25 juillet 2017
Comme un bal de fantômes
Curieux ouvrage que je reçois là, édité avec goût, composé avec cette grâce nonchalante et un peu farceuse qui est la marque d’Eric Poindron, un auteur étonnant, féru de livres oubliés et de papillons rares, éditeur maniaque - un dandy érudit qui fête ses cinquante printemps avec ce recueil de songeries. De quoi s’agit-il ? D’une sorte de roman composé de septante-cinq chapitres aux titres poétiques : Neige de sang, Lanterne, Le Lecteur somnambule, Bibliolibrius (parfait surnom pour l’auteur), Nageur et poète… Eric Poindron ? Un bibliomane excentrique qui pourrait être British et qui nous fait partager ses insomnies en entrouvrant quelques portes de son cabinet de curiosités, où je retrouve avec plaisir, au milieu de chats et d’incunables, Guy Féquant et Jérôme Leroy, Samuel Brussell et Marcel Béalu, et aussi Hérodote et Tesson (Sylvain), Wiertz et Borges, Barnabooth et Vogelsang. Et Ostende et Moscou que ce « rêveur de prose » connaît comme sa poche. La langue est nette, l’imaginaire richissime (Nerval !). Pourquoi ne pas appareiller en si bonne compagnie ?
Christopher Gérard
Eric Poindron, Comme un bal de fantômes, Le Castor astral, 234 pages, 17€
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14 juin 2017
Baudelaire au pays des Singes
Après L’Enfer d’une saison (Editions de Fallois), où il imaginait les errances et les pensées du jeune Rimbaud dans une Bruxelles caniculaire, « au soleil des Hespérides », sur les traces de Baudelaire place Royale et à l’Hôtel du Grand Miroir, Jean-Baptiste Baronian s’est amusé à reprendre à zéro le dossier Baudelaire « au pays des Singes », i.e. dans la Belgique de Léopold II. Nombre d’essais ont été composés (et recopiés) sur ce séjour malheureux (1864-1866), qui se conclut par la crise d’hémiplégie de mars 1866, le début du calvaire, que le cruel destin lui inflige, ô ironie, dans l’église namuroise des Jésuites.
Avec ce livre aussi vif que plaisant, sans l’air d’y toucher, le très-érudit Jean-Baptiste Baronian met fin à quelques légendes tenaces. Ainsi, la belgophobie rabique du poète est d’emblée expliquée par la misanthropie avouée d’un écrivain qui se considère comme un paria, ulcéré de ne pas être reconnu par la critique … et fêté par de généreux éditeurs. « Ce livre sur la Belgique (…) est un essayage de mes griffes. Je m’en servirai plus tard contre la France. J’expliquerai patiemment toutes les rasions de mon dégoût du genre humain », écrit-il à Narcisse Ancelle dès le début de son séjour.
Malheureux en amour, horrifié par le monde industriel, écœuré par la comédie de Paris (et aussi terrifié à l’idée d’y affronter ses créanciers), déçu dans ses ambitions éditoriales (surtout quand il compare sa situation à celle du richissime Hugo), Baudelaire se réfugie en Belgique dans le but d’y faire un bon livre d’impressions sur le jeune royaume libéral, et dans l’espoir naïf d’y toucher le pactole. Cette excursion se métamorphose vite en enfer et, malgré le relatif succès de ses conférences au Cercle artistique et littéraire, Baudelaire sombre vite dans la dépression, faute de signer les mirobolants contrats qu’il avait imaginés. D’où, malgré l’amitié d’un Félicien Rops (qualifié de « seul véritable artiste »), sa rage pathétique à l’encontre de la « Grotesque Belgique » et de sa « capitale pour rire ».
Christopher Gérard
Jean-Baptiste Baronian, Baudelaire au pays des singes, Pierre-Guillaume de Roux, 19,50 €
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12 juin 2017
Slobodan Despot : le retour
Curieux roman que nous offre Slobodan Despot, éditeur non-conformiste (Xénia, et son journal Antipresse), traducteur et auteur d’une première fiction remarquée, Le Miel. Avec Le Rayon bleu, Slobodan Despot change en effet de ton ; il se fait plus cérébral, moins lyrique et même ténébreux. Crypté à souhait, Le Rayon bleu se situe en eaux troubles, aux lisières du roman d’espionnage et du conte philosophique ; le lecteur y croise divers fantômes masqués : un éditeur dissident de la place Saint-Sulpice, le général slavophile qui conçut la force de frappe française et François de Grossouvre, dont le suicide (avec hématomes multiples) dans son bureau de l’Elysée n’a jamais convaincu grand-monde. Ecoutes téléphoniques, disparitions d’archives et accidents de la route émaillent cette méditation sur la trahison d’une part, sur l’ultima ratio des états de l’autre, à savoir la dissuasion nucléaire. Au cours de son enquête sur le suicide d’un officier supérieur, éminence grise du Président de la République, un jeune journaliste découvre divers rouages de l’Etat profond, qui n’hésite pas à se débarrasser d’un gêneur, surtout s’il est possible de le faire passer pour un traître. A quoi sert ce téléphone de bakélite installé depuis quarante ans dans le manoir d’Herbert de Lesmures et qui sonne à intervalles irréguliers ? Que signifient ces indications en russe, dictées d’une voix sépulcrale au bout du fil ? Pour qui travaille en réalité le chef de la Police secrète, « préfet d’empire dépêché dans nos provinces » ? Qui sont ces mystérieux veilleurs qui, de Moscou à Washington, et même au fond des océans, analysent avec angoisse les capacités de destruction de leurs forces armées ? Qu’appelle-t-on trahir ? Il s’agit bien d’un conte métapolitique, voire métaphysique, par le biais duquel Slobodan Despot expose, dans une langue ciselée, légère de sous-entendus, sa vision de notre bel aujourd’hui, et en fait du mal : « l’intelligence humaine réduite au pragmatisme dans sa parfaite maturité préludant à la régression ».
Christopher Gérard
Slobodan Despot, Le Rayon bleu, Gallimard, 17€
Voir aussi mon Journal de lectures :
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05 juin 2017
Orphée et Mélusine. Entretien avec Claude Lecouteux
Christopher Gérard : Qui êtes-vous ? Comment vous définiriez-vous ?
Je suis professeur à la Sorbonne (Paris IV), titulaire de la chaire de littérature et civilisation allemandes du Moyen Age. Bien que cette matière ne soit qu'une option au sein du cursus, elle attire suffisamment d'étudiants pour former ensuite de futurs chercheurs. Mon enseignement porte essentiellement sur les textes littéraires et riches en croyances de toutes sortes, puis, au niveau du Diplôme d'Etudes approfondies, mon séminaire aborde des thèmes plus spécialisés. Ces dernières années, j'ai traité des listes de superstition au bas Moyen Age, de la Chasse infernale, des Charmes et conjurations ; en 1998-99, je parlerai des morts malfaisants et de la préhistoire du vampire. Pour me définir, je dirai que je suis médiéviste avant d'être germaniste, ce qu'on me reproche parfois, m'intéresse essentiellement à l'univers des mentalités dont je tente de retrouver la cohérence par-delà toutes les dénaturations, soient-elles dues à l'influence de l’Eglise ou à l'évolution historique. C'est ainsi que je peux suivre la dégradation d'anciens mythes au rang de légendes et la survivance des grands archétypes. Bref, mes collègues m'appellent le chasseur de curiosités. Mais grâce à ce domaine de recherches, j'ai pu constater que ce que je mettais au jour n'intéressait pas que les médiévistes, et j'ai donc des contacts très intéressants, par exemple avec Philippe Wallon, médecin psychiatre chercheur à l'INSERM, qui travaille sur le paranormal, avec l’équipe que le professeur Yoko Yamada anime à Nagoya et qui étudie les conceptions de l'au-delà.
