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12 octobre 2016

David Mata, coeur rebelle

 

littérature

 

La parution aux éditions Alexipharmaque du dernier livre de David Mata est l'occasion de relire ce bel entretien avec un écrivain secret (dont je parle dans mon livre Quolibets).

 

Entretien avec David Mata

Christopher Gérard : Qui êtes-vous ?Quel a été votre itinéraire ?

Je suis né en France, dans une famille espagnole, aragonaise pour être précis. S’arrachant au pays des ancêtres, mes parents avaient franchi les Pyrénées quelques années avant la guerre civile, en quête de meilleures conditions de vie. A ce déracinement un autre, de manière presque inévitable, s’ajoutait bientôt : mes parents rompaient avec le catholicisme. Mon père rompait, plus exactement, à l’insu de ma mère, qui, lorsque j’avais deux ans, me faisait baptiser. Enfant de chœur dans son village haut-aragonais, mon père avait eu affaire à un clergé que l’on n’avait pas tout à fait tort, à l’époque, de qualifier d’obscurantiste, et c’est tout naturellement qu’en homme par ailleurs touché par les idées de progrès et d’égalité il faisait sécession. Une autre église, hélas ! l’attendait au pays des Lumières, l’église communiste alors dans sa phase d’expansion. Qu’on m’entende, je ne lui fais pas le moindre reproche. La dure condition ouvrière qui était la sienne expliquait une adhésion qui n’eût pas été si aisée si l’Eglise, en Espagne, avait su rester à la hauteur des grands siècles de foi, si, soyons juste, l’actuel âge de fer le lui avait permis. Quant à moi, c’est à la poésie, à la littérature que je m’ouvrais, c’est à l’histoire de France, à l’Histoire tout court ! L’école primaire, où ne sévissaient pas encore les Bourdieu et Passeron remplissait convenablement sa mission, comme le souligne Jean-Louis Harouel dans Culture et contre-culture. Elle était l’héritière de l’élitisme républicain et se réclamait à bon droit de la méritocratie. Très tôt je m’éprenais de la langue française, obtenant les meilleures notes de la classe. Vers la dixième année, signe de l’élan précoce qui me portait vers l’Histoire, je composais un récit en images sur le thème de la Guerre des Gaules. Je montrais la même ardeur dans nos jeux où, à l’instar de mes compagnons, je m’imaginais incarner mes héros favoris. Mes lectures, c’étaient des romans douteux, des illustrés. Elles désolaient mon père, qui m’avait mis vainement entre les mains une vie de Cervantès. A quatorze ans, mes études achevées, j’étais chassé du paradis. Commençaient les apprentissages qui me rebutèrent tous sans exception. D’évidence, je n’étais pas fait pour ces métiers. Pourquoi au juste étais-je fait ? Je le sus avec certitude vers l’âge de dix-sept ans, âge auquel je découvris les livres, les vrais, où je me plongeai dans un océan de lectures dont je n’ai plus émergé. À l’écrivain que je voulais être, savoir le latin apparut soudain comme une nécessité, et j’en entrepris l’étude. Je l’entrepris seul, ou plutôt aidé par un remarquable ouvrage d’initiation dû à l’abbé Moreux, qui me donna les clefs de cette langue, ce que n’avaient pas su faire les grammaires scolaires que j’avais auparavant interrogées. Deux ans ne s’étaient pas écoulés que j’abordais Virgile, Ovide, Sénèque (mon cher Sénèque), heureux lorsque je pus les lire dans le texte, non sans me heurter ici et là à des difficultés. A la maison, autour de moi, tandis que je faisais en solitaire mes humanités, traînaient des journaux partisans au langage desquels je n’étais pas insensible. C’est ainsi que dans mon innocence, dont je rougis encore, je pris fait et cause pour Les Lettres françaises contre Kravchenko. Dans ce cas et dans d’autres je fus de ceux qui se laissèrent abuser. Dans le même temps, par une heureuse contradiction, je découvris Nietzsche, Schopenhauer. Vers la vingtième année je publiai à compte d’auteur un recueil intitulé Contes aragonais. J’avais pris conscience de mes origines, mais le recueil contenait aussi des pages qui attestaient la très forte influence d’Hoffmann, d’Edgard Poe. Quelques articles parus dans le journal départemental me valaient bientôt d’entrer dans un quotidien. J’avais la trentaine, et je faisais enfin un métier qui était (relativement) à ma convenance, j’étais journaliste. En moi, néanmoins, les contradictions persistaient. Collaborant à un organe de presse catholique, et même archi-catholique (c’était avant le Concile), je restais dans mon for intérieur imbu de préjugés gauchisants. Mon premier livre, Le Bûcher espagnol, que Julliard publia sur la recommandation de Jean-Louis Curtis (auteur e.a. du Mauvais choix), porte la trace du credo que je m’obstinais à professer. Survenant après Nietzsche et Schopenhauer, d’autres grandes découvertes finiraient par m’en détacher insensiblement, celle notamment d’Eliade, de Guénon. Grâce à eux, grâce à leurs livres que je dévorai, grâce à la revue Eléments (www.labyrinthe.fr), une autre vue du monde m’était révélée, une dimension sacrée du monde dont, enfant, j’avais eu le pressentiment. Survenait vers le même moment Spengler, dont Le Déclin de l’Occident, ce maître livre, était pour moi un événement. Les distinctions lumineuses qu’il établit entre culture et civilisation, entre le monde des réalités et celui des idées, continuent à m’éblouir, à m’apparaître incontournables. Autre philosophe à l’égard de qui ma dette est immense, Ortega y Gasset. La Révolte des masses, Au sujet de Galilée, Les Méditations du Quichotte, comptent parmi les livres qui m’ont changé. Est-il présomptueux de le dire, j’étais prédestiné à les comprendre, à les aimer, et je leur consacrai de nombreux articles, dont l’un représenta la France dans le numéro spécial que le journal madrilène El Pais publiait en 1983 à l’occasion du centenaire du philosophe. Le changement dont je fais état fut lent en réalité, dû non seulement aux livres, cela va de soi, mais aussi à la vie, à l’Histoire contemporaine, et je m’aperçus un jour qu’il ne restait rien du magma progressiste, de ce magma qui ne m’avait que trop longtemps entravé. Rien dès lors ne m’empêchait d’aller vers Julius Evola et autres maudits, dont je fis avec délices ma nourriture. La voie était ouverte, une voix que j’oserais dire royale, sur laquelle j’avançai désormais à grands pas. Un Mirador aragonais (Editions du Labyrinthe, 1987) témoigne, dans sa deuxième partie, de l’évolution qui me délivra tout à fait de l’Utopie. Entamant l’écriture du roman (dont Jean Mabire et Jacques Marlaud rendraient compte dans Eléments), j’adhérais encore inconsciemment  aux dogmes de ce que j’ignorais être une religion, une sous-religion, et mon interprétation de la guerre civile espagnole péchait quelque peu par manichéisme. Plus tard, dans La Fugue en Gascogne (Picollec, 1994), puis dans Le Film perdu et surtout dans Tarraco (E-Dite, 2001) s’exprimait une nostalgie que je puis bien dire congénitale. Rome était très tôt l’objet de mon assentiment. La connaissance ne ferait que renforcer cette inclination, puisque prévalait dans l’Urbs une conception holiste aussi étrangère que possible à l’actuelle doxa. L’homme n’y était homme qu’en tant que membre d’une cité : aussi la société n’avait-elle rien de commun avec l’agglomérat informe à quoi elle se réduit aujourd’hui. Qui observe les institutions romaines  est tenté de les dire inspirées. Elles ne sont pas le produit d’une raison abstraite, mais émanent de ces croyances qui formaient autrefois l’âme d’un peuple. (…) dois-je préciser que la Grèce antique, ses mythes et ses cultes, exercent sur moi une non moins forte attraction, et que si Rome, Pompéi, Tarragone m’ont comblé, je marque également d’une pierre blanche le jour où les temples de Paestum apparurent devant moi.

