Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

14 mai 2017

Génie du Polythéisme

ab.jpg

 

Quiconque étudie la prétendue conversion du monde antique, base de notre identité culturelle, ne peut que s’étonner de l’apathie des Païens face à l’intolérance d’un empire devenu chrétien : aveugles face à la menace, les Gentils ne se sentent pas concernés et demeurent indifférents. La multiplicité des approches du divin leur paraît à ce point normale qu’ils ne comprennent pas – ou trop tard, qu’ils ont contre eux une secte de fanatiques, dont le triomphe, tout politique, ne se traduit que par une conversion lente, le plus souvent forcée, et condamnée à l’inachèvement.

Un essai aussi stimulant qu’ambigu d’un philologue italien permet d’affiner le regard porté sur ce phénomène. Dans son Eloge du Polythéisme, le professeur M. Bettini, spécialiste des mythes d’Hélène et de Circé, s’interroge sur «  ce que peuvent nous apprendre les religions antiques ». Bienvenue, la nouveauté réside dans la vision que l’auteur propose du conflit entre monothéisme et polythéisme, à mille lieues de la doxa historiciste et évolutionniste partagée par des générations de chercheurs d’obédience chrétienne… ou même laïque. La vision d’un Bettini est clairement postchrétienne ; elle doit beaucoup aux intuitions de son célèbre collègue français, J.-P. Vernant, qui disait naguère que « les religions antiques ne sont ni moins riches spirituellement, ni moins complexes et organisées intellectuellement que celles d’aujourd’hui ». L’homme a lu Jung et Pessoa, et même Pound, qui s’exclamait « j’affirme que les Dieux existent ! » - il est donc conscient de la place occupée par les Dieux dans l’imaginaire européen. A la bonne heure.

Observer le polythéisme antique de la même manière que le shintoïsme ou l’hindouisme contemporains constitue le premier effort à fournir pour se libérer de dogmes qui sont autant d’obstacles épistémologiques. Il s’agit bien de considérer le polythéisme comme « une expérience politique et sociale, individuelle et collective » pour en déceler « les potentialités refoulées, voire réprimées ». A la bonne heure.

Son essai entend repenser la tolérance par un recours au polythéisme en tant que mode d’interprétation et art de l’équivoque.

Dans cette démarche, Bettini repère bien que ce qui sépare le monothéisme, exclusif par définition, du polythéisme, inclusif par essence, c’est le refus du premier de penser les Dieux des autres. En vertu des divins commandements « Tu n’auras pas d’autres Dieux devant moi » et « Yahvé a pour nom j    aloux : c’est un Dieu jaloux » (Exorde, 20 et 34 – texte supposé rédigé par l’Eternel en personne, et donc figé dans les siècles des siècles, condamné à une éternelle resucée), le monothéiste cohérent est condamné à la conversion des « infidèles », aux croisades et à l’obscurantisme.

Bettini comprend bien que le cadre mental polythéiste implique de ne jamais renoncer d’office aux correspondances possibles, de se donner la peine de traduire et d’interpréter les Dieux d’autrui. Le polythéiste se révèle curieux, comme l’historien Tacite qui, proposant dans sa Germanie des équivalences entre déités germaniques et latines, pratique l’interpretatio romana, subtilissime démarche fondée sur une saine curiosité comme sur un pragmatisme de bon aloi. Loin d’être faux, les Dieux, les fées ou les génies du voisin pourraient bien servir ma communauté, d’où l’intérêt, sous certaines conditions d’ordre politique (car il s’agit bien de politique, et non de vérité), d’être intégrés au panthéon de ma cité. « Pourquoi pas ? » pourrait bien être le leitmotiv du polythéiste d’aujourd’hui et de toujours. Pourquoi pas des correspondances entre Zeus et Jupiter, entre Shiva et Dionysos ? Pourquoi ne pas faire le pari de la malléabilité, de l’assimilation et de l’identification ? Pourquoi ne pas comprendre le divin comme fluide, en perpétuel mouvement ?

Impensable posture pour le monothéiste qui, sans toujours y croire,  prétend détenir une vérité intangible, gravée sur des tablettes, aussi fermée aux apports extérieurs que muette sur ses sources. Plus faible sa croyance intime, plus tenace son obsession de convertir autrui – une monomanie.

Plurivoque en revanche, le langage polythéiste traduit et interprète sans cesse ; monotone, le monothéiste se bloque pour se déchirer en controverses absurdes – les hérésies. A la disponibilité païenne, à la capacité de penser le monde de manière plurielle répond la crispation abrahamique, source de divisions et de conflits : ariens contre trinitaires, papistes contre parpaillots, shiites contre sunnites – ad maximam nauseam.

L’essai de M. Bettini ne semble pas dépourvu d’arrière-pensées et là réside la faiblesse de son argumentation, car ce savant aux innombrables références, féru de détails parfois mineurs, oublie tout d’abord que ce qui définit le polythéisme, c’est avant tout le principe hiérarchique : les panthéons ne sont jamais des ensembles désordonnés ni des accumulations de divinités interchangeables, mais des hiérarchies célestes de puissances (Dieux, saints, anges, esprits,…) à la fois autonomes et complémentaires, regroupées en armatures souples et organiques. Tout polythéisme, antique ou actuel, se fonde sur une hiérarchie stricte des figures divines, souvent exprimées par le biais du schème de la parenté – les généalogies divines. Ces configurations hiérarchiques sont illustrées par le mythe, le rite et l’image. Bettini oublie cela pour n’y voir qu’un charmant ensemble, chatoyant et disparate. D’après lui, nous devrions redevenir polythéistes … pour accepter les Dieux des autres. Celui de Médine, par exemple ?

*

 

Peu après ou juste avant la chute du Shah d’Iran et l’avènement de la république islamique, l’indianiste Alain Daniélou avait publié un essai provocateur intitulé Shiva et Dionysos. Il y dressait une longue liste d’étonnants parallélismes entre le Dieu de la danse et celui au trident, tous deux vus comme des divinités hors-la-loi, que Daniélou interprétait comme les survivances d’une religion pré-aryenne ayant influencé le monde antique, de l’Indus à la Méditerranée. A l’époque, les savants avaient fait la grimace, comme souvent à l’égard de précurseurs non estampillés par l’Université. Passionnant, le dossier vient d’être repris par le comparatiste B. Sergent, universitaire pur sucre et président de la vénérable Société de Mythologie française. Disciple de Dumézil, Sergent a, dans le passé, pris des positions politiquement correctes, notamment à l’encontre de son collègue Jean Haudry, dont le Que sais-je ? consacré aux Indo-Européens eut droit à un déluge de critiques à caractère (méta)politique. Ceci ne l’a pas empêché (au contraire ?) de mener des recherches de plus en plus pointues sur les correspondances mythologiques entre l’Inde, la Grèce et les autres aires de l’expansion indo-européenne, de l’Anatolie à la Baltique. Sa synthèse sur les origines de Shiva et de Dionysos, intitulée Le Dieu fou, doit beaucoup à son prédécesseur, l’excentrique et génial Alain Daniélou, un modèle d’esprit libre – et un polythéiste convaincu. Touffu à souhait, l’essai se révèle convaincant : voilà un Dieu de l’extase qui meurt et renaît, un Dieu exterminateur et en perpétuelle métamorphose, ambigu et nomade, fauteur de désordres d’ampleur cosmique et libérateur, créateur et lumineux, destructeur et bruyant – à la fois, taureau, lion et serpent. Dieu des arts, de la musique et des chœurs, le transgresseur Shiva-Dionysos incarne à lui tout seul, dans une version probablement aryenne, notre polythéisme dans son insondable splendeur.

