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16 février 2017

Un peu tard dans la saison

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Chez Richard, au Sablon

 

Comment qualifier Un peu tard dans la saison, le dernier opus de Jérôme Leroy, livre extravagant que l’on déguste jusqu’à la dernière ligne ? A force de me creuser les méninges, j’ai fini par trouver : un conte œdipien. Un conte plus qu’un roman, oui, sur le crépuscule d’une civilisation, la nôtre, qui se délite et implose quand, subissant ce que la police secrète de la République appelle l’Eclipse, les citoyens, par milliers, disparaissent d’un coup, lâchant compagnes et smartfaunes, missions et prébendes. Au clou les ordinatoires, à la poubelle les badges magnétiques et les cartes en plastique. Les citoyens s’en vont sans tambours ni trompettes, happés par la fascination du vide. Ni barricades ni guerre ethnique (islam, invisible), ni krach boursier ni dictature fasciste, mais la fuite générale au désert, comme ces anachorètes de l’Antiquité tardive qui abandonnaient les villes pour se réfugier dans les déserts et les montagnes… et céder la place aux barbares, par définition peu portés à la mélancolie. Pour ce qui est d’Oedipe, les lecteurs sont priés de lire le livre.

Je retrouve dans ce roman bien des obsessions de Jérôme Leroy, annoncées dans ses précédents livres, de Monnaie bleue à Big Sister : la décadence, les nostalgies d’adolescent, Ostende et Rouen, les officines de l’état profond et leurs nettoyeurs, la violence donc, les poèmes de Toulet et les romans de Déon, les vins non trafiqués et les Weston lustrées à la perfection…

Une fois de plus, Leroy met en scène ses personnages fétiches, la barbouze et l’écrivain. Ici Agnès la féroce et Guillaume le faible. Une capitaine des services spéciaux, spécialiste des « affaires mouillées », comme disent les Russes (identification, localisation, neutralisation – davaï), qui échappe au contrôle de son colonel-amant. Un écrivain vieillissant, entretenu par une psychanalyste parisienne (nous sommes dans un roman français), souffrant d’hypertension et plein de sentiments rose bonbon (migrants & zadistes), amateur de livres rares et propriétaire, vers 2015, d’une Peugeot 504 cabriolet. L’une traque l’autre, au mépris des règles de sécurité et donc pour des raisons qui échappent à ses maîtres. La rencontre aura lieu quelque part dans le Sud, sous l’égide d’Eros et de Thanatos. Chassez le tragique…

L’essentiel : une histoire abracadabrantesque racontée depuis le futur, où règne la Douceur, nouvel ( ?) Age d’or qui ignore la violence et l’avidité – une sorte de Flower Power réalisé par des phalanstères anarcho-végétariens (mais pas végans, tout de même ) vivant au quotidien (sans nuages) un communisme balnéaire (sans bureaucratie ni goulag - transats et pléiades de Morand pour tout le monde). Cela ne tient pas debout, cette histoire d’effacement généralisé et de paradis bio… mais qu’importe, puisque Jérôme Leroy est un écrivain de race, à la langue limpide, au style élégant – un musicien que l’on écoute jusqu’au bout en se disant que, décidément, le bougre a du talent.

 

Christopher Gérard

Jérôme Leroy, Un peu tard dans la saison, La Table ronde, 18€

 

Sur Jérôme Leroy, voir mon Journal de lectures

 

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20 janvier 2017

Avec Armel Guerne

 

 

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« Depuis mon enfance – depuis que je savais vouloir écrire – je demande dans mes prières d’être le dernier d’une lignée de supérieurs, et j’ai toujours tout fait pour ne jamais être le premier d’un bataillon d’inférieurs. » Cette hautaine prière décrit à la perfection son auteur, le poète Armel Guerne (1911-1980), davantage connu pour ses étincelantes traductions de Hölderlin et de Rilke, de Melville et de Kawabata. Un prodige, en effet, qui traduisit sa vie durant les textes les plus difficiles, de l’allemand comme du chinois ou du japonais, et même du tchèque.