Suis-je païen ? Les mythes m’émeuvent, incontestablement, comme seul peut émouvoir ce qui est doté de vie. Et les réflexions de Jünger, d’Alain Daniélou, de Walter F. Otto m’ouvrent à une vision paganisante du monde. Je leur dois d’avoir pris conscience de la sacralité du cosmos, sacralité à quoi se ferme le monde moderne, englué dans un matérialisme répugnant, prisonnier de monothéismes dangereusement aveugles. Longtemps avant les Lumières qui auront pour effet d’enténébrer l’Europe des idéologues et des marchands, il y eut la lumière, cette lumière incréée dont les dieux pourraient être la source. Je me garde ici de rien affirmer. Le peut-on ? Ce qui ne fait pas de doute, c’est le déclin, que d’aucuns, au sortir d’un calamiteux XXème siècle, ont encore le front de nier. D’autant plus admirables sont ces esprits (Spengler, Evola, comptant parmi les plus éminents), capables, sans le recul du temps, de prendre immédiatement du champ alors qu’autour d’eux règne, unanime, l’euphorique religion du Progrès, de déceler les signes qui annoncent les lendemains de terreur. Si clairvoyants, ces esprits encore suspects d’hérésie, que l’avenir, on peut le parier, confirmera la justesse de leurs vues. La modernité, particulièrement dans le domaine des Beaux-Arts, apparaîtra telle qu’ils la décrivaient, à savoir comme un esquif voué dès sa construction à l’ensablement. Aux yeux de tous, ceci dans l’hypothèse d’un âge d’or revenu, s’imposera l’évidence d’un immense fiasco. Comment le XXème siècle put-il s’auto-illusionner au point de se croire le faîte de l’Histoire ? C’est la question que l’on se posera.

Dans plusieurs de vos romans, et notamment Le Film perdu (E-Dite), récit d’une conjuration sacrée ayant pour but de réenchanter le monde, vous êtes plus que sévère face au désastre artistique de la modernité finissante, caractérisée par ce que vous appelez justement « l’universalisme de plastique ».

Les dithyrambes suscités par l’anti-art (promu art officiel) provoqueront une véritable stupeur. Les hiéroglyphes qu’on nous impose ont en effet leurs Champollion habiles à commenter l’inexistant. Le tarissement des eaux, qui, des Doriens aux Baroques - en passant par l’âge gothique - fécondaient une Europe toujours en gésine, Spengler le situe au XIXème siècle commençant. C’est à ce tournant, la bourgeoisie avec son culte de Mammon s’étant substituée aux ordres anciens, l’éthique à la religion, un intellect hypertrophié à la sagesse, que la tradition se rompt, que la civilisation (synonyme dans son optique de fossilisation) succède à la culture. L’organisme vivant qu’était cette dernière (et qui dit vivant dit relié à l’inconscient), le merveilleux organisme qu’elle fut des siècles durant, voit se briser sa profonde et ténébreuse unité. Dans le domaine de l’art, perdue la maîtrise des formes ; le grand style qui s’affirmait magnifiquement dans Bach, dans les toiles de Poussin, commence à dépérir. Quelques artistes tentent désespérément de résister, ultimes refuges du sacré, mais d’un sacré dévitalisé, faute justement de ce terreau communautaire où, aux époques de foi, il s’alimentait. Que ce processus obéisse ou non à une loi d’entropie, l’important est d’admettre la réalité d’un déclin qu’avant même d’avoir lu Spengler ou Evola quiconque est pourvu d’instinct peut percevoir. Que les XIXème et XXème siècles, que les innovations en cascade dont on leur fait gloire aient été les prodromes d’une lente désagrégation, notre temps, s’il est vrai qu’on reconnaît l’arbre à ses fruits, en apporte la preuve difficilement réfutable. Eclipse des dieux, chute des rois, crise de la création artistique, avènement de la démocratie, système dont les tares montrent à suffisance qu’il n’est qu’un leurre monumental, tout me semble lié en profondeur. Loin est le temps (à jamais révolu ?) où le Saint-Empire s’offrait aux regards, fût-ce d’un point de vue esthétique, comme un prodigieux édifice. Celui-ci abritait une vaste communauté, laquelle parlait latin d’une extrémité de l’Europe à l’autre. Voltaire ironisait à propos du qualificatif « Saint », incapable qu’il était de saisir que le Saint-Empire s’efforçait de relayer l’Imperium romanum. Fermé à cette beauté, il était déjà de ces intellectuels atteints d’une alarmante cécité, qui allaient précipiter l’Europe dans le chaos. Deux siècles après le séisme révolutionnaire, société marchande et hédonisme de masse débouchent sur la désagrégation que nous constatons. Des géants que furent les hommes, la civilisation a fait des nabots. « J’ai inventé le bonheur », disent-ils en clignant de l’œil.