 

Christopher Gérard

 

Maurizio Bettini, Eloge du Polythéisme, Les Belles Lettres.

Bernard Sergent, Le Dieu fou. Essai sur les origines de Shiva et de Dionysos, Les Belles Lettres.

 

 Sur ces questions, je renvoie à deux de mes livres :

sp.jpg

et

lesonge-z.jpg

Écrit par Archaïon dans Mythes et Dieux | Lien permanent | Tags : polythéisme, paganisme |  Facebook | |  Imprimer |

22 mars 2017

Paideia

IMGP1098.JPG

 

Ce qui distingue une grande civilisation, n’est-ce pas, entre autres qualités, son aptitude à transmettre l’héritage ancestral, sa capacité d’assurer la continuité de dessein qui la fait survivre aux aléas de l’histoire ?

En Europe, cette aptitude porte un nom, et un nom grec : paideia.

Notre civilisation semble être la seule, et la première dans l'histoire, à nier ses propres valeurs et à refuser de les transmettre. Ce refus conscient de transmettre, ce refus justifié par toute une faune d’idéologues, ce refus n'est jamais qu'un suicide différé, un suicide sans noblesse ; il illustre à lui seul la décadence d’une société « sans feu ni lieu », celle d’une civilisation « de la digestion et du fumier » – pour citer un écrivain cher à mon cœur, le Normand Jules Barbey d’Aurevilly. Il illustre en réalité l’oubli de notre paideia plurimillénaire.

Cette funeste pulsion, cette ruse de la Mort aux noires prunelles, qui consiste, par haine de soi (généralement grimée en amour de l’autre), à ne pas transmettre, il nous incombe de la combattre sans merci, car telle est la mission qu’impose le rapide destin, une mission d’ordre métaphysique –  maintenir et restaurer la paideia.

Le premier éducateur de notre civilisation, notre grand ancêtre, c’est le divin Homère, dont Platon disait à juste titre qu’il avait éduqué la Grèce.

Dans le chant VI de l’Iliade, Homère décrit le dialogue entre deux adversaires qui s’affrontent en duel dans la plaine de Troie, le Troyen Glaucos et l’Achéen Diomède. Glaucos rappelle sa généalogie ainsi que les consignes données par son père lors de son départ pour la guerre : « Toujours être le meilleur, surpasser tous les autres, ne pas déshonorer la race de tes aïeux ». Il y a trente siècles donc, pour un Hellène digne de ce nom, les trois devoirs de l’homme noble sont : excellence, prééminence, fidélité aux ancêtres. Rien n’a changé et cette devise demeurer celle de tous les Bons Européens qu’évoquait Nietzsche.

Exceller pour continuer à surpasser les autres – n’est-ce pas le défi qui, une fois de plus dans notre longue histoire, nous est lancé par le cruel destin ? Quant aux ancêtres, comment pourrions-nous oublier l’aïeul qui a tenu bon sur l’Yser, la Marne ou dans la boue des Flandres ? Impensable amnésie, assimilable à un crime.

Dans le passage de l’Iliade que j’ai évoqué, Homère utilise, pour la première consigne,  le verbe aristeuein : être l’aristos, le meilleur (superlatif); faire preuve de cette qualité suprême qu’est l’excellence, aretè en grec. Longtemps, le terme aretè a été traduit par « vertu », vocable quelque peu connoté en raison de son acception moralisatrice. L’italien virtu rend bien mieux le sens premier d’aretè :  l’excellence, qu’un poète grec de l’époque classique définit de la sorte : « le pied, la main, l’esprit sûrs, façonnés sans nul défaut ». Retenons cette image de façonner l’esprit et le corps tel que le ferait un potier avec de l’argile.

Cette aretè, cette virtu à la fois physique et morale, qui concerne l’âme, le corps et le caractère, fonde la paideia hellénique, idéal né à l’époque homérique, transmis, avec ses éclipses et ses métamorphoses, jusqu’à nos jours, depuis l’Athènes classique, en passant par l’empire romain, par Byzance, par nos monastères jusqu’aux collèges et aux lycées d’aujourd’hui.

Qu’est-ce donc que cette paideia, terme difficilement traduisible, car « éducation » en réduirait le sens ? Il faudrait ajouter « culture, civilisation, tradition, littérature », ou encore « modelage du caractère humain selon un idéal » pour citer la définition du grand humaniste Werner Jaeger, professeur aux universités de Berlin puis de Harvard, qui avait consacré trente ans de sa vie à étudier la transmission de l’hellénisme. Son maître livre, Paideia, est un classique de la pensée aristocratique et un monument de l’humanisme européen. Avec le Français Henri-Irénée Marrou, lui aussi immense érudit, auteur d’une monumentale Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, nous avons là deux ouvrages de référence sur le thème de la transmission.

 

IMG_0897.JPG

 

Dans son maître-livre, Jaeger rappelle que toutes les renaissances en Europe se sont fondées sur un retour à la paideia antique : renaissance carolingienne, Renaissance italienne, classicisme français, idéalisme allemand - chaque fois, quand il s’est agi en Europe de surmonter l’obscurantisme et la sclérose, chaque fois qu’il a fallu assurer un nouveau départ, les Européens ont recouru à la culture mère – la paideia grecque en tant qu’idéal de modelage, de façonnement du caractère et de la sensibilité, de parachèvement de la nature.

La paideia implique de modeler sa propre statue, de se créer soi-même et de devenir pleinement homme par l’imitation d’un modèle idéal obéissant à des lois universelles. Comme le disait Jaeger, la paideia  « donne le sens de l’harmonie et de la totalité », car elle repose sur la vision d’un monde gouverné par un principe d’unité transcendante, le Logos d’Apollon, régissant de manière harmonieuse et l’âme humaine, et la cité et l’univers tout entier.