Quels furent vos maîtres, vos éveilleurs et d'où vous est venue cette passion pour notre héritage païen que, de livre en livre, vous mettez au jour?
C'est la lecture des contes et légendes qui m'a peu à peu mené au domaine de recherches que je défriche depuis un quart de siècle. Puis j'ai découvert Mircea Eliade, Gaston Bachelard, Gilbert Durand, A.H. Krappe, Th. Gaster, qui m'ont ouvert les yeux vers des domaines fascinants. Ensuite, tourné vers les anciens textes depuis mon adolescence, je me suis consacré au Moyen Age, croyant naïvement que je pourrais un jour en faire le tour et, dès la Maîtrise, j'abordai le merveilleux dont je ne tardai pas à discerner la complexité. Grâce à Jacques Le Goff, je commençais bientôt à tenter de voir au-delà des apparences, puis I'aide de Régis Boyer m'orienta vers mes recherches actuelles. La rencontre de représentants de diverses disciplines - anthropologie, ethnologie, histoire, romanistique, slavistique, folklore - m'apprit que dans le domaine que j'avais choisi rien ne pouvait déboucher sur des conclusions pertinentes si l'on ne prenait pas un cap pluridisciplinaire. Les travaux des chercheurs d'outre-Rhin, Felix Karlinger, Lutz Röhrich, Will-Erich Peuckert, Leander Petzold, Dieter Harmening, Rudolf Schenda m'ont beaucoup apporté au départ, puis ce furent ceux des chercheurs scandinaves - C. von Sydow, D. Strombiik, R. Grambo par exemple - et belges , ici je citerai les noms de Samuel Glotz (Binche), Roger Pinon et André Marquet. En France, les travaux de Jacques Berlioz, Nicole Belmont, Marie-Louise Ténèze et ceux du Centre Alpin et Rhodanien d'Ethnologie (Grenoble), avec Christian Abry et Alice Joisten, Robert Chanaud et Donatien Laurent, m'ont révélé que dans le domaine étudié nous étions confrontés à des croyances et des traditions qui se rient des frontières et qui relèvent des structures anthropologiques. J'ai enfin une grande dette de reconnaissance envers Georges Zink (Paris IV) qui m'a initié aux arcanes de I'analyse des textes, et envers Jean Carles (Clermont II) qui m'a appris à écrire pour un lectorat qui ne se compose pas uniquement de spécialistes. II ne faut pas que j'oublie Jacob Grimm, génial précurseur, dont j'ai eu plus d'une fois l'occasion de vérifier la justesse de ses intuitions. C'est un modèle de pluridisciplinarité, de curiosité intellectuelle, qui a su mettre la philologie au service de la mythologie. Si je me consacre à l'étude de ce que vous appelez notre héritage païen, c'est parce qu'il structure notre pensée jusqu'aux premières décennies du XXe siècle. Donc, connaître le passé permet de mieux comprendre le présent. Cet héritage est richissime et se cache derrière ce que l'on a appelé “ superstitions ”, mais dès que l'on creuse un peu, on s'aperçoit qu'il s'agit de croyances reposant sur une longue tradition que I'Eglise n'a jamais pu éradiquer. Et aussitôt qu'on jette un regard sur les témoignages d'Europe centrale et septentrionale, on prend conscience des ravages de l'évolution historique. La confrontation des croyances de pays ayant évolué moins rapidement avec ceux d'Europe occidentale révèle le fonds païen ou, si l'on veut, peu ou pas christianisé, son unité extraordinaire puisqu'on relève des parentés étonnantes entre des pays aussi éloignés les uns des autres que la Bretagne et la Roumanie, la Scandinavie et l'Espagne, sans que l'on puisse discerner de liens génétiques. On débouche sur un mode d'appréhension du monde très archaïque et sur ce que Gilbert Durand a appelé les structures anthropologiques de l'imaginaire, ou encore la psychic unity de M. Wundt.
Que devez-vous à G. Dumézil, à H. Dontenville?
Je dois à Dumézil la méthode alliant philologie et structure, la notion de fonctions autour desquelles s’organisent les mentalités. Sa lecture des anciens mythes sous leur déguisement en romans m’a beaucoup apporté, m’a en quelque sorte appris à lire, à repérer les indices, les failles, les incohérences, les motifs sans suite, les dédoublements de personnages, bref tout ce qui indique que le texte que l’on a sous les yeux repose sur autre chose, sur des données plus anciennes qui possèdent un autre sens même si elles véhiculent un message semblable. Mes livres de chevet sont ses ouvrages Mythe et épopée, Du Mythe au roman.
Dontenville m’a montré qu’il fallait prendre en compte les traditions populaires et ne pas les considérer comme un simple folklore. Du reste, la Société de Mythologie française qu’il a fondée, produit régulièrement des travaux remarquables, très utiles, dans le cadre de l’Atlas mythologique de la France, - qui sont publiés dans le Bulletin de la Société. Dontenville fut un initiateur, au sens le plus noble du terme. Ses travaux m’ont permis de prendre conscience de l’extraordinaire parenté des croyances européennes entre elles et m’ont conforté sur la voie comparatiste choisie.
Pouvez-vous dire un mot de votre méthode de travail ? Peut-on parler dans votre cas, et dans celui de Philippe Walter, par exemple, d'archéologie de l'imaginaire, d'une sorte de comparatisme continental ?
La méthode que j'utilise est simple et marie aussi bien Descartes, que Claude Bernard, V. Propp, A.J. Greimas et Georges Dumézil. Je commence d'abord à définir le champ sémantique des concepts clés des croyances que je rencontre. Philologue de formation - j'ai enseigné la philologie germanique pendant dix ans à l'Université de Caen -, j’ai toujours été choqué de voir que l'on utilisait pêle-mêle des dénominations touchant aux créatures de la petite mythologie. Kobold, Schrat, Mahr, Bilwiz, Zwerg, Elbe, etc., apparaissaient comme interchangeables dans les études que je lisais. Vérification faite à l'aide des gloses latines du haut Moyen Age, puis des lexiques et vocabulaires, je vis que chaque être possédait une spécificité à l'origine et que c'est au fil des siècles que des amalgames s'étaient produits, que les vocables étaient devenus des mots-valises, d'où la difficulté d'en retrouver le sens premier. Une fois établi le ou les sens, je rassemble le plus large corpus possible, dans toutes les langues que je connais, sans exclure aucune forme d'écrit. Pour moi, le texte prime tout. Ensuite, je classe, confronte, dégage points communs et divergences, établis des critères de pertinence, une grille de déchiffrement -, sépare le fonds païen de sa gangue cléricale, sort du Moyen Age pour voir ce qui a survécu dans les traditions post-médiévales. Je dois reconnaître que la moisson est très riche et souvent étonnante. Je constate non seulement des correspondances extraordinaires entre les différents pays d'Europe, mais aussi la survivance - on pourrait même parler de pérennité des antiques croyances jusqu'aux temps modernes, surtout dans les régions écartées qui sont de véritables conservatoires. En même temps, la cohérence de l'ensemble qui, au Moyen Age, apparaît sous la forme de membra disjecta, prend forme, les grands axes se dégagent: la vie, la maladie, la mort, la prospérité, le malheur.
