux », surtout quand naît la petite Joséphine, aujourd’hui journaliste à Jeune Afrique et autrice d’une biographie de la reine Géraldine d’Albanie ou encore d’un roman sur Erich Von Stroheim.

Comme dans ses précédents volumes, Christian Dedet évoque la Belgique, où il compte nombre d’amis, dont Annie Stoclet, qui lui ouvre les portes de son Palais art déco décoré par Klimt et Khnopff, où il occupe la chambre de Jean Cocteau. Nous croisons quelques Bruxellois qui comptaient comme Carlos de Radzitzky, collagiste surréaliste et jazzman émérite, Georges Sion et Maud Frère.

A Paris et en province, Dedet fréquente ses camarades de la revue Combat, les mousquetaires Sénart, Tesson, Saint-Robert, Matzneff. Et aussi d’autres irréguliers, tels que Maurice Ronet, Alfred Fabre-Luce ou François Sentein, l’ami de Max Jacob et de Jean Cocteau, « exquis rescapé des temps absurdes, éternel pèlerin d’une Arcadie rêvée », qui prépare ses précieuses Minutes d’un libertin, un livre talisman.

Christian Dedet incarne en fait un personnage stendhalien, attelé dans son œuvre à fixer des moments de félicité avec pour seul objectif de rendre sa vie plus intense tout en laissant une trace pour quelques happy few, ses amis.

Comment ne pas devenir l’ami de cet écrivain rare dont la plume ne dérape jamais, aux instincts aussi sûrs que profonds (sa vision de mai 68 !), aux accents si poétiques, par exemple quand il chante les frondaisons et les statues du Luxembourg ?

Pour un cadet, la lecture de ce Journal fait parfois soupirer : les lettres d’éditeurs attentifs, l’attention de critiques subtils, les visites aux confrères - l’infinité des possibles.

Atlantis Felix.

 

Christopher Gérard

Christian Dedet, Nous étions trop heureux. Journal 1967-1970, Les Editions de Paris, 372 pages, 20€.

 

Il est question de Christian Dedet dans Les Nobles Voyageurs

 

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Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature |  Facebook | |  Imprimer |