La Paideia classique comme principe éducatif et comme idéal de communauté civilisationnelle consiste donc en une discipline progressive qui transforme l’enfant, l’adolescent et même l’adulte sur les plans physique et moral ; elle est un élan créateur et directeur qui s’oppose à la pulsion morbide consistant à refuser de préserver ses traditions. Elle est, comme disait Platon, « le bien le plus précieux » que nous ayons reçu de nos ancêtres et que nous devons, contre vents et marées, transmettre à nos descendants. Platon oppose d’ailleurs paideia, la culture en tant que savoir désintéressé, à technè, le savoir utilitaire. On voit ainsi que l’homme européen, né en Grèce (comme le nom de notre civilisation), s’interroge depuis l’origine sur l’art de transmettre sous peine de disparaître.

Notre paideia se fonde sur deux valeurs essentielles qui distinguent l’Europe des autres civilisations : la première est cet insatiable désir  de liberté, aux antipodes de l’oubli de soi,  de cette soumission orientale qui force à se prosterner.

Déjà, à l’époque homérique, les guerriers groupés autour de leurs princes débattent de la stratégie à adopter. Typiquement grec, et devenu européen, est ce besoin irrépressible de se déterminer soi-même, de se former son propre jugement, de régler sa vie selon ses propres valeurs. Nous sommes loin de la soumission à un Dieu jaloux qui espionnerait les âmes et brimerait les corps. Nous sommes loin de l’obéissance abjecte aux dogmes, économiques (la Croissance) ou religieux (le Salut), qui toujours stérilisent la pensée en la paralysant.

La seconde valeur est la prise de conscience du caractère irremplaçable de la personne humaine. « L’homme est la mesure de toute chose » proclame Platon dans le Protagoras ; « Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est point de plus grande que l’homme » s’exclame Sophocle dans son Antigone. La paideia grecque exalte cette conception de l’homme comme trésor à chérir, ce que les Romains, successeurs des Grecs, ont appelé humanitas, et nous, Modernes, héritiers des Grecs et des Romains, humanisme.

La paideia, c’est donc l’humanisme classique - le fondement de l’identité européenne, que l’école, la famille, la cité doivent transmettre, j’ai envie de dire, « sous peine de mort ». Cet humanisme, savoir désintéressé par excellence mais qui par un étrange paradoxe façonne les élites d’Europe depuis 25 siècles, se traduit avant tout par l’amour de la création, par le respect devant l’œuvre des devanciers, et par donc l’humilité qui  va de pair. Loin, bien loin, de cette manie de la table rase, de ce mépris du passé qui infectent notre modernité finissante.

Certes, le mot humanisme a été galvaudé et souvent vidé de son sens, mais il n’empêche que cette attitude anthropocentrique, née en Grèce au sein de la chevalerie homérique et métamorphosée par les philosophes classiques, demeure l’une des plus belles créations du monde gréco-romain. Nul ne confondra cette paideia avec l’individualisme post-moderne, celui du zombie « sans feu ni lieu », qui n’est jamais ni aristos ni fidèle, ce zombie qui ne se reconnaît plus ni liens ni obligations - uniquement des droits, avec aigreur réclamés.

Nous parlons bien d’humanisme en tant que mise en forme d’une personne, de formation de l’âme, du corps et de l’esprit, de développement en chacun de toutes les possibilités de sa nature, de promotion acharnée de ce que l’enfant, l’adolescent, l’adulte possèdent d’irremplaçable. Il s’agit bien de discipliner le jugement et l’impulsion, de pousser l’enfant à accomplir son devoir sans négligence et de faire de lui un citoyen libre. L'humanisme ne se réduit en rien à une banale et souvent peu sincère forme de philanthropie, mais bien comme un idéal de liberté de l'homme par la connaissance de son héritage plurimillénaire, comme une solidarité effective entre les siècles, les générations, les communautés. En somme, l’héritage est un lien qui rend libre.

Le renier, accepter l’oubli constitueraient des sacrilèges, l’impiété absolue. Impensable posture pour tout homme noble, quelle que soit d’ailleurs sa race ou sa classe.

Cet humanisme, cette paideia sont d’essence élitaire, ne le cachons pas, car cela n’a rien de honteux. Le propre d’une élite digne de ce nom est précisément de se sentir responsable de la sauvegarde de ses traditions, qu’elle livre aux générations futures.

Nous parlons bien d’une aristocratie du mérite et de l’effort qui, seule, fonde l’authentique noblesse, laquelle, pour citer Jaeger, « n’est jamais pur privilège, elle correspond à un certain danger que l’on accepte ». Pour désigner l’homme accompli, l’équivalent du gentilhomme français ou du gentleman anglais, les Grecs disaient kalos kagathos, « beau et bon à la fois », l’homme accompli, excellent et fidèle à son héritage, alliant noblesse d’âme, vigueur physique et beauté intérieure. Le Romain Pline disait des Grecs qu’ils étaient homines maxime homines : des hommes totalement hommes, pour qui le dépassement de soi était la loi.

Pour les Anciens, l’homme « au pied, à la main et à l’esprit façonnés sans nul défaut » que chantait le poète Simonide, est avant tout raisonnable, car conscient d’être un animal politique (Aristote) obéissant à des lois qui règlent la vie de sa cité. Raison, loi, cité sont donc des mots clefs de la paideia, qui, par le biais de contraintes dont le rôle est de brider les passions dans ce qu’elles ont de destructeur, doit former les hommes à vivre en société. Théorisée entre autres par Platon et Aristote, la paideia consiste à réguler les appétits, à s’exercer à la frugalité, à former des âmes loyales. Idéal aristocratique ? Certes, mais cet idéal, pensé il y a plus de 25 siècles, traverse toute notre histoire, souvent de manière souterraine. Qui dira l’effet de la lecture d’Homère sur un jeune garçon ? Le courage d’Hector, la ruse d’Ulysse, la fidélité du vieux chien Argos ? Qui dira l’émotion ressentie à la lecture de la mort volontaire de Socrate, au sublime sacrifice d’Antigone ? Et l’on voudrait nous priver de ces trésors au nom de l’amnésie programmée de nos contemporains, de la dissolution de la personne dans une masse informe et grisâtre, de la chute dans un présent totalitaire, de la soumission au règne de la marchandise ou à la dictature spirituelle du livre unique.

Derrière les slogans modernistes et égalitaires - donc démagogiques - se cache une idéologie sournoise de la table rase, qui déstructure l'individu et l'enferme dans une hébétude, un narcissisme morbides, pour le livrer pieds et poings liés aux mercantis et aux fanatiques.

En cette phase toute provisoire d’inversion des valeurs, plutôt que de se contenter de verser dans un pessimisme démobilisateur ou dans une déprimante déploration, les hommes libres ont pour mission de maintenir la paideia  - acte révolutionnaire et devoir moral.

 

© Christopher Gérard

Equinoxe de printemps MMXVII

 

sp.jpg

 

 

 

14 mars 2017

Mahomet ou Charlemagne ?

