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12 février 2021

Entretien sur Maugis II

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Vous ne semblez pas très moderne, Christopher Gérard. Vous êtes en effet fidèle à des héritages et vous vous reconnaissez des maîtres. Vous ne croyez certainement pas qu'un style et une sensibilité littéraires sont de génération spontanée. Qu'est ce qui donc a fait de vous un lecteur et un écrivain ?  Quels ont été vos premiers initiateurs ?

Tout jeune encore, avant même l’adolescence, j’ai perçu, sans réfléchir, ce que Péguy décrit à la perfection dans Situation IV : « Le monde moderne avilit. Il avilit la cité ; il avilit l’homme. Il avilit l’amour ; il avilit la femme. Il avilit la race ; il avilit l’enfant. » Dès ces affreuses années 70, j’ai eu une conscience aiguë de vivre aux temps de la décadence et de l’avilissement, car la modernité, avec sa marchandisation et sa standardisation effrénées des corps, des âmes et des esprits est aussi brutale que laide. En voulez-vous une preuve irréfutable ? Regardez avec attention des photographies ou des films antérieurs à la fin des années 60. Vous y verrez des visages humains, encore nobles, même chez les gens les plus humbles, qui passeraient aujourd’hui pour des membres de l’aristocratie, tant leur maintien, le contrôle de leurs gestes, leurs vêtements, leur langage traduisent un mode d’être aux antipodes du nôtre. J’ai douloureusement pressenti que le monde allait être défiguré, peut-être pour toujours. Voilà la source, le déclic qui fondent, oui, une fidélité à des héritages multiples, posture avant tout esthétique.

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Comment donc, après aussi cruelle prise de conscience, croire encore à la fable d’un progrès moral exponentiel, à l’illusion d’une amélioration infinie des conditions de vie - à la table rase et à l’amnésie qui en seraient les conditions sine qua non de réussite ?

Très tôt, cette conscience, suraiguë je l’ai dit, de vivre une fin de cycle m’a de manière assez logique poussé à m’intéresser à nos origines, et ce avec d’autant plus de passion que, à moitié américain par ma mère, je me sentais européen de tout mon être, sur-européen, si j’ose dire. L’insécurité culturelle, je l’ai connue très jeune ; elle a joué un rôle majeur dans mon parcours.

J’ai compris par l’expérience vécue, et non dans les livres, que l’homme est avant tout un héritier, le maillon d’une chaîne pluriséculaire, le locataire d’un domaine dont il hérite et qu’il transmet, avec un mélange d’humilité et d’orgueil. Mon roman Le Prince d’Aquitaine livre quelques réflexions sur ce thème fondamental.

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Vous me demandez ce qui m’a fait lecteur et écrivain ? Le destin ! Lecteur, je l’ai été grâce à mes professeurs de l’école publique, aux livres offerts par ma grand-mère, à ces instituteurs qui nous emmenaient à la bibliothèque municipale.

Ecrivain, je le suis devenu sur le tard, à trente ans passés, le temps d’oser à mon tour prendre ma (minuscule) place aux côtés des aînés.

La première initiation ? Je peux la dater au jour près ! C’est en effet le 6 décembre 1972 qu’un livre a changé ma vie. A peine âgé de dix ans, j’ai reçu de ma grand-mère un album illustré qui, malgré déménagements & pérégrinations, ne m’a jamais quitté : Légendes de la Grèce ancienne. Le monde merveilleux des dieux, des déesses, des nymphes et des héros, aux Editions des Deux Coqs d’Or. Comment ne pas rêver, toute une vie d’homme et d’artiste, aux noms d’Ouranos  et de Gaïa, dont naquirent Océan, Chronos (le Temps, au centre de toute vie d’écrivain ?), le géant Antée (lequel donna son nom à une prestigieuse revue symboliste belge du début du XXème siècle, où l’on lisait André Gide et Rémy de Gourmont) ? Combien d’heures solitaires passées à rêver à Mnémosyne, qui de Zeus enfanta neuf filles, les Muses ? A Phaéton et au char du Soleil, à l’imprudent Icare, à cette fascinante Toison d’Or (qui parle au cœur de tous les Bourguignons), au courageux Thésée ? D’autres invoqueront Proust ou Kafka. Moi, ce sont les  dieux et les déesses, les nymphes et les héros qui, à jamais, ont peuplé mon imaginaire.

Le reste a suivi, de Stendhal à Céline, de Nerval à Léautaud, de Morand à mon cher Jacques Laurent et au regretté Michel Déon, sans oublier Hermann Hesse, tant d’autres. D’Eliade, de Borges et de Jünger, j’ai entre autres retenu que la littérature constitue une forme d’expérience du sacré.

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La défense et l'illustration du paganisme, auquel vous préférez je crois le terme polythéisme, sont l'un des cœurs battants de votre œuvre. Comment peut-on être païen ? s’interrogeait Alain de Benoist en 1982. De nombreux lecteurs d’Éléments savent sans doute répondre à cette question. Mais comment devient-on païen ?

