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22 mars 2017

Paideia

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Ce qui distingue une grande civilisation, n’est-ce pas, entre autres qualités, son aptitude à transmettre l’héritage ancestral, sa capacité d’assurer la continuité de dessein qui la fait survivre aux aléas de l’histoire ?

En Europe, cette aptitude porte un nom, et un nom grec : paideia.

Notre civilisation semble être la seule, et la première dans l'histoire, à nier ses propres valeurs et à refuser de les transmettre. Ce refus conscient de transmettre, ce refus justifié par toute une faune d’idéologues, ce refus n'est jamais qu'un suicide différé, un suicide sans noblesse ; il illustre à lui seul la décadence d’une société « sans feu ni lieu », celle d’une civilisation « de la digestion et du fumier » – pour citer un écrivain cher à mon cœur, le Normand Jules Barbey d’Aurevilly. Il illustre en réalité l’oubli de notre paideia plurimillénaire.

Cette funeste pulsion, cette ruse de la Mort aux noires prunelles, qui consiste, par haine de soi (généralement grimée en amour de l’autre), à ne pas transmettre, il nous incombe de la combattre sans merci, car telle est la mission qu’impose le rapide destin, une mission d’ordre métaphysique –  maintenir et restaurer la paideia.

Le premier éducateur de notre civilisation, notre grand ancêtre, c’est le divin Homère, dont Platon disait à juste titre qu’il avait éduqué la Grèce.

Dans le chant VI de l’Iliade, Homère décrit le dialogue entre deux adversaires qui s’affrontent en duel dans la plaine de Troie, le Troyen Glaucos et l’Achéen Diomède. Glaucos rappelle sa généalogie ainsi que les consignes données par son père lors de son départ pour la guerre : « Toujours être le meilleur, surpasser tous les autres, ne pas déshonorer la race de tes aïeux ». Il y a trente siècles donc, pour un Hellène digne de ce nom, les trois devoirs de l’homme noble sont : excellence, prééminence, fidélité aux ancêtres. Rien n’a changé et cette devise demeurer celle de tous les Bons Européens qu’évoquait Nietzsche.

Exceller pour continuer à surpasser les autres – n’est-ce pas le défi qui, une fois de plus dans notre longue histoire, nous est lancé par le cruel destin ? Quant aux ancêtres, comment pourrions-nous oublier l’aïeul qui a tenu bon sur l’Yser, la Marne ou dans la boue des Flandres ? Impensable amnésie, assimilable à un crime.

Dans le passage de l’Iliade que j’ai évoqué, Homère utilise, pour la première consigne,  le verbe aristeuein : être l’aristos, le meilleur (superlatif); faire preuve de cette qualité suprême qu’est l’excellence, aretè en grec. Longtemps, le terme aretè a été traduit par « vertu », vocable quelque peu connoté en raison de son acception moralisatrice. L’italien virtu rend bien mieux le sens premier d’aretè :  l’excellence, qu’un poète grec de l’époque classique définit de la sorte : « le pied, la main, l’esprit sûrs, façonnés sans nul défaut ». Retenons cette image de façonner l’esprit et le corps tel que le ferait un potier avec de l’argile.

Cette aretè, cette virtu à la fois physique et morale, qui concerne l’âme, le corps et le caractère, fonde la paideia hellénique, idéal né à l’époque homérique, transmis, avec ses éclipses et ses métamorphoses, jusqu’à nos jours, depuis l’Athènes classique, en passant par l’empire romain, par Byzance, par nos monastères jusqu’aux collèges et aux lycées d’aujourd’hui.

Qu’est-ce donc que cette paideia, terme difficilement traduisible, car « éducation » en réduirait le sens ? Il faudrait ajouter « culture, civilisation, tradition, littérature », ou encore « modelage du caractère humain selon un idéal » pour citer la définition du grand humaniste Werner Jaeger, professeur aux universités de Berlin puis de Harvard, qui avait consacré trente ans de sa vie à étudier la transmission de l’hellénisme. Son maître livre, Paideia, est un classique de la pensée aristocratique et un monument de l’humanisme européen. Avec le Français Henri-Irénée Marrou, lui aussi immense érudit, auteur d’une monumentale Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, nous avons là deux ouvrages de référence sur le thème de la transmission.