Pour la mort, j'ai commencé par étudier les fantômes et les revenants non christianisés, bien plus riches que ceux des exempla, ce qui m'a permis de déboucher sur la notion de double (alter ego) et d’âme plurielle, que j'ai complété en me penchant sur les fées, les sorcières et les loups-garous. I1 me restait un gros morceau à défricher, la Chasse infernale, troupe de revenants particuliers. C'est chose faite. En marge des enquêtes, je traduis les textes qui servent de support à mes conclusions et les publie, entre autre chose pour contrer la critique pas toujours bien intentionnée et souvent ignorante des témoignages scripturaires : les critiques sont souvent des théoriciens glosant sur des études et non sur des faits, maniant des concepts mal définis et possédant une vision monodisciplinaire.
Avec Philippe Walter, nous faisons de l'archéologie mentale et collaborons depuis de nombreuses années, lui dans le domaine celto-roman, moi dans le domaine germanique, ce qui n'exclut pas, bien sûr, des incursions dans nos champs respectifs. En utilisant un comparatisme bien pensé, nous découvrons les mêmes choses, et la force de Philippe Walter est son incomparable connaissance des textes, notamment des vitae qui, il I'a prouvé, nous ont transmis l'essentiel de la mythologie de nos ancêtres.
Depuis des années vous dépouillez inlassablement les textes médiévaux, notamment ceux de l'aire germanique. A quelle conception du temps êtes-vous sans cesse confronté ?
Le temps que je rencontre est cyclique, c'est le grand temps de Mircea Eliade, 1'éternel retour, avec des points forts comme les Douze jours, Pâques, la Pentecôte, les Quatre Temps, etc. Les croyances dessinent un véritable calendrier païen. Philippe Walter en a déjà déchiffré une bonne partie et les travaux de Claude Gaignebet ont apporté beaucoup de lumière. Un desiderata des recherches serait de faire des monographies sur chacune des dates clés dudit calendrier. Nous en avons pour le Carnaval, les Douze jours, mais beaucoup reste à faire. Je rencontre aussi un non temps, un temps aboli, celui de I'au-delà, qui parfois est simplement ralenti. Là encore, diverses notions se télescopent et il faudrait préciser bien des choses car même les dieux sont susceptibles de vieillir, ce qui prouve qu'ils n'échappent pas au temps, et s'ils ne possédaient les pommes de jouvence d'Idunn, que deviendraient-ils ?
Comme le professeur Régis Boyer, vous avez étudié la figure complexe du double, qui semble bien fondamentale dans cette vision du monde...
Avec Régis Boyer, nous avons l'avantage d'avoir accès aux travaux des chercheurs scandinaves, travaux méconnus ici pour de simples raisons linguistiques. Or, se penchant sur les traditions scandinaves, finnoises et altaïques, des chercheurs comme Ivar Paulson ont mis en évidence l'existence de l'âme plurielle, dont le double relève. R. Boyer présenta les concepts de hamr, hugr et de fylgia et, sur la base de ses travaux et en utilisant les ressources de la philologie, je découvris que les Germains continentaux avaient eu, eux aussi, de semblables conceptions. Elargissant le champ d'investigation à l'ensemble de l'Europe et en tenant compte de ce que l'on appelle à tort le folklore, j'arrivai à la conclusion que ce que Régis Boyer appelait “ la forme interne ” n'était autre que le double. La lecture des études de 0. Rank et, surtout, de H. Lixfeld sur la légende du roi Guntram, m'apportèrent les dernières preuves que le double relevait bien de l'univers mental de nos ancêtres et que la christianisation ne I'avait pas fait disparaître. Le concept de double est fondamental puisqu'il explique les formes non humaines de l'homme - le loup-garou par exemple, les transports au loin alors que le corps est en léthargie, certains rêves enfin.
Peut-on à votre avis encore parler d'Occident chrétien ? Le concept de pagano-christianisme ne correspondrait-il pas mieux à l'Europe médiévale ?
Je crois qu'il est plus simple de parler de foi mêlée, concept utilisé par les clercs islandais du Moyen Age, car nous sommes sans cesse confrontés à des phénomènes de syncrétisme. Le christianisme est la religion dominante, mais il n'empêche pas les hommes de continuer à agir et penser comme leurs ancêtres. En fait, deux surnaturels vivent parallèlement et s'interpénètrent ponctuellement. On a recours aux anciens dieux païens quand Dieu ou ses saints ne répondent pas à ce qu'on attend d'eux. La Saga du christianisme est un bon exemple de cette forme de pensée : le père de Kodran accepte de se convertir si l'évêque lui prouve que Dieu est plus puissant que le génie qu'il vénère ! Si dans l'univers païen le genius catabulli s'occupe du bétail et le protège, il est peu à peu suplanté par des saints spécialisés. Le mixte pagano-chrétien ressort admirablement des charmes et conjurations qui nous sont parvenus : là, les éléments chrétiens sont coulés dans un moule païen et compris comme une forme de magie. Nous avons affaire à des gens pragmatiques : deux surnaturels valent mieux qu'un, alors autant mettre toutes les chances de son côté en invoquant simultanément tous les dieux connus ou leurs parèdres et hypostases.
Quelle est la place du fond chamanique dans cette religiosité continentale ? Le thème de la Chasse sauvage, que vous étudiez dans votre dernier livre, vous semble-t-il central ?
Le fond chamanique est important, plus qu'on ne le croyait il y a encore une décennie. Il est sous-jacent, souvent bien dissimulé et dénaturé, transposé dans la sphère des miracles par I'hagiographie, mais il transparaît dans la mythologie - les boucs de Thor - et dans la littérature des révélations. Je pense ici plus particulièrement aux voyages dans I'au-delà qui rappellent étrangement ceux du chamane parti à la recherche de l'esprit du malade que des démons ont emporté. Toutes les littératures médiévales ne sont pas aussi riches. Peter Buchholz a fait la synthèse éclairante des traces de chamanisme dans les textes norrois. Carlo Ginzburg a montré que les Benandanti relevaient d'antiques conceptions chamaniques. Les autres traces ont été mises au jour par les ethnologues et les folkloristes. Des thèmes comme la compréhension du langage des oiseaux ou des animaux, la disposition des os de I'animal sur sa peau afin qu'il revive, la valeur symbolique et religieuse de chiffres (le 9 par exemple), la conception de I'arbre du monde, tous ces thèmes et motifs nous viennent du chamanisme. Il faudrait aussi parler des combats rituels à des dates précises, de la conception de I'au-delà, de la vie et de la mort. Le terrain de recherche est immense mais nous disposons maintenant des outils qui permettent d'avancer. Le plus difficile était de découvrir les premières traces, ensuite les morceaux du puzzle s'ajustèrent peu à peu et la cohérence de cet univers mental sortit de l'ombre. J'attends avec impatience la grande synthèse à laquelle travaille mon ami Ronald Grambo (Kongsvinger, Norvège).