 

Dans mon essai La Source pérenne comme dans mon premier roman Le Songe d’Empédocle, j’ai évoqué quelques pistes, quelques moments, quelques images. N’ayant guère l’âme théoricienne, je ne puis vous dire comment « on » devient païen (ou polythéiste). Evitons les généralisations hâtives.

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Païen, je l’ai toujours été – anima naturaliter pagana. Simplement, appartenant à une famille déchristianisée depuis la Révolution industrielle en réaction contre les connivences entre l’Eglise et la bourgeoisie, je n’ai pas subi le lavage de cerveau galiléen, à peine quelques cours de religion catholique où j’avais été inscrit par erreur, car dans la Belgique de 1970, le chef de famille devait choisir pour ses enfants entre les cours de religion (catholique, protestante, orthodoxe, israélite) ou de morale laïque. Grâce à cette erreur providentielle, j’ai appris des prières, en français malheureusement (d’où leur total oubli), et j’ai été sommé de prier pour le repos du Général de Gaulle – ce que j’ai fait avec émotion, ma première émotion politique. Je vous dis cela parce que la « prof de reli » utilisait un manuel dont les illustrations de type seventies m’ont illico presto vacciné contre la Bonne Nouvelle. Ces chamailleries sur les rives du Jourdain n’appartenaient pas à mon univers, celui du ciel étoilé, que j’admirais le soir à Bruxelles, celui des dunes de la Mer du Nord et de la forêt des Ardennes, où m’emmenait marcher mon père. Dès que j’ai commencé à apprendre le latin, j’ai pris ouvertement le parti de Rome – les thermes et les temples, les légions et les aqueducs, les consuls et les étendards. Aucune place pour un supplicié nazaréen, ni pour quelque prophète que ce soit.

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En revanche, la forêt et les vestiges de l’Imperium Romanum, de l’Ecosse à la Pannonie, du Limes germanique aux frontières parthes, tout l’héritage gréco-romain (les Celtes sont (re)venus plus tard dans ma conscience, pour ne plus la quitter) ont enflammé mon imagination. Mon expérience d’archéologue amateur m’a donné le goût, l’obsession même, de déchiffrer les paysages – traces de fossés ou de sépultures, vestiges de villas avec leurs tuiles et leurs tessons de céramique… La longue mémoire, je l’ai acquise à l’air libre, lors de prospections dans la pluie et le vent. Le goût de l’orage, que je salue encore et toujours, l’hommage au soleil et à la lune, la lecture des textes, la réflexion solitaire ont suivi, naturellement et sans intervention extérieure.

Comment vivez-vous votre fidélité aux Dieux, à « l'Ancienne Religion » ? Est-elle essentiellement intellectuelle ou implique-t-elle des pratiques et des rites particuliers ? Votre quotidien est-il raciné dans votre paganisme ?

 Peu de rites, je suis le contraire d’un dévot. Horreur de l’occultisme, des trucs de magie,  des « mystères des runes » & «  secrets des druides ». Méfiance profonde pour les groupes et leurs rivalités dérisoires. Aucun goût pour les trips régressifs de type néo-viking tatoué ou sorcière-qui-parle-aux-abeilles. Dégoût absolu pour l’infra-musique industrielle comme pour le kitsch fantasy.

Le paganisme est pour moi une voie sévère, à la fois poétique et spartiate, une colonne vertébrale et un souffle – le pneuma des Anciens Grecs. Pensez au Zarathoustra de Nietzsche, l’un de mes éveilleurs.

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Le salut au soleil, le sacrifice de fleurs, de fruits et d’encens sur mes autels, quelques formules, mes mantras, me suffisent… quand j’en ressens le besoin ou l’envie. Je ne suis pas l’homme des groupes, je fuis donc les rituels collectifs, dont je ne critique nullement l’utilité – je pense au patient travail de redécouverte des Baltes et des Grecs par exemple.

Il s’agit plutôt pour moi d’une poétique et d’une vue du monde, où l’acceptation stoïcienne du destin, la quête de l’harmonie dans le sens d’une conformité avec l’ordre de l’univers (que je désire comprendre et non « changer »), l’approfondissement (j’espère) de la connaissance de soi, la contemplation des beautés terrestres et célestes, la conscience du jeu éternel des Puissances prennent toute leur place. Vous aurez compris que je suis avant tout un contemplatif, davantage qu’un intellectuel, et que cette contemplation nourrit mon travail d’artiste.

 

« Depuis toujours ce polythéiste sacrifiait à Notre-Dame chez les Catholiques, à la Théotokos chez les Orthodoxes : n'était-ce pas l'avatar de la Grande Déesse qu'il honorait ainsi ? » écrivez-vous de Maugis. Voilà qui n'est pas une attitude de néopaïen sectaire. Charles Péguy affirmait en 1912 dans Notre Jeunesse :  « Le monde moderne ne s'oppose pas seulement à l'ancien régime français, il s'oppose, il se contrarie à toutes les anciennes cultures ensemble, à tous les anciens régimes ensemble, à toutes les anciennes cités ensemble, à tout ce qui est culture, à tout ce qui est cité. C'est la première fois dans l'histoire du monde que tout un monde vit et prospère contre toute culture. » Face au nihilisme moderne chrétiens et païens ne sont-ils pas sur la même ligne de front ?

