09 novembre 2022
Jean-Baptiste Baronian, gastrologue & culinographe
Pour le connaître un peu, je sais que Jean-Baptiste Baronian est une sorte d’ogre. La cravate n’y change rien : sous des dehors policés, l’homme est un affamé, un fauve à l’appétit universel. Viandes rouges et éditions originales, symphonies et polars, vins du Rhône et du Bordelais, tout est bon pour combler, un bref instant, sa fringale d’Agathopède (pour ce mot, voir son Dictionnaire amoureux de la Belgique).
Il vient de le prouver une fois de plus en publiant son Dictionnaire des écrivains gastronomes, d’Apollinaire à Zola, monument d’érudition sauvage où j’ai l’honneur et le plaisir de figurer avec quelques Belges, et non des moindres, de Pirotte à des Ombiaux, de Goffin à Namur. Notre encyclopédiste s’est amusé à répertorier culinographes & gastrologues, amateurs de bonne chère et adeptes de la dive bouteille.
Leurs communs ancêtres ? Rabelais et Balzac, et Dumas, assurément. Les élus doivent avoir composé non des livres de recettes (sauf avec un réel talent littéraire, comme Brillat-Savarin, Curnonsky ou Coffe), mais illustré dans leur œuvre le plaisir de manger ou de boire, qui « passe par l’esprit et par l’imaginaire ».
Un défilé de fines gueules, en somme, où l’on croise Agatha Christie et Gérard Oberlé, Jacques Chardonne et Sébastien Lapaque, San Antonio et Michel Houellebecq, tant d’autres comme le pantagruélique docteur Daudet, le bretteur royaliste, qui proclamait haut et fort : « Les régimes sont une abominable blague ».
Christopher Gérard
Jean-Baptiste Baronian, Dictionnaire des écrivains gastronomes. De Apollinaire à Zola, Flammarion, 432 pages, 26€
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Voir aussi :
Gourmet et gourmand, le très érudit Jean-Baptiste Baronian nous livre avec ce Dictionnaire de gastronomie & de cuisine belges à l'étonnante couverture fuschia la suite, en quelque sorte, de son Dictionnaire amoureux de la Belgique (Plon).
Avec un soin maniaque et sans lésiner sur les détails les plus pointus, l'auteur promène son lecteur dans l'histoire culinaire et littéraire du royaume, depuis la fin du Moyen Age jusqu'à nos jours. Des incunables aux guides Delta, Baronian a tout dévoré sur la cuisine belge, que le grand Curnonsky considérait comme la meilleure d'Europe... après la française.
Surtout, comme l'homme n'est pas le moins du monde cuisinier mais plutôt amateur averti et exigeant bon vivant, il s'est intéressé non point aux recettes mais à l'histoire des mets, à leurs origines plus ou moins lointaines, même s'il montre que maintes recettes dites "traditionnelles" ne remontent pas nécessairement à Ambiorix.
Et, a contrario, plus d'une recette inventée par tel chef prestigieux, semble bien exister depuis l'aube des temps.
De cette cuisine que son cher Baudelaire trouvait "dégoûtante et élémentaire", Baronian connaît tous les secrets, tous les parfums. Son impressionnante mémoire à la fois gustative et littéraire lui permet de citer fort à propos les grands gastronomes, d'Escoffier à Gaston Clément (qui régna sur les cuisines belges), mais aussi les écrivains, ses confrères, d'Alexandre Dumas à Simenon, de Ghelderode à Léon Daudet, sans oublier l'auteur d'Aux Armes de Bruxelles - la fine fleur, en somme. Il n'oublie pas les grands chefs, d'Yves Mattagne à Pierre Wynants, d'Alexandre Lous à Marcel Kreusch.
Des anguilles au vert au waterzooi, des asperges de Malines au speculoos, le lecteur goûte à tout ce que la joyeuse Belgique produit d'euphorisants. Blanche de Louvain (dont Hugo fustigeait "l'arrière-goût odieux"), cramique, crevettes grises, huîtres d'Ostende (célèbres au XIXème, et chantées par Nerval), faro ("de l'eau deux fois bue" dixit Baudelaire), filet américain (qui remonterait au XVIIIème) - tout nous est révélé des mystères de la gastronomie thioise. Jusqu'à l'origine véritable des frites, introduites à Bruxelles par des émigrés parisiens.