 

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Dans son maître-livre, Jaeger rappelle que toutes les renaissances en Europe se sont fondées sur un retour à la paideia antique : renaissance carolingienne, Renaissance italienne, classicisme français, idéalisme allemand - chaque fois, quand il s’est agi en Europe de surmonter l’obscurantisme et la sclérose, chaque fois qu’il a fallu assurer un nouveau départ, les Européens ont recouru à la culture mère – la paideia grecque en tant qu’idéal de modelage, de façonnement du caractère et de la sensibilité, de parachèvement de la nature.

La paideia implique de modeler sa propre statue, de se créer soi-même et de devenir pleinement homme par l’imitation d’un modèle idéal obéissant à des lois universelles. Comme le disait Jaeger, la paideia  « donne le sens de l’harmonie et de la totalité », car elle repose sur la vision d’un monde gouverné par un principe d’unité transcendante, le Logos d’Apollon, régissant de manière harmonieuse et l’âme humaine, et la cité et l’univers tout entier.

La Paideia classique comme principe éducatif et comme idéal de communauté civilisationnelle consiste donc en une discipline progressive qui transforme l’enfant, l’adolescent et même l’adulte sur les plans physique et moral ; elle est un élan créateur et directeur qui s’oppose à la pulsion morbide consistant à refuser de préserver ses traditions. Elle est, comme disait Platon, « le bien le plus précieux » que nous ayons reçu de nos ancêtres et que nous devons, contre vents et marées, transmettre à nos descendants. Platon oppose d’ailleurs paideia, la culture en tant que savoir désintéressé, à technè, le savoir utilitaire. On voit ainsi que l’homme européen, né en Grèce (comme le nom de notre civilisation), s’interroge depuis l’origine sur l’art de transmettre sous peine de disparaître.

Notre paideia se fonde sur deux valeurs essentielles qui distinguent l’Europe des autres civilisations : la première est cet insatiable désir  de liberté, aux antipodes de l’oubli de soi,  de cette soumission orientale qui force à se prosterner.

Déjà, à l’époque homérique, les guerriers groupés autour de leurs princes débattent de la stratégie à adopter. Typiquement grec, et devenu européen, est ce besoin irrépressible de se déterminer soi-même, de se former son propre jugement, de régler sa vie selon ses propres valeurs. Nous sommes loin de la soumission à un Dieu jaloux qui espionnerait les âmes et brimerait les corps. Nous sommes loin de l’obéissance abjecte aux dogmes, économiques (la Croissance) ou religieux (le Salut), qui toujours stérilisent la pensée en la paralysant.

La seconde valeur est la prise de conscience du caractère irremplaçable de la personne humaine. « L’homme est la mesure de toute chose » proclame Platon dans le Protagoras ; « Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est point de plus grande que l’homme » s’exclame Sophocle dans son Antigone. La paideia grecque exalte cette conception de l’homme comme trésor à chérir, ce que les Romains, successeurs des Grecs, ont appelé humanitas, et nous, Modernes, héritiers des Grecs et des Romains, humanisme.

La paideia, c’est donc l’humanisme classique - le fondement de l’identité européenne, que l’école, la famille, la cité doivent transmettre, j’ai envie de dire, « sous peine de mort ». Cet humanisme, savoir désintéressé par excellence mais qui par un étrange paradoxe façonne les élites d’Europe depuis 25 siècles, se traduit avant tout par l’amour de la création, par le respect devant l’œuvre des devanciers, et par donc l’humilité qui  va de pair. Loin, bien loin, de cette manie de la table rase, de ce mépris du passé qui infectent notre modernité finissante.