L’enfance, présente dans Le Film perdu comme dans Hermann, est un autre leitmotiv de votre œuvre. N’est-elle pas la mine où puise le créateur ?

L’enfance garde heureusement quelques êtres de la dégénérescence dont je viens de parler. L’enfance n’est en réalité qu’un préambule et l’important est de la garder vivante en soi et de la laisser s’épanouir, la maturité venue, même s’il n’est donné qu’à une minorité d’accéder à ce que les mystiques appellent une seconde naissance.

Quels sont les mythes qui vous fascinent le plus ?

Deux figures me fascinent de longue date, comme me fascine leur mystérieuse complémentarité, celle d’Apollon et de Dionysos. Apollon, bâtisseur de cités, génie du principe d’individuation ; Dionysos, dieu du délire et de la folie divine, opposés tous deux à Socrate, père du moralisme et de la raison raisonnante, et à ce titre vilipendé par l’auteur de La Naissance de la Tragédie. J’aurais pu rester prisonnier de cette raison courte, perspective horrible. Les dieux ne l’ont pas voulu, auxquels je rends grâce. (…) Pour conclure, si je dois beaucoup aux philosophes, c’est sans l’être moi-même. Je dois autant à Bach, autant à la peinture et à la poésie. Je ne suis riche que de ma passion, que du vertige où me plonge la contemplation des siècles, et particulièrement ceux où le paganisme était florissant, paganisme, faut-il le rappeler, qui survécut longtemps dans la catholicisme et sa liturgie. (…) Le mal est-il sans remède ? Il le sera jusqu’à ce que la roue tourne. Jusqu’à ce que les hommes, ayant cessé de s’affubler d’une majuscule incongrue, fassent mouvement vers les Immortels. Rien n’interdit, sans attendre cette hypothétique conversion, d’entonner in petto un fervent gloria deis.

 

Concernant cet écrivain, voir mon Journal de lecture,

 

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Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature |  Facebook | |  Imprimer |

18 septembre 2016

Une somme sur le dandysme

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« Forme dégradée de l’ascèse », s’il faut en croire Albert Camus, le dandysme inspire et fascine pour le meilleur et pour le pire. Aux essais tantôt subtils (Kempf, Delbourg-Delphis, Carassus, Scaraffia…), tantôt aussi pédants que confus (no names), vient s’ajouter une somme, le Dictionnaire du dandysme, que publient les très-austères éditions Honoré Champion : plus de sept cents pages riches en références et en réflexions, au fil desquelles le lecteur retrouvera quelques grandes pointures, mêlées, hélas ! à l’un(e) ou l’autre cuistre – je pense e.a. à l’illisible auteur de la note consacrée au(x) Genre(s), cette faribole d’outre-Atlantique. Exception qui, je m’empresse de le souligner, confirme l’excellence de l’ensemble.

Libre ou corseté ? Impertinent ou vaniteux ? Original ou excentrique ? Ce Dictionnaire redéfinit la figure si complexe, si ambiguë du dandy, ainsi que la métaphysique qui sous-tend sa posture. Les grandes notions ont droit à leur note : d’Anglomanie à Oisiveté, de Boulevard à Mélancolie. Vampire fait l’objet d’une savante recherche qui me fait l’honneur, grâce à Vogelsang, de trôner aux côtés de Bram Stoker, Charles Nodier et Ann Rice. Parmi les personnes, une quarantaine, les inévitables Byron, Brummel et Barbey, côtoyés par Stendhal et Balzac, en effet essentiels. Et Cocteau, Lorrain, Drieu, Montherlant, Matzneff. A la bonne heure. Toutefois, en lieu et place de Duchamp et Gainsbourg, j’aurais préféré retrouver Aragon et Barrès, Praz et Fraigneau …  Ne boudons pourtant pas notre plaisir, qui est vif.

Erudit, rigoureux, l’ouvrage fera date ; ses références stimuleront la réflexion. Des entrées sont dédiées aux attributs du dandy, de la cravate (« Elle est à la toilette ce que la truffe est au dîner », Balzac) aux gants (« Beaucoup d’amis, beaucoup de gants, - de peur de la gale » Baudelaire). Enfin, les personnages : Des Esseintes, Messieurs de Phocas et de Bougrelon ...

Une somme, oui, pour mieux cerner la silhouette intemporelle d’un  rebelle sceptique, furieusement insulaire, qui lutte contre la douleur que suscite en lui une société en pleine régression.

 

Christopher Gérard

 

Alain Montandon dir., Dictionnaire du dandysme, Honoré Champion, 724 pages, 110 €

 

NB : Une regrettable erreur de syntaxe … à la première page.

 

Sur le même sujet, voir mon texte  de 2013 :

 

Dandysme ?

 

« Vivre sa propre contradiction fait de vous un personnage tragique »

Jean José Marchand, La Leçon du chat.

 

Deux ouvrages récents m’inspirent quelques réflexions sur le dandysme, que Roger Kempf, dans son bel essai Dandies. Baudelaire et Cie (1977),  définissait comme « un culte de la différence dans le siècle de l’uniformité ». Comme il le notait avec justesse, la question posée par le dandy - comment rêver sous le régime du divin Progrès ? - exacerbe chez ce dernier (et ce mot, « dernier », ne convient-il pas à la perfection tant le dandy se pose en vestige, dont la devise pourrait être Too late ?), en réponse, la passion de l’insularité, un irrédentisme absolu, poussé parfois jusqu’à la folie.