Quant à la Chasse sauvage, c'est l'une des questions les plus ardues qui soit. D'abord le terme est impropre puisqu'il recouvre Chasse sauvage proprement dite, Chasseur diabolique, personnage surnaturel lancé à la poursuite d'une proie - Philippe Walter a réussi à montrer qu'il s'agissait d'un vestige de hiérogamie, de la traque de la vierge mère afin d'assurer une fécondation, une fertilisation, - et enfin Chasse infernale, cohorte de morts qui passe sur terre à dates fixes. Je me suis essentiellement consacré à cette dernière forme, montrant qu'il fallait impérativement distinguer ce que Chasse sauvage désignait sous peine de retomber dans les erreurs anciennes, qui ont la vie dure! Il y a peu, Jean-Claude Schmitt affirmait encore que Hellekin est le “ roi des morts ”, interprétation reposant sur une étymologie aberrante. Toutes les cohortes de la nuit ne sont pas des chasses, j'ai exposé il y a peu les critères de différenciation qui permettent d'y voir un peu plus clair. Pour compliquer les choses, il y a les travaux de 0. Höfler sur les confréries d'hommes masqués. Höfler est parti d'une idée préconçue qu'il a tenté de prouver, éliminant ce qui ne cadrait pas avec ses vues, aussi fut-il facile à Friedrich Ranke d'énumérer les failles de son raisonnement. Pourtant, lorsqu'on reprend les textes eux-mêmes dans une perspective européenne - mon corpus comprend plus de 150 textes ! - force est de constater qu'il y a du vrai dans ce qu'affirme Höfler : il existe un lien entre ces confréries et la Chasse infernale. Il est difficile à préciser car le temps a fait son œuvre, et la question à laquelle il faudra répondre un jour ou I'autre est celle du primat: les confréries sont-elles issues de la Chasse infernale, en sont-elles une imitation, ou bien est-ce l'inverse et aurions-nous affaire à une réinterprétation ? Je peux répondre dans l'état actuel de mes travaux, crois même que seul un groupe de chercheurs de disciplines différentes le pourrait. Le thème est important non seulement au Moyen Age mais après, voyez les traditions scandinaves sur Oskoreia, Asgerdreia et Guro Rysserowa. Nous sommes face à un amalgame, à un écheveau quasiment inextricable où se mêlent l'idée que la mort n'est pas une fin, que les morts règnent sur la fertilité et la fécondité, etc. Le culte des ancêtres est omniprésent, la transformation desdits ancêtres en génies et en démons (au sens grec !) partout visible. En ce sens la Chasse infernale est l'un des foyers des représentations qui relèvent du paganisme.
Quel mythe vous paraît le mieux illustrer l'esprit du paganisme européen ?
Je ne me suis jamais posé la question car elle suppose faire un choix et proposer une définition du vocable “ mythe ” - pour moi, c'est avant tout un double langage, un muthos et un logos, qui reflète une vision du monde (Weltanschauung), et c'est celle-ci que je cherche à découvrir derrière le mythe à proprement parler. Centrale est à mon avis la conception que la mort n'est qu'un état temporaire, une retraite provisoire - on peut revivre, se réincarner -, que la famille comprend les aïeux et les vivants, que l'homme n'est jamais seul mais peut compter sur les habitants de I'autre monde. Parlerai-je de mythe ? Je ne sais pas, mais s'il en est un qui exprime bien cette idée, c'est je crois celui d'Orphée, qui, justement, concentre en lui de clairs vestiges de chamanisme. Mé1usine en représente un autre aspect, celui des rapports de I'homme à la transcendance ; il faut y rattacher le mythe des femmes cygnes et des épouses surnaturelles ; la fontaine de jouvence, qui se retrouve dans Wolfdietrich (Xllle siècle), atteste la victoire de l'homme sur le vieillissement qui conduit à la mort. On peut tracer le stemma des principaux mythes à partir de l'archétype “ trépas ”.
Quelle est la figure du panthéon vieil-européen qui rencontre votre préférence ? Serait-ce Mélusine ?
Oui, vous avez raison ! Mélusine, mythe éternel capable de s'adapter au fil des temps, est un magnifique territoire de recherche, mais si je me suis penché autrefois sur ce qu'il y avait avant elle, sur son origine, je regarde maintenant ce qu'elle est devenue après le Moyen Age, et c'est tout aussi intéressant. D'anciens archétypes sont réactualisés, de nouveaux sens produits, le mythe sans cesse réé1aboré. Comme nous savons que des manuscrits se sont perdus, il faut compter sur la transmission orale, ou plutôt, sur la réoralisation. J'ai eu la chance de découvrir récemment une version inconnue de la légende qui va dans ce sens ; je I'ai traduite et elle paraîtra prochainement. J'ai même un texte qui narre les retrouvailles de Raymond de Poitiers et de Mé1usine, mais point de happy end: la fée embrasse son époux et le tue ! Ce qui fascine dans ce personnage, c'est la multiplicité des facettes : génie tutélaire, genius loci, banshee, mère, bâtisseuse, par exemple. Elle possède bien des traits de la fylgia norroise et de l'ayami altaïque, est proche de la nymphe Urvaçi, d'Echidna, mais elle est aussi apparentée à la Mahr germanique qui entre chez vous par le trou de la serrure, reste auprès de vous tant que celui-ci est bouché et disparaît le jour où quelqu'un libère le passage. C'est un personnage hautement syncrétique et, tout à l'heure, vous me demandiez quel mythe pourrait illustrer au mieux l'esprit du Paganisme européen : Mélusine sans doute, tout en sachant bien qu'elle dépasse cette aire géographique.
Paris, septembre 1998.
Professeur de littérature et civilisation germaniques du Moyen Age à l’Université de Paris IV-Sorbonne, Claude Lecouteux a consacré sa thèse aux monstres dans la littérature allemande du Moyen Age. Il a publié une quinzaine d’ouvrages et une centaine d’articles, généralement sur le merveilleux pagano-chrétien. Avec Philippe Walter, auteur d’une indispensable Mythologie chrétienne. Rites et mythes du Moyen Age (Imago), il a accompli un travail fondamental pour une meilleure connaissance du fonds païen de notre civilisation, tel qu’il se révèle dans les textes médiévaux. A la suite de Dumézil, de Duby et de Le Goff, Cl. Lecouteux a entrepris une authentique archéologie de l’imaginaire européen. L’une de ses intuitions, qu’il corrobore au fil de ses livres, est que, pour nos régions, le Moyen Age germanique est tout aussi important que le celtique ou le roman. Par ses travaux rigoureux, il nous invite à redécouvrir le légendaire germano-scandinave, qui a profondément marqué notre culture. Parmi ses livres, conseillons son Petit Dictionnaire de mythologie allemande (Ed. Entente, Paris 1992), et sa série sur les êtres mystérieux qui peuplent nos légendes: Les Nains et les Elfes au Moyen Age (1988), Fées, Sorcières et Loups-Garous au Moyen Age (1992), Mélusine et le Chevalier au cygne (1997). Voir aussi Chasses fantastiques et Cohortes de la nuit au Moyen Age (1999). Tous ces livres sont publiés par les éditions Imago, qui avaient déjà édité in illo tempore le stimulant essai de David Miller, Le Nouveau Polythéisme (1979).
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31 mai 2017
Merlin ou le savoir du monde
Entretien avec Philippe Walter
Qui êtes-vous ? Comment vous définir ? Pouvez-vous rapidement retracer votre itinéraire intellectuel ? Qui furent vos maîtres ?
