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15 décembre 2023

Exit Ghislain de Diesbach (1931 - 2023)

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Un gentilhomme d'autrefois

 

Triste nouvelle que m'annonce Raphaël Lahlou : le comte Ghislain de Diesbach, que je savais malade, est mort dans son sommeil. Je l'avais rencontré à quelques reprises et j'avais été reçu chez lui, rue de Bourgogne, dans un appartement d'Ancien Régime. Il m'avait convié à déjeuner et je l'avais écouté évoquer tant de figures du passé... et sa fascination pour la Légion étrangère.

Je me souviens aussi d'une promenade rue de Médicis ; nous portions tous deux le loden autrichien et disions du mal de nos contemporains.

J'aimais bien ce diplodocus réactionnaire, d'une immense culture sans rien d'universitaire, vivante, nourrie de rencontres. 

Né en 1931 d’une lignée tout ce qu’il y a de plus Vieille Europe, Ghislain de Diesbach s'était découvert une vocation d’historien en observant la cohue de 1940 : ce spectacle fit de lui, et à jamais, un témoin refusant d’être dupe.

De lui je retiens, outre quelques livres précieux, des aphorismes ciselés avec soin, exhortations au combat contre l’imposture aux mille visages (« Il n’y a de véritable égalité que dans l’esclavage, et de liberté que dans une hiérarchie. Il n’y a de fraternité que celle des armes »).  Diesbach avait un grand sens de l'humour et de l’esprit, ainsi qu' un art de la formule qui évoque Chamfort et Rivarol.

Tour à tour hilarant (« Certaines femmes du monde qui, priées, à quelque manifestation, répondent qu’elles y feront « un saut » ou « une apparition » comme si elles étaient des grenouilles ou des saintes ») ou poétique (« Lorsque la tristesse s’ajoute à la beauté, elle rend un être irrésistible »), sans illusion ni sensiblerie, ce moraliste de haut parage offrait à à ses lecteurs comme à ses auditeurs une leçon de courage, mais aussi de français.

Que la terre lui soit légère !

 

Voici un entretien qu'il m'avait accordé naguère,

pour entendre une fois encore la voix de l'ami disparu.

 

Qui êtes-vous ? Comment vous définiriez-vous ? Pourrait-on vous qualifier de « gentilhomme de notre temps »?

Qui suis-je ? Je me suis souvent posé la question sans jamais pouvoir la résoudre, ayant découvert en moi trop d’éléments contradictoires pour me reconnaître une personnalité coulée d’une seule pièce, comme ces statues qui ornent les tombeaux ou les places. J’aime à dire que je suis né sous le Second Empire et j’en ai toujours aimé le régime, ainsi que les souverains, pensant comme La Varende que Napoléon III a été le dernier roi de France. Ayant dans mes veines le sang des colonels-propriétaires du Régiment  de Diesbach au service de France, et aussi celui du fondateur de la Compagnie des Indes d’Ostende, ainsi que de l’inventeur, pendant le blocus continental, du procédé pour blanchir le sucre de betterave et le commercialiser, je me sens tour à tour militaire ou manufacturier, en regrettant de n’avoir pas été armateur ou planteur. Je ne dirais donc pas que je ne me sens pas gentilhomme au sens que l’on donnait sous l’Ancien Régime à ce mot, détestant d’ailleurs le préfixe gentil, qui dit faible, et préférant le terme de « patricien » ainsi qu’on l’entendait jadis à Rome et même à Londres ou Hambourg au XVIII° siècle, ce qui permet de concilier le commerce des denrées commerciales avec celui des beaux esprits.

Quelles ont été les grandes lectures, celles qui vous ont marqué pour la vie?

Dans mon enfance, Jules Verne, chantre de l’apogée de la civilisation européenne au XIX° siècle et la comtesse de Ségur, parfait manuel de bonne éducation, puis dès mon adolescence, Maupassant, Balzac, mais surtout les auteurs anglais des XVIII° siècle et XIX° siècle, avant de passer un peu plus tard à Virginia Woolf et aux écrivains de ce que l’on appelait alors le groupe de Bloomsbury.