Vies et mort d’un dandy, du très-prolifique Michel Onfray, déconstruit non sans une trouble jubilation le mythe littéraire du Beau Brummell, favori du Prince de Galles, le futur Georges IV. Onfray souligne le caractère quasi faustien du dandy, dont le sang, loin d’être bleu, se révèle banalement carmin : en un mot comme en cent, le dandy doit lutter pour imposer sa différence et devenir roi de soi-même. Dans le cas de Brummell, le paradoxe tient dans l’arrogance du personnage, suffisant et vaniteux (comme nombre de ses émules postérieurs)… qui invente une religion de l’élégance. Lucide, Onfray voit bien, sans jamais être dupe mais avec un soupçon bien jacobin de ressentiment, que Brummell, en fin de compte, sert de bouffon au monarque. Un bouffon pathétique, surtout après la fuite en Normandie, où l’attend une fin misérable.

En réalité, le mythe du dandy, nous le devons à Barbey, le génial Barbey, écrivain majeur comme  son compatriote Gobineau, qui métamorphose le fat en modèle et, de ce fait, l’invente, l’instrumentalise et donne naissance à un nouveau modèle d’aristocratie, qui ne se fonde ni sur la naissance, ni sur l’argent ni,horresco referens, sur le travail. Baudelaire s’inspirera de Barbey pour mieux cerner encore la figure du rebelle à la massification et à l’égalitarisme bourgeois - « le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences ».

Justement, le deuxième ouvrage, I am Dandy, superbe album de clichés dus au talent de l’Américaine Rose Callahan et dont le texte, très moyen, est l’œuvre d’un thésard, américain lui aussi (quoi de plus anti-dandy, by Jove, qu’un thésard… yankee de surcroît ?), montre par ses limites toutes les ambiguïtés contenues dans le terme dandy. Plus évocateur, le sous-titre en est The Return of the Elegant Gentleman : la galerie de portraits rassemble des hommes considérés par les auteurs comme élégants, ce qui ne laisse pas de surprendre le lecteur européen. Ils auraient bien fait de méditer la sentence de messire Barbey d’Aurevilly : « Tout dandy est un oseur, mais un oseur qui a du tact, qui s’arrête à temps et qui trouve, entre l’originalité et l’excentricité, le fameux point d’intersection de Pascal ». Comment dire, mieux, l’essentiel ?

I am Dandy présente, dans un savant désordre, une phalange d’excentriques et de lunatiques, de dégénérés complets et d’authentiques gentlemen, d’exhibitionnistes, tous unis par la passion du vêtement, le refus de la massification… mais pas de la vulgarité, car, pour citer un aristocrate old school, le cher Ghislain de Diesbach, « l’esthétisme et la recherche à tout prix de la Beauté conduisent en général au ridicule et presque inéluctablement à la vulgarité ». Le tact invoqué par Barbey manque en effet à nombre de ces dandies photographiés avec grâce par Rose Callahan, plus proches en vérité de l’hystérie (masculine) - donc du mauvais goût -, de la névrose obsessionnelle - donc malsaine - et de la mystification (souvent amusante il est vrai, notamment par la création de bulles temporelles) et loin, très loin, de la virilité spirituelle, ascétique et guerrière du rebelle antimoderne.

Amusons-nous à évoquer certains, mes préférés, pour la joie du lecteur : l’Anglo-Irlandais Sean Crowley, chantre du tweed vintage et franc-buveur de cocktails (au gin), collectionneur maniaque de cravates (3000 pièces ?), anglomane sans complexe et qui clame haut et fort son désir de n’être ni sexy ni, Dieux merci, cool. Un New-Yorkais, lui aussi d’origine hibernienne, Peter Mac Gough (ses tweeds !!!), qui vend la mèche : « I’ve seen the future, and I’m not going ». Un autre zinzin de tweed, Gustav Temple, le théoricien du Chapism, doctrine et style de vie « anarcho-dandy », étonnante figure de situationniste conservateur, adepte d’une révolution par l’humour et le tweed.

Les Français Michael Loir, Hugo Jacomet, Marc Guyot (auxquels les auteurs auraient dû ajouter l’orfèvre délicat, le savantissime Julien Scavini) incarnent chacun avec autant de panache que d’exigence le gentilhomme parisien. Quelques Britanniques d’un goût quasi parfait, authentiques gentlemen, tels que l’écrivain Nicholas Foulkes, le pianiste Winston Chesterfield et, last but not least, sans doute l’archétype de l’élégant Londonien, l’historien de Savile Row, James Sherwood.

Une figure étonnante, qui orne d’ailleurs la couverture, celle d’un marquis italien, Mocchia di Coggiola, qui, dans son appartement du XXème arrondissement, à un jet de pierre (précieuse) de la tombe d’Oscar Wilde, prend la pose avec une sorte de génie - le génie du déguisement « from classic Jacobean to gender-bending fascist ».

C’est là précisément que le bât blesse : le dandy se déguise-t-il ? Sa quête de l’excellence, son refus de la médiocrité, la construction de soi doivent-ils le transformer en travesti anachronique ? Imiter le style des 30’, s’habiller en rentier victorien, why not… mais n’est-ce pas un peu court ? Le dandy est-il voué à la mimésis, au voyage dans le temps ?

Même si le dédain pour l’opinion commune fonde depuis toujours, depuis Alcibiade et Catilina, l’attitude dandy, faut-il pour autant exhiber qui un délirant narcissisme, qui un infantilisme stérile ?

Dans une époque de confusion et d’inversion des valeurs, le désir de se singulariser, de surplomber la société et de constituer une Sternenfreundschaft au sens nietzschéen - la fraternité sidérale des Insulaires - et en fait une aristocratie, celles des Pléiades, ne peut, sous peine d’être insignifiant, se réduire au comportement tapageur du pitre de boudoir. Ni au déguisement pathologique, fût-il savant.

Mélancolique, car souffrant de la déréliction et du désenchantement modernes, le dandy assume son décalage (contrairement au snob et au mondain, qui tremblent à l’idée de ne pas être inclus), mais avec tact et mesure, en stratège d’une guerre culturelle, d’une métapolitique en actes. Ses modèles ? Jünger, l’anarque. Nimier, l’officier perdu. Et mon cher Drieu, qui, dans Récit secret, nous livre son secret, celui de « l’homme rigoureusement non-conformiste, qui se refuse à toutes les sottises courantes dans un sens et dans l’autre et qui manifeste discrètement mais fermement une sacrilège indifférence ».