Messin d’origine, j’ai commencé ma carrière universitaire à la Sorbonne comme assistant avant de prendre en 1990 la chaire professorale de littérature française du Moyen Age à l’Université Stendhal (Grenoble 3). C’est là que je dirige aujourd’hui le Centre de Recherche sur l’Imaginaire qui a été fondé en 1966 par Léon Cellier et Gilbert Durand et qui a rayonné un peu partout dans le monde. On sait que c’est à Grenoble qu’est née la notion d’imaginaire, véritable pivot d’une recomposition dans la pluridisciplinarité des disciplinaires universitaires classiques relevant de la “science de l’homme” (philologie, psychologie, sociologie, anthropologie en particulier). Cette reconstruction n’est pas terminée actuellement (le sera-t-elle jamais ?) et elle est menée dans des secteurs très différents par des chercheurs qui ne sont pas tous durandiens d’origine. Mon seul vrai maître, au sens universitaire du mot, a été le regretté Daniel Poirion avec qui j’ai eu le plaisir de faire entrer Chrétien de Troyes et le Moyen Age dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard. Je peux dire que c’est Daniel Poirion qui a orienté de manière décisive ma carrière de médiéviste. Lui seul avait compris et encouragé ce qui demandait à naître dans les travaux balbutiants de mes débuts. Lui seul (parmi tous les médiévistes de sa génération) me paraissait manifester de profondes vertus d’accueil et de respect envers les idées nouvelles de toute une jeune génération de médiévistes à laquelle j’appartenais alors et qui cherchaient leur voie dans la grande cacophonie intellectuelle des années post-68. Plus qu’un système idéologique ou un arsenal de “méthodes”, il m’a légué une vision à long terme de ma discipline d’enseignement et de recherche. Je veux dire qu’il est important aujourd’hui, plus que jamais, d’avoir une vision de son champ de recherche et de ses objectifs : il ne s’agit plus de produire des articles ou des livres comme d’autres produisent du chou-fleur ou du maïs transgénique. Il s’agit de se demander à quoi nous servons et qui nous devons servir. Cette question je ne cesse de me la poser. La seule réponse possible: défendre la culture européenne contre tous les marchands du temple, contre la macdonaldisation des esprits, contre la pensée du supermarché (pour savoir ce que cette expression signifie, il suffit de se rendre au rayon “culture” de son supermarché et cela se passe de commentaires en général...). Je ne suis pas contre les U.S.A. et la culture américaine en bloc (elle est d’ailleurs née de la culture européenne) mais je suis contre une dictature de l’anglo-américain qui se prendrait pour l’unique langue de culture du monde (le latin du XXIème siècle en quelque sorte via Internet) et qui mépriserait ainsi tout le reste du monde non américain. Je suis pour la défense de toutes les cultures du monde parce que chacune contient une part irremplaçable et unique du secret de l’homme comme chaque groupe humain (il n’y a qu’une seule race humaine) contient les secrets génétiques de toute l’espèce humaine. Chaque élément est nécessaire au puzzle. Si l’on en détruit un, c’est tout le puzzle humain qui restera à jamais inachevé et incompréhensible.
Sur un plan plus personnel, je me définirais volontiers comme un “aventurier de l’art perdu” (l’expression est de deux étudiants de la Sorbonne qui avaient intitulé ainsi un entretien qu’ils m’avaient demandé à propos d’un de mes livres). Il est vrai que le père d’Indiana Jones était professeur de littérature médiévale, ce qui est plutôt flatteur pour la corporation! A vrai dire, comme un explorateur, je m’occupe de tout un continent perdu de la culture européenne (la littérature du Moyen Age) et pour moi, elle est inséparable d’une réflexion sur la culture en général. Car si je pose, comme Dumézil et Lévi-Strauss, la question littéraire en termes de mythologie, c’est bien parce que le mythe est la seule voie d’accès possible aux secrets de l’humanité dans son ensemble. Je crois au sens des textes, au sens de la vie et au sens de l’homme (je dois être un vieil utopiste...). En tout cas, lorsque j’étais étudiant, je dois dire que je détestais les études sémiotico-narratologiques de la littérature qui étaient le pain quotidien de l’Université dite progressiste. En réalité elles étaient souvent le fait de gens qui n’avaient rien à dire et rien à penser sur les textes (l’Esprit souffle où il veut !) et aussi de gens qui n’aimaient ni la littérature ni la culture (inutile d’être cultivé pour mettre un texte en équations algébriques). Tout ce formalisme linguistique ou non est une dangereuse fumisterie (on le voit sévir encore aujourd’hui dans la formation des maîtres et l’on s’étonne que les nouveaux maîtres ainsi formés soient affrontés à un monde scolaire de plus en plus rebelle, violent et désemparé... On marchesur la tête). J’ai souffert jadis du formalisme béat, de l’académisme sénile et du rationalisme creux. Je pense que mon intérêt pour l’anthropologie et la mythologie vient de ce besoin de retrouver l’humanité dans la littérature ou d’approcher ce coeur poétique de la pensée humaine qu’est le mythe (je me sens très bachelardien en ce sens). Aujourd’hui encore, il faut résister à toutes sortes de réductions intellectuelles : historiques, formalistes, psychanalytiques ou autres. Je juge une approche intellectuelle aujourd’hui à sa capacité d’intégrer dans sa démarche le plus de disciplines différentes possibles. La bonne méthode d’analyse est celle qui n’exclut rien (rien de ce qui est humain ne m’est étranger) et qui prend en charge de multiples savoirs pour les faire dialoguer entre eux. Dans une université où règne souvent la spécialisation disciplinaire la plus étroite, ce n’est évidemment pas bien vu.
La démarche comparatiste est la seule qui me paraît ouvrir aujourd’hui des perspectives novatrices. Comparer un roman arthurien avec un mythe persan ou une saga scandinave ouvre infiniment plus de perspectives que de compter le nombre d’apparition du mot cheval ou chevalier dans les textes médiévaux. Dans ce trajet comparatiste, il y a aussi la confrontation à d’autres cultures et à d’autres civilisations, mais il y a aussi souvent retour vers le même. Vieille dialectique du même et de l’autre qui est l’expérience de base de toute l’anthropologie moderne. Dans le champ vaste du comparatisme que j’assume, les travaux de Dumézil m’ont été précieux. Je n’ai pas eu la chance de rencontrer Dumézil (après tout, cela aurait peut-être été une malchance...) mais je ne cesse de le lire avec passion. Même ses erreurs sont instructives. Pour le monde celtique, je dois tout à Françoise Le Roux et Christian Guyonvarc’h, deux grands savants qui ont longtemps été pillés par des vulgarisateurs sans talent. Leurs travaux éblouissants m’inspirent journellement. Ma dette est grande à leur égard et je les cite en permanence dans mes propres recherches. Dans le domaine germanique, c’est de Claude Lecouteux que je me sens incontestablement le plus proche. Depuis longtemps, nous échangeons régulièrement les résultats de nos recherches respectives, nous organisons des colloques en commun en espérant toujours saisir ce fonds celto-germanique qui est une des bases de la culture de l’Europe ancienne (je renvoie ici à une période antérieure à la romanisation et à la christianisation). Claude Lecouteux est le modèle parfait du chercheur qui veut résister à l’enfermement dans sa discipline. Il veut échapper à ce qu’on pourrait appeler le ghetto de la pensée monodisciplinaire et qui est trop fréquent dans l’Université d’aujourd’hui hélas. Tous ses travaux sont une admirable illustration de la pluridisciplinarité en acte. L’art est difficile. Les spécialistes ont toujours beau jeu de vous jeter la pierre parce que vous chevauchez plusieurs disciplines. Eux, ils ne sont jamais sortis de leur jardin et ils s’imaginent que leur jardin est le centre du monde... Le problème est qu’avec une attitude comme celle-là, ils tuent leur discipline. Ils la figent dans des raisonnements et des méthodes obsolètes.
Pouvez-vous en quelques mots décrire votre méthode de travail ?