Un mythe s'effondre, celui de l'autochtonie belge des frites...
Qu'à cela ne tienne, noyons donc notre chagrin à coups de kriek à la cerise et de genièvre au citron dans les estaminets bruxellois, par exemple à la Fleur en Papier doré, comme les surréalistes et les membres du groupe Cobra, comme Thierry Marignac et Jérôme Leroy !
Christopher Gérard
Jean-Baptiste Baronian, Dictionnaire de la gastronomie & de la cuisine belges, Editions du Rouergue, 312 pages, 28€
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05 novembre 2022
Avec Alain de Benoist
Non-conformiste de toujours, Alain de Benoist (1943), est l’auteur de dizaines de livres érudits sur l’identité européenne, la décroissance, l’écologie, le sacré et ses métamorphoses, les droits de l’homme, le populisme, le Jésus historique, etc. Il est aussi le propriétaire de la plus importante bibliothèque privée de France, près de deux cents mille volumes. Ce diable d’homme, qui est mutatis mutandis pour toute une génération l’équivalent de Maurras, a tout lu … jusqu’à l’œuvre complète d’Alain de Benoist !
Depuis la fin des années soixante, avec une régularité d’horloger du Grand Siècle, il travaille inlassablement à une refondation de la pensée conservatrice, ce qui lui a valu d’indignes procès d’intention et a fait de lui l’un des intellectuels français les plus ostracisés.
Son récent Contre le libéralisme. La société n’est pas un marché (Rocher), dont j’ai parlé ailleurs, livrait le fruit d’intenses réflexions sur le libéralisme comme idéologie, sur son anthropologie (fausse) et sur sa conception (réductrice) de la liberté, vues d’un point de vue conservateur : « Le libéralisme n’est pas l’idéologie de la liberté, mais l’idéologie qui met la liberté au service du seul individu. La seule liberté que proclame le libéralisme est la liberté individuelle, conçue comme affranchissement vis-à-vis de tout ce qui excède cet individu. Le principe d’égale liberté se fonde lui sur le primat de l’individu dans la mesure où celui-ci n’est plus considéré comme un être politique et social, mais comme un atome qui n’est par nature intrinsèquement lié à aucun autre. La liberté libérale se pose ainsi de manière abstraite, indépendamment de toute appartenance ou ancrage historique. »
Avec L’Exil intérieur, Alain de Benoist délaisse un instant sa passion pour l’histoire (engagée) des idées. Il livre ici ses carnets intimes depuis un demi-siècle, près de trois cents cinquante pages d’aphorismes, de citations, de réflexions souvent lapidaires, exercice où il excelle. Le ton en est direct, dépourvu de fioritures, intimiste sans jamais abandonner une tenue de bon aloi. Les confidences affleurent, sans une once de sensiblerie ni d’apitoiement : juste le bilan d’un homme qui atteint bientôt sa huitième décennie et qui se retourne sur soixante ans de lectures et de ruminations, fidèle à la devise familiale : « Du goût, de l’ordre, de la patience et du temps ». Le titre donne le ton : Alain de Benoist n’aime guère l’état présent de notre civilisation ; la modernité lui paraît laide et anxiogène. Etranger à ce monde, en état de relative sécession, mais nullement aigri, encore moins haineux, il fait sienne la phrase d’Edgar Quinet placée en exergue de son livre : « Le véritable exil n’est pas d’être arraché à son pays mais d’y vivre et de n’y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer ». Comment ne pas partager ce sentiment ?
L’homme confesse une part de ruse et d’ambivalence, un côté Janus bifrons : « J’aime autant Céline que Montherlant ». D’où, sans doute, cette volonté tenace, de dépasser les antinomies devenues des blocages mentaux. Issu de la droite radicale des années soixante, il n’aura en effet cessé de tenter de clarifier la sensibilité « de droite »… tout en s’empressant de préciser : « A l’aube des années décisives, il est triste d’appartenir à un camp dont on sait par avance qu’à l’heure des décisions il fera le mauvais choix. » Cette atroce guerre d’Ukraine confirme son intuition…
Mais, pour le citer encore, l’essentiel est ailleurs : « Au-delà des causes que l’on défend, seule compte la qualité des êtres ».