En fin de compte, j’en viens à me demander si, au dandy, terme ambigu, voire frelaté à force de parodies, il ne faudrait pas préférer celui de gentleman, plus en nuances et en sobriété. Tâcher d’incarner le gentilhomme comme idéal d’excellence et d’autonomie, comme rébellion aristocratique contre la barbarie moderne, tel me semble le défi pour les Insulaires d’aujourd’hui et de demain.

 

Christopher Gérard

 

Michel Onfray, Vies & mort d’un dandy, Editions Galilée, 16€.

Nathaniel Adams & Rose Callahan, I am Dandy. The Return of the Elegant Gentleman, Editions Gestalten, Berlin, 45€.

Pour les amateurs, deux titres rares: Eugène Marsan, Quelques portraits de dandys, L’Editeur singulier, 2009 et le Petit Dictionnaire du dandy de Giuseppe Scaraffia, Sand, 1988.

 

 

13 septembre 2016

Avec Arnaud Bordes

 

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Editeur se mouvant avec grâce dans une clandestinité supérieure (voir http://alexipharmaque.net), Arnaud Bordes est avant tout écrivain, et l’un des plus fins connaisseurs de la Décadence et de l’esthétique fin-de-siècle. Des textes rares tels que Pop conspiration ou La Matière mutilée avaient attiré l’attention des amateurs de livres denses et cryptés, parfois jusqu’au vertige, et qui semblent constituer les prémisses d’un grand roman antimoderne. Notre Des Esseintes récidive aujourd’hui avec un double opuscule, mi-récit d’anticipation, mi-journal musical et littéraire.

On attendra Victoire ne peut se résumer : obscur et prophétique, le récit, présenté comme artificiel, date du monde d’après, celui des Barbares. Banlieues en flammes & charniers ou, pour citer Bordes : « villes noircissant dans les fumées d’incendies, pillages, populations déplacées, périphériques ravagés, unités auxiliaires errantes et radicalisées (sic) ». Tel est le tableau, sur fond d’officines occultes, de complots masqués aux yeux d’une opinion sidérée avec art. Pointilliste et avec un je-ne-sais-quoi de flamand, la peinture de cet après-monde contraste avec les souvenirs des divers narrateurs, tous plus ou moins liquidés à un moment ou un autre et qui se souviennent, qui d’une lecture d’Huysmans ou de Villiers de l’Isle-Adam, qui d’un air entêtant de Joy Division ou de Vogelsang.

Parce que l’automne est faux est le journal d’Arnaud Bordes (2004 – 2015), où son travail d’éditeur apparaît (trop) peu. Lectures (names, names, names !), musique (idem), jeunes femmes (anonymes). Paul Morand et Jules Verne (en effet grand romancier initiatique et géopolitique), Ernst Jünger et le regretté Jean Parvulesco, les chers David Mata et Bruno Favrit, et bien entendu Nerval, Eliade, tant d’autres, passent, parfois d’un pas trop rapide, comme si l’auteur avait la tête ailleurs. Fulgurantes, quelques formules claquent : « Tout est plaie depuis la mort des rois ».

Un bémol toutefois. L’avalanche de noms propres, bien que parfois poétique. Des coquilles, nombreuses (hendiadys, Libye…) et surtout la syntaxe, comme relâchée à dessein, par coquetterie « artiste ». Or, même en version décadente, l’écrivain ne doit-il pas, avec l’humilité du chevalier médiéval, vénérer la langue qu’il aime et sert ?

 

Christopher Gérard

 

Arnaud Bordes, On attendra Victoire. Suivi de Parce que l’automne est faux, Editions Auda Isarn, 156 pages, 17 piastres.

 

Voir aussi mes Quolibets

 

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Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature |  Facebook | |  Imprimer |

07 septembre 2016

Adios ou l'éloge du monde d'avant

littérature

 

Eloge du monde d’avant

 

Auteur d’un Dictionnaire élégant de l’automobile (Rue Fromentin), critique littéraire et de cinéma, Thomas Morales aime les actrices et les voitures des années 50, 60 et 70. Et les films d’Audiard, l’Italie d’avant Berlusconi, la BD et la télévision un peu nunuche de ces années-là. Une sorte de réactionnaire souriant à la mémoire d’éléphant, incollable sur les Alfa Roméo et Nathalie Delon, sur Michel Constantin et Claudia Cardinale, Pilote et de Playboy. Une encyclopédie du monde d’avant, dont il exalte la nostalgie dans Adios, recueil de chroniques parues dans Causeur, Valeurs actuelles ou Service littéraire. Sa devise ? In retro veritas. A le lire, on goûte cette sensibilité passéiste, nourrie d’une impressionnante culture : Ronet et Belmondo, les films de Philippe de Broca et de Michel Audiard, Paul Meurisse (alias Théobald Dromard), Blondin et Berthet, ADG et Malet, La Dame de Monsoreau et Les Brigades du Tigre, tels sont les personnages de ce roman antimoderne d’une France encore préservée de l’horreur techno-marchande, une France où le mot « identité » n’avait aucun sens, puisque tout le monde communiait dans la même liturgie.

Parfois forcée (les années 70 furent, quoi qu’il prétende, un modèle de kitsch aux antipodes d’un âge stylé), la mélancolie de Thomas Morales n’en demeure pas moins communicative, tant son talent d’évocation, qui est celui d’un artiste, fait oublier un instant de justes préventions. Philippe d’Hugues avait en son temps publié chez Bernard de Fallois une fort convaincante défense et illustration des 50’. Thomas Morales s’inscrit à sa manière dans cette filiation, une certaine naïveté en plus.