Charlemagne-by-Durer.jpg

 
Tel est en effet le dilemme posé par l’éventuelle adhésion de la Turquie à l’Union européenne. L’adhésion de ce pays extra-européen, qui marquerait la mort politique de l’Europe, serait un non-sens à la fois géographique, historique et politique. Le seul élément positif du débat suscité par la menace turque est qu’il force les Européens à réfléchir sur le sens donné au mot « Europe », sur la forme qu’ils désirent donner à leur communauté de destin. Les lettrés rappelleront que les plus grands esprits européens ont combattu la Sublime Porte, par la plume ou par l’épée : Cervantès, qui perdit un bras à Lépante, Erasme, Victor Hugo et Lord Byron, tant d’autres encore.

Dans notre réflexion, les figures de Mahomet et de Charlemagne peuvent jouer le rôle de symboles des deux options possibles : l’une, prophétique, celle du monothéisme de marché, ne concevant l’Union européenne que comme une zone de libre-échange la plus vaste possible – et donc extensible à l’infini (Le Canada ? Israël ? Le Maroc ?) -, peuplée de consommateurs privés de véritables points d’ancrage, si ce n’est un vague contrat « citoyen » (droits de l’homme et cartes de crédits: la nouvelle traduction de Bible and business). L’autre, celle de Charlemagne, héritière de la Rome des Césars et du Saint Empire, conçoit l’Europe comme un bloc civilisationnel, enraciné dans une histoire plurimillénaire et dans une géographie bien comprise, fondé sur un héritage très charnel, à la fois helléno-germanique et pagano-chrétien, c’est-à-dire un polythéisme des valeurs.

Aux figures de Mahomet et de Charlemagne peuvent se substituer celles de Carthage et de Rome, au mercantilisme des thalassocraties la vision purement politique des empires de la terre. Mais, si j’ai choisi Mahomet, c’est bien entendu pour rappeler un fait essentiel  aux distraits : l’entrée dans l’Union européenne de la Turquie – rapidement rejointe par les républiques turcophones d’Asie centrale – signifierait que, dans moins de quinze ans, un Européen sur deux serait musulman, que la première armée du continent serait néo-ottomane et que les Turcs constitueraient des majorités dans toutes les assemblées européennes. Catastrophe historique qui marquerait l’étape ultime d’une stratégie séculaire de sabotage de l’union continentale par les puissances maritimes, Empire britannique tout d’abord, Etats-Unis ensuite. Car, l’étude un tant soit peu sérieuse de l’histoire de la Route de la Soie (devenue aujourd’hui Route du Pétrole, mais c’est le même axe depuis Alexandre le Grand), montre vite qu’une lutte sournoise oppose depuis des siècles deux types de civilisation, deux modèles d’empire. L’actuelle hégémonie américaine permet à Washington, qui a pris la relève de la City, de poursuivre avec autant de cohérence que de patience une vieille stratégie d’affaiblissement de l’Europe, qu’elle fait tout pour couper de la Russie. A ce propos, il est surprenant de constater à quel point certaines élites européennes ont pour Ankara les yeux de Chimène, alors que Moscou leur paraît mille fois plus exotique que la Nouvelle-Guinée ! Cet aveuglement, rarement dicté par la naïveté, fait le jeu de notre ennemi géopolitique, qui a tout intérêt à neutraliser un concurrent potentiel en jouant la carte de la libanisation du continent, commencée avec le Rideau de fer, poursuivie avec ses menées dans les Balkans, de la Bosnie au Kossovo. Une fois l’Europe paralysée, Washington pourra sans crainte tourner ses regards vers ses autres concurrents : Moscou, Delhi et Pékin. Surtout, cassant l’axe eurasien qui commande ce que le géopoliticien MacKinder appelait le Heartland – le cœur des terres émergées –, Washington pourra asseoir durablement son emprise mortifère sur un monde condamné à la soumission et à la misère.  En ce sens, le rôle historique des Européens n’est-il pas de résister, en commençant par riposter aux sophismes des amnésiques et des stipendiés ? Accepterons-nous que Rome ne soit plus dans Rome et que flotte sur ses temples écroulés la bannière de Mahomet ?

 Christopher Gérard


Paru dans La Libre Belgique du 13 décembre 2002

 

***

 

 « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes et les croyants nos soldats. »

Recep Tayyip Erdogan, citant Ziya Gökalpturc

 

Cette citation en dit long sur le rêve de certaines élites néo-ottomanes. En janvier 2003, le ministre des affaires étrangères turc, Abdüllah Gül, n’a-t-il pas déposé la candidature turque… à la Ligue arabe, ce qui en dit long sur l’européanité de ce pays d’Asie, tout en démontrant que, si les nostalgies impériales d’Ankara sont bien réelles (et parfaitement légitimes), sa prétendue laïcité, elle, n’est plus qu’un dangereux mirage.  Dans La Turquie dans l’Europe Un cheval de Troie islamiste? (Editions des Syrtes, avant-propos de Péroncel-Hugoz), Alexandre Del Valle, géopoliticien français, spécialiste de l’islamisme radical, permet de faire le point sur le total non sens que constituerait l’intrusion turque dans l’Union européenne. En raison de son poids démographique, la Turquie, pays asiatique en voie d’islamisation rapide, deviendrait l’acteur prépondérant sur la scène européenne: première armée du continent avec un million de soldats (une armée peu soucieuse d’arguties juridiques ou morales dans son travail de nettoyage des minorités turbulentes), elle serait aussi la plus importante représentation au Parlement européen (92 députés contre 75 pour la France). Au fil des pages, A. Del Valle  aligne argument sur argument, chiffres et références (souvent issues de la presse turque) à l’appui. Le résultat est confondant, tant l’aveuglement de certains Européens paraît total. Il est vrai que, comme le souligne dans sa préface Péroncel-Hugoz, ancien grand reporter du Monde: « les WASP encore au pouvoir sur les bords du Potomac ne redoutent vraiment qu’une chose: l’émergence d’une hyperpuissance paneuropéenne, seule capable de tenir la dragée haute à la quasi planétaire hégémonie états-unienne. Ils ont calculé que si l’Europe occidentale, outre le vieillissement de ses indigènes, se trouvait aux prises en permanence avec des troubles ethno-confessionnels type Liban, Yougoslavie ou “djihad de proximité” de nos banlieues, notre continent s’épuiserait à résister aux désordres socioculturels inévitablement liés à l’islamisation de vieilles terres chrétiennes. Déjà désorientés par la forte immigration afro-arabo-islamique non désirée, les Européens n’auraient plus assez de force pour contenir un islam conquérant, dès lors renforcé sur notre sol par le consistant apport humain du jeune colosse turc ».