Mon travail commence toujours par une démarche de type philologique. C’est la raison pour laquelle je ne dissocie pas les éditions d’oeuvres médiévales et les essais critiques. J’aime me concentrer dans un premier temps sur les difficultés rencontrées par mes devanciers. Je suis attentif à tout ce qu’ils ont trouvé de bizarre, de saugrenu ou d’incompréhensible dans les textes médiévaux. Je me suis aperçu que les prétendues absurdités médiévales étaient le résultat de préjugés modernes ou de méthodologies inappropriées voire d’ignorances flagrantes. En reprenant ces énigmes à la lueur de tout ce que peut nous révéler le folklore et la mythologie par exemple, on peut retrouver la cohérence perdue. Par exemple, il y a chez Marie de France l’expression pierre lée que l’on a traduit n’importe comment jusqu’à présent. Or je crois qu’il faut réfléchir à cette Pierre Lée (c’est ce que j’ai fait dans mon édition des Lais de Marie de France, Gallimard/Folio). Car, il y a un peu partout en France des toponymes en Pierrelatte (petralata devient, phonétiquement, pierre lée en ancien français) ou Pierrefitte qui désignent d’anciens monuments mégalithes. C’est à cet endroit pierreux que le héros du lai de Bisclavret se transforme en loup-garou. Voilà qui jette une lumière singulière sur le mythe du loup-garou lié aux mégalithes. C’est alors à la mythologie (toutes les mythologies!) d’entrer en scène. Je prône donc pour une pluridisciplinarité raisonnée: anthropologie, histoire des religions, ethnologie, folklore, mythologie comparée. L’essentiel aujourd’hui est de réaliser une nouvelle synthèse des savoirs. Nous vivons sur des découpages arbitraires de disciplines qui sont amenées à se reconstruire conceptuellement et méthodologiquement dans les années qui viennent. C’est à ce travail de recomposition que je participe avec d’autres. Mais je dois déplorer que dans leur grande majorité les médiévistes restent totalement ignorants des problématiques mythologiques. L’ancien président de la Société internationale arthurienne a par exemple déclaré à propos d’un de mes livres dont il faisait un compte rendu que je croyais (sic) qu’il existait des mythes anciens dans la littérature arthurienne (je ne suis pourtant pas le premier à le dire: Jean Marx dans les années 1950 se heurtait à la même incompréhension!). Il est vrai que mon contradicteur avait écrit une thèse sur le rire et le sourire dans la littérature du Moyen Age et cette thèse fait vraiment rire plus d’un aujourd’hui par sa naïveté. C’est tout dire.
Depuis des années, vous étudiez les traces qu’a laissées la tradition celtique dans la littérature médiévale. Quelle est l’importance de cette empreinte ? Est-elle suffisamment reconnue par la recherche ?
Je ne pense pas qu’il s’agisse seulement de traces. C’est plutôt de socle qu’il faudrait parler tout au moins pour la littérature arthurienne et la chanson de geste. On sait bien que les écrivains médiévaux n’inventaient pas la matière de leurs oeuvres. Ils puisaient celle-ci dans une tradition orale qui remonte certainement fort loin. Bien évidemment, il n’est pas facile aujourd’hui de se faire une idée de ces mythes supposés originels. On peut parier d’ailleurs qu’ils n’étaient eux-mêmes que la reformulation de mythes plus anciens encore qui remonteraient à ce que j’appelle l’ère eurasiatique (antérieure au monde indo-européen) et dont le chamanisme semble avoir été le pivot. Bref, lorsqu’on examine la littérature médiévale on se trouve devant un édifice restauré. Les murs et le bâti sont antiques mais la couleur et les aménagements sont médiévaux. On peut s’intéresser tantôt au papier peint ou au tapis du décor (médiévaux), tantôt aux murs et aux fondations (antiques) de l’édifice. Je préfère la seconde perspective, c’est-à-dire le bâti ancien, les fondations, peut-être par goût de l’archéologie, mais aussi et surtout parce que j’ai l’impression qu’on ne peut comprendre l’élément le plus récent qu’à partir de ce qui le fonde. L’homme de l’avenir, disait Nietzsche, est celui qui possède la plus longue mémoire. C’est-à-dire qu’il faut remonter le plus loin possible dans notre culture et dans notre civilisation pour avoir une chance de comprendre notre présent et notre avenir immédiat. Le Moyen Age est pour moi un socle essentiel de l’Europe. On ne comprendra rien à la culture européenne si l’on persiste à en dater l’émergence au XVIIIème siècle dans la Déclaration des droits de l’homme.
Pour vous la christianisation de l’Europe est-elle superficielle ou profonde ? Peut-on parler d’assimilation ou de neutralisation du paganisme ? De récupération ? Le concept de pagano-christianisme vous semble-t-il pertinent ?
Il est indéniable qu’au cours du haut Moyen Age (disons aux alentours du Vème et du VIème siècle) a commencé un vaste mouvement d’assimilation du paganisme par le christianisme. Tout cela ne s’est pas accompli en un jour mais est le fruit d’une longue évolution qu’il est parfois tentant de schématiser, faute de mieux, dans un clivage élémentaire, une sorte de match à deux partenaires (monde chrétien contre monde païen). En réalité, les deux notions sont plus imbriquées qu’on ne le pense ordinairement. Le paganisme n’a pas disparu dans le christianisme mais il l’a partiellement créé; il a même coexisté avec lui beaucoup plus longtemps qu’on ne le croit. C’est grâce au christianisme que le paganisme s’est conservé encore de nos jours. Un exemple à Metz , au 3 février (jour saint Blaise - dont le nom signifie le loup en langue celtique et jour de naissance du géant Gargantua chez Rabelais), on bénit toujours en l’église Saint-Euchaire de petits pains qui sont supposés protéger des maux de gorge. On bénit également des cierges dans le même but (le 3 février est le lendemain de la Chandeleur, fête des chandelles, surlendemain d’Imbolc/sainte Brigitte). Visiblement cette saint-Blaise messine (mais elle existe aussi dans d’autres régions d’Europe) contient des vestiges de rites et de mythes préchrétiens (le loup Gargan, Merlin et Blaise, le géant ogre et bien d’autres choses encore...) Si le christianisme n’avait pas réservé une place à ces rites ancestraux, en aurait-on conservé aujourd’hui la moindre trace ? Je pose la question.
Plus qu’un affrontement, je crois qu’il y a eu mise en correspondance de deux traditions (l’une chrétienne étant fondée sur la Bible, l’autre païenne sur une tradition orale). Il y a eu ainsi, tout au long de la période de christianisation mise en correspondance de symboles, de récits ou de rites appartenant à deux traditions distinctes, le christianisme prétendant donner plus de sens à ces symboles archaïques païens qu’il réinvestissait (qu’on soit ou non d’accord avec ce “supplément de sens” est une autre question, à mon avis distincte de l’examen des symboles ou mythes religieux eux-mêmes...). Un exemple, le dieu lieur indo-européen dont a si bien parlé Mircea Eliade (dans Images et symboles) a été “traduit” en termes chrétiens (c’est-à-dire mis en correspondance) avec la figure de saint Pierre à travers la formule des écritures: “Tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera aussi délié dans les cieux”; d’où la fête de saint-Pierre-aux-liens (1er août) qui correspond à la fête celtique de Lugnasad. Saint Pierre(le premier pape !) n’est pas le seul correspondant chrétien du dieu lieur mais il est probablement le plus éloquent. A travers ce seul exemple, on voit très bien comment l’hagiographie chrétienne est le réceptacle (très conservateur) du polythéisme païen. Mais c’est un réceptacle actif si je puis dire: le mythe païen continue de vivre dans le christianisme et il a même besoin de lui pour vivre. Le culte des saints en témoigne parfois aujourd’hui encore. Donc dans l’étude du pagano-christianisme, on peut mettre l’accent tantôt sur le paganisme tantôt sur le christianisme mais il y a aussi une autre option: mettre en correspondance typologique les symboles religieux des deux traditions pour comprendre comment ils dialoguent, comment ils se fécondent réciproquement, comment ils se recréent l’un l’autre. Tout le mythe du Graal s’explique de la sorte pour peu qu’on se donne la peine (et qu’on soit capable de lire en ancien français !) les textes originaux sur le Graal qui datent des XIIe et XIIIe siècles. Cette reconnaissance de l’interdépendance de fait du paganisme et du christianisme me semble tout à fait primordiale pour éviter peut-être de tomber dans l’illusion d’un paganisme supposé originel et qui serait paré de toutes les perfections théologiques. Encore une fois, ce paganisme n’a de sens et n’est perceptible aujourd’hui que dans le christianisme. L’un et l’autre sont interdépendants. Toute disparition de l’un entraîne la disparition de l’autre. C’est bien le problème des églises chrétiennes d’aujourd’hui (principalement de l’Eglise catholique). En éliminant ce qu’on appelait jadis (assez mal!) la “religion populaire” (pèlerinages dans des forêts, devant des sources plus ou moins christianisées, cultes des vierges noires, etc...) au nom de la superstition, le christianisme a détruit sa mémoire et ses fondations. Il a coupé la branche sur laquelle il s’est assis.