Et les grandes rencontres ?

Le goût des livres m’a donné celui de leurs auteurs et ce fut ainsi que dans ma prime jeunesse je suis allé voir Ferdinand Bac, le dernier témoin du Second Empire, La Varende, puis Jean Giono, me trouvant par hasard près de chez lui, et enfin Marguerite Yourcenar dont les Mémoires d’Hadrien m’avaient enthousiasmé, me faisant aimer soudain tout ce qui m’avait tant ennuyé jadis pendant mes études. Une fois à Paris, j’ai connu beaucoup d’écrivains, dont Julien Green, le plus remarquable, mais la liste, là, serait trop longue…

Outre des ouvrages d’histoire (par exemple une Histoire de l’Emigration, que l’on réédite ces jours-ci), vous avez publié, chez Perrin, des biographies d’écrivains très remarquées : Madame de Staël, Proust, Chateaubriand, Le tour de Jules Verne en quatre-vingt livres. Pouvez-vous nous dire ce qui a motivé ces choix et ce que chacun de ces auteurs vous a apporté ?

Mes biographies d’écrivains, comme Madame de Staël, Proust, Chateaubriand, sont en général le fruit du hasard, voire d’une opportunité, mais il existe malgré tout un fil conducteur. Ayant par goût personnel voulu écrire une Histoire de l’Emigration, j’ai été frappé en lisant Souvenirs et Mémoires sur la fin du XVIII° siècle de l’âpreté des jugement sur Necker, véritablement jeté en pâture aux chiens après avoir été considéré pendant des années comme le sauveur de la France. Ainsi l’idée m’est-elle venue de le réhabiliter, puis, en travaillant à sa biographie, j’ai trouvé que sa fille Germaine de Staël était un personnage infiniment plus haut en couleur et intéressant. Je suis donc passé du père à la fille, et en préparant mon livre sur celle-ci j’ai amassé une documentation qui pouvait me servir également sur Chateaubriand, qui fut comme elle un grand opposant à Napoléon.

Dans ces deux écrivains, surtout Madame de Staël, j’ai admiré le goût des formules, les réflexions politiques, et j’en notais au passage avec l’idée que cela pouvait servir pour un autre livre, un ouvrage de morale politique par exemple. En revanche, j’ai fait d’autres livres pour le seul plaisir de témoigner ma reconnaissance à des auteurs qui avaient enchanté ma jeunesse, comme Jules Verne, dont j’ai analysé l’œuvre dans Le Tour de Jules verne en quatre-vingts livres, la comtesse de Ségur, dont l’œuvre, une fois décryptée, la montre, ainsi que Jules Verne, assez différente de l’image traditionnelle et enfin Ferdinand Bac, le premier à encourager ma vocation de mémorialiste et d’historien.

Vous publiez à Versailles un Petit dictionnaire des idées mal reçues, dans l’esprit de Rivarol, mais aussi de Proudhon, que vous citez: « j’ai pris la plume pour la servir – la liberté – et je n’aurai servi qu’à hâter la servitude générale et la confusion ». Quelle en est la genèse ?

Le Petit dictionnaire des idées mal reçues a été composé d’une toute autre façon et au hasard des lectures, des rencontres, des observations faites pendant ma vie professionnelle et parfois de propos entendus dans un restaurant ou pendant une soirée mondaine. En vérité, je dirais qu’il s’est fait tout seul, sans plan préconçu, ce qui explique l’ordre alphabétique. Ayant toujours détesté la bêtise, j’avais été consterné en lisant le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, brave homme et petit esprit, ainsi que le montra d’ailleurs dans ses Souvenirs son ami Maxime du Camp, un auteur méconnu, lui.

Ce déclin que vous fustigez avec panache, pensez-vous que certains livres l’aient annoncé, voire précipité ? A contrario, certains titres, du passé comme du présent, vous semblent-ils de parfaits antidotes ?