Certes, le mot humanisme a été galvaudé et souvent vidé de son sens, mais il n’empêche que cette attitude anthropocentrique, née en Grèce au sein de la chevalerie homérique et métamorphosée par les philosophes classiques, demeure l’une des plus belles créations du monde gréco-romain. Nul ne confondra cette paideia avec l’individualisme post-moderne, celui du zombie « sans feu ni lieu », qui n’est jamais ni aristos ni fidèle, ce zombie qui ne se reconnaît plus ni liens ni obligations - uniquement des droits, avec aigreur réclamés.

Nous parlons bien d’humanisme en tant que mise en forme d’une personne, de formation de l’âme, du corps et de l’esprit, de développement en chacun de toutes les possibilités de sa nature, de promotion acharnée de ce que l’enfant, l’adolescent, l’adulte possèdent d’irremplaçable. Il s’agit bien de discipliner le jugement et l’impulsion, de pousser l’enfant à accomplir son devoir sans négligence et de faire de lui un citoyen libre. L'humanisme ne se réduit en rien à une banale et souvent peu sincère forme de philanthropie, mais bien comme un idéal de liberté de l'homme par la connaissance de son héritage plurimillénaire, comme une solidarité effective entre les siècles, les générations, les communautés. En somme, l’héritage est un lien qui rend libre.

Le renier, accepter l’oubli constitueraient des sacrilèges, l’impiété absolue. Impensable posture pour tout homme noble, quelle que soit d’ailleurs sa race ou sa classe.

Cet humanisme, cette paideia sont d’essence élitaire, ne le cachons pas, car cela n’a rien de honteux. Le propre d’une élite digne de ce nom est précisément de se sentir responsable de la sauvegarde de ses traditions, qu’elle livre aux générations futures.

Nous parlons bien d’une aristocratie du mérite et de l’effort qui, seule, fonde l’authentique noblesse, laquelle, pour citer Jaeger, « n’est jamais pur privilège, elle correspond à un certain danger que l’on accepte ». Pour désigner l’homme accompli, l’équivalent du gentilhomme français ou du gentleman anglais, les Grecs disaient kalos kagathos, « beau et bon à la fois », l’homme accompli, excellent et fidèle à son héritage, alliant noblesse d’âme, vigueur physique et beauté intérieure. Le Romain Pline disait des Grecs qu’ils étaient homines maxime homines : des hommes totalement hommes, pour qui le dépassement de soi était la loi.

Pour les Anciens, l’homme « au pied, à la main et à l’esprit façonnés sans nul défaut » que chantait le poète Simonide, est avant tout raisonnable, car conscient d’être un animal politique (Aristote) obéissant à des lois qui règlent la vie de sa cité. Raison, loi, cité sont donc des mots clefs de la paideia, qui, par le biais de contraintes dont le rôle est de brider les passions dans ce qu’elles ont de destructeur, doit former les hommes à vivre en société. Théorisée entre autres par Platon et Aristote, la paideia consiste à réguler les appétits, à s’exercer à la frugalité, à former des âmes loyales. Idéal aristocratique ? Certes, mais cet idéal, pensé il y a plus de 25 siècles, traverse toute notre histoire, souvent de manière souterraine. Qui dira l’effet de la lecture d’Homère sur un jeune garçon ? Le courage d’Hector, la ruse d’Ulysse, la fidélité du vieux chien Argos ? Qui dira l’émotion ressentie à la lecture de la mort volontaire de Socrate, au sublime sacrifice d’Antigone ? Et l’on voudrait nous priver de ces trésors au nom de l’amnésie programmée de nos contemporains, de la dissolution de la personne dans une masse informe et grisâtre, de la chute dans un présent totalitaire, de la soumission au règne de la marchandise ou à la dictature spirituelle du livre unique.

Derrière les slogans modernistes et égalitaires - donc démagogiques - se cache une idéologie sournoise de la table rase, qui déstructure l'individu et l'enferme dans une hébétude, un narcissisme morbides, pour le livrer pieds et poings liés aux mercantis et aux fanatiques.

