05 juin 2023
French panache
Dans un joli récit, Mon ami, cet inconnu, François Cérésa saluait un ami de toujours qui s’était pendu à 59 ans, un homme instable et délicat malgré sa dégaine d’hercule : « un petit garçon qui jouait à l’homme, égaré dans le monde des grands ». Le survivant s’interrogeait sur ce frère manqué, dragueur obsessionnel, artiste raté avec qui il avait fait les 400 coups : « Toi et moi, on était faits pour Waterloo, le Chemin des Dames et Dien Bien Phu ». A-t-il songé à cet ami disparu lorsqu’il a mis la dernière main à son Dictionnaire égoïste du panache français, qui vient de paraître ?
En quatre cents pages et cinquante-deux portraits rédigés à coups de cravache, François Cérésa, l’auteur de dizaines de livres et qui a reçu le Prix Michel Déon de l’Académie française, le directeur de Service littéraire, le seul mensuel entièrement rédigé par des écrivains (et où règne, je peux en témoigner, la plus totale liberté de ton), s’insurge contre ce qu’il appelle une « société d’eunuques ».
L’homme abhorre euphémismes et prudences, en parfait disciple de ces trois figures littéraires qui incarnent le panache français : Athos, Cyrano de Bergerac et Arsène Lupin. On pourrait évoquer aussi Astérix et le capitaine de Boëldieu. Voire Antoine de Tounens, roi de Patagonie, que le cher Jean Raspail ressuscita naguère avec brio au point de créer un mythe patagon. En outre, Cérésa est tout sauf sectaire : au-delà de la droite et de la gauche, au-dessus de la mêlée.
Cérésa part du principe que « panache » est un vocable intraduisible, une création du génie français. Inexistant, d’après lui, chez les rosbifs et les ritals, qui en connaissent pourtant un bout sur l’élégance. Mais que signifie donc panache ? « Mélange de courage, d’audace, d’intempérance, d’honneur, d’élégance, mais aussi de suffisance, d’orgueil mal placé, d’indiscipline et de bêtise ». Très juste, car le panache peut faire perdre des batailles (Azincourt)… Cérésa y voit une « manière française de sublimer l’échec », un goût du beau geste et du bon mot : « Déplaire est mon plaisir. C’est mon vice » dixit Edmond Rostand, qui parlait aussi de « pudeur de l’héroïsme ». Il y a dans cette cambrure un côté libertaire, qui transcende les camps politiques (Jean Moulin et Robert Brasillach en firent chacun preuve), mais aussi sacrificiel, en raison de ce refus passionné, absurde même, de tout calcul, mesquin par essence.
Pour illustrer ce mal français, Cérésa en impose cinquante-deux incarnations, de Jeanne d’Arc à Georges Darien, de la sainte au bagnard. Jean Gabin et Louise Michel, Jean Rochefort et Romain Gary, le camarade Guy Môquet et Monsieur de Charette, Belmondo et Coco Chanel, Jean-Pierre Chevènement et Brigitte Bardot, y sont tous brossés en toute subjectivité, con brio.
Christopher Gérard
François Cérésa, Dictionnaire égoïste du panache français, Le Cherche-Midi, 400 p., 22€.
Il est question de François Cérésa dans Les Nobles Voyageurs
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26 avril 2023
Epicurea
Épatant, ce volume de fragments inédits d’Épicure choisis et traduits du grec et du latin par Gérard Pfister, poète, spécialiste du dadaïsme et de la mystique rhénane, fondateur des éditions Arfuyen ! Traducteur e.a. du turc, de l’allemand et de l’italien, Gérard Pfister maîtrise aussi les langues classiques, qu’il rend dans un français d’une subtile fermeté. Comment ne pas rester pantois devant pareil travail de transmission tout de passion et de rigueur ? Comment ne pas être ému par le fait qu’il ait dédié son livre à Marcel Conche, authentique philosophe et incomparable connaisseur d’Héraclite, de Lucrèce et de Montaigne ?