Le déclin que je stigmatise a, je le crains, toujours existé, depuis Louis XIV, je pense, et la seule chose qui a changé c’est l’accélération de l’Histoire. Avec le progrès technique, et la diffusion de plus en plus rapide, « en temps réel », des idées, surtout les mauvaises, l’homme d’aujourd’hui voit un pays se défaire ou se dissoudre alors qu’au XIX° siècle seuls des esprits pénétrants, comme Tocqueville ou Custine, voire Edmond de Goncourt, apercevaient les fissures et prophétisaient la ruine un jour de l’édifice. En ce qui concerne la France, il y eut dès l’aube du XX° siècle des écrivains comme Barrès qui sonnèrent le glas de la civilisation occidentale. Entre les deux guerres, dans les années 30, bien des écrivains publièrent des livres sur ce que l’un d’eux, un Anglais, appelait « Le suicide de la Vieille Europe ». Aucun de ces livres n’a eu malheureusement d’influence sur le cours des événements ; ils sont lus la plupart du temps par des esprits déjà convaincus, dont ils justifient les craintes ou les théories, mais demeurent sans effet sur « les masses » auxquelles reste en fin de compte le dernier mot, puisque ce sont elles qui votent.

Vous fûtes l’ami et le biographe de Philippe Jullian, « un esthète aux Enfers ». Vous avez aussi évoqué la princesse Bibesco. Ce monde des salons littéraires a-t-il disparu à jamais ? Si oui, quand et pourquoi ?

Le monde ancien, d’avant la Grande Guerre, a survécu d’une certaine manière jusqu’à mai 1968, car il y avait encore à Paris, dans ce qu’il est convenu d’appeler « le monde », des hôtesses tenant salon, des femmes aimant à réunir autour d’elles, sinon les meilleurs esprits, parfois récalcitrants, du moins des gens à la mode, ceux dont on parlait. Il y avait le salon académique de la duchesse de la Rochefoucauld, de sa belle-sœur, la comtesse de Fels, le salon musical de Mme Tézenas et d’autres encore où l’on voyait, devenus vieux, voire cacochymes, des jeunes gens qui avaient hanté jadis les salons décrits, sinon fréquentés, par Marcel Proust. Marthe Bibesco était une survivante de cette époque et l’avait bien connue ; elle l’avait aussi jugée à sa juste valeur et en a laissé une peinture exacte dans son roman le moins connu : Egalité. Philippe Jullian, lui aussi, a connu les vestiges de cette société, devenue d’ailleurs une sorte de Café-Society suivant le titre d’un de ses romans, et l’a cruellement caricaturée dans ses albums, comme dans l’illustration de certains de ses livres.

On se moquait alors, dans la fin des années 60, de ces dames assoiffées de gloire, aimant recevoir pour le plaisir d’être citées dans les chroniques mondaines, confondant leurs invités, prenant un peintre pour un écrivain, assurant à un cinéaste en vogue qu’elles se délectaient de son dernier roman, mais elles avaient du bon, car leurs salons étaient des endroits agréables où se retrouver, faire de nouvelles connaissances et faire aussi de l’esprit.

Les derniers salons ont fermé, car personne aujourd’hui n’a suffisamment de fortune pour avoir un hôtel particulier et y tenir table ouverte, ainsi que le faisait Marie-Laure de Noailles, ou un hôtel tout court, comme le Meurice où recevait chaque semaine Florence Gould. L’impôt sur le revenu, puis l’impôt sur la fortune et l’impôt sur l’impôt que représente la Contribution sociale généralisée, aboutiront progressivement à la disparition des patrimoines. Ainsi que je l’écris dans mon Petit dictionnaire des idées mal reçues, il n’y a pas en France égalité des citoyens devant l’impôt, mais égalisation des fortunes par l’impôt. Les cafés littéraires n’ont plus leur clientèle d’autrefois. La vague démocratique a tout englouti.

Vos projets ?

Dans un monde aussi démocratisé, où chaque citoyen est de plus en plus « conditionné », numéroté, en attendant d’être soviétisé par le biais trompeur du capitalisme international, comment faire des projets, sinon celui de « résister » ?

Paris, le 9 novembre 2007

Propos recueillis par Christopher Gérard.

La Presse littéraire XII, déc. 2007 – janvier 2008.