En cette phase toute provisoire d’inversion des valeurs, plutôt que de se contenter de verser dans un pessimisme démobilisateur ou dans une déprimante déploration, les hommes libres ont pour mission de maintenir la paideia  - acte révolutionnaire et devoir moral.

 

© Christopher Gérard

Equinoxe de printemps MMXVII

 

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14 mars 2017

Mahomet ou Charlemagne ?

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Tel est en effet le dilemme posé par l’éventuelle adhésion de la Turquie à l’Union européenne. L’adhésion de ce pays extra-européen, qui marquerait la mort politique de l’Europe, serait un non-sens à la fois géographique, historique et politique. Le seul élément positif du débat suscité par la menace turque est qu’il force les Européens à réfléchir sur le sens donné au mot « Europe », sur la forme qu’ils désirent donner à leur communauté de destin. Les lettrés rappelleront que les plus grands esprits européens ont combattu la Sublime Porte, par la plume ou par l’épée : Cervantès, qui perdit un bras à Lépante, Erasme, Victor Hugo et Lord Byron, tant d’autres encore.

Dans notre réflexion, les figures de Mahomet et de Charlemagne peuvent jouer le rôle de symboles des deux options possibles : l’une, prophétique, celle du monothéisme de marché, ne concevant l’Union européenne que comme une zone de libre-échange la plus vaste possible – et donc extensible à l’infini (Le Canada ? Israël ? Le Maroc ?) -, peuplée de consommateurs privés de véritables points d’ancrage, si ce n’est un vague contrat « citoyen » (droits de l’homme et cartes de crédits: la nouvelle traduction de Bible and business). L’autre, celle de Charlemagne, héritière de la Rome des Césars et du Saint Empire, conçoit l’Europe comme un bloc civilisationnel, enraciné dans une histoire plurimillénaire et dans une géographie bien comprise, fondé sur un héritage très charnel, à la fois helléno-germanique et pagano-chrétien, c’est-à-dire un polythéisme des valeurs.

Aux figures de Mahomet et de Charlemagne peuvent se substituer celles de Carthage et de Rome, au mercantilisme des thalassocraties la vision purement politique des empires de la terre. Mais, si j’ai choisi Mahomet, c’est bien entendu pour rappeler un fait essentiel  aux distraits : l’entrée dans l’Union européenne de la Turquie – rapidement rejointe par les républiques turcophones d’Asie centrale – signifierait que, dans moins de quinze ans, un Européen sur deux serait musulman, que la première armée du continent serait néo-ottomane et que les Turcs constitueraient des majorités dans toutes les assemblées européennes. Catastrophe historique qui marquerait l’étape ultime d’une stratégie séculaire de sabotage de l’union continentale par les puissances maritimes, Empire britannique tout d’abord, Etats-Unis ensuite. Car, l’étude un tant soit peu sérieuse de l’histoire de la Route de la Soie (devenue aujourd’hui Route du Pétrole, mais c’est le même axe depuis Alexandre le Grand), montre vite qu’une lutte sournoise oppose depuis des siècles deux types de civilisation, deux modèles d’empire. L’actuelle hégémonie américaine permet à Washington, qui a pris la relève de la City, de poursuivre avec autant de cohérence que de patience une vieille stratégie d’affaiblissement de l’Europe, qu’elle fait tout pour couper de la Russie. A ce propos, il est surprenant de constater à quel point certaines élites européennes ont pour Ankara les yeux de Chimène, alors que Moscou leur paraît mille fois plus exotique que la Nouvelle-Guinée ! Cet aveuglement, rarement dicté par la naïveté, fait le jeu de notre ennemi géopolitique, qui a tout intérêt à neutraliser un concurrent potentiel en jouant la carte de la libanisation du continent, commencée avec le Rideau de fer, poursuivie avec ses menées dans les Balkans, de la Bosnie au Kossovo. Une fois l’Europe paralysée, Washington pourra sans crainte tourner ses regards vers ses autres concurrents : Moscou, Delhi et Pékin. Surtout, cassant l’axe eurasien qui commande ce que le géopoliticien MacKinder appelait le Heartland – le cœur des terres émergées –, Washington pourra asseoir durablement son emprise mortifère sur un monde condamné à la soumission et à la misère.  En ce sens, le rôle historique des Européens n’est-il pas de résister, en commençant par riposter aux sophismes des amnésiques et des stipendiés ? Accepterons-nous que Rome ne soit plus dans Rome et que flotte sur ses temples écroulés la bannière de Mahomet ?