En ce qui concerne votre question sur la christianisation plus ou moins profonde de l’Europe, je crois que cela dépend beaucoup des régions. Pourquoi certaines régions d’Europe ont-elles été christianisées plus facilement, plus profondément et plus rapidement que d’autres ? Je crois que c’est parce que ces régions étaient préparées par leur propre tradition religieuse à recevoir le message chrétien. Le plus bel exemple est celui de l’Irlande évidemment. Lorsque les Irlandais du haut Moyen Age ont reçu l’Evangile, ils n’ont pas senti une différence qualitative entre l’ancienne et la nouvelle religion: les vierges mères qui enfantent un enfant-devin, figure du Verbe divin, ils connaissaient (Tuan Mac Cairill). Le christianisme prolongeait ou ravivait peut-être leur foi ancienne. Il ne leur a pas posé de problèmes métaphysiques. Ce mécanisme de christianisation a eu pour nous, chercheurs du XXème siècle, une conséquence qui n’est pas négligeable: la valorisation de l’écriture. C’est parce que la Bible (donc un Livre) devenait le support de la religion que l’on pouvait enfin lever le tabou séculaire (et druidique) de l’écriture. On s’est mis alors progressivement à consigner les mythes dits païens par écrit et c’est ainsi que nous en conservons une trace précieuse (on sait bien aujourd’hui que nous ne disposons plus que des livres irlandais médiévaux et chrétiens pour reconstituer (si cela est possible) l’ancienne mythologie des Celtes insulaires. C’est peu mais c’est mieux que rien.
Vous avez publié une remarquable Mythologie chrétienne (Ed. Entente, 1992). Que nous apprend cette étude sur la conception du temps et de l’espace qu’avait l’Europe médiévale qui semble bien avoir été receltisée ? Quid de l’importance du Carnaval dans cette vision du monde ?
Mythologie chrétienne est la version allégée d’un ouvrage plus volumineux (ma thèse de 1987 présentée en Sorbonne) dont le titre est : La Mémoire du temps: fêtes et calendriers de Chrétien deTroyes à La Mort Artu (Champion, 1989). Je tiens beaucoup à ce concept de “mémoire du temps” car il y a pour moi une fondation imaginaire de notre rapport au temps. Le Moyen Age a obéi à une pulsation imaginaire du temps qui remonte à un passé archaïque (et dont Carnaval est sans doute le conservatoire le plus durable). On pourrait sans doute parler ici des mythes fondateurs de l’Eurasie. Le christianisme a inscrit ses commémorations dans le vieux cadre de ce temps païen ritualisé. En ce sens, il est tributaire de la “mémoire du temps” archaïque. Tout mythe digne de ce nom (je parle de mythes ethno-religieux et non de mythes inventés par la littérature comme celui du Graal par exemple) s’inscrit dans cette pulsation imaginaire du cosmos, ce que Gilbert Durand appelle le drame agro-lunaire de notre monde. Le mythe accompagne le rite qui s’accomplit toujours sur certains sites. Avec le mythe, on se trouve bien comme l’a admirablement dit Mircea Eliade devant le Temps et l’Espace originels commémorés rituellement dans le présent d’une liturgie. Or la littérature médiévale (romans arthuriens ou chansons de geste) est tributaire de ces mythes anciens. Elle n’est pas inventée par des écrivains médiévaux imaginatifs mais colporte une vieille matière orale qui remonte aux mythes archaïques de l’Europe. Pour comprendre quelque chose à ces récits archaïques, à leur structure et à leurs motifs, je propose de les replacer dans un calendrier rituel. Le cadre calendaire et rituel éclaire certaines significations des mythes anciens. Carnaval est évidemment l’ensemble rituel et mythique central de cette mémoire ancestrale. Encore ne faut-il pas réduire le carnaval aux théories sociologiques modernes (à la Bakhtine, voir son ouvrage fort discutable et réducteur sur la culture populaire au Moyen Age et à la Renaissance). Il faut plutôt faire de Carnaval le coeur de tout un système de pensée que les travaux de Claude Gaignebet, le plus grand folkloriste français contemporain, ont bien illustré. Carnaval est une religion du souffle cosmique, c’est-à-dire une célébration rituelle du voyage des âmes entre les deux mondes, tout autre chose que le défouloir télégénique ou le bazar touristique qu’on voudrait aujourd’hui nous confectionner. Avec le vrai carnaval on est plus proche d’un théâtre primitif qu’Antonin Artaud appelait le “théâtre de la cruauté” que d’un divertissement pour gogos en goguette. Ce vrai carnaval (mot qui semble bien apparenté à cette déesse Carna dont parle Dumézil) nous replonge dans un système mental qui est exactement celui que l’on peut observer dans le théâtre médiéval (je pense par exemple au Jeu de la Feuillée d’Adam de la Halle) mais je pourrais citer une multitude d’autres oeuvres qui en témoignent (du Satiricon de Pétrone aux romans de Rabelais, ou à rebours de Finnegans Wake de Joyce aux chansons de geste). Voilà la vieille culture de l’Europe: elle est dans cet imaginaire foisonnant que certains s’acharnent aujourd’hui à faire disparaître des écoles et universités au motif suivant: produit périmé car date limite de consommation dépassée.
Pourquoi s’interroger sur Merlin à qui vous venez de consacrer un passionnant essai (Merlin ou le savoir du monde, Imago, 2000) ? Et tout d’abord, qui est-il ?