 

Il est longuement question de cet écrivain

dans Les Nobles Voyageurs

 

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07 novembre 2023

Parcours bâtard

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Thierry Marignac est l’auteur de livres aussi singuliers - au sens d’uniques - que Fasciste, Terminal Croisière ou Cargo sobre, dont j’ai loué naguère la langue drue et la liberté de ton ; il est aussi un traducteur du russe et de l’américain qui connaît l’argot des truands, des camés et des taulards dans ces deux langues ; il s’est enfin fait connaître comme le contempteur acide du milieu du polar et comme un authentique journaliste d’investigation, notamment en Russie ou en Ukraine.

Je l’ai un jour qualifié de Barbare désabusé, ce qui lui va comme un gant (de boxe). Dans sa rage, dans son caractère, disons bien trempé, je devinais une blessure ancienne, qu’il a un jour évoquée sans l’ombre d’un trémolo : il avait appris à l’âge de dix-huit ans que, comme il s’en doutait, il était le fils adultérin d’un ancien résistant, homme marié qui avait, selon l’expression consacrée, séduit une demoiselle avant de revenir chez Madame. Le hic dans cette histoire est que Marignac - le patronyme est celui de son beau-père - ignore encore aujourd’hui comment s’appelait son père biologique.

Juste un prénom, Fernand, lâché in extremis par sa mère qui, murée dans le silence et l’illusion, niera l’évidence jusqu’au bout. Et, en 2022, plus ou moins à l’âge de la retraite, ce courrier de sa tante contenant deux « photos passées »  en noir et blanc de la fin des années 50, prises le même jour devant le même pont en béton, où le nourrisson est tenu dans les bras tantôt d’une dame au sourire énamouré, sa mère, tantôt de « l’ homme au pardessus », au rictus vaguement crispé - le géniteur.

Disons-le tout net, à partir d’un pareil scénario, venant de tout autre (excepté Aragon ou Auguste Le Breton), le pire était quasi certain, des pleurs anachroniques à la psychanalyse de bazar ou aux rancœurs sans parole … mais je connais mon ami Thierry, que « les questions de l’honneur et de la dignité » ont tout jeune travaillé, je connais ce refus d’être une épave, celui d’un jeune camé qui s’est désintoxiqué tout seul à l’âge de vingt ans.

Cette enquête sur soi que, d’une main de maître, mène Thierry Marignac nous épargne tous les écueils de la mièvrerie et de l’apitoiement. Elle est le prétexte d’une plongée dans les souvenirs de celui qu’un poète américain surnommait « a True Bohemian » : le Paris des années 70 encore populaire et libertaire, le New York des années 80 et des 90, le Moscou volcanique de Limonov.

Ces mémoires réfractaires, « fautes au passé », illustrent une forme d’insularité gouailleuse, une lucidité, un refus du mensonge qui forcent l’admiration. Comme le dit à bon droit l’auteur : « Je suis loin d’être le premier bâtard à tenter de vendre du papier imprimé pour s’éclaircir les idées ».

 

 

Christopher Gérard

 

Thierry Marignac, Photos passées, La manufacture de livres, 184 pages, 17 €

 

Lire aussi : 

http://archaion.hautetfort.com/archive/2016/03/01/barbare-et-desabuse-thierry-marignac-5767736.html

 

 Il est question de Thierry Marignac dans Les Nobles Voyageurs

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18 octobre 2023

Vente des archives Drieu la Rochelle

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Après le splendide Drieu la Rochelle. Une histoire de désamours de Julien Hervier, le Pléiade Drieu la Rochelle, Romans, récits, nouvelles, et le Bouquins (six romans avec leur présentation, le tout couronné par un passionnant dictionnaire), voilà que l’écrivain maudit nous revient encore et toujours avec le catalogue - 374 lots - de la vente qui se tiendra le 15 décembre 2023 à l’Hôtel Drouot.