Deux germanistes, ses amis, lui rendent un hommage appuyé par le truchement d’un recueil d’études ferventes qui font mieux connaître ce contemporain quelque peu occulté. Né en Suisse, mais éduqué à Paris, Guerne eut une scolarité bousculée, puisque, mis à la porte par son père qui exigeait qu’il entreprît des études commerciales, il se retrouva à dix-huit ans, au collège de Tartous, en Syrie, lecteur de français… et professeur de gymnastique. Cet immense érudit, ce traducteur génial échoua à son bac et se lança, tout jeune, dans l’édition, la poésie et la traduction : toute œuvre exaltant la vie de l’esprit le passionnait. Sous l’Occupation, il cassa sa plume et rejoignit les réseaux du S.O.E. britannique, activité qui lui valut d’être arrêté par le SD. Il parvint à s’évader du train pour Buchenwald et, via l’Espagne, à rejoindre Londres, où il fit la douloureuse expérience du terrible jeu des services spéciaux. Le réseau Prosper avait-il été livré aux Allemands par ses commanditaires dans le cadre d’une opération de désinformation ? Quel fut le rôle des services soviétiques et de Philby ? Guerne sortit brisé de la guerre, accusé même d’avoir trahi – méchant procès dont il sortit blanchi. Le poète fit donc l’expérience totale : la peur, le doute, le mensonge, la trahison …

Rivalisant de fidélité, Charles Le Brun et Jean Moncelon, les auteurs du recueil, évoquent les multiples passions de leur ami, qu’ils définissent comme un prédestiné, une sorte de chevalier avide de lumière et perdu dans le monde moderne. Parmi ces passions, Novalis et la quête de l’unité perdue, Nerval et ses fascinantes visions, l’immense Melville, Paracelse et l’alchimie…

Armel Guerne ? Un Romantique au sens le plus noble. Ne composa-t-il pas ce magnifique volume, désormais classique,  Les Romantiques allemands (1956) ? N’édita-t-il pas un choix d’œuvres de Nerval ? Ne lui doit-on pas L’Ame insurgée, essai majeur sur le Romantisme ?

Un poète enfin, et non des moindres en ce siècle de bavards et de faiseurs, pour qui l’écriture était d’essence mystique, aux antipodes de toute futilité comme de tout délire  cérébral – celui-là même que, avec lucidité, il reprochait aux surréalistes. Ami du peintre Masson, de Cioran et de Bernanos, Armel Guerne considérait que l’Apocalypse, loin d’être à nos portes, était « entrée dans nos vies ». Plus antimoderne que cet ermite magnifique, vous trépassez, ami lecteur !

Poète au milieu des ruines, réfractaire absolu, Armel Guerne compte bien parmi les éveilleurs de l’Europe secrète. Ecoutons-le : « Une œuvre (...)  on doit se demander quel est son acte sur la terre ; et non seulement de quel esprit elle procède, mais aussi et peut-être surtout, dans l'angoissante tragédie de nos jours, quels esprits et quels cœurs elle encourage ou décourage. »

Christopher Gérard

Charles Le Brun & Jean Moncelon, Armel Guerne. L’Annonciateur, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 194 pages, 20.90€

 

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Envoi d'Armel Guerne (Hölderlin, Hymnes et élégies, Mercure de France)

Écrit par Archaïon dans Figures, Lectures | Lien permanent | Tags : pierre-guillaume de roux |  Facebook | |  Imprimer |

05 janvier 2017

Albane

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Voici que nous revient Guy Féquant, un auteur hors normes dont le dernier livre, Plume, magnifique éloge des chats, m’avait tant ému. Ancien professeur d’histoire et de géographie, lecteur d’Horace et de Tacite, Féquant doit ressembler à ces moines carolingiens, fils de bergers promus par l’Eglise, à la fois herboristes, ornithologues et bourlingueurs. Un peu païens aussi, plus férus de sources et d’arbres sacrés que de dogmes abscons.