L’esprit de secte, fût-elle païenne, m’est étranger, car incompatible avec le cheminement vers l’éveil et la libération des conditionnements. Il est surtout aux antipodes de la lucidité tragique ; il trahit une déplorable absence d’humour en tant qu’exemple même de faux sérieux.

Notre présent avilissement, cette chute dans la matière et cette amnésie programmée, la mutation anthropologique que nous subissons sans toujours la comprendre imposent une réaction de tous les éléments sains, quelle que soit leur sensibilité. Catholiques et orthodoxes, juifs et mahométans, athées et protestants y ont leur place. (...)

Pour constituer pareille ligne de front, il faut pouvoir compter sur ses camarades, car si l’un flanche, la ligne sera enfoncée. Pour ma part, je ne compte pas sur l’Eglise catholique, qui a la trahison et le double jeu dans ses gènes. En revanche, les églises orthodoxes et orientales me paraissent constituer des conservatoires, fût-ce à un niveau inconscient.

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Si j’étais chrétien, je me ferais d’ailleurs orthodoxe, pour la liturgie, pour la continuité, pour la figure virile du Pantokratôr à laquelle répond celle, sublime, de la Théotokos. Il faudrait croire, évidemment, et espérer – ce qui me paraît indigne d’un homme libre.

Vous avez publié en 2013 Quolibets, un journal de lectures où sont évoqués des auteurs aussi différents que Luc-Olivier d'Algange, Bruno Favrit, Michel Déon, Michel Mohrt, Gabriel Matzneff ou Guy Dupré.

Archaïon, le blog qui rassemble vos critiques littéraires, témoigne de la grande diversité de vos goûts et de vos admirations. Olivier Maulin et Thierry Marignac y cohabitent avec Dominique Venner, Jean Mabire, Jean Raspail, Jérôme Leroy ou Jean Parvulesco... Qu'est-ce qui réunit, en profondeur, ces écrivains ?

L’intérêt que je leur porte en raison de leur talent, de l’originalité de leur pensée et de la qualité de leur style. J’aime leur caractère irrégulier, réfractaire, insoumis – leur liberté.

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Archaion, mon blog depuis une quinzaine d’années, me permet, sans passer par le moindre directeur de publication, en contournant jeux de pouvoir et conflits d’ego, de publier dans l’heure notes de lecture et hommages, études et entretiens – en toute liberté. La critique littéraire est aujourd’hui moribonde, en tout cas dans la presse mainstream, où elle est tombée au niveau d’un infra-journalisme prostitutionnel, puisque y règnent copinage, conformisme et autocensure. Un ton plus haut que l’autre, et c’est la panique. Un pas de côté, et c’est la vertueuse indignation. Avec Archaion, dont les notes sont reprises ici ou là, je m’amuse, j’affûte mon regard, je salue les esprits indépendants et je bâtis, lentement mais sûrement, une sorte d’arche.

 

Votre confrère Thierry Marignac évoque votre virtuosité à combiner dans vos romans "l'immémorial" et "l'Histoire en marche." Qu'est-ce que les deux ont à se dire ?

Mon ami Thierry Marignac rejoint le cher Luc-Olivier d’Algange, qui parle, pour Maugis, de roman historial, au sens que le récit, clairement inspiré des chansons de geste, inclut l’invisible, et donc le mythe et les archétypes. Les aventures de mes héros servent de canevas pour illustrer l’évolution intérieure des personnages, la modification de leur état de conscience. J’apprécie au demeurant le roman historique quand il est parfaitement documenté, comme par exemple les thrillers de Philipp Kerr et d’Alan Furst, qui reconstituent de manière extraordinaire l’atmosphère des années 30 et 40. Ou encore Robert Harris, qui avec son uchronie Fatherland ou avec Enigma, réussit à me passionner. Je suis un fan de John le Carré, qui à mon sens mérite le Nobel. Mais quand il s’agit d’écrire mes propres livres, je ne puis résister, je dois, oui, ouvrir la porte à l’immémorial.

 

Balzac voulait, avec sa Comédie Humaine, faire "concurrence à l'état civil". Vos romans dénoncent par leur plénitude la platitude de notre époque. Quel rôle assignez-vous à votre œuvre dans le moment culturel que nous traversons ?

Un confrère et ami aujourd’hui disparu, auteur à L’Age d’Homme, Jacques d’Arribehaude, personnage haut en couleurs qui avait traversé les Pyrénées à dix-sept ans en 1943 pour rejoindre la France libre (il était d’ailleurs Compagnon de la Libération), me disait en substance : « nous devons écrire pour laisser à la postérité une preuve que nous, au moins, nous n’étions pas des crétins ». J’écris pour mon plaisir certes, mais je suis en effet conscient d’avoir un rôle dans ce tournant de civilisation : saluer les aînés comme Vladimir Volkoff, Dominique Venner ou Jean Mabire, témoigner d’une résistance opiniâtre au règne de la marchandise et du néant, illustrer une sensibilité de première fonction au sens dumézilien, transmettre une flamme aux cadets. Un livre est un signal lancé dans l’espace, un salut adressé urbi et orbi. Chaque réponse, même la plus humble, même la plus maladroite, fait bondir mon cœur.