Chacun trouvera son miel parmi ces pensées à dessein fragmentaires, non-systématiques, qui stimuleront sa réflexion sans toujours emporter son adhésion, peu importe, puisque l’intérêt est de suivre cet esprit qui se libère des dogmes et des réflexes de son milieu d’origine sans pour autant renier qui que ce soit. Comme il le dit très bien : « La table rase est l’équivalent progressiste de la terre plate ». Et Alain de Benoist, dont un aïeul fut créé baron par Marie-Thérèse d’Autriche en 1778, a gardé de l’ancienne noblesse ce mépris de la facilité et ce goût des devoirs qui distinguent du bourgeois.
Ce qui frappe à la lecture de ces carnets, c’est la solitude de son auteur, qui, s’il a eu et conserve encore des amis précieux, chemine relativement seul. Citons-le encore : « Une idée interdite est une idée qu’on ne peut exprimer qu’à la condition d’avoir du courage. Il en résulte que, lorsqu’une idée est interdite, ce sont les courageux qui en ont le monopole ». Périlleuse posture, que les cloportes, innombrables par nature, font payer au plus haut prix.
Le plus étonnant dans ce recueil, quelques poèmes d’antan, dont je ne résiste pas à citer deux strophes :
Mais où sont passés nos feux de camp
Sous quelle braise encore couve la flamme
En quelles poitrines se sont cachés nos chants ?
Voici le pays vendu à l’encan
Et le peuple lui-même a perdu son âme.
(…)
Où sont donc passés nos feux de camp
Les chants clairs des héros et le fracas des armes ?
Les dieux enfuis laissent la place aux titans.
Combien de temps encore faudra-t-il monter la garde
Sous l’oeil froid du Soleil qui, de loin, nous regarde ?
Dans une autre vie, celui que ses vieux amis appellent Fabrice aurait-il pu devenir poète, peintre ou cinéaste ? Who knows ?
Si j’avais une autre question à lui poser, ce serait la suivante : « tout votre itinéraire ne prend-il pas sa source dans un rejet esthétique du monde moderne ? » Le lecteur de Proust se souviendra à ce propos que « les idées sont les succédanés des chagrins ».
Lisons Alain de Benoist, aristocrate et rebelle.
Christopher Gérard
Alain de Benoist, L’Exil intérieur. Carnets intimes, La Nouvelle Librairie, 345 pages, 24€ Le même éditeur réédite Mémoire vive, passionnant livre d’entretien avec François Bousquet, naguère publié par le regretté Bernard de Fallois.
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06 octobre 2022
Le retour de Michel Mourlet
Le nouveau livre de Michel Mourlet,
cinquième volume de ses fulminations
contre la bêtise contemporaine
Chronique à venir
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Michel Mourlet, au milieu de quelques amis (Christian Dedet, Christian Brosio, CG et Gabriel Matzneff) au Café Renard, établissement des Tuileries aujourd'hui disparu et qui fut un temps le rendez-vous des non-conformistes.
Lors d’un de nos nombreux entretiens qui ont commencé en quatre-vingt-treize, Michel Mourlet s’est un jour défini comme un homme aux curiosités multiples, adepte de l’école buissonnière, et aussi comme un écrivain secret - ceux qui fascinent une pléiade d’irréguliers.
Avec Une Vie en liberté, sans doute un de ses meilleurs essais avec Ecrivains de France et L’Ecran éblouissant, Michel Mourlet s’est amusé à baisser le masque, un tant soit peu, et à évoquer les « heureuses rencontres » d’une vie bien remplie. Auteur à vingt-cinq ans du manifeste des mac-mahoniens, phalange de cinéphiles en rupture avec la bien-pensance de l’époque (ces jeunes gens adulaient Lang, Losey, Preminger et Walsh), Michel Mourlet est aussi romancier, salué à 25 ans par Fraigneau et Morand. Et homme de théâtre, critique, spécialiste de la télévision, éditeur indépendant de livres et de revues (Matulu !), défenseur de la langue française, militant souverainiste, acteur de cinéma (dans A bout de souffle)…
Surtout, il incarne d’une manière éminemment française celui qui refuse de marcher en file indienne – pour paraphraser le poète surréaliste Achille Chavée. Il rejoint, en toute liberté, les non-conformistes de son temps (et du nôtre) : « un considérable potentiel de littérature ludique et désenchantée, grave et désinvolte »… avec, en plus, une densité issue d’un incessant questionnement philosophique sans rien d’académique et qui trouve sa source dans Parménide.