 

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La préface en est rédigée par Julien Hervier, qui nous explique qu’il s’agit là de la dispersion de la totalité des archives en possession de la belle-sœur de l’écrivain, feu Brigitte Drieu la Rochelle, la veuve de Jean, frère de Pierre. Une partie des archives, aujourd’hui perdue, avait brûlé dans un incendie. Comme le dit bien le professeur Hervier : « L’ampleur de cette vente suffit déjà à établir l’importance de la place occupée par Drieu dans la vie littéraire française de l’Entre-deux-guerres et de l’Occupation ».

La variété des livres avec envoi, lettres & cartes montre bien que Drieu fut reconnu comme un écrivain important dès ses débuts littéraires, dès 1920, comme en attestent les belles dédicaces de Marcel Proust, Maurice Barrès ou Max Jacob. Cette variété d’ouvrages dédicacés bien avant que le futur directeur de la NRF ne dispose du moindre pouvoir, par Desnos, Radiguet, Aragon bien sûr, Cocteau, Audiberti, Éluard et bien d’autres, démontre que Drieu fut mêlé à tous les courants littéraires, à tous les grands débats de l’Interbellum. En 1938, le jeune Sartre lui envoie ainsi La Nausée.

 

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Le catalogue illustré de clichés uniques présente des manuscrits, des lettres, mais aussi la Croix de Guerre de l’écrivain (avec les citations pour trois blessures sur le front) ou encore son attestation de réforme définitive (septembre 1939) et même un tract de condamnation à mort par la Résistance. Y figurent un carnet des Dardanelles de 1915, des manuscrits autographes et des tapuscrits corrigés, dont ceux de grands romans, de Blèche à Gilles, du Feu Follet (20.000 – 25.000 €) aux Mémoires de Dirk Raspe, sans oublier L’Homme à cheval, l’un de ses chefs-d’œuvre, ou Les Chiens de paille. Des pièces de musée, qui, à mon sens, devraient rester accessibles aux chercheurs. Brouillons, notes, étapes d’une même œuvre sont en effet du plus haut intérêt ; il serait désolant que ces documents disparaissent à jamais.

La partie la plus passionnante de ce catalogue est constituée des multiples envois à Drieu tant elle présente des surprises, surtout après 1940, quand Drieu, d’une certaine manière, tient « le haut du pavé » littéraire et germanopratin. Maurice Blanchot, futur hiérarque de la French Theory, met non sans élégance les points sur les i à propos de sa participation à la NRF de guerre : « Je crois vraiment que ma présence à la NRF n’avait de sens que dans une solution de conciliation qui me semble devenue impossible. Et puis peut-on faire une revue si on écarte le passé et le présent ? J’en doute. Il vaut donc mieux que je rentre dans ma retraite où j’espère que votre amitié me suivra. » De même Albert Camus, dans une carte envoyée d’Oran, décline l’offre de participer à la NRF : « Je regrette de la décliner, je suis trop loin de Paris pour pouvoir prendre une décision. Les éléments d’appréciation me manquent ici et je n’aime pas faire sans voir clair. Je vous le dis tout droit. Ce que je sais de vous me permet de croire que vous comprendrez cette franchise. »

Éluard, en 1943, marque sa séparation : « Dans le temps, j’ai eu pour vous de l’estime et une réelle affection. Il y a deux ans, j’ai même cru que, grâce aux circonstances, j’allais vous retrouver. Vous vous étonnez de mon attitude. Mettons-la… sur le compte d’un certain avis qui rend responsable de n’importe quel crime (sic) des hommes, des femmes et des enfants qui en sont innocents. J’ai trop de cousins ! »

Mauriac fait l’éloge de Gilles, « un livre important, essentiel, vraiment chargé d’un terrible poids de souffrance et d’erreur… »

On y trouve aussi des brouillons d’articles parus ou non, comme ce tapuscrit d’un article interdit par la censure allemande (octobre 1940) : « Qu’est-ce que les Allemands dans Paris ? Ce n’est que nous-mêmes, notre crime, notre paresse, notre lâcheté. Les Allemands dans Paris, ce sont tous les enfants que nous n’avons pas faits. (…) Si les Allemands sont là, c’est que nous n’y sommes pas. »