Christopher Gérard

 

Propos recueillis en août MMXX

par Olivier François et Thibaut Cassel

pour la revue Eléments.

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Entretien sur Maugis III

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À quel genre littéraire appartient Maugis ? Peut-on parler de roman historique ou mythique ?

 

Maugis est l’un des noms de Merlin et en fait son avatar ardennais. Il est, dans ce roman, le nom initiatique du héros, l’ex-lieutenant François d’Aygremont, poète ballotté dans un siècle tumultueux, celui des Grandes Conflagrations, nom que je donne à la deuxième Guerre de Trente Ans, et dont nous suivons dérives & égarements jusqu’à son refuge dans l’Himalaya.

Je n’ai jamais voulu écrire un roman historique au sens strict du terme, exercice périlleux qui aboutit le plus souvent à ce que Dominique de Roux appelait non sans drôlerie « romans en costume ». Les Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar, ou L’Homme aux yeux gris, de Petru Dumitriu, pour citer deux œuvres qui m’ont marqué, constituent les exceptions qui confirment la règle, justement parce qu’ils échappent aux pièges de la reconstitution maniaque ou à la mise en scène gratuite.

Maugis pourrait en effet être qualifié de roman mythique ou, comme l’a écrit naguère mon ami Luc-Olivier d’Algange, de roman historial, au sens que Martin Heidegger donnait à ce terme. Historial signifie que le récit, clairement inspiré de la Matière de Bretagne et des chansons de geste telles que Les Quatre Fils Aymon, inclut l’invisible, et donc le mythe et l’allégorie, les archétypes et les figures divines. Les aventures du jeune poète servent de canevas pour illustrer l’évolution intérieure du personnage  - la descente dans les couches souterraines de la conscience, comme l’illustre le passage irlandais. Si je devais citer des modèles, j’évoquerais Sur les Falaises de marbre ou Héliopolis, d’Ernst Jünger, les romans de Hermann Hesse…

 

Vous sentez-vous héritier de cette veine que l’on dit avoir été inventée par l’écrivain belge Robert Poulet, le réalisme magique ?

 

Robert Poulet a en effet écrit un étrange roman, Handji,  inspiré d’un courant remontant en fait à Novalis, le Magischer Realismus, qu’un immense écrivain flamand, Hubert Lampo, a illustré avec brio dans La Venue de Joachim Stiller - pur chef-d’œuvre dont la traduction avait paru à L’Age d’Homme. Cette veine panthéiste d’expression germanique, allemande et flamande, transpose la réalité dans toutes ses composantes, y compris métaphysiques et même mystiques. Elle me paraît autrement plus riche et plus prometteuse pour la connaissance de l’âme humaine que le très-surfait surréalisme, surtout dans sa version belge, qui relève le plus souvent de la farce ou du canular. D’ailleurs, le surréalisme littéraire fut quasi inexistant en terre flamande… à l’exception du peintre et poète Marc. Eemans, disciple de Julius Evola que j’ai connu à la fin de sa vie et qui a inspiré la figure de cet Arminius qui apparaît dans Maugis comme dans mon premier roman, Le Songe d’Empédocle.

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Je dois davantage à Lampo qu’au romancier Poulet, même si je considère celui-ci comme l’un des tout grands critiques littéraires belges avec le regretté Pol Vandromme. Enfin, ce réalisme magique a aussi eu une expression hispanique, real maravilloso, avec Borges par exemple, qui a magnifiquement illustré cette tentation de tout percevoir. Tous ces auteurs, de Jünger à Borges et Eliade, mes maîtres, considèrent la littérature comme une forme d’expérience du sacré.

 

La figure centrale est le « Thiois » François d’Aygremont, fils posthume de Beuve le brave. Il tente d’éclaircir le mystère de cette présence fantomatique qui plane sur son passé, et c’est en partant à la recherche de la connaissance parfaite qu’il lèvera le voile sur l’énigme qui pèse sur ses origines. Vous êtes revenu, avec quelle justesse, sur la question des rapports avec la figure du père dans votre récent roman Le Prince d’Aquitaine. Cette question vous préoccupe-t-elle encore aujourd’hui ou a-t-elle été résolue par la littérature ?

 

Je pense que ces questions liées aux figures archétypales préoccupent plus d’un esprit. Le Prince d’Aquitaine, à ce propos, est sans doute plus réaliste que magique ou mythique, car davantage lié à une époque de dissolution, même si les démons y prennent une autre forme que dans Maugis. Votre question semble sous-entendre que j’écrirais pour « résoudre », alors qu’il s’agit dans mon chef d’analyser et d’illustrer.

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Durant ses études à Oxford, le jeune homme sera admis dans une confrérie d’héritiers du sage Empédocle d’Agrigente. Un tel message est-il encore audible aujourd’hui ?