Inédits en français, ces Epicurea avaient été collationnés au XIXème siècle par un philologue allemand, Usener. Son lointain disciple, le néerlando-alsacien Pfister, en propose une anthologie, 242 fragments tirés d’auteurs grecs ou latins, païens ou chrétiens, qui synthétisent la pensée du philosophe du Jardin, Épicure (341-270 AC), dont le mot d’ordre pourrait être summum bonum voluptas, laquelle voluptas consiste à nihil dolere. La souffrance, le trouble, l’instabilité, voilà le mal ! Et les faux besoins, et la vie malsaine, et tout ce qui enchaîne l’homme et le rabaisse, par exemple les désirs absurdes, les opinions reçues : « Celui qui suit la nature et non les vaines opinions est auto-suffisant en tout. Au regard de ce qui suffit à la nature, toute possession est richesse ; au regard des appétits sans limites, même la plus grande richesse est pauvreté ».
À rebours du dieu jaloux (et donc faible) qui punit les enfants pour les crimes des parents, celui d’Épicure est bienheureux car immortel, incorruptible - rien ne l’atteint, pas même nos sacrifices et nos supplications, rien ne l’affaiblit ni ne l’altère. Ni bonté ni colère ne troublent son cœur de cristal. Quant à l’univers, loin d’être créé à partir de rien par quelque invisible magicien, il est le tout infini, incréé et incorruptible : « Il n’y a pas de naissance des choses qui n’étaient pas, ni de destruction de choses qui sont ; mais la conjonction de certaines choses qui sont avec d’autres s’appelle « naissance », et leur séparation s’appelle « mort ». »
Epicure nous exhorte à dompter nos faims et nos espérances, à réduire les besoins au pain et à l’eau – c’est dire si cette « joyeuse pauvreté », cette sereine frugalité sont loin du cliché du pourceau vautré dans la fange. Lisons ces Epicurea, leçons d’austère rectitude, guides pour la vie sage et bonne !
Christopher Gérard
Épicure, Ainsi parlait Épicure, trad. Gérard Pfister, édition bilingue, 192 pages, 14€
A Londres, avec le Maître.
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13 avril 2023
Fréquence Gracq
Disparu en 2007, Julien Gracq nous revient par vagues successives, des Manuscrits de guerre aux Terres du Couchant, comme pour nous adresser un salut d’outre-tombe. Un étrange texte d’une quarantaine de pages sort ainsi de l’ombre, La Maison, qui ne fut, semble-t-il, jamais proposé à José Corti. Rédigé juste après la guerre, trop long pour figurer dans Liberté grande, ce texte aura probablement été rangé dans un tiroir par l’écrivain, qui s’attaquait alors à la rédaction du Rivage des Syrtes.
La Maison, dont l’éditeur nous offre aussi le manuscrit, est une nouvelle aboutie, ou plutôt un conte d’une limpidité toute gracquienne, un fragment ciselé.
Le narrateur, sans doute un professeur sous l’Occupation, y évoque le voyage régulier qu’il fait en autocar dans la province française. L’homme observe le paysage, plus en expert (serait-il géographe ?) qu’en rêveur inattentif - le regard rivé. Au milieu d’un nulle part crayeux, « une zone étroite, pareille au coup d’ongle d’un doigt mauvais au travers de campagnes banales et cossues ». Entre deux tristes futaies, une maison apparaît, que le narrateur voudra voir de près, un jour de pluie. Sa traversée du bois détrempé, aux mousses spongieuses, au milieu de cette « étendue miséreuse et maladive » prend un tour quasi mythologique, comme si l’homme pénétrait dans la gaste terre des Contes du Graal - la terre morte. Par un admirable crescendo d’une totale densité, Gracq nous guide vers cette demeure en apparence abandonnée. D’une fenêtre ouverte, une voix s’élève soudain, le chant d’une femme, une voix celtique (« je songe toujours à la langue gaélique dont le nom et le domaine géographique m’enchantent »). Récit d’un envoûtement, souvenir d’un périple initiatique, cette Maison capte nos regards, pareille à la fée qu’elle abrite peut-être.