 Christopher Gérard


Paru dans La Libre Belgique du 13 décembre 2002

 

***

 

 « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes et les croyants nos soldats. »

Recep Tayyip Erdogan, citant Ziya Gökalpturc

 

Cette citation en dit long sur le rêve de certaines élites néo-ottomanes. En janvier 2003, le ministre des affaires étrangères turc, Abdüllah Gül, n’a-t-il pas déposé la candidature turque… à la Ligue arabe, ce qui en dit long sur l’européanité de ce pays d’Asie, tout en démontrant que, si les nostalgies impériales d’Ankara sont bien réelles (et parfaitement légitimes), sa prétendue laïcité, elle, n’est plus qu’un dangereux mirage.  Dans La Turquie dans l’Europe Un cheval de Troie islamiste? (Editions des Syrtes, avant-propos de Péroncel-Hugoz), Alexandre Del Valle, géopoliticien français, spécialiste de l’islamisme radical, permet de faire le point sur le total non sens que constituerait l’intrusion turque dans l’Union européenne. En raison de son poids démographique, la Turquie, pays asiatique en voie d’islamisation rapide, deviendrait l’acteur prépondérant sur la scène européenne: première armée du continent avec un million de soldats (une armée peu soucieuse d’arguties juridiques ou morales dans son travail de nettoyage des minorités turbulentes), elle serait aussi la plus importante représentation au Parlement européen (92 députés contre 75 pour la France). Au fil des pages, A. Del Valle  aligne argument sur argument, chiffres et références (souvent issues de la presse turque) à l’appui. Le résultat est confondant, tant l’aveuglement de certains Européens paraît total. Il est vrai que, comme le souligne dans sa préface Péroncel-Hugoz, ancien grand reporter du Monde: « les WASP encore au pouvoir sur les bords du Potomac ne redoutent vraiment qu’une chose: l’émergence d’une hyperpuissance paneuropéenne, seule capable de tenir la dragée haute à la quasi planétaire hégémonie états-unienne. Ils ont calculé que si l’Europe occidentale, outre le vieillissement de ses indigènes, se trouvait aux prises en permanence avec des troubles ethno-confessionnels type Liban, Yougoslavie ou “djihad de proximité” de nos banlieues, notre continent s’épuiserait à résister aux désordres socioculturels inévitablement liés à l’islamisation de vieilles terres chrétiennes. Déjà désorientés par la forte immigration afro-arabo-islamique non désirée, les Européens n’auraient plus assez de force pour contenir un islam conquérant, dès lors renforcé sur notre sol par le consistant apport humain du jeune colosse turc ».

Tout est dit, et avec une lucidité terrible… sinon que, une fois la Turquie dans la place, la porte s’ouvrirait toute grande aux républiques musulmanes d’Asie centrale et aux millions de turcophones des confins de la Chine. Comment rêver neutralisation plus définitive de l’Europe, une Europe alors forcée d’oublier Poitiers et Lépante? N’est-ce pas Chateaubriand, diplomate de haut lignage, qui, dans les Mémoires d’Outre-Tombe (livre 30), met en garde les Européens contre « la barbarie en Occident: des Ibrahim futurs (qui) pourront ramener l’avenir au temps de Charles Martel, ou au temps du siège de Vienne » ?