 

La sagesse est par définition éternelle – sanathana dharma, comme disent les Brahmanes. La sagesse des Antésocratiques et des Pythagoriciens, celle d’Homère et d’Hésiode, les visions de Nerval et Hölderlin, bien présentes dans le roman, constituent un trésor, notre trésor in saecula saeculorum. Le nier serait inepte autant qu’impie. Mon rôle d’artiste est de transmettre ces joyaux à qui veut à son tour s’en inspirer. Je ne suis que le maillon d’une chaîne pluriséculaire.

 

L’Histoire va rattraper l’existence de nos jeunes idéalistes, dont quelques-uns s’égareront jusqu’à verser dans le camp de l’Ordre noir. Maugis, lui, mesurera sa valeur sur les champs de bataille face aux Teutons, puis se verra empêtré dans un écheveau de plus en plus complexe, entre collaboration et résistance. Pour l’écrivain, l’engagement est-il la pire forme de compromission, à laquelle vous préférez toujours la poétique du double jeu ?

 

Pour évoquer les errances du jeune poète dans l’Europe des Troubles, je me suis aussi inspiré de témoignages, parfois oraux, sur les doubles, triples et quadruples jeux qu’imposent parfois les sanglantes époques et que l’histoire officielle, rédigée dans l’optique des vainqueurs après la fin des combats, a tendance à simplifier ou à occulter. Les jeux subtils autant que cruels, les mouvants équilibres de pouvoirs parfois antagonistes au sein d’un même camp méritaient d’être décrits. Grand lecteur des Journaux parisiens d’Ernst Jünger comme des prodigieux mémoires de Raymond Abellio - Sol invictus est un livre essentiel pour comprendre cette période - mais aussi auditeur attentif par exemple d’Henry Bauchau, que j’avais rencontré dans sa ravissante maison à Louveciennes, je ne pouvais, en tant qu’artiste, que tenter de rendre l’infinie complexité des engagements les plus périlleux sans jamais verser dans l’image d’Epinal.  

 

Juillet MMXX

 

Propos recueillis par Frédéric Saenen pour la revue Livr'Arbitres

 

 

littérature

 

 

 

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10 février 2021

En cherchant Jean Parvulesco

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Quelle surprise de voir paraître un essai intitulé En cherchant Jean Parvulesco, sous la plume de Christophe Bourseiller, journaliste, spécialiste de l’ultragauche… et surtout connu comme acteur. Fils de comédiens, il apparaît en effet très jeune dans trois films de  Jean-Luc Godard, son « parrain », aux côtés, le veinard, de Marina Vlady ou de Macha Méril. Avec le recul, il se voit comme un « singe savant » ou, plus âgé (dans les films d’Yves Robert ou de Claude Lelouch), comme « un pitre plein de morgue ».

En réalité, le livre est une sorte de lettre à Godard, pleine d’amertume. Sa première moitié est centrée sur le cinéaste, à la fois placé sur un piédestal et cible de reproches plus ou moins implicites. A l’origine, la fameuse scène d’A bout de souffle où Jean-Pierre Melville, qui joue le rôle d’un écrivain qui s’appelle Jean Parvulesco, répond à Jean Seberg que sa plus grande ambition dans la vie est de « devenir immortel, et puis mourir ».

Christophe Bourseiller semble s’agacer a posteriori de l’importance accordée par Godard à cet inconnu, car, en 1960, Jean Parvulesco n’a rien publié ; il grenouille dans les milieux de la Nouvelle Vague avec Alfred Eibel et Michel Mourlet. Ce futur auteur ésotérique, ami d’Abellio et de Rohmer, proche d’Eliade et de Melville, justement, est en train de devenir une figure mythique. Fut-il un agent de la Sécurité militaire française, voire des services britanniques, dans la Vienne du Troisième Homme ? Quel fut son rôle occulte dans certain gouvernement provisoire en exil à Madrid ? Sauva-t-il l'acteur Maurice Ronet d’une plongée fatale dans la guérilla anti-marxiste en Angola ? Mystère et boule de gomme.

Tout au long des pages, le lecteur perçoit chez Christophe Bourseiller un mélange de fascination ennuyée pour Parvulesco, perdant complet aux yeux de cet homme installé (professeur à Sciences Po, chez lui dans tout l’appareil politico-médiatique) et aussi de profond ressentiment à l’égard de Godard. Nous passons de l’une à l’autre sans toujours savoir où veut en venir ce Narcisse contrarié. Parfois pointe l’impression que l’exilé roumain sert de stylet dans un règlement de compte.

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Jean Parvulesco et CG rue Férou, à L'Age d'Homme, 2001

 

Bourseiller n’est pas écrivain, juste un journaliste – lui manque hélas ! la patte du styliste pour décrire ce malaise. D’où ma déception à lecture de son livre, qui n’est pas vraiment une enquête ni une descente en soi-même. Dommage.

En un mot comme en cent, l’énigmatique Jean Parvulesco (1929-2010), un ami regretté, qui écrivait « dans un but de guerre eschatologique finale », le voyant extra-lucide entre burlesque et vision, le continuateur en géopolitique de Karl Haushofer -Endkampf pour le bloc continental ! -, le conspirateur-né et le flamboyant mythomane, cette figure attachante des décennies durant d’un certain underground, attend toujours un livre digne de lui.