Grâce au masochisme d’un écrivain à peu près inconnu, belge comme Achille Chavée (mais peut-être inventé de toutes pièces ?), Mourlet nous livre aujourd’hui 450 pages de souvenirs subtils et de réflexions impertinentes. S’étant très jeune soustrait aux pesanteurs de la culture officielle, et en fait de la « culture » tout court, l’homme se révèle vite apte à former seul son jugement, sans tenir compte des oukases et des doxas. N’ayant pour seul vrai maître que Valéry (et Nietzsche, et La Bruyère), Michel Mourlet rue dans les brancards depuis soixante printemps. Un pionnier de certaine reconquista intellectuelle et morale, en somme. Un corsaire. Toujours avec élégance, toujours empli de reconnaissance, toujours fidèle. Ses pages si claires sur Fraigneau, dont le style l’a foudroyé, sur les peintres Mathieu et Chapelain-Midy, sur Sagan avec qui il dîne au whisky, sur Montherlant et Laudenbach, sur Vandromme et Déon, sur le cher Eibel, enchantent. Comment ne pas être séduit par un écrivain qui « préfère le murmure sacré de nos vieux chênes et le chuchotement des ruisseaux aux mornes sables du désert » ? Lisez Mourlet et goûtez ce parfum unique d’amitié.
Christopher Gérard
Michel Mourlet, Une Vie en liberté, Séguier, 450 pages, 22€
PS : Amusante coquille, page 53, où il est question du maître livre de M. Heidegger, Sun und Zeit.
PPS : Un exemple de sa redoutable lucidité : "Christopher Gérard appartient à la petite tribu des réenchanteurs dans le désert de notre modernité".
Entretien avec Michel Mourlet
Propos recueillis en 2008 par Christopher Gérard
Depuis votre premier livre, D’Exil et de mort (1963), roman salué par Paul Morand, vous n’avez cessé d’écrire. Quel genre d’écrivain êtes-vous ?
Quelqu’un, me semble-t-il, qui a des curiosités multiples, répugne à la spécialisation et n’est jamais là où on l’attend. J’ai au moins cinq catégories de lecteurs : ceux qui pensent que je suis un théoricien du cinéma ; ceux qui pensent que je suis un écrivain de fiction, accessoirement essayiste de droite ; ceux qui me prennent pour un journaliste ; ceux qui ne me connaissent que pour mes activités théâtrales, pièces et critiques ; ceux enfin pour qui je suis un militant souverainiste anti-« franglais », administrateur de Défense de la langue française. Peu de gens de chaque catégorie savent que je m’occupe d’autre chose. Ces cloisons m’amusent beaucoup. En fait je crois surtout être un écrivain secret qui a horreur des gesticulations publicitaires et se ferait du souci pour l’avenir s’il avait, dans l’immédiat, une trop large audience. Dans ce sens précis, Paul-Jean Toulet ou Vialatte demeurent pour moi des modèles.
Quels ont été vos maîtres en littérature, ceux du passé et ceux que vous avez eu la chance de côtoyer ?