Tout est dit, et avec une lucidité terrible… sinon que, une fois la Turquie dans la place, la porte s’ouvrirait toute grande aux républiques musulmanes d’Asie centrale et aux millions de turcophones des confins de la Chine. Comment rêver neutralisation plus définitive de l’Europe, une Europe alors forcée d’oublier Poitiers et Lépante? N’est-ce pas Chateaubriand, diplomate de haut lignage, qui, dans les Mémoires d’Outre-Tombe (livre 30), met en garde les Européens contre « la barbarie en Occident: des Ibrahim futurs (qui) pourront ramener l’avenir au temps de Charles Martel, ou au temps du siège de Vienne » ?

 

Christopher Gérard (2013)

 

 

Écrit par Archaïon dans Polemos | Lien permanent | Tags : turquie, ue, géopolitique |  Facebook | |  Imprimer |

23 février 2017

La Morsure des Dieux

cinéma,paganisme

 

 

Née dans la Drôme en 1976 de parents kabyles qui l’abandonnent immédiatement, Cheyenne-Marie Carron est adoptée par une famille catholique, d’où l’importance dans toute son œuvre du patriotisme français à l’ancienne et de la foi chrétienne, qu’elle défend et illustre avec l’enthousiasme des convertis. Je parle d’œuvre, car, lentement mais sûrement, Cheyenne-Marie Carron trace son sillon dans le monde du cinéma français,  univers étique au sein duquel elle tranche par la vigueur de convictions parfois naïves, mais toujours sincères – exprimées, Dieux merci, sans langue de bois. Scénariste, réalisatrice et productrice indépendante, Cheyenne-Marie est au four et au moulin, en authentique femme-orchestre qui n’est pas passée par ces écoles qui exténuent les talents et domestiquent les esprits.

Parmi ses créations, citons L’Apôtre (2014), qui narre la conversion au catholicisme d’un mahométan, film déprogrammé à la demande du Ministère de l’Intérieur à la suite des attentats de 2015.

Passionnée (cette épithète n’a rien de convenu), et pour cause, par le thème de l’identité, qu’elle soit nationale, culturelle ou spirituelle, Cheyenne-Marie s’intéresse depuis quelque temps aux sources païennes de notre imaginaire, à ce soubassement trop souvent occulté. Le résultat de ses méditations s’intitule La Morsure des Dieux ; la cinéaste y développe le thème délicat du conflit entre monothéisme et héritage plurimillénaire, entre paganisme et christianisme. Qu’une catholique, convertie de surcroît, aborde ce sujet épineux (et, disons-le, casse-cou), mérite d'être salué. Le moyen, d’ailleurs, de ne pas saluer cette dame qui clame son amour pour la vieille Europe… et porte très haut La 317ème section de Schoendorffer ?

Tourné près de Bayonne, La Morsure des Dieux met en scène un couple formé de Sébastien (François Pouron, un bloc d’énergie), paysan basque et loyal païen, et Juliette (exquise Fleur Geffrier - qui fera soupirer plus d’un spectateur), aide-soignante pour qui charité n’est pas qu’un mot, mais bien une manière de vivre. Deux êtres entiers, d’une grande beauté physique et surtout intérieure, se heurtent et s’aiment dans ce magnifique Pays basque filmé avec une grâce, une simplicité qui n’empêchent jamais l’intensité. Ce mixte, comme la ferme direction des acteurs, évoque le jeune Eric Rohmer. De sublimes chants traditionnels viennent scander le film qui, en réalité, aborde trois thèmes : l’amour naissant entre deux jeunes gens prédestinés, le conflit entre l’ancienne religion qui revient et les dogmes qui s’effacent, et, sans doute le plus poignant, la mort de la paysannerie.

Je dois en effet faire cette confidence : dans La Morsure des Dieux, la querelle entre paganisme et christianisme est le thème … qui me touche le moins, sans doute en raison du caractère parfois didactique du propos, trop explicatif à mon goût, malgré de belles images, comme ce feu solsticial, ces danses traditionnelles basques et la vision, un peu rapide, d’un bel autel polythéiste dans la chambre du paganus. Les échanges de ce dernier avec son ami le prêtre (en soutane, s’il vous plaît !) comme avec son amie de cœur m’ont paru quelque peu cérébraux. Heureusement, il y a ce dialogue avec le vent et les arbres dans la montagne ; et ces troublantes noces de juin...

En revanche, le portrait de ces paysans acculés au désespoir et qui se battent dos au mur (l’entretien avec le banquier, lui-même fils honteux de paysans ruinés) m’a pris à la gorge, tant la mort de l’ancienne France transparaît dans ce conte des collines basques.

Parmi tous ces films pervers ou niais, au milieu du naufrage subventionné de la création cinématographique, La Morsure des Dieux témoigne du talent d’une artiste courageuse.

Chapeau bas !

 

Christopher Gérard

 

La Morsure des Dieux, un film de Cheyenne-Marie Carron.

 

16836538_369488736765554_4240001376935359123_o.jpg

Pour soutenir l’artiste, qui travaille sans subventions,

commander le film via son site

http://www.cheyennecarron.com/

 

Écrit par Archaïon dans Hommages | Lien permanent | Tags : cinéma, paganisme |  Facebook | |  Imprimer |

20 février 2017

La Source pérenne

 

mythes,paganisme,spiritualité

 

La Source pérenne retrace une quête singulière, celle d’un « païen » d’aujourd’hui. La pensée des Antésocratiques Héraclite et Empédocle, le souvenir de fouilles archéologiques durant l’adolescence, les expériences et les réflexions tirées de voyages aux Indes ou dans l’Irlande ancestrale, la proximité des dieux et des hommes, tous ces éléments d’une cohérence souterraine constituent le paysage spirituel de l’auteur. Par un appel à la plus ancienne mémoire de l’Europe, Christopher Gérard fait sienne cette phrase de Martin Heidegger : « il faut une méditation à contre-courant pour regagner ce qu’une mémoire tient pour nous, de toute antiquité, en réserve ». Parti à la recherche des divinités enfuies, l’auteur nous convie à une conversion du regard, à la redécouverte d’une source trop longtemps murée, mais jamais tarie. La postérité littéraire de l’empereur Julien, d’Anatole France à Régis Debray, est étudiée dans un chapitre, ainsi que l’importance d’Alain Daniélou dans le parcours païen de l’auteur. Intelligence et sensibilité se conjuguent dans ce livre d’une grande originalité, qui est aussi celui d’un franc-tireur.

*

**

"Pourquoi recommander Parcours païen de Christopher Gérard?  Parce que la pensée païenne abomine la bassesse mercantile. Parce que le païen Christopher Gérard a du talent. C'est un chrétien qui vous le dit." Pol Vandromme, Pan

"Quiconque s'interroge sur l'identité spirituelle de l'Europe ne saurait ignorer cette composante et négliger le livre si pétulant de Christopher Gérard."

Bruno de Cessole, Valeurs actuelles

"Un parcours dont l'honnêteté et comme une fraîcheur lustrale me touchent".