 

Christopher Gérard

 

Christophe Bourseiller, En cherchant Jean Parvulesco, La Table ronde, 128 pages, 14€

 

                           Il est question de Jean Parvulesco dans Les Nobles Voyageurs

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Voir aussi :

http://archaion.hautetfort.com/archive/2010/11/24/exit-je...

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04 février 2021

Un Mauvais maître

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Juriste de formation, auteur d’essais pointus sur le droit constitutionnel et sur le Maroc, mais aussi d’une passionnante Histoire du snobisme, Frédéric Rouvillois a fait ses premières armes dans l’underground monarchiste, en collaborant aux revues non-conformistes Réaction et Les Épées. D’où le ton et l’esprit de son premier roman d’esprit légitimiste, Les Fidèles, où il évoque le destin d’une antique lignée féodale. Ce professeur de droit constitutionnel a aussi dirigé le précieux Dictionnaire du conservatisme aux éditions du Cerf.

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Le voilà qui s’attaque avec bonheur au roman policier avec Un Mauvais maître, où un couple de policiers enquête sur l’assassinat  d’un mandarin parisien, le professeur Desnard, brillantissime crapule, l’archétype du pervers narcissique « enjôleur et brutal », qui pourrait bien ressembler à certain agrégé de droit public récemment accusé de viol sur mineur et d’inceste. Ce personnage peu reluisant appartient à la gauche caviar : rien de ce qui est « humaniste » ne lui est étranger. Ce féministe en chef se révèle avant tout goujat pur sucre ; ce progressiste de carnaval masque à peine son abyssal mépris pour les petites gens (i.e. ceux qui n’ont pas le bonheur d’être agrégés de droit) ; bref, cet adorateur de l’Humanité est - ô surprise - une parfaite canaille.

Manipulateur sans scrupule, capable de séduire pour détruire des rivaux qu’il repère bien en amont, Desnard finit égorgé dans un square du IXème arrondissement, sur l’emplacement des anciens jardins du bourreau de Paris, le front lacéré d’un vengeur XXI. Qui a pu tuer ce machiavel de l’Université, dont le romancier décrit avec un luxe de détails ces subtiles stratégies qui l’ont propulsé à la première place ? Son épouse ? L’amant d’icelle, qui est quelque chose comme chirurgien ? La maîtresse délaissée ? Son âme damnée, un ancien trotskiste qui lui doit tout ? Une secte de cinglés qui servent de supplétifs dans le cadre d’opérations spéciales téléguidées par l'Elysée ?

Avec habileté et non sans (cruel) humour, Frédéric Rouvillois nous promène dans ce monde faisandé et nous propose une galerie de suspects idéaux. Jusqu’à la surprise finale.

 

Christopher Gérard

 

Frédéric Rouvillois, Un Mauvais maître, La Nouvelle librairie, 276 pages, 16.90€

Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent | Tags : polar, nouvelle librairie |  Facebook | |  Imprimer |

03 février 2021

Avec Michel Mourlet

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Avec Une Vie en liberté (Séguier) ses mémoires publiés en 2016, Michel Mourlet s’amusait à évoquer les « heureuses rencontres » d’une vie bien remplie. Auteur vers 1960 du manifeste des Mac-Mahoniens, phalange de cinéphiles en rupture avec la « bien-pensance » cinéphilique de l’époque (ces jeunes gens, dont Alfred Eibel et Bertrand Tavernier, adulaient Lang, Losey, Preminger et Walsh - et non Antonioni ou Hitchcock), Michel Mourlet est aussi romancier, salué par Fraigneau et Morand. Et homme de théâtre, critique, spécialiste de la télévision, éditeur indépendant de livres et de revues (la fameuse revue non-conformiste Matulu !), défenseur de la langue française, et même acteur de cinéma (dans A bout de souffle)…

Surtout, ce disciple contemporain de Parménide incarne d’une manière éminemment française celui qui refuse de marcher en file indienne , « ludique et désenchanté, grave et désinvolte ».

Deux livres récents permettent de mieux connaître cet esprit indépendant. Le cinéphile d’antan tout d’abord avec Survivant de l’âge d’or, un recueil d’inédits, études et entretiens datant des années 1970-2020, où Michel Mourlet évoque, dans le désordre, Rossellini et Cecil B. DeMille ; ses amis Rohmer et Cottafavi, Astruc et Sautet ; Fellini et Tarantino, deux cinéastes qu’il goûte peu ; et Godard, jugé surfait sauf dans Pierrot le fou.

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Les trois éditions, depuis 1997.