J’ai envie de répondre : Ni Dieu ni maître ! Je crois n’avoir eu que d’intimes admirations. Dans le passé et le désordre, quelques noms me viennent à l’esprit : Hugo, Valéry, Nietzsche, Racine, Vigny, La Bruyère, Stendhal, Barrès… Côtoyés : Fraigneau, Montherlant. En vérité j’ai lu ou connu personnellement – et infiniment goûté – beaucoup plus d’écrivains que cela et chacun a pu déposer en moi quelque chose de lui. Mais, comme je l’avais expliqué dans Le Figaro en réponse à un questionnaire des années 60, je suis le dernier à pouvoir identifier de manière objective les lectures qui m’ont influencé. Au moins deux commentaires sur mes Chroniques de Patrice Dumby, l’un de Michel Déon, l’autre de Jean-Marie Drot, m’ont attribué Larbaud comme ancêtre. Or il se trouve que j’ai peu lu Larbaud. N’est-ce pas curieux ? Il y a quelque chose que je peux ajouter néanmoins, concernant la formation des talents : les échanges d’idées, de brouillons et de remarques sur ces premiers jets entre amis du même âge, si les jeunes gens en question sont suffisamment ouverts, peuvent être féconds. Flaubert et Bouilhet en fournissent la preuve ; de même Valéry, Gide et Pierre Louÿs. J’ai expérimenté cela avec deux camarades de lycée : le futur écrivain Jacques Serguine, le futur cinéaste et producteur Pierre Rissient.
Vous avez aussi fréquenté de grands peintres. Quelles ont été les rencontres les plus décisives ?
Je n’ai pas assez côtoyé Salvat, qui avait créé la couverture de mon premier roman à la Table Ronde (et, par la suite, offert à mon magazine Matulu une très belle illustration de notre dossier sur Déon), pour dire que mes rencontres avec lui furent décisives. Elles étaient plutôt une conséquence de notre commune amitié pour André Fraigneau et Roland Laudenbach. J’en profite pour dire que Laudenbach, à mon avis, fut le dernier grand éditeur parisien, un éditeur de la trempe des Bernard Grasset, Robert Denoël ou Gaston Gallimard, pour qui « littérature » signifiait quelque chose de plus que la commercialisation d’un produit. Fermons la parenthèse. En revanche, j’ai très bien connu Savignac, qui n’était pas un grand peintre mais un immense affichiste. Il avait un sens extraordinaire du gag visuel et m’enchantait par ses propos réactionnaires d’une savoureuse virulence, qui frappaient toujours juste. Je possède de lui plusieurs gouaches grand format, notamment les illustrations originales des premières éditions de mes Maux de la langue, ainsi que l’affiche destinée à l’Illusionniste de Sacha Guitry, qui orne la couverture d’Écrivains de France. J’ai entretenu aussi, surtout à l’époque de Matulu, des contacts assez réguliers avec Mathieu, qui m’écrivait de superbes lettres, de son écriture de « seul calligraphe occidental », comme disait Malraux. J’en ai même conservé les enveloppes, qui mériteraient d’être encadrées. Mais le peintre dont j’ai été le plus proche, c’est sans nul doute Chapelain-Midy, dont la hauteur de vue, l’exigence esthétique, la profondeur de jugement, l’élégance morale et la complète indifférence aux modes intellectuelles correspondaient tout à fait à ce que j’attendais d’un artiste. C’est lui qui a peint l’admirable scène qui illustre la couverture de ma Chanson de Maguelonne, rééditée il y a trois ans. Avec les épîtres qu’il m’a envoyées, on pourrait presque composer un traité de l’Art… A contrario, et sans vouloir choquer personne, j’ai rencontré une fois le sculpteur César à Monte-Carlo et ne me suis pas attardé : il m’est apparu comme l’« artiste contemporain » par excellence, un faiseur.
Le cinéma occupe une place importante dans votre vie comme dans votre œuvre. Vous apparaissez dans A bout de souffle et vous passez même pour le législateur d’un courant. Qu’en est-il ?