Jacques Franck, La Libre Belgique

"Son parcours, atypique, voire provocateur, n'est pas celui d'un passéiste nostalgique, mais celui d'un homme de conviction entré en résistance".

P.-L. Moudenc, Rivarol

"Il fait sienne la parole du Bouddha: "j'ai vu l'Ancienne Voie, le sentier aryen, la Vieille Route prise par les Tout-Eveillés d'autrefois et c'est le sentier que je suis"."

Jean Parvulesco, Contrelittérature

"Ce parcours païen est un véritable journal spirituel. (…) De Zeus à Mithra, de Cernunnos à Varuna, c'est à une majestueuse mise en ordre de l'univers et de son destin personnel à laquelle C. Gérard se livre. Hiératique et surtout pas erratique le parcours gérardien!" André Murcie, Alexandre

"Votre défense et illustration du polythéisme signifie, pour moi, un effort pour faire vivre l'esprit de tolérance en vue d'une humanité de paix où régneraient des dieux multiples."

Lettre de Marcel Conche

"J'ai aussi pleuré sur la mort de Pan."

Lettre de Vladimir Volkoff

 

*

**

 

 

Semper paganus
 

« L’on ne présente plus Christopher Gérard. Dans cette portion d’orbe européenne qui se décline en ce vieil idiome français de racine latine, il est le plus illustre représentant de ce mouvement informel, protéiforme, chaotique et irrépressible que nous nommerons, faute d’un terme revendiqué par ses adeptes mêmes, la Nouvelle  Renaissance Païenne. Nous ne rappellerons pas ici son long combat mené autour de la revue Antaïos, et ses deux premiers romans Le Songe d’Empédocle et Maugis (L’Age d’Homme) qui l’ont classé d’emblée comme l’un des maîtres du renouveau du genre. Nous nous contenterons de renvoyer le lecteur curieux, sur ce même site, à notre troisième livraison du dix-huit janvier 2006, intitulée Un Roman Contemporain.

La Source Pérenne n’est pas à proprement parler un nouveau livre mais la réédition – ce qui est un très bon signe – du premier ouvrage de Christopher Gérard, paru en 2000, sous le titre de Parcours Païen. Pour parler romain, l’opportunité de ce changement ne nous était guère apparue comme relevant d’une priorité absolue. Nous avions peur d’y deviner une peu convaincante manœuvre de communication éditoriale. Reconnaissons que nos frayeurs anticipatives n’étaient guère fondées. Dans sa première mouture Parcours Païen se donnait à lire comme l’itinéraire spirituel d’un jeune européen à la découverte de son originelle identité. Des bois de la Belgique profonde aux rivages de l’Hellade éternelle, de la haute figure de l’Empereur Julien à la rencontre de l’Inde vénérable, du Nord mythique au Sud vivant, nous empruntions des routes qui nous ramenaient aux sources castaliques d’un ancien savoir civilisationnel et rituellique préservé comme par miracle des incessantes attaques menées depuis des siècles par des monothéismes totalitaires, aujourd’hui relayés par des modernités frelatées… 

Sept années ont passé. Ce qui fut donné comme un combat, est désormais vécu comme une victoire. Le regard de Christopher Gérard sur son propre parcours est empli d’assurance. A l’angoissante incertitude des débuts a succédé la sérénité des accomplissements. Le foisonnement antésocratique de l’antique physis heideggerienne est toujours-là. Même si la végétation a obscurci la présence de la margelle sacrée, il suffit de suivre le sillage des couleuvres oroboriques pour tremper son visage dans les limpidités de l’eau lustrale.

Malgré de nombreux textes que le lecteur retrouvera pratiquement à l’identique dans les deux volumes, La Source Pérenne est un livre beaucoup plus important que Parcours Païen. Ce n’est pas que Christopher Gérard aurait trouvé quelques formules plus heureuses ou quelques formulations plus percutantes. Tout est question de perspectives. Dans Parcours Païen Christopher Gérard pare au plus pressé. Il s’attaque à la racine du mal. Paganisme contre christianisme, polythéisme contre monothéisme. Tel l’Héraklès sur les bords fangeux de l’Herne il coupe les têtes sans cesse renaissantes de l’Hydre monstrueuse. Mais il ne suffit pas de lutter contre les rejetons visqueux de la pieuvre lernique. Il faut trancher ras le principe génératif de cette cancéreuse prolifération carnivore.

Le païen qui tente de résister à l’assaut du chrétien est un accident circonstanciel de l’Histoire. Il y a longtemps que les chrétiens se sont aperçus de l’étroitesse de leur point de vue. L’on pourrait décrire l’édification de la théologie chrétienne comme la digestion successive de multiples strates païennes. Le rabbinisme christique des premiers temps a avalé au cours des siècles maints éléments des doctrines stoïciennes, du platonisme et du mithracisme… Nous arrêtons là une liste que nous pourrions longuement poursuivre ou détailler… Dans le chapitre « Mysteria Mithrae » Christopher Gérard nous offre le plaisir d’une analyse descriptive, mais qu’il précise non exhaustive, des plus jouissives de quelques uns de ces emprunts qui sont devenus des piliers essentiels du catholicisme ! Les théologiens ont senti venir le danger. Devant la montée de l’érudition d’une fraction non négligeable des élites à la fin du dix-neuvième siècle et la remise en question au siècle suivant des fondements historicistes et dogmatiques des religions monothéiques ils ont dû trouver quelques parades plus efficaces que les sempiternelles et péremptoires objurgations de rares fidèles récalcitrants  à l’obligation passive de  la croyance en la Vérité révélée. Très malignement le christianisme a tenté de surmonter ses tendances sectaires. Au lieu de gratter là où ça fait mal l’on passera le badigeon de l’oeucuménisme conciliant, l’on ne parlera plus d’hérétiques mais de religions du Livre, la machine du monothéisme a resserré les rangs pour contrer le seul véritable ennemi ; le polythéisme. Mais comme celui-ci embrasse une multiplicité de civilisations en leur essence étrangères à l’idée même de monothéisme, l’intelligentsia d’obédience culturelle catholique a mis au point un concept de tradition religieuse capable de ratisser beaucoup plus large que les instruments messianiques habituels. L’on n’a jamais comparé le travail de René Guénon à celui de Spinoza. Et pourtant un escalier qui permet de s’échapper d’une vision infantile de la représentation de Dieu par un concept philosophique moins naïf est aussi et en même temps l’escalator mécanique qui permet de remonter à ce que l’on avait quitté.