Le critique littéraire ensuite avec la troisième édition revue et augmentée de ses Ecrivains de France. XXème siècle, dont j’ai le bonheur de posséder les trois éditions ornées d’amicaux envois. Cela fait bientôt vingt-cinq ans que j’ai reçu cet essai si personnel, magnifique galerie d’écrivains salués avec une savante amitié et dédié à Michel Déon. Anouilh l’hurluberlu, si longtemps tenu sous le boisseau malgré ses cinquante pièces, dont Antigone et Ornifle ou le courant d’air. Beckett, l’aboulique suprême. Bernanos, l’intransigeant, toujours déçu par les faits et n’aimant que les causes perdues. Chardonne, « l’un des plus parfaits produits de l’âme française ». Claudel, « molosse de la foi ». Déon, bien sûr, dont Mourlet dit l’importance du tout grand roman qu’est Un Déjeuner de soleil. Le regretté Dupré. Fraigneau, le phénix, qui connut le purgatoire et la renaissance de son vivant, un peu comme Morand (hélas ! absent de ce livre). Tant d’autres, de Giraudoux à Toulet, sans oublier Montherlant, interrogé peu avant son suicide et qui confie sa douleur de vivre dans un monde où tout le blesse.

Deux bijoux de haute culture, deux exemples d’une réjouissante liberté d’esprit.

 Christopher Gérard

 

Michel Mourlet, Survivant de l’âge d’or. Textes et entretiens sur le cinéma 1970-2020, Editions de Paris, 176 pages, 18€.

Ecrivains de France XXème siècle, France Univers, 398 pages.

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Entretien avec Michel Mourlet

Propos recueillis par Christopher Gérard

 

Depuis votre premier livre, D’Exil et de mort (1963), roman salué par Paul Morand, vous n’avez cessé d’écrire. Quel genre d’écrivain êtes-vous ?

Quelqu’un, me semble-t-il, qui a des curiosités multiples, répugne à la spécialisation et n’est jamais là où on l’attend. J’ai au moins cinq catégories de lecteurs : ceux qui pensent que je suis un théoricien du cinéma ; ceux qui pensent que je suis un écrivain de fiction, accessoirement essayiste de droite ; ceux qui me prennent pour un journaliste ; ceux qui ne me connaissent que pour mes activités théâtrales, pièces et critiques ; ceux enfin pour qui je suis un militant souverainiste anti-« franglais », administrateur de Défense de la langue française. Peu de gens de chaque catégorie savent que je m’occupe d’autre chose. Ces cloisons m’amusent beaucoup. En fait je crois surtout être un écrivain secret qui a horreur des gesticulations publicitaires et se ferait du souci pour l’avenir s’il avait, dans l’immédiat, une trop large audience. Dans ce sens précis, Paul-Jean Toulet ou Vialatte demeurent pour moi des modèles.

 

Quels ont été vos maîtres en littérature, ceux du passé et ceux que vous avez eu la chance de côtoyer ?

J’ai envie de répondre : Ni Dieu ni maître ! Je crois n’avoir eu que d’intimes admirations. Dans le passé et le désordre, quelques noms me viennent à l’esprit : Hugo, Valéry, Nietzsche, Racine, Vigny, La Bruyère, Stendhal, Barrès… Côtoyés : Fraigneau, Montherlant. En vérité j’ai lu ou connu personnellement – et infiniment goûté – beaucoup plus d’écrivains que cela et chacun a pu déposer en moi quelque chose de lui. Mais, comme je l’avais expliqué dans Le Figaro en réponse à un questionnaire des années 60, je suis le dernier à pouvoir identifier de manière objective les lectures qui m’ont influencé. Au moins deux commentaires sur mes Chroniques de Patrice Dumby, l’un de Michel Déon, l’autre de Jean-Marie Drot, m’ont attribué Larbaud comme ancêtre. Or il se trouve que j’ai peu lu Larbaud. N’est-ce pas curieux ? Il y a quelque chose que je peux ajouter néanmoins, concernant la formation des talents : les échanges d’idées, de brouillons et de remarques sur ces premiers jets entre amis du même âge, si les jeunes gens en question sont suffisamment ouverts, peuvent être féconds. Flaubert et Bouilhet en fournissent la preuve ; de même Valéry, Gide et Pierre Louÿs. J’ai expérimenté cela avec deux camarades de lycée : le futur écrivain Jacques Serguine, le futur cinéaste et producteur Pierre Rissient.

Vous avez aussi fréquenté de grands peintres. Quelles ont été les rencontres les plus décisives ?