 

Christopher Gérard

 

Thomas Morales, Adios. Eloge du monde d’avant, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 172 pages, 17€

 

Voir aussi mon Journal de lectures :

 

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22 août 2016

Des Dieux et du monde

paganisme,polythéisme,religion

Des Dieux et du monde

Lettre à Iseult

 

Dans une lettre écrite de Rome, la belle Iseult, élevée par un père profondément païen et par une mère catholique d’Irlande, me pose de pertinentes questions sur les Dieux et le monde. Je tâche d’y répondre en toute simplicité, dans l’espoir d’éclairer sa lanterne et d’éclaircir mes propres pensées.

Je suis souvent frappée par la vigueur avec laquelle nombre de nos contemporains rejettent le catholicisme. Si je puis comprendre ce refus, je crains qu’il ne conduise à jeter le bébé avec l’eau du bain pour aboutir à un vulgaire athéisme. Pouvons-nous, avec l’écrivain Jean Raspail, considérer le catholicisme comme « le meilleur écrin du paganisme » ? Ou faut-il considérer le syncrétisme comme un leurre ?

Vous posez la question, essentielle, de la réappropriation du sacré - un sacré qui, depuis des siècles, nous a été confisqué par l’Eglise. A priori, je dirais que l’accaparateur, s’il a pu jouer un temps (et malgré lui) le rôle de conservateur, ne me paraît pas le meilleur des inspirateurs. Ce que l’Eglise a récupéré des anciens paganismes, elle l’a mutilé et désagrégé tant qu’elle a pu. La Réforme et ses séquelles ont parachevé ce travail de digestion.

Comme le dit justement l’écrivain orthodoxe Gabriel Matzneff dans Le Taureau de Phalaris, son dictionnaire philosophique : « l’opposition demeure irréductible entre Dionysos et le Crucifié, entre la religion qui est affirmation du vouloir-vivre et celle qui est négation de la vie, entre la pensée païenne qui tend à établir l’harmonie, la sagesse, la beauté et le bonheur sur la terre, et la pensée chrétienne tout eschatologique (« Seigneur, que ton règne arrive ! ») et pleine de mépris pour le monde d’ici-bas. »

Entre Athènes et Jérusalem, c’est bien l’abîme… même si les Galiléens, toutes églises confondues (le profane s’y perd), ont annexé des pans entiers de la pensée païenne, travesti nombre de rites et de mythes de l’ancienne religion cosmique et, surtout, subverti son lumineux message. Immense est la dette de l’Eglise à l’égard des cultes qui ont précédé un triomphe tout politique : songez à la figure de Prométhée, tour à tour enchaîné et libéré, moribond et transfiguré – comme Ieschoua de Nazareth. Songez à la mort de Socrate, telle que narrée par son disciple Platon, qui bouleverse autrement que celle du Crucifié.  Songez à une autre figure, à la fois sublime et tout humaine comme celle de Socrate, Antigone, qui à mon sens surpasse Marie, même si je ne puis m’empêcher de brûler un cierge à Notre-Dame, au Sablon ou à Saint-Germain-des-Prés – car c’est à la Grande Mère que s’adressent mes prières. Songez au mythe d’Œdipe, fondateur pour le roman familial de chacun d’entre nous, autrement plus riche d’enseignements que ces contes à propos de poissons et de pains.

Bien sûr, l’esthète (je pense à l’ami Matzneff) préférera feindre de croire à l’amitié légendaire entre Sénèque et Paul de Tarse… Comment ne pas comprendre cette tentation ? Sans y céder, par lucidité. Comme le disait un vieux païen : « si nous n’appartenons pas à l’Eglise, l’Eglise, elle, nous appartient ». En ces temps de terreur islamiste, ces églises sont des sanctuaires à défendre.

Des cathédrales à l’opéra, comment en effet ne pas respecter l’écrin créé par nos ancêtres ? Rien de plus détestable que l’amnésie volontaire, celle-là même de nos contemporains qui oublient tout, d’Ulysse à Don Juan. Mais ces cathédrales, ces retables et ces cantates, ces épopées, témoignent du génie de nos ancêtres. Ils sont le réceptacle d’une présence, celle des Dieux inspirateurs. Les païens conséquents sont sensibles au genius loci, le génie du lieu, faisceau d’ondes cosmiques bien davantage que marque de propriété. Au Panthéon de Rome, à Chartres ou à Notre-Dame de Paris, nul besoin d’être grand pontife pour sentir une présence qui ne se réduit pas au fantôme d’un ascète hébreu crucifié sous Tibère.

Oui, réapproprions-nous le sacré, qui n’est le monopole d’aucune structure de pouvoir, d’aucune église ou chapelle (même païenne). A chacun, selon son expérience et sa sensibilité, de faire le tri.

Si le temps des païens est cyclique, comment et pourquoi travailler au retour d’un printemps qui adviendra de toute manière ? Notre impuissance face aux cycles n’est-elle pas accablante ?

Accablante ou libératrice ? Le fondement de notre vision du monde, bien plus que la chatoyante diversité de ses panthéons, c’est l’esprit tragique, que le père de l’Europe, Homère, a illustré de façon inoubliable sous les traits d’Hector, le guerrier qui, malgré les objurgations de son épouse Andromaque sur les remparts de Troie, s’interdit toute lâcheté, toute fuite, alors qu’il sait le combat perdu. Tel est l’homme européen idéal, libre et tragique – celui qui accepte son destin. Lisez à ce sujet La Philosophie tragique, le maître essai de Clément Rosset, l’un des rares philosophes de nos temps si bavards.

 

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Que pèsent, face à une telle posture, les consolations paradisiaques, anti-tragiques par essence (et donc non-européennes), les fables pour marmots sur la résurrection des corps, les réponses toutes faites des catéchismes, les mensonges moralisateurs sur le « péché » ? En ce sens, la conversion, le plus souvent forcée, de l’Europe à un messianisme étranger à son mental constitue une régression – la vraie chute.