Merlin est par définition l’Etre primordial, la figure de l’Origine. Défini comme devin, il est une figure du Verbe divin. A travers lui, c’est une part essentielle du dogme chrétien de l’incarnation du Verbe qui se trouve éclairée (en fait, un dogme est un mythe vivant). Il s’agit d’une de ces correspondances dont je parlais plus haut. dans le mythe de Merlin on peut mettre en correspondance la parole sacrée des Celtes et le Verbe du Christianisme. Figure protéenne (comme le gallois Taliesin ou l’irlandais Tuan Mac Cairill), cet être virtuel des origines est à un moment de son mythe absorbé par une femme alors qu’il est sous la forme d’un poisson (saumon). En mangeant cette chair du saumon de science, cette femme va procréer le devin, c’est-à-dire un être dont le Verbe est la seule justification. Autrement dit: cette vierge va mettre au monde un enfant sans le concours d’un homme. Cela peut rappeler la naissance du Christ évidemment. Enfant sans père, Merlin l’est au même titre que le Christ et c’est d’ailleurs la formule qui le définit dans les textes médiévaux. En réalité, un enfant sans père est un enfant qui a plutôt un père surnaturel ou un enfant qui renaît de lui-même: c’est finalement le cas du devin celtique qui se réengendre lui-même. Après avoir été sous une forme animale, il est absorbé par une femme qui l’engendre comme devin. On peut donc dire qu’il est à la fois Père, Fils et Esprit. Il est consubstantiel selon la formule du Credo. En fait, quand on regarde bien les textes médiévaux, on s’aperçoit que l’histoire de Merlin telle qu’elle est racontée par Robert de Boron (roman en prose du XIIIème siècle) est déjà fort christianisée . Le sens profond de cette transformation chrétienne apparaît lorsqu’on compare Merlin à ses analogues celtiques: Lailoken, Taliesin ou Suibhne. On voit bien que tous ces personnages remontent à la figure primordiale du devin.
Autre figure essentielle: celle d’Arthur. Quelle est l’importance du fonds druidique dans sa légende ?
Je dois faire paraître prochainement un ouvrage sur Arthur (aux éditions Imago) qui étudiera particulièrement cet aspect. C’est en réalité tout le problème de la souveraineté qui est posé à travers votre question. La base de la souveraineté celtique, on le sait bien depuis les travaux de Christian Guyonvarc’h, c’est la collaboration du druide (souveraineté sacerdotale) et du roi (souveraineté guerrière). Arthur ne possède que la souveraineté guerrière. Il lui faut la collaboration d’un druide qui, contrairement à ce que l’on pense parfois, n’a pas été originellement Merlin mais pourrait bien avoir été l’échanson ou le sénéchal qui accompagne Arthur dans les fragments archaïques du mythe que nous avons conservés. Merlin s’est introduit tardivement dans l’histoire d’Arthur et il a pris la place de figures druidiques, tout aussi importantes dans la structure archaïque du mythe, mais peut-être moins prestigieuses. Je pense à Lucan le Bouteiller ou au sénéchal Keu qui sont dévalorisées par la littérature du XIIème et du XIIIème siècles mais qui possédaient originellement un rôle très important (je pense par exemple à la figure du porcher, le gardien des porcs royaux). La signification essentielle de ces détails apparaît lorsqu’on compare la littérature celtique et la littérature grecque ancienne (homérique) en particulier. Le comparatisme encore et toujours !
Vous vous êtes penché sur le mythe de Tristan et Yseut (Le Gant de verre, Artus, 1990 et l’édition de poche de la légende en 1989). Quelle est l’importance de ce mythe pour l’imaginaire européen ? Que nous apprend le destin tragique de Tristan ?
Il faut bien voir que Tristan ne devient un mythe qu’avec le Moyen Age. Même si son histoire est plus ancienne (du moins certains épisodes de son histoire), sa figure mythique ne se dessine qu’aux alentours de 1180-1200. Et le mythe de Tristan n’a aucune signification sans Yseut évidemment. Ce mythe pose d’abord et avant tout le problème de la Femme et du pouvoir de la féminité dans un univers dominé par les hommes (je renvoie ici à l’ouvrage de l’historien Georges Duby, Mâle Moyen Age). J’y vois un témoignage sur l’agonie du matriarcat dans les sociétés occidentales chrétiennes. C’est aujourd’hui que nous en percevons vraiment toute la charge imaginaire profonde. Michel Cazenave dans un brillant essai tristanien (La subversion de l’âme) a analysé ce syndrome tristanien en termes jungiens. Car aujourd’hui, c’est le patriarcat qui s’effondre sous la poussée du féminin (beaucoup plus que du féminisme). Yseut a pris sa revanche. Le pouvoir des mères est de retour. On me dira qu’Yseut n’est jamais mère dans les textes et c’est vrai car cet amour tristanien est un amour qui trouve dans le plaisir sexuel sa propre légitimité (il s’oppose à l’amour matrimonial béni par l’Eglise et qui est légitimé par la procréation). Mais Yseut est fille de sa mère qui s’appelle Yseut comme elle ! Elle n’a pas de père connu ! Et enfin plus que l’amante, elle apparaît à bien des égards comme la mère de Tristan ! Mère et épouse à la fois, Yseut est bien une fée celtique, l’avatar littéraire d’une Déesse-Mère (comme j’ai essayé de le montrer dans mon essai intitulé Le Gant de verre). Mais le Moyen Age introduit un raté dans l’ancien schéma mythique. Yseut devrait avoir, en principe, tout pouvoir sur les hommes (la magie, le philtre d’amour). Toutefois, les écrivains chrétiens (surtout Thomas d’Angleterre qui raconte la mort tragique des amants) remettent en cause le pouvoir de cette fée dans laquelle ils ne voient qu’une fille d’Eve comme les autres. Elle a entraîné Tristan dans une impasse tragique. En lui révélant l’amour absolu, elle l’a finalement tenté et détruit. Conclusion: l’amour n’est pas de ce monde: il appartient à l’Autre Monde, en cela les écrivains chrétiens du Moyen Age retrouvaient l’esprit des mythes celtes mais évidemment pour faire de cet Autre Monde celte un Paradis chrétien. Il n’est d’ailleurs pas certain du tout que Tristan et Yseut soient dans ce paradis-là... A mon avis, ils seraient plutôt dans cette île au-delà des vagues dont parlent les Aventures de Condle, le pays de l’éternelle jeunesse:
“C’est le pays qui rend plein de joie
l’esprit de quiconque y va.
Il n’y a là d’autres gens
que des femmes et des jeunes filles”
Pour les Celtes, l’Autre Monde est féminin: c’est le monde de l’origine et de la fin, c’est là que le monde se régénère (éternel retour). La femme est l’avenir de l’homme.
Votre figure préférée de l’imaginaire celtique ?
Incontestablement la figure de l’ours, puisque c’est le nom d’Arhur (art signifie “ours” en irlandais et gallois). C’est aussi pour moi la plus riche des figures de la mythologie non seulement parce qu’elle est captivante à étudier dans le monde celtique mais aussi cellequi ouvre le plus de perspectives sur les mythes archaïques de l’Europe. On le retrouve aussi bien en Scandinavie qu’en Espagne ou en Gaule, bien avant la période dite indo-européenne. On peut donc dire que la mythologie de l’ours est certainement l’une des plus anciennes du monde eurasiatique (elle se rencontre évidemment en Sibérie et même au Japon). Elle nous met sur la piste des plus grands mythes européens (celui de l’Homme sauvage par exemple, mais aussi Ulysse dont une étude déjà ancienne de Rhys Carpenter a montré le lien avec le mythe de l’ours, Arthur bien sûr, Beowulf “le loup-ours” (Bear-Wolf)” selon une étymologie récente mais l’ours était déjà présent dans l’étymologie traditionnelle “le loup des abeilles” (Bee-Wolf). Aujourd’hui, lorsqu’on offre un ours en peluche à un enfant, on ne lui donne pas seulement un compagnon de jeu, on perpétue un très vieux mythe de l’ours qui vient du plus lointain de l’Eurasie.
Propos recueillis au printemps MMI
Écrit par Archaïon dans Mythes et Dieux | Lien permanent | Tags : mythologie, bretagne | Facebook | | Imprimer |