 

Christopher Gérard (2013)

 

 

Écrit par Archaïon dans Polemos | Lien permanent | Tags : turquie, ue, géopolitique |  Facebook | |  Imprimer |

23 février 2017

La Morsure des Dieux

cinéma,paganisme

 

 

Née dans la Drôme en 1976 de parents kabyles qui l’abandonnent immédiatement, Cheyenne-Marie Carron est adoptée par une famille catholique, d’où l’importance dans toute son œuvre du patriotisme français à l’ancienne et de la foi chrétienne, qu’elle défend et illustre avec l’enthousiasme des convertis. Je parle d’œuvre, car, lentement mais sûrement, Cheyenne-Marie Carron trace son sillon dans le monde du cinéma français,  univers étique au sein duquel elle tranche par la vigueur de convictions parfois naïves, mais toujours sincères – exprimées, Dieux merci, sans langue de bois. Scénariste, réalisatrice et productrice indépendante, Cheyenne-Marie est au four et au moulin, en authentique femme-orchestre qui n’est pas passée par ces écoles qui exténuent les talents et domestiquent les esprits.

Parmi ses créations, citons L’Apôtre (2014), qui narre la conversion au catholicisme d’un mahométan, film déprogrammé à la demande du Ministère de l’Intérieur à la suite des attentats de 2015.

Passionnée (cette épithète n’a rien de convenu), et pour cause, par le thème de l’identité, qu’elle soit nationale, culturelle ou spirituelle, Cheyenne-Marie s’intéresse depuis quelque temps aux sources païennes de notre imaginaire, à ce soubassement trop souvent occulté. Le résultat de ses méditations s’intitule La Morsure des Dieux ; la cinéaste y développe le thème délicat du conflit entre monothéisme et héritage plurimillénaire, entre paganisme et christianisme. Qu’une catholique, convertie de surcroît, aborde ce sujet épineux (et, disons-le, casse-cou), mérite d'être salué. Le moyen, d’ailleurs, de ne pas saluer cette dame qui clame son amour pour la vieille Europe… et porte très haut La 317ème section de Schoendorffer ?

Tourné près de Bayonne, La Morsure des Dieux met en scène un couple formé de Sébastien (François Pouron, un bloc d’énergie), paysan basque et loyal païen, et Juliette (exquise Fleur Geffrier - qui fera soupirer plus d’un spectateur), aide-soignante pour qui charité n’est pas qu’un mot, mais bien une manière de vivre. Deux êtres entiers, d’une grande beauté physique et surtout intérieure, se heurtent et s’aiment dans ce magnifique Pays basque filmé avec une grâce, une simplicité qui n’empêchent jamais l’intensité. Ce mixte, comme la ferme direction des acteurs, évoque le jeune Eric Rohmer. De sublimes chants traditionnels viennent scander le film qui, en réalité, aborde trois thèmes : l’amour naissant entre deux jeunes gens prédestinés, le conflit entre l’ancienne religion qui revient et les dogmes qui s’effacent, et, sans doute le plus poignant, la mort de la paysannerie.

Je dois en effet faire cette confidence : dans La Morsure des Dieux, la querelle entre paganisme et christianisme est le thème … qui me touche le moins, sans doute en raison du caractère parfois didactique du propos, trop explicatif à mon goût, malgré de belles images, comme ce feu solsticial, ces danses traditionnelles basques et la vision, un peu rapide, d’un bel autel polythéiste dans la chambre du paganus. Les échanges de ce dernier avec son ami le prêtre (en soutane, s’il vous plaît !) comme avec son amie de cœur m’ont paru quelque peu cérébraux. Heureusement, il y a ce dialogue avec le vent et les arbres dans la montagne ; et ces troublantes noces de juin...

En revanche, le portrait de ces paysans acculés au désespoir et qui se battent dos au mur (l’entretien avec le banquier, lui-même fils honteux de paysans ruinés) m’a pris à la gorge, tant la mort de l’ancienne France transparaît dans ce conte des collines basques.

Parmi tous ces films pervers ou niais, au milieu du naufrage subventionné de la création cinématographique, La Morsure des Dieux témoigne du talent d’une artiste courageuse.