Pour répondre à votre question, il ne nous incombe pas de travailler au retour d’un printemps inscrit dans les astres. Votre question « trahit » d’ailleurs une vision activiste et utilitaire. Méditez, je vous prie, cette sentence de la Bhagavad-Gîtâ (II, 47 et suiv.) ou Chant du Seigneur, l’une des plus belles fleurs de notre sagesse indo-européenne, où, à la veille d’une bataille décisive, le héros Arjuna reçoit les enseignements divins : « Ne te préoccupe que de l’acte, jamais de ses fruits. N’agis pas en vue du fruit de l’acte. » Ce détachement ne se confond en rien avec l’inaction : Arjuna ne fuira pas le combat, mais ce qui importe est bien l’indifférence au succès comme à l’insuccès.

Ni espérance (le propre de l’esclave qui gémit sous le fouet) ni pathétique désespoir. Ne confondez pas l’activisme et ses illusions d’efficacité avec la quête spirituelle, qui est avant tout connaissance de soi, des Dieux et du monde – je pense ici à Socrate, l’un de nos sages.

Libérée d’un combat sans objet, vous voici prête à affiner le regard que vous portez sur le monde ; vous voici attelée à une tâche d’une autre ampleur : en comprendre les cycles, vivre en harmonie avec eux, devenir vous-même. Toute révolution commence à l’intérieur de chacun. Ceci est moins accablant que douloureux, car il faut se libérer des postures et des palabres.

Après la sagesse hindoue, après Socrate, citons Sénèque, le maître du stoïcisme romain. Dans ses Lettres à Lucilius, l’un des sommets de la sagesse européenne (autrement stimulantes que Les Aventures des Douze Palestiniens, pour ne rien dire du Chamelier de Médine), vous lirez que, si les rapides destins sont fixés, le combat pour la maîtrise de soi et pour la liberté intérieure demeure la priorité – un idéal à atteindre pour tout amant de la sagesse. Prenez le Livre I, Lettre 7 : « Retire-toi en toi-même autant qu’il est possible. Attache-toi à ceux qui te rendront meilleur ; ouvre ta porte à ceux que tu as espoir de rendre toi-même meilleurs. Ce sont offices réciproques. Qui enseigne s’instruit. »

Devenir « l’ami de soi-même », pour citer Sénèque, me semble autrement plus important que de « travailler au retour du printemps ». Cela ne fait pas de vous une femme soumise, « accablée », loin de là, mais une femme éveillée dont les actes auront davantage de poids.

 

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A la lecture de votre roman philosophique, Le Songe d’Empédocle, j’ai été étonnée par les multiples références à l’Amour, concept que je croyais chrétien par excellence et que trop peu de païens contemporains exaltent, au contraire de la volonté de puissance et de l’esprit prométhéen…

Vous avez raison de déplorer ce culte de la force qui, souvent, tient lieu de doctrine chez ceux qui se réclament du paganisme. Pour ma part, ce culte puéril des Vikings à tresses blondes et à double hache m’inspire de la répulsion. Mes maîtres en paganisme sont Homère et Lucrèce, Botticelli et Friedrich, Bach le Pythagoricien et Mozart… Il s’agit bien d’une assomption, et non d’une régression vers une barbarie caricaturale, digne d’un médiocre péplum.

Le païen est un civilisé, l’héritier conscient d’une culture plurimillénaire qu’il entend maintenir, enrichir et transmettre. Aux antipodes donc du jeu de rôle pour adolescents attardés, adeptes du style « motard » ou du kitsch gothique. Aux antipodes aussi de nostalgies incapacitantes dictées par l’adversaire. Naguère, dans la pensée dominante, le paganisme était assimilé à une religion de pékins et de cul-terreux, les pagani ; aujourd’hui, se réclamer de l’ancienne religion de la vérité, c’est passer pour le complice de crimes bestiaux, pour l’idolâtre de régimes policiers. Un comble.

Empédocle nous livre un commandement païen qui me paraît fondamental : « jeûner du mal » (fragment 144). A méditer par ceux qui confondent trouble fascination pour la force et religion cosmique de la vérité.

Quant à l’Amour, relisez bien Empédocle, et avant lui Hésiode, qui fait d’Eros une force fondamentale du monde, à laquelle même les Dieux sont soumis : « le plus beau parmi les Dieux immortels, celui qui rompt les membres et qui, dans la poitrine de tout Dieu comme de tout homme, dompte le cœur et le sage vouloir » (Théogonie, v. 120).

Pour Empédocle, l’Amour, qui porte aussi les noms d’Harmonie, de Joie ou d’Aphrodite, est une force unificatrice, une immense poussée vitale qui anime et ordonne l’univers : elle est combattue de toute éternité par la Haine, principe de division et de fragmentation. Parménide, un autre antésocratique, voit en Eros « le premier de tous les Dieux » (fragment 13).

Toute la théologie païenne repose sur Eros, divinité archaïque née du Chaos primitif ou de l’Oeuf primordial. Et que dire de la puissance d’Aphrodite, Déesse de l’Amour ? De Vénus, chantée par Lucrèce et Rimbaud ?

Lisez Le Banquet de Platon, l’un des livres qui a le plus influencé la pensée de l’Occident, je veux dire la pensée mythique et symbolique, de Plotin à Michel-Ange. L’Amour y est défini comme la plus ancienne divinité et la source des biens les plus grands (Banquet, 178 c), « ce qui doit en effet guider toute la vie des hommes ».

Ce principe sublime, d’une complexité inouïe, les théologiens l’ont réduit à un dogme, qui n’est jamais qu’une forme dégénérée du mythe, celui de l’« amour du prochain » (à l’origine, le membre de la secte), aussi mièvre qu’impossible à respecter dans la vie réelle, donc voué à la parodie et au mensonge.

Revenons aux mythes qui irriguent notre imaginaire et laissons là les dogmes qui le stérilisent. Seuls les mythes induisent, par une voie allégorique ou symbolique, une connaissance réelle qui libère celui qui l’acquiert ; les dogmes, quant à eux, n’enseignent jamais que l’ignorance et la soumission.