Christopher Gérard
Julien Gracq, La Maison, Éditions Corti, 76 pages, 15€
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21 mars 2023
Le retour d'Alain Van Crugten
Traducteur du polonais (Witkiewicz, Pankowski), Alain Van Crugten, dont j’ai déjà parlé ailleurs, a enseigné la littérature comparée et la slavistique à des générations d’étudiants. En parallèle, il a mené une carrière d’écrivain, comme le montre Ma Lodoïska, récit picaresque des temps révolutionnaires. Il republie aujourd'hui sous le titre La Dictature des ignares, un roman clairement autobiographique, que j'ai naguère lu sous son premier titre, Mars 68, et qui constitue une fresque de la Pologne des années 60. Son héros est un jeune thésard provençal qui reçoit une bourse de l’état polonais pour étudier le théâtre d’avant-garde à l’Université de Varsovie, alors en pleine ébullition. Son arrestation lors d’une manifestation d’étudiants interdite le met aux prises avec l’omniprésente Ubek, la redoutable police politique, dont il devient, à la suite d’un répugnant chantage, un informateur - en réalité une sorte d’agent double, grâce à l’aide d’un diplomate français très bien renseigné. C’est la touche John le Carré du livre. Le roman se double aussi d’une éducation sentimentale avec ses illusions et ses déceptions, avivées par le contexte historique, celui d’une société totalitaire qui, après un bref printemps libertaire, en mars 68, retombe dans la glaciation communiste. Le rythme du récit, les dialogues, la description du bouillonnement intellectuel et artistique comme des techniques de la répression font de ce roman une réussite. La culture polonaise, avec ses raffinements parfois inattendus, s’y trouve exaltée avec une chaleur communicative et une discrète nostalgie.
Christopher Gérard
Alain Van Crugten, La Dictature des ignares, M.E.O. éditions, 272 pages, 21€
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16 février 2023
L’ancien calendrier d’un amour
L’Ami arménien, le précédent roman d’Andreï Makine (1957), touchait juste par une nostalgie exempte de toute sensiblerie. Un autre roman, particulièrement réussi, L’Archipel d’une autre vie, mettait en scène la fuite éperdue d’un couple de proscrits, qui échappait à la tyrannie par le recours aux forêts. Avec L’ancien calendrier d’un amour, Makine opère une synthèse entre nostalgie et quête amoureuse.
Avec lui, nous traversons le terrible vingtième siècle russe en compagnie de Valdas Bataeff, fils d’un avocat libéral de la fin du tsarisme et d’une baronne balte. Poète, cadet de l’Armée impériale jeté dans la guerre civile et donc garde blanc de l’Armée Wrangel, il connaît les tueries révolutionnaires, l’exil à Constantinople puis à Paris, comme chauffeur de taxi, et enfin à Nice, comme bien des Russes blancs, dont il incarne, dans ce roman elliptique, la figure quasi archétypale.
Mais Valdas a un secret, double : celui d’amours rêvées d’une part, ou bien charnelles mais brisées net de l’autre. Soit l’exquise Kathleen, jeune fille de la grande bourgeoisie rencontrée dans le Yalta ensoleillé de l’été 1913, fiancée émigrée à Stockholm et perdue, qui fait songer à la Machenka de Nabokoff.
Quelques années plus tard, juste avant le grand exode des Blancs quittant la Crimée, Taïa, contrebandière de tabac, qui se sacrifie pour son jeune amant pourchassé par les Rouges. Toute sa vie durant, Valdas vivra dans le souvenir fidèle de cette fille du peuple.
Sa courte histoire d’amour, qui lui permet de survivre à soixante-dix ans d’exil, dure quelques jours, dans une parenthèse temporelle enchantée, quasi onirique et dépeinte avec maestria. Plus ou moins au même moment, la Russie change de calendrier, passant du calendrier julien de l’époque impériale au grégorien de la nouvelle patrie des travailleurs. En exil, Valdas connaîtra quelques femmes, elles aussi des archétypes d’émigrées russes. Ce roman étrange et beau est pour Makine l’occasion de décrire la condition d’étranger absolu, nulle part à sa place mais survivant toutefois dans une patrie intérieure grâce à un amour partagé à l’écart du temps. Sa capacité à faire entendre par quelques notes la musique d’une vie fait de Makine l’un des grands compositeurs d’aujourd’hui.
Christopher Gérard
Andreï Makine, L’ancien calendrier d’un amour, Grasset, 192 pages, 19.50€
Voir aussi :
http://archaion.hautetfort.com/archive/2021/01/22/avec-andrei-makine-6292606.html
Il est question d'Andreï Makine dans Les Nobles Voyageurs
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