Je n’ai pas assez côtoyé Salvat, qui avait créé la couverture de mon premier roman à la Table Ronde (et, par la suite, offert à mon magazine Matulu une très belle illustration de notre dossier sur Déon), pour dire que mes rencontres avec lui furent décisives. Elles étaient plutôt une conséquence de notre commune amitié pour André Fraigneau et Roland Laudenbach. J’en profite pour dire que Laudenbach, à mon avis, fut le dernier grand éditeur parisien, un éditeur de la trempe des Bernard Grasset, Robert Denoël ou Gaston Gallimard, pour qui « littérature » signifiait quelque chose de plus que la commercialisation d’un produit. Fermons la parenthèse. En revanche, j’ai très bien connu Savignac, qui n’était pas un grand peintre mais un immense affichiste. Il avait un sens extraordinaire du gag visuel et m’enchantait par ses propos réactionnaires d’une savoureuse virulence, qui frappaient toujours juste. Je possède de lui plusieurs gouaches grand format, notamment les illustrations originales des premières éditions de mes Maux de la langue, ainsi que l’affiche destinée à l’Illusionniste de Sacha Guitry, qui orne la couverture d’Écrivains de France. J’ai entretenu aussi, surtout à l’époque de Matulu,  des contacts assez réguliers avec Mathieu, qui m’écrivait de superbes lettres, de son écriture de « seul calligraphe occidental », comme disait Malraux. J’en ai même conservé les enveloppes, qui mériteraient d’être encadrées. Mais le peintre dont j’ai été le plus proche, c’est sans nul doute Chapelain-Midy, dont la hauteur de vue, l’exigence esthétique, la profondeur de jugement, l’élégance morale et la complète indifférence aux modes intellectuelles correspondaient tout à fait à ce que j’attendais d’un artiste. C’est lui qui a peint l’admirable scène qui illustre la couverture de ma Chanson de Maguelonne, rééditée il y a trois ans. Avec les épîtres qu’il m’a envoyées, on pourrait presque composer un traité de l’Art… A contrario, et sans vouloir choquer personne, j’ai rencontré une fois le sculpteur César à Monte-Carlo et ne me suis pas attardé : il m’est apparu comme l’« artiste contemporain » par excellence, un faiseur.

Le cinéma occupe une place importante dans votre vie comme dans votre œuvre. Vous apparaissez dans A bout de souffle et vous passez même pour le législateur d’un courant. Qu’en est-il ?

Effectivement, j’ai une très grande carrière d’acteur derrière moi : dans l’obscurité de la salle du Mac-Mahon où se déroule une scène d’À bout de souffle, j’étais un des spectateurs. J’incarne également un consommateur attablé à la terrasse d’un café dans le Signe du Lion de Rohmer, un passant dans la foule de Vu du pont, et j’ai joué deux fois mon propre rôle : dans le premier film en Cinérama, comme rapin anonyme préparant les Arts Déco à l’Académie Cola Rossi de Montparnasse, et comme auteur dramatique dans l’Ordre vert, docufiction de la jeune et combien douée Corinne Garfin ! Plus sérieusement : j’ai participe au mouvement d’agit-prop cinématographique dit « mac-mahonien », en tant que « théoricien », comme disent les auteurs de mes notices biographiques, et bien que je n’aime guère ce mot. Ainsi que je l’ai confié récemment aux Inrockuptibles et au Choc du mois, je préfère être considéré  comme l’analyste passionné d’une « expérience limite » du cinéma. (…)

J’ai rencontré Otto Preminger, de qui j’ai appris la fascination cinématographique, grâce à Laura, Angel Face, le Mystérieux Dr Korvo et Sainte Jeanne. J’ai rencontré mon ennemi intime le scénariste Cesare Zavattini, à Rome, et j’ai même enregistré avec lui un long entretien qui doit dormir dans un de mes tiroirs. Il avait tout compris de la nécessité du réalisme et rien de la nécessité du choix. J’ai bavardé maintes fois avec Losey, à Londres, avant qu’il ne laissât quelque peu corrompre son esthétique brutalement rigoureuse par des enjolivures compliquées. Et Lang, bien sûr ! Dans mon prochain livre sur le cinéma, je raconterai mon dernier déjeuner avec lui. Et Tati, et Deville, et Sautet, et Astruc, et le cher Vittorio Cottafavi, que j’ai visité pour la dernière fois en 1995 à Rome où je m’étais rendu une fois de plus, pour cause de Centenaire du cinéma. 

Vous venez de publier Les Maux de la langue, un impressionnant recueil de chroniques consacrées à la défense du français. Quelle en est la genèse ?

Tout est parti d’une conférence que j’ai prononcée en 1981 devant un parterre d’officiers de l’École supérieure de guerre qui  planchaient sur le concept de « défense globale », celle-ci devant selon moi inclure la défense de notre principal instrument de communication, de notre plus visible repère d’identité et de son trésor patrimonial. À partir de là, je me suis rendu compte que la plupart des gens étaient inconscients des enjeux géopolitiques – et même simplement personnels – du langage, et qu’ils articulaient leur idiome à peu près comme un animal aboie, rugit ou hurle ; ce qui ouvre les vannes d’un darwinisme linguistique où le plus fort en muscles et en gueule fait la loi. La question aujourd’hui se résume à ceci : puisque N millions de producteurs de Coca-Cola font ensemble plus de bruit que les autres, doit-on pour autant embaumer Molière dans un sarcophage comme Plaute et Aristophane ? Si l’on ajoute à cette question la constatation qu’en France même, N millions d’irresponsables et d’illettrés (je pèse mes mots et use de litote) s’en fichent et même parfois s’en félicitent, n’y a-t-il pas de quoi foncer dans le tas, lance en avant ? Ce fut mon cas, à partir du Discours de la langue, dont même le Président Mitterrand, fin lettré et grand amateur de Chardonne, tint à me remercier. 

(…)

 Clichy, octobre 2008.

Propos recueillis par Christopher Gérard.

 

Il est question de Michel Mourlet dans Les Nobles Voyageurs :

 

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Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature |  Facebook | |  Imprimer |