Le lecteur aura compris le sens du nouvel intitulé : le concept de Source Pérenne s’oppose au dogme de Tradition Primordiale. N’allez pas accroire que Christopher Gérard s’en est allé bricoler une notion plus ou moins ingénieuse à opposer aux dogmatiques de la Tradition Primordiale. La Source Pérenne se donne à lire comme une entreprise généalogique de restitution généralisée. Ce qui est en premier n’est pas à l’origine : le christianisme ne s’est pas seulement coulé dans le lit du platonicisme et du plotinicisme il a aussi annexé l’évidence de la multiplicité du monde qui fonde le polythéisme. L’Un exige le Multiple, sans quoi il ne serait que l’indifférencié totalitaire du néant et de l’être. Devant ce scandale de la nécessité de l’existence du Multiple pour assurer sa propre existence, les monothéistes se sont vus obligé de mettre au point cette notion de primordialité temporelle pour assurer la prééminence de l’Un sur le Multiple, qu’ils considèrent comme le gardien du troupeau. Avec la tradition primordiale les pieuses ouailles seront bien gardées !

Avec La Source Pérenne, la vision gérardienne s’agrandit. La pensée de Christopher Gérard a gagné en altitude et en plénitude. Le concept de Source Pérenne est un bélier de bronze qui ne cessera plus de battre les murailles de la Tradition Primordiale jusqu’à leur écroulement final. Ce livre de Christopher Gérard est à méditer. Il est d’abord d’une richesse incroyable. Il n’est surtout pas le résultat de longs et oiseux raisonnements interminables. Il est le fruit juteux de la connaissance savoureuse des choses, des êtres, des gens, des livres et des cultures qui se donnent à vivre selon les concrètes modalités de l’expérience pragmatique de la rencontre d’un poëte, d’un guerrier, d’un Homme libre et ferme, tel qu’en lui-même sa volonté le fonde, avec la chair païenne du monde et des Dieux. »

André Murcie

*

**

 

« Erudit, profond, pertinent y compris dans ses impertinences, l’essai de Christopher Gérard vient réveiller les consciences dans une défense subtile, vivante et non pas archéologique du paganisme.

Le paganisme dont il est question ici, loin d’être une nostalgie d’un passé idéalisé, un refuge, une fuite, est l’affirmation franche de la reconnaissance du divin dans sa manifestation visible, au quotidien, et du lien sacré entre l’homme et la nature. C’est aussi un combat contre tout ce qui réduit la liberté et la créativité, contre toutes les prisons nées des conditionnements. En ce sens, le paganisme, comme tradition au temps cyclique, est bien davantage le véhicule de voies d’éveil que des traditions au temps linéaire. Christopher Gérard voit aussi dans le paganisme le vecteur du renouveau d’un Occident en détresse, non dans une opposition quelconque à l’Orient mais plutôt en cherchant en Orient, en Inde notamment, les ingrédients du réveil.

Christopher Gérard montre comment derrière le vernis, certes épais, des monothéismes, les mentalités restent païennes et appellent au plus profond d’elles-mêmes au réenchantement du monde :      « La religion de l’Europe est d’essence cosmique. Elle voit l’univers comme éternel, soumis à des cycles. Cet univers n’est pas regardé comme vide de forces ni comme « absurde » comme le prétendent les nihilistes. Tout fait sens, tout est forces et puissances impersonnelles régies par un ordre inviolable, que les Indiens appellent Dharma (concept récupéré plus tard par les Bouddhistes), terme qui peut sembler exotique, mais que les Grecs traduisent par Kosmos : Ordre. Depuis des millénaires, notre religion, reflet de la tradition primordiale, pousse l’homme à s’insérer dans cet ordre, à en connaître les lois implacables, à comprendre le monde dans sa double dimension visible et invisible. Le païen d’aujourd’hui, comme il y a trois mille ans, fait siennes les devises du Temple d’Apollon à Delphes : connais-toi toi-même et rien de trop. »

Cet essai veut délier et réveiller, appeler à l’aristocratie de l’esprit, se souvenant que la voie est d’abord une mise en œuvre et non un discours sur l’œuvre. »

Rémi Boyer, La Lettre du Crocodile

 

*

**

"Voilà un bréviaire plein d'intelligence et de lumineuse vitalité"

Bruno Favrit

 

 *

**

Traditio perennis

 

En octobre 2000 paraissait à L’Age d’Homme, providence des dissidents, mon essai Parcours païen, que je qualifiais d’archéologie de la mémoire. L’ouvrage, rapidement épuisé, a reparu en 2007 chez le même éditeur dans une version revue et augmentée, sous le titre La Source pérenne. Voici ce que le jeune Laurent Schang disait de Parcours païen dans Le Baucent, revue littéraire publiée à Metz.

Acte un. Imaginez un gamin, douze ans à peine, pas­sionné d'archéologie, penché sur le squelette d'un guer­rier franc enterré là depuis quoi ? dix, quinze siècles... L'enfant, pas encore un adolescent, s'active pour mettre au jour les restes du vieux Belge qui en son temps dut être un rude gaillard. Pour Christopher plus qu'une pièce de musée, c'est une authentique relique qu'il est en train d'exhumer. Mieux: qu'il ressuscite. Premier senti­ment de religiosité, et déjà, confusément, le sens du tra­gique. L'alchimie s'opère.

Acte deux, quelques années ont passé. Nous retrouvons Christopher, jeune homme toujours passionné de fouilles, dégageant du chantier où il s'affaire une pièce de monnaie romaine du règne de Constantin. On lui a dit que ces rui­nes, tout ce qu'il reste d'un édifice jadis magnifique, re­montent aux premiers chrétiens et à leur frénésie destruc­trice. Pourquoi un tel déchaînement de violence ? Il frotte la pièce, parvient à lire l'inscription qui y est martelée. En bon latiniste, il n'éprouve aucune peine à la tra­dui­re. Soli Invicto Comiti. Sans qu'il s'en rende bien compte, quel­que chose se produit en lui, comme une prise de cons­cience qui va déterminer toute sa vie. Sa religion est faite.

Si vous demandez à Christopher Gérard ce qu'il fait dans la vie, question typiquement occidentale qu'il déteste, sa ré­pon­se sera invariablement la même: «archéologue de la mé­moire». Avec ça, vous serez bien avancé. Demandez-lui plu­tôt qui il est, et d'où il vient. Là, il vous répondra tout ac­cent dehors: «Moi, Irlandais, Germain et Hellène»! Né new-yorkais en 1962, d'un père belge et d'une mère d'ori­gi­ne irlandaise, Christopher Gérard n'attend pas sa première année pour faire son grand retour sur le Vieux Continent. Il n'en bougera plus que pour effectuer des sauts en Inde, ce qui, pour Gérard l'indo-européen revient au même, ou à peu près. Une fois diplômé de l'Université Libre de Bruxel­les (licence de philologie), Gérard se lance dans l'enseigne­ment. Mais pas n'importe lequel, celui de la plus vieille sa­gesse européenne, celle que lui a révélé sa forma­tion de latiniste.