Chapeau bas !

 

Christopher Gérard

 

La Morsure des Dieux, un film de Cheyenne-Marie Carron.

 

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Pour soutenir l’artiste, qui travaille sans subventions,

commander le film via son site

http://www.cheyennecarron.com/

 

Écrit par Archaïon dans Hommages | Lien permanent | Tags : cinéma, paganisme |  Facebook | |  Imprimer |

16 février 2017

Un peu tard dans la saison

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Chez Richard, au Sablon

 

Comment qualifier Un peu tard dans la saison, le dernier opus de Jérôme Leroy, livre extravagant que l’on déguste jusqu’à la dernière ligne ? A force de me creuser les méninges, j’ai fini par trouver : un conte œdipien. Un conte plus qu’un roman, oui, sur le crépuscule d’une civilisation, la nôtre, qui se délite et implose quand, subissant ce que la police secrète de la République appelle l’Eclipse, les citoyens, par milliers, disparaissent d’un coup, lâchant compagnes et smartfaunes, missions et prébendes. Au clou les ordinatoires, à la poubelle les badges magnétiques et les cartes en plastique. Les citoyens s’en vont sans tambours ni trompettes, happés par la fascination du vide. Ni barricades ni guerre ethnique (islam, invisible), ni krach boursier ni dictature fasciste, mais la fuite générale au désert, comme ces anachorètes de l’Antiquité tardive qui abandonnaient les villes pour se réfugier dans les déserts et les montagnes… et céder la place aux barbares, par définition peu portés à la mélancolie. Pour ce qui est d’Oedipe, les lecteurs sont priés de lire le livre.

Je retrouve dans ce roman bien des obsessions de Jérôme Leroy, annoncées dans ses précédents livres, de Monnaie bleue à Big Sister : la décadence, les nostalgies d’adolescent, Ostende et Rouen, les officines de l’état profond et leurs nettoyeurs, la violence donc, les poèmes de Toulet et les romans de Déon, les vins non trafiqués et les Weston lustrées à la perfection…

Une fois de plus, Leroy met en scène ses personnages fétiches, la barbouze et l’écrivain. Ici Agnès la féroce et Guillaume le faible. Une capitaine des services spéciaux, spécialiste des « affaires mouillées », comme disent les Russes (identification, localisation, neutralisation – davaï), qui échappe au contrôle de son colonel-amant. Un écrivain vieillissant, entretenu par une psychanalyste parisienne (nous sommes dans un roman français), souffrant d’hypertension et plein de sentiments rose bonbon (migrants & zadistes), amateur de livres rares et propriétaire, vers 2015, d’une Peugeot 504 cabriolet. L’une traque l’autre, au mépris des règles de sécurité et donc pour des raisons qui échappent à ses maîtres. La rencontre aura lieu quelque part dans le Sud, sous l’égide d’Eros et de Thanatos. Chassez le tragique…

L’essentiel : une histoire abracadabrantesque racontée depuis le futur, où règne la Douceur, nouvel ( ?) Age d’or qui ignore la violence et l’avidité – une sorte de Flower Power réalisé par des phalanstères anarcho-végétariens (mais pas végans, tout de même ) vivant au quotidien (sans nuages) un communisme balnéaire (sans bureaucratie ni goulag - transats et pléiades de Morand pour tout le monde). Cela ne tient pas debout, cette histoire d’effacement généralisé et de paradis bio… mais qu’importe, puisque Jérôme Leroy est un écrivain de race, à la langue limpide, au style élégant – un musicien que l’on écoute jusqu’au bout en se disant que, décidément, le bougre a du talent.