Marcel Conche, l’un des authentiques philosophes de nos temps si bavards, écrit justement que la leçon des Grecs est « d’entendre l’appel du réel » et de ne jamais faire dépendre sa sagesse d’une foi ou d’un dogme. Il s’agit bien de rechercher la vérité (et non la fausse consolation que propose l’espérance, cette lâcheté) et de penser (et non de croire comme une béguine). Conche a livré ses réflexions sur l’amour dans Analyse de l’amour : « le véritable amour est philosophique, parce que en font partie la méditation, la réflexion sur la vie (…) Il est ce  par quoi, même vieux, l’on se sent jeune, même près de la mort, l’on se sent vivant, et aussi  ce par quoi l’on se sent fort contre les coups du sort, la malignité d’autrui ou sa bêtise, et les aspérités de la vie. » Vous le voyez, chère Iseult, comme la joie, l’Amour païen est tragique.

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Aujourd’hui le terme « païen » est souvent employé comme un synonyme de polythéiste. Le paganisme que vous décrivez dans votre essai La Source pérenne et dans votre roman Le Songe d’Empédocle se réduit-il à un polythéisme ? Peut-on parler d’un paganisme européen, et celui-ci peut-il s’inspirer de la tradition hindoue ? N’est-ce pas une erreur de se référer à Shiva, qui ne fait pas partie de notre imaginaire ?

Les divers paganismes reconnaissent l’infinie diversité du divin et la multiplicité de ses approches ; ils acceptent les Dieux d’autrui sans les nier. Pour un païen, le divin est hiérarchisé, ce qui s’illustre par exemple dans les mythes par le schème de la parenté – les généalogies divines. Plotin, le successeur de Platon, a décrit les hypostases (les degrés) du divin, plus tard récupérées par les théologiens chrétiens (Pseudo-Denys l’Aréopagite, le père de l’angélologie chrétienne, était un platonicien aussi honteux que que malhonnête). La Trinité des théologiens, source de polémiques et d’hérésies sans fin (et donc de massacres interchrétiens, car rien de plus féroce qu’un chrétien à l’égard d’un autre, s’il est jugé hérétique ou schismatique), témoigne d’ailleurs de la persistance des structures mentales héritées de la religion cosmique. Le monothéisme abrahamique et ses rejetons galiléen et mahométan nient les Dieux des autres et tentent d’imposer urbi et orbi le principe d’une création ex nihilo de l’univers, une vision dualiste (souvent manichéenne) du monde, un temps segmenté et linéaire, une seule et unique voie d’accès au divin (monopolisée par une caste de prêtres infaillibles et intouchables). Bref, il s’agit, comme l’a bien expliqué Alain Daniélou dans Le Polythéisme hindou, d’une erreur métaphysique : « Partant de la vaste base et solide que forme la multiplicité des aspects de la manifestation, le polythéiste peut s’élever peu à peu vers le but jamais atteint du non-dualisme et vers l’illusion d’une identification à l’Etre absolu. A chaque degré de sa montée, il découvre un état de moindre ou de plus grande multiplicité qui convient à son propre état de développement et il évolue, partant des formes extérieures du rituel et de la morale, vers les aspects les plus abstraits de la connaissance et du non-agir. Ces aspects sont représentés formellement par divers groupes de symboles statiques, les Dieux, et de symboles actifs, les rites. L’adepte, à mesure qu’il avance sur le chemin qui mène à la libération, choisit pour chaque degré les Dieux et les rites qui conviennent à son développement et qui sont à sa portée. Durant le pèlerinage de sa vie, le polythéiste va d’un temple à un autre, il pratique différents rituels, différents modes de vie, différentes méthodes de développement intérieur. Il reste constamment conscient de la coexistence d’une multitude de voies menant vers le divin et pouvant convenir à des êtres dont le développement est différent. »  Longue est la citation, chère Iseult, mais quelle lucidité et quelle clarté dans l’expression ! Vous voyez qu’être païen implique d’être polythéiste, même si la plupart n’invoquent le plus souvent qu’une seule divinité à la fois. Mais le païen reste conscient que l’univers est un jardin peuplé de dieux, éternels, omniprésents et indifférents à notre sort. Poursuivons la lecture de cet extrait du Polythéisme hindou : « Il est beaucoup plus difficile, pour l’individu qui se trouve emprisonné dans un système monothéiste, d’établir une hiérarchie dans ses attitudes envers le divin au cours des divers stades de son développement spirituel. (…) C’est à cause de cet équilibre précaire que nous trouvons dans les systèmes monothéistes si peu de marge entre le prosélytisme et l’irréligion, si peu de place pour la tolérance, si peu de respect pour les modes de penser, de culte, de conduite différents de « la norme ». Le monothéisme confond généralement les plans religieux et moraux, les observances conventionnelles et le progrès intérieur. Il mélange foi et propagande, émotion mystique et progrès spirituel. »

Vous voyez que l’Inde vaut le détour ! Alain Daniélou en effet, bien que né dans une famille catholique bretonne, avait été initié au shivaïsme. Il a pu ainsi jouer le rôle de passeur en Occident de doctrines archaïques (mais toujours bien vivantes) qui nous permettent à nous, polythéistes d’Europe, de mieux comprendre notre héritage pré-abrahamique. L’Inde (ou le Japon shintoïste, ou la Chine taoïste) est une école et un conservatoire. Il ne s’agit pas d’imiter servilement des rites bizarres, mais bien de s’inspirer de ces traditions plurimillénaires. Nul n’impose de « croire » à Shiva, mais la figure du Dieu au trident éclaire celle de Dionysos, qui, elle, n’a rien d’exotique !

Pour conclure, chère Iseult, vous qui avez le bonheur de résider à Rome, je ne puis que vous exhorter à vous rendre au Panthéon, le temple de tous les Dieux et la matérialisation du paganisme antique. Grâce au génie de ses architectes, le Panthéon symbolise et incarne, si j’ose dire, cette quête païenne d’harmonie et d’équilibre. Honorez-y les Dieux et les Déesses de votre choix, ceux qui correspondent à cette étape de votre pèlerinage.

Une offrande de fleurs et d’encens, une libation de thé, un salut à la Lune ou au Soleil levant, un poème, une chanson, une méditation silencieuse, tout fait signe et réenchante.

Portez-vous bien.

Christopher Gérard

Lugnasad MMXVI   

 

 

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 Voir aussi le texte précédent :

http://archaion.hautetfort.com/archive/2016/03/10/portrait-paien-5772377.html