Effectivement, j’ai une très grande carrière d’acteur derrière moi : dans l’obscurité de la salle du Mac-Mahon où se déroule une scène d’À bout de souffle, j’étais un des spectateurs. J’incarne également un consommateur attablé à la terrasse d’un café dans le Signe du Lion de Rohmer, un passant dans la foule de Vu du pont, et j’ai joué deux fois mon propre rôle : dans le premier film en Cinérama, comme rapin anonyme préparant les Arts Déco à l’Académie Cola Rossi de Montparnasse, et comme auteur dramatique dans l’Ordre vert, docufiction de la jeune et combien douée Corinne Garfin ! Plus sérieusement : j’ai participe au mouvement d’agit-prop cinématographique dit « mac-mahonien », en tant que « théoricien », comme disent les auteurs de mes notices biographiques, et bien que je n’aime guère ce mot. Ainsi que je l’ai confié récemment aux Inrockuptibles et au Choc du mois, je préfère être considéré comme l’analyste passionné d’une « expérience limite » du cinéma. (…)
J’ai rencontré Otto Preminger, de qui j’ai appris la fascination cinématographique, grâce à Laura, Angel Face, le Mystérieux Dr Korvo et Sainte Jeanne. J’ai rencontré mon ennemi intime le scénariste Cesare Zavattini, à Rome, et j’ai même enregistré avec lui un long entretien qui doit dormir dans un de mes tiroirs. Il avait tout compris de la nécessité du réalisme et rien de la nécessité du choix. J’ai bavardé maintes fois avec Losey, à Londres, avant qu’il ne laissât quelque peu corrompre son esthétique brutalement rigoureuse par des enjolivures compliquées. Et Lang, bien sûr ! Dans mon prochain livre sur le cinéma, je raconterai mon dernier déjeuner avec lui. Et Tati, et Deville, et Sautet, et Astruc, et le cher Vittorio Cottafavi, que j’ai visité pour la dernière fois en 1995 à Rome où je m’étais rendu une fois de plus, pour cause de Centenaire du cinéma.
Vous venez de publier Les Maux de la langue, un impressionnant recueil de chroniques consacrées à la défense du français. Quelle en est la genèse ?
Tout est parti d’une conférence que j’ai prononcée en 1981 devant un parterre d’officiers de l’École supérieure de guerre qui planchaient sur le concept de « défense globale », celle-ci devant selon moi inclure la défense de notre principal instrument de communication, de notre plus visible repère d’identité et de son trésor patrimonial. À partir de là, je me suis rendu compte que la plupart des gens étaient inconscients des enjeux géopolitiques – et même simplement personnels – du langage, et qu’ils articulaient leur idiome à peu près comme un animal aboie, rugit ou hurle ; ce qui ouvre les vannes d’un darwinisme linguistique où le plus fort en muscles et en gueule fait la loi. La question aujourd’hui se résume à ceci : puisque N millions de producteurs de Coca-Cola font ensemble plus de bruit que les autres, doit-on pour autant embaumer Molière dans un sarcophage comme Plaute et Aristophane ? Si l’on ajoute à cette question la constatation qu’en France même, N millions d’irresponsables et d’illettrés (je pèse mes mots et use de litote) s’en fichent et même parfois s’en félicitent, n’y a-t-il pas de quoi foncer dans le tas, lance en avant ? Ce fut mon cas, à partir du Discours de la langue, dont même le Président Mitterrand, fin lettré et grand amateur de Chardonne, tint à me remercier.
(…)
Clichy, octobre 2008.
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On dit du mal de Michel Mourlet dans
Les Nobles Voyageurs
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04 octobre 2022
La greluche et le renard, ou le retour de Thomas Clavel
Naguère (voir ici-même mes chroniques des 19 juillet XX et 29 mars XXI), j’ai eu le plaisir de saluer les débuts d’un jeune romancier, Thomas Clavel, auteur de deux salubres et courageux romans. Un Traître mot dépeignait une France où les crimes de langue seraient punis avec une toute autre sévérité que les crimes de sang et où l’imposture victimaire, la traque des phobies les plus absurdes, la rééducation lexicale seraient devenues la règle.
Hôtel Beauregard mettait en scène la toute-puissance de réseaux sociaux piratés par des êtres maléfiques, que, soit dit en passant, cette atroce Guerre d’Ukraine a fait se multiplier encore davantage, guerriers de clavier ou stratèges de cuisine.
Dédié à Tantale, inventeur du désir, Le Jardin des femmes perdues est donc son troisième roman, ou plutôt, lui aussi, une sorte de conte philosophique - comme une variation contemporaine des Liaisons dangereuses. Avec une belle virtuosité, Thomas Clavel s’est amusé à camper deux types humains antithétiques, deux destins que nous découvrons par le truchement de journaux intimes au ton si différent : Victor, le séducteur, et Magali, la midinette, que la Providence fait habiter dans le même immeuble parisien.