Ne manquant pas d'ambition et prenant son courage à deux mains, il écrit à Ernst Jünger, pour obtenir de lui l'autorisation de repren­dre à son compte la publication d'Antaios, revue que le nonagénaire auteur du Traité du rebelle avait cofondée et animée avec Mircea Eliade de 1959 à 1971. Jün­ger accepte. Le premier numéro d'Antaios nouvelle formule paraît sous le parrainage de l'anarque à l’été 1993 (seize livraisons ainsi que plusieurs plaquettes paraîtront jusqu’en 2002). Antaios se veut une source d'in­spi­ration pour préparer le XXIème siècle, dont on sait de­puis Jünger qu'il sera celui des Titans, et le XXIIème siècle, ce­lui des Dieux. Depuis, Antaios s'ho­nore d'accueillir dans ses pages Michel Maffesoli, Alain Daniélou, Arto Paasilina, Robert Turcan, Gabriel Matzneff, ou Jean-Claude Albert-Weill.

Le paganisme selon Christopher Gérard? L'expression, su­per­be, est de lui: «redevenir soi-même macrocosme». Pas de divinité tutélaire, ni de menu à la carte, façon New Age. Pas question de se convertir au brahmanisme ou à l'hin­douis­me. Ridicule! Pas de mythe de l'Age d'Or. Pas d'illusion sur la technique, mais pas de blocage mental dessus. Pas d'i­dolâtrie non plus. «Méden agan» (rien de trop). Prier une multitude de dieux revient toujours à vénérer le seul et mê­me dieu démultiplié en autant de services à rendre. Non, le paganisme vrai consiste à révérer l'un et son con­trai­re, Apollon et Artémis, Sol et Luna, tous participant d'un même ordre du monde harmonieux, dans une pratique per­sonnelle, libre et joyeusement acceptée. Une ascèse, un combat aussi, contre le monothéisme génocidaire, l'ho­mo­généisation, les idéologies modernes. Rien de plus éloi­gné du paganisme que le fanatisme, le sectarisme reli­gieux. Cest pourquoi Gérard n'aime pas le mot foi, et lui pré­fère fides (sa devise, «Fides aeterna»). Et n'allez pas lui dire que le monde est désenchanté, lui vous rétorquera crépuscule en bord de mer, brame du cerf au petit matin, bruissement du vent dans les branches, chant du ruisseau.

Le Baucent: Pour ceux qui ne vous connaîtraient pas en­core, Christopher Gérard, pourquoi ce titre, Parcours païen ?

Parcours païen est un recueil de tex­tes illustrant le réveil des Dieux dans la conscience d'un jeu­ne Européen d'aujourd'hui. La pensée grecque, surtout celle des présocratiques (sans oublier l'héritage tragique), l'empereur Julien, le souvenir de fouilles archéologiques menées durant l'adolescence, la figure solaire de Mithra, des voyages aux Indes sur les traces d'Alain Daniélou, l'Ir­lan­­de ancestrale, tous ces éléments à première vue dis­pa­ra­tes, mais d'une cohérence souterraine, composent le pay­sa­ge mental d'un «Païen» d'aujourd'hui. La vision proposée est donc personnelle: il s'agit bien d'un itinéraire et d'un témoignage, celui de la permanence d'un courant polythéiste en Europe. En rassemblant ces textes, j'ai voulu offrir au lecteur des pi­­stes de réflexion et montrer que le paganisme est à la fois civilisateur et apaisant. Trop de malentendus, de ca­ri­ca­tures l'ont rendu suspect et il était temps d'en finir avec toute une bimbeloterie. Ce recours à la mémoire païenne constitue un idéal de rési­stance aux ravages de la modernité. Prenons un exemple: les Grecs nous ont livré comme principale leçon de ne se laisser arrêter par aucune question, de refuser tout dogma­tisme. Or notre modernité, héritière d'un christianisme dé­sincarné (protestantisé), se fonde sur des dogmes: auto­no­mie de l'individu, mythe du progrès et de la croissance, etc. Etre Païen, c'est opposer à ces chimères les cycles éternels, la souveraineté de la personne, c'est-à-dire des hommes et des femmes de chair et de sang qui héritent, maintiennent et transmettent des traditions, une lignée, un patrimoine au sens large. Je lisais il y a peu le beau roman d'un authentique Païen, Jean-Louis Curtis, Le Mauvais Choix (Flammarion 1984). E­coutons ce que cet homme remarquable hélas disparu dit du paganisme: «On discerne dans le paganisme une grâce quasi miraculeuse, une intelligence profonde de la vie, du bonheur de vivre. Alors point de religion contraignante, mais seulement des fables gracieuses ou terribles, (...) des choses de beauté qui étaient à la portée de tous». Curtis voit bien que les utopies, ces maladies de l'intelligence, vo­missent le sacré parce qu'elles y voient une menace. Etre païen aujourd'hui, c'est refuser les utopies, la marchan­disa­tion du monde et le déclin de la civilisation européenne. C'est aussi reven­di­quer haut et fort une souveraineté attaquée de toutes parts. Je signale qu'en plus, l'ouvrage comprend une défense de l'Empire: du Brabant à la Zélande, de la Lorraine au Limbourg, nous sommes tous les héritiers d'une civilisation prestigieuse. Il nous appartient de rétablir l'axe carolin­gien, pivot d'un ordre continental digne de ce nom. Ad­ve­niet Imperium!

Le Baucent: Vous citez abondamment Ernst Jünger et on com­prend pourquoi. Mais que pensez-vous de son com­pa­triote Hermann Hesse, dont l'œuvre immense, disponible au format de poche, présente bien des similitudes avec cel­le de Jünger, en particulier s'agissant de la vision du monde, et ce malgré deux cheminements dans le siècle à l'op­posé l'un de l'autre ? Je pense à Siddharta, Demian, ou Le Loup des steppes.

Vous avez raison de faire référence à cet écrivain «alémanique», que Jean Mabire définit très justement dans Que lire II (1995) comme «le plus fidèle disciple de Nietz­sche, mais aussi des romantiques allemands». La lecture de Siddhartha m'a bouleversé autant que celle de Sur les fa­laises de marbre. Hesse, comme Jünger, est l'un des grands éveilleurs de l'aire germanique: tout jeune Européen doit avoir lu Le Loup des steppes, Le Voyage en Orient, Le Jeu des perles de verre,... J'empoigne mon exemplaire annoté de Siddhartha et je tombe sur ces li­gnes: «Qu'un héron vînt à passer au-dessus de la forêt de bambous et Siddhartha s'identifiait aussitôt à l'oiseau, il vo­lait avec lui au-dessus des forêts et des montagnes, il de­ve­nait héron, vivait de poissons, souffrait sa faim, parlait son langage et mourait de sa mort». Quelle plus belle évocation du paganisme?

Propos recueillis par Laurent Schang.

 

 Pour commander :

https://www.lagedhomme.com/ouvrages/christopher+gerard/la+source+perenne/3369