Aujourd’hui, avec son roman Albane, il évoque la fin d’une jeunesse entre Champagne et Ardennes, entre vignes et forêts. Philippe, son héros est un jeune lycéen, passionné de grec ancien, qui rencontre la femme de sa vie, l’aristocratique Albane de ***. Le fils de hussard noir de la IIIème République découvre et l’amour et la vie de château… au printemps 1968, quand un monde encore figé bascule pour le meilleur et pour le pire. La France va s’américaniser et perdre de son mystère. Lui n’a guère la fibre activiste ; elle encore moins. Les groupuscules d’utopistes ou de farfelus, très peu pour eux. Ils s’aiment en toute innocence jusqu’au tragique dénouement – un coup de hache.

Une éducation sentimentale de l’ancien temps, rêveuse et enracinée dans une province encore médiévale, avec ses notables et ses braconniers. Ses conspirateurs aussi, car la Guerre d’Algérie n’est pas loin, avec ses réseaux occultes. D’une impeccable pureté, la langue de Guy Féquant nous berce et nous bouleverse. Albane prend vie ; son ombre nous accompagnera longtemps dans nos promenades forestières.

Christopher Gérard

Guy Féquant, Albane, Editions Amfortas, 18€

 

 Voir aussi mon Journal de lectures :

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Écrit par Archaïon dans Figures, Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature |  Facebook | |  Imprimer |

31 décembre 2016

Exit Michel Déon

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Dans Bagages pour Vancouver, où il livrait quelques souvenirs, Michel Déon évoquait, pour définir sa vision de la littérature, « une certaine dignité devant l'œuvre de la mort ». Quand je lui adressai l’étude que j’avais commise sur son œuvre, « Michel Déon, écrivain tragique », il me répondit - Déon répondait toujours aux lettres de ses lecteurs – que je voyais juste : celui qu'une critique facile définissait comme « l’écrivain du bonheur » était avant tout un esprit tragique que blessait profondément notre décadence.  

Comment saluer cet aîné qui eut la gentillesse et l’élégance de m’encourager dès mes premiers écrits, du temps de la revue Antaios, et plus tard pour chacun de mes livres, lus et commentés avec une indulgence, une attention qui me mettent encore le rouge aux joues ? Entonner l’antienne des Hussards, et caetera ?

Je n’en ai ni l’envie ni surtout le cœur. Juste quelques mots : Déon incarnait pour moi la figure de l’écrivain français tel que je le rêvais, philhellène et polyglotte, nomade et sédentaire, monarchiste (et donc relié à la France des mousquetaires et des paladins), amoureux de la vie et de ses plaisirs, ouvert au sacré et tout empli d’un respect quasi païen pour le rapide destin. Et quelle élégance patricienne, discrètement anglomane : ces tweeds, ces chemises tattersall à carreaux, et ces cravates en tricot.

J’aimais qu’il fût, bien davantage qu’un improbable « hussard » (Déon avait servi dans l’infanterie), l’un des ces Morandiens (Stendhal + la vitesse + la liquéfaction du monde blanc) dont je me sens si proche. J’admirais aussi chez Déon cette capacité de travail, cette opiniâtreté qui lui permirent de passer du Dieu pâle à Un Déjeuner de soleil, de La Corrida aux Poneys sauvages ou à Je vous écris d’Italie. Déon n’aura jamais cessé de travailler et de progresser, posture qui m’inspire un immense respect.

J’aurai correspondu avec Déon pendant près d’un quart de siècle, depuis 1992, jusqu’à ces vœux que je lui ai adressés peu avant le solstice d’hiver MMXVI – et qui, pour une fois, resteront sans réponse. De ces trente ou quarante lettres et cartes (ces jolis bristols envoyés de The Old Rectory, Tynagh, Co. Galway), un vrai trésor, je pourrais tirer bien des lignes lucides et désespérées sur notre époque, et aussi quelques compliments que je conserve comme de précieux talismans.