Le premier, nietzschéen caricatural, qui fait songer au Costals des Jeunes Filles, est un vieux marcheur : il « manœuvre comme un doge et bondit comme un dogue » sur ses proies féminines. Son journal n’évite pas le ton emphatique et l’autosatisfaction cynique du joueur. La seconde se révèle une parfaite midinette, mais dans le genre pernicieux (à tout prix, elle veut nuire), pseudo-féministe surie, pimbêche conscientisée collectionnant clichés et tics de langage - et surtout les prudences - de la gauche idéologique (« Quand les gens comprendront que la grosse misogynie historique, c’est un truc à la base de bons blancs bien cathos tradis et bien propres sur eux. Alors on pourra avancer. Alors on pourra parler sérieusement. »).
Le paradoxe est que ce séducteur est un naïf et que cette vertueuse, qui voudrait bien, elle, être séduite, ira jusqu’à dénoncer son voisin pour un viol imaginaire. Thomas Clavel s’amuse à jouer de ce genre de situation limite qui illustre notre modernité tardive, qu’il décrit avec finesse, en explorateur des gouffres.
Christopher Gérard
Thomas Clavel, Le Jardin des femmes perdues, La Nouvelle librairie, 318 pages, 18€ . Les deux premiers romans sont publiés par la même maison.
On dit du mal de Thomas Clavel dans Les Nobles Voyageurs
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29 septembre 2022
Avec Rémi Soulié
A la fin du XIXème siècle, le jeune Maurice Barrès proclame dans La Terre et les Morts que « la terre nous donne une discipline, et (que) nous sommes le prolongement des ancêtres. » Son confrère Paul Léautaud rétorque : « Philosophie d’esclave ! L’enseignement des morts ! N’est-ce pas assez de les subir en soi forcément, sans encore se plier volontairement à eux ? »
Essentiel débat que reprend Rémi Soulié, Cathare de Toulouse, disciple du philosophe Pierre Boutang, spécialiste de Nietzsche et de Péguy. Depuis une vingtaine d’années, Rémi Soulié a publié des livres rares et recherchés où il dévoile par étapes aux happy few un paysage mental des plus singuliers. Justement son dernier essai d’inspiration barrésienne, Racination, est dédié au sanglier – porcus singularis. A rebours du siècle et de sa doxa infectée de néant et de confusion, l’Occitan Soulié part sur les traces de ses aïeux, paysans du Rouergue qui n’apprirent le français qu’au début du siècle vingtième.
Convoquant Homère et Hölderlin, Heidegger et Mistral, tant d’autres poètes et voyants, tous singuliers au suprême, Soulié remonte gaillardement le torrent et fait retour à la racine pour conjurer le grand naufrage moderne, exaltant « l’amitié originelle et émerveillée avec le monde, le dévoilement de l’universelle sympathie analogique ».
Au fil des pages de Racination, essai d’une densité souvent vertigineuse (par la hauteur de la pensée, mais aussi, à certaines pages, par un déluge d’allusions et de références), le cher Soulié, dont le patronyme évoque le soleil du Rouergue (on songe à Soulès, le vrai nom d’Abellio), nous balade parmi les arbres, les fleurs et les pierres, parfois tombales – la terre et les morts, toujours. Ses leitmotive ? « L’émerveillement du naïf et du natif », l’exaltation du lieu comme des liens, la méfiance à l’égard de l’abstraction, qui détache sans pour autant résoudre l’énigme du monde, l’exil intérieur…
A l’identité, trop abstraite à ses yeux, l’indigène Soulié préfère la racination en tant que « conscience d’un héritage à faire fructifier », que « mémoire d’une dette à l’endroit de ceux qui nous ont précédés ». Bref, il se pose, non sans une altière humilité, en débiteur, « homme de devoirs avant d’être un sujet de droits ». Un livre intempestif, d’Athènes et du Grand Midi, où rôdent les figures de Dionysos et de Simone Weil.
Christopher Gérard
Rémi Soulié, Racination, La Nouvelle Librairie, 216 pages, 21€. L'essai avait paru en 2018 chez le regretté Pierre-Guillaume de Roux.
Il est question de Rémi Soulié dans Les Nobles Voyageurs
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