04 août 2024
Avec Georges Thinès
Si le mot génie a un sens, Georges Thinès (1923-2016) l’incarna sa longue vie durant. J’eus le privilège de le rencontrer à la Foire du Livre de Bruxelles grâce à Dimitri, mon éditeur, dont il était lui aussi l’ami. Je l’y croisai à plusieurs reprises ainsi qu’à l’une ou l’autre soirée de la Maison des Écrivains. L’homme impressionnait par son étonnant pedigree : engagé volontaire dans la Royal Navy à la fin de la guerre (d’où une élégance British du meilleur aloi), professeur de psychologie expérimentale à l’Université de Louvain couronné par le Prix Francqui, le plus prestigieux prix scientifique du royaume, savant de renommée internationale capable de donner cours en quatre langues, violoniste hors pair et créateur d’orchestre, poète dans la lignée de Valéry, romancier salué par la critique (Prix Rossel pour Le Tramway des officiers, un grand roman sur la guerre), membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises (il occupait le fauteuil du grand Marcel Thiry), traducteur des Poèmes anglais de Pessoa.
Profondément marqué par l’héritage gréco-romain, platonicien à sa manière cérébrale et raffinée, Georges Thinès détonnait dans le monde compassé des Lettres et de l’Université belges. Une seule preuve : lors des signatures, la file de ses anciens étudiants qui lui redisaient sans arrière-pensées leur gratitude et leur admiration. Son premier roman, Les Effigies, est mémorable : une méditation inspirée de l’Anabase de Xénophon. Son essai Le Mythe de Faust et la dialectique du temps suffit à lui assurer une belle renommée. Saluons donc avec effusion la réédition par l’Académie, dans une volume d’une parfaite sobriété (et qui est aussi un bel objet), de son roman Les Vacances de Rocroi. Comme dans Le Tramway des officiers, c’est le temps de l’Occupation qui ressuscite, un temps obscur et ambigu, lourd de menaces et qui force à la prudence, à la méditation aussi. Georges, un jeune lycéen bruxellois, est envoyé par ses parents chez une tante (qui n’en est pas vraiment une, plutôt une proche de la famille) à Rocroi, dans une vaste demeure patricienne dont les escaliers recèlent un secret, découvert ou plutôt pressenti dès son arrivée par l’intrus. L’immédiate disparition de cette tante, la rencontre avec la troublante Alberte, qui sera l’initiatrice du jeune homme, les errances dans la campagne sillonnée de patrouilles allemandes, l’implacable couvre-feu, le souvenir d’un René disparu sans laisser la moindre trace, un vélo de la Belle Époque, tous ces éléments s’emboîtent avec maestria dans ce roman, méditation sur le temps… sous la protection de l’Ange aux deux visages. L’œuvre d’un maître, à la