 

Christopher Gérard

Jérôme Leroy, Un peu tard dans la saison, La Table ronde, 18€

 

Sur Jérôme Leroy, voir mon Journal de lectures

 

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20 janvier 2017

Avec Armel Guerne

 

 

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« Depuis mon enfance – depuis que je savais vouloir écrire – je demande dans mes prières d’être le dernier d’une lignée de supérieurs, et j’ai toujours tout fait pour ne jamais être le premier d’un bataillon d’inférieurs. » Cette hautaine prière décrit à la perfection son auteur, le poète Armel Guerne (1911-1980), davantage connu pour ses étincelantes traductions de Hölderlin et de Rilke, de Melville et de Kawabata. Un prodige, en effet, qui traduisit sa vie durant les textes les plus difficiles, de l’allemand comme du chinois ou du japonais, et même du tchèque.

Deux germanistes, ses amis, lui rendent un hommage appuyé par le truchement d’un recueil d’études ferventes qui font mieux connaître ce contemporain quelque peu occulté. Né en Suisse, mais éduqué à Paris, Guerne eut une scolarité bousculée, puisque, mis à la porte par son père qui exigeait qu’il entreprît des études commerciales, il se retrouva à dix-huit ans, au collège de Tartous, en Syrie, lecteur de français… et professeur de gymnastique. Cet immense érudit, ce traducteur génial échoua à son bac et se lança, tout jeune, dans l’édition, la poésie et la traduction : toute œuvre exaltant la vie de l’esprit le passionnait. Sous l’Occupation, il cassa sa plume et rejoignit les réseaux du S.O.E. britannique, activité qui lui valut d’être arrêté par le SD. Il parvint à s’évader du train pour Buchenwald et, via l’Espagne, à rejoindre Londres, où il fit la douloureuse expérience du terrible jeu des services spéciaux. Le réseau Prosper avait-il été livré aux Allemands par ses commanditaires dans le cadre d’une opération de désinformation ? Quel fut le rôle des services soviétiques et de Philby ? Guerne sortit brisé de la guerre, accusé même d’avoir trahi – méchant procès dont il sortit blanchi. Le poète fit donc l’expérience totale : la peur, le doute, le mensonge, la trahison …

Rivalisant de fidélité, Charles Le Brun et Jean Moncelon, les auteurs du recueil, évoquent les multiples passions de leur ami, qu’ils définissent comme un prédestiné, une sorte de chevalier avide de lumière et perdu dans le monde moderne. Parmi ces passions, Novalis et la quête de l’unité perdue, Nerval et ses fascinantes visions, l’immense Melville, Paracelse et l’alchimie…

Armel Guerne ? Un Romantique au sens le plus noble. Ne composa-t-il pas ce magnifique volume, désormais classique,  Les Romantiques allemands (1956) ? N’édita-t-il pas un choix d’œuvres de Nerval ? Ne lui doit-on pas L’Ame insurgée, essai majeur sur le Romantisme ?

Un poète enfin, et non des moindres en ce siècle de bavards et de faiseurs, pour qui l’écriture était d’essence mystique, aux antipodes de toute futilité comme de tout délire  cérébral – celui-là même que, avec lucidité, il reprochait aux surréalistes. Ami du peintre Masson, de Cioran et de Bernanos, Armel Guerne considérait que l’Apocalypse, loin d’être à nos portes, était « entrée dans nos vies ». Plus antimoderne que cet ermite magnifique, vous trépassez, ami lecteur !

Poète au milieu des ruines, réfractaire absolu, Armel Guerne compte bien parmi les éveilleurs de l’Europe secrète. Ecoutons-le : « Une œuvre (...)  on doit se demander quel est son acte sur la terre ; et non seulement de quel esprit elle procède, mais aussi et peut-être surtout, dans l'angoissante tragédie de nos jours, quels esprits et quels cœurs elle encourage ou décourage. »

Christopher Gérard

Charles Le Brun & Jean Moncelon, Armel Guerne. L’Annonciateur, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 194 pages, 20.90€

 

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Envoi d'Armel Guerne (Hölderlin, Hymnes et élégies, Mercure de France)

Écrit par Archaïon dans Figures, Lectures | Lien permanent | Tags : pierre-guillaume de roux |  Facebook | |  Imprimer |