Peu de rencontres en revanche : trois ou quatre, dont une ratée en Irlande, quand vers 1995, je m’approchai de son presbytère, juste assez pour admirer une jeune femme caracolant sous ses fenêtres. N’étant pas annoncé, il me parut incongru de le déranger - ce que Déon me reprocha : « vous auriez dû sonner ». En revanche, j’eus le plaisir, en juin MMXII, d’être invité à déjeuner rue du Bac. Un exquis risotto en l’écoutant évoquer ses amis Maulnier et Marceau, notre cher Pol Vandromme (que nous fêtâmes avec quelques amis à Charleroi), Laudenbach, l’Irlande, Jacques Laurent (dont la fin fut pénible – ses silences à l’Académie). A 93 ans, cravaté de vert, Déon lorgnait avec gourmandise les jambes (ravissantes) de notre voisine. Moi aussi, d’ailleurs. Sa vivacité, sa mémoire, sa courtoisie (c’est lui qui me parlait de mes livres !) m’épataient et me réjouissaient à la fois. Je buvais du petit lait en l’écoutant évoquer Nimier, dont il trouvait les essais et les critiques « absolument superbes » (qu’il préférait en effet à ses romans), ou Maurras, dont il venait de léguer à l’Académie le carnet de poésie latine rédigé de mémoire en prison - des centaines de vers latins retranscrits par un vieillard dans sa cellule, avec très peu de blancs.

Je ne lirai jamais le roman inachevé qu’il gardait dans ses tiroirs, quatre cents pages autour de la Révolution. Je ne recevrai plus jamais de bristol oblitéré en Eire ni de lettre courtoise du Quai Conti.

« Une certaine dignité devant l’œuvre de la mort ».

Que la terre vous soit légère !

 

Christopher Gérard

31 décembre MMXVI

 

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Lettre de septembre 1992, où Michel Déon évoque Maurras.

 

Michel Déon est longuement évoqué dans :

 

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22 novembre 2016

Pour saluer Boutang

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Un arpenteur de l’être

 

« Arpenteur de l’être » (Mattéi) ou «prophète d’une âge recommencé des saints et des héros » (Colosimo) : deux Jean-François de taille s’accordent pour définir Pierre Boutang (1916-1998) comme un géant. Dans ses Carnets noirs, Gabriel Matzneff a dit la terreur que le bretteur royaliste pouvait inspirer à ses contradicteurs. Fut-il un autre Platon… mais dans un genre obscur ? Telle est la question qu’évoque Rémi Soulié dans un recueil de textes d’une piété quasi filiale. Vers 1990, khâgneux à peine guéri d’une méchante fièvre marxiste (inoculée par un poète), le jeune Cathare de Toulouse tourne catholique contre-révolutionnaire – d’une chapelle l’autre. Des Rouges aux Blancs. Il peut donc rencontrer Boutang, sur qui il livre aujourd’hui une somme de réflexions parfois profuses (tant de citations) et d’émouvants souvenirs, puisqu’il fréquenta le maître jusqu'à sa mort. Et quel maître, capable de réciter le Parménide en grec, et Toulet, et Poe, et Scève, tout en ingurgitant des litres de vin (« Le vin, voilà quelque chose que le diable ne peut avoir créé », s’exclame ce drôle de paroissien) et en enguirlandant son disciple à propos de ponctuation, de Guénon ou de l’Eglise, sa « mère ». Ce Grec qui avait trop lu l’Ancien Testament (d’où une prose parfois talmudique, bien éloignée de la clarté hellénique), cet inspiré (cet illuminé ?) fascine et laisse perplexe. Un génie, cet obsédé de transcendance absolue qui, paradoxe, trempa dans toutes sortes de complots (le Débarquement allié en Afrique du Nord, l’assassinat de l’amiral Darlan, le gaullisme révolutionnaire) ? Un fumiste ? Mais l’homme créa La Nation française, l’un des (rares) feux d’artifice de l’après-guerre littéraire ; mais il écrivit ce La Fontaine politique, mais il eut l’oreille du vieux Maurras. En vérité, Soulié ne tranche pas ; il rend grâce et hommage – avec une magnifique ferveur.

 

Christopher Gérard

 

Rémi Soulié, Pour saluer Pierre Boutang, ed. Pierre-Guillaume de Roux, 140 pages, 21€