Outre deux lettres de Gerhard Heller, trois livres de Jünger avec envoi, la correspondance avec Jean Paulhan (une soixantaine de lettres), citons l’émouvante lettre de Josette Malraux, qui lui demande, en 1943, d’être le parrain de son deuxième fils : « S’il y a des choses dont vous considérez qu’il est bon qu’elles soient enseignées à un homme, j’aimerais qu’il les apprenne de vous… André et moi, qui sommes sans frères, voudrions bien donner aux enfants des sortes d’oncles parfaits. »

Et aussi la lettre du 10 août 1944 adressée à son frère, considérée comme son testament : « Je n’étais nullement germanophile, mais il s’est trouvé que l’Allemagne a représenté tant bien que mal une partie des choses auxquelles je tiens et que représentait autrefois une certaine France nordique, normande, gauloise ou franque ». Il termine en s’affirmant communiste et précise : « j’ai trop combattu le communisme en Europe pour souhaiter même s’y rallier à la dernière heure ».

Une vente historique et qui concerne un écrivain incarnant à lui seul la profonde crise morale, esthétique et spirituelle du siècle vingtième.

 

Christopher Gérard

 

Vente Tessier-Sardou, catalogue en ligne. Expert : Eric Fosse. Exposition publique, jeudi 14 décembre à l’Hôtel Drouot.

 

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Voir aussi :

 

http://archaion.hautetfort.com/archive/2015/09/03/portrait-d-un-preux-drieu-la-rochelle-5679591.html

 

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11 septembre 2023

Sur une lecture de Barrès

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La relecture du Voyage de Sparte, de Maurice Barrès, m’inspire ces quelques lignes.

Tout jeune, Barrès, écrivain vitaliste, a voulu galvaniser la France abaissée d’après 1870 en la refondant sur la sensibilité et l’enthousiasme («  Je suis d’une race qui trouve ses dieux au plus profond des forêts ») et non sur la raison raisonnante (Kant !), en refusant la faiblesse.  

À cet égard, sa découverte de la Grèce, qu’il décrit dans Le Voyage de Sparte, est fondamentale. Ce qu’il dit de ce qu’il ressent à Athènes, lors de sa première visite à l’Acropole, permet de mieux comprendre cet homme complexe : « Qu’ai-je trouvé d’abord au milieu de cet horizon sublime et sur les rocailles de ce fameux rocher ? Quelque chose de ramassé, de farouche et de singulier, une dure perfection, sous laquelle je crus entendre des gémissements. »

Voilà qui éclaire sa vision de l’hellénisme : refus des enthousiasmes convenus du rhétoricien comme du carton-pâte romantique, exaltation d’une netteté archétypale et de la tenue des Grecs … malgré, hélas !, un zeste de sensiblerie nazaréenne (« je crus entendre des gémissements », « J'ai dans le sang un idéal différent et même ennemi. »). Pour ma part, pareille posture composite est impensable : le génie de Barrès consiste justement à exprimer cette nuance d’âme que je ne puis même imaginer.

Athènes le laisse encore à distance. S’il reconnaît les Grecs pour ses maîtres, il demeure lorrain, celte, chrétien ; la « dure perfection » lui inspire davantage d’admiration que d’émotion vraie.

À mesure de son avancée en Grèce, lorsqu’il parvient dans le Péloponnèse, et surtout à Sparte, il se libère : arrivé sur les rives du Taygète et de l’Eurotas, Barrès se souvient des héros de Lacédémone - « Léonidas ! », a-t-il envie de hurler aux quatre vents. « Un air de divine jeunesse enveloppe toujours les masses du Taygète. Sur ses neiges, je vois errer les Centaures primitifs. »

C'est ce Barrès que je préfère !

 

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22 août 2023

Georges Sanders, canaille aristocratique

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« S’il est vrai que le caractère d’un homme penche dans le sens du bien en fonction du plaisir, du degré de bonheur et de la quantité de tendre amour dont il a joui durant l’enfance, alors je devrais avoir le caractère le plus noble et le plus magnifique du monde. Personnellement, je pense être la preuve vivante de cette affirmation. Toutefois, un nombre surprenant de personnes sont d’un avis contraire. » Tout est dit en quelques lignes de et par cet acteur d’allure anglo-saxonne, Georges Sanders (1906-1972), qui, plus de trente ans durant, a joué sous la direction des plus grands réalisateurs, d’Alfred Hitchcock à Fritz Lang, de Joseph Mankiewicz à Julien Divivier, d’Otto Preminger à Roberto Rossellini.

 

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Le titre original de ses amusants mémoires, Memoirs of a Professionnal Cad, donne le ton : cad, en anglais, désigne la crapule ou le goujat en version distinguée. Très vite, il se spécialise en effet dans le rôle du salaud élégant, espion nazi ou escroc cosmopolite : « J’étais décidément un très bon méchant. Ma méchanceté toutefois était d’un genre nouveau. J’étais infect, mais jamais grossier. J’étais une sorte de canaille aristocratique. (…) J’étais le type de traître qui déteste avoir une tache de sang sur ses vêtements ; pas tant parce que je redoutais d’être découvert que parce que j’aimais avoir l’air propre sur moi. »

L’homme naît à Saint-Pétersbourg, « dans un monde appelé à disparaître », au sein d’une famille de la haute société, d’origine anglo-écossaise ou, selon certains, dont son traducteur Romain Slocombe, fils naturel d’un prince proche de la famille impériale - ce qui est autrement plus romanesque. Maison à Saint-Pétersbourg, résidences d’été en Estonie et en Courlande, fêtes somptueuses - le jeune Georges fait alors partie des privilégiés, ses parents fréquentant la Cour. En 1917, dès les premiers troubles, Georges est envoyé en Angleterre au même moment où Lénine, une autre canaille, prolétarienne celle-là, débarque en Russie, avec l’aide des services allemands. Restés là-bas, ses parents échapperont non sans peine à la terreur bolchevique et se réfugieront, ruinés, en Grande-Bretagne.  Après des études dans un collège privé, il connaît les boulots sans gloire mais lointains : l’Argentine et la Patagonie des années 20…

Venu un peu par hasard au cinéma par le biais du chant (il est baryton), Sanders va tourner, en Angleterre puis à Holywood, une bonne centaine de films en trente-cinq ans, interprétant tour à tour Vidocq et Landru,  Bel-Ami et Gauguin. Dans ces films, il promène une silhouette de dandy cynique très Vieille Europe : d’après lui, il ne joue jamais que son propre rôle ! Ses mémoires fourmillent d’anecdotes drôles sur des tournages, par exemple pour Viaggio in Italia, de Rossellini, avec Ingrid Bergman, où il nous apprend que le réalisateur italien travaillait sans réel scénario et à son rythme, en donnant la priorité à la plongée sous-marine ou aux courses en Ferrari avec les trains italiens !

Marié un temps à la très riche actrice hongroise Zsa Zsa Gabor, il mène une vie de luxe : Cannes au Carlton, etc. Sa vision du monde tranche par sa totale lucidité, par exemple quand il décrit les États-Unis des années 50 : « Le principe d’obsolescence, le principe de recherche de motivation et le principe de perception subliminale semblent avoir été inventés seulement pour améliorer des méthodes par lesquelles les gens sont cyniquement induits à s’enchaîner pour payer des choses dont ils n’ont pas besoin avec de l’argent qu’ils n’ont pas. »

Puis vient le déclin, les navets remplacent les grands films, l’argent manque et les affaires plus ou moins douteuses n’arrangent rien. Tout se termine mal, mais avec style, par un suicide dans un palace espagnol. Dans ses poches, un mot en anglais : « Cher monde, je m’en vais parce que je m’ennuie. Je sens que j’ai vécu suffisamment longtemps. Je vous laisse avec vos soucis dans cette charmante fosse d’aisance. Bonne chance. »

 

 

Christopher Gérard

 

 

Georges Sanders, Profession fripouille, Mémoires, traduction & épilogue Romain Slocombe, Editions Séguier, 276 pages, 20€

 

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Écrit par Archaïon dans Figures | Lien permanent | Tags : cinéma, séguier |  Facebook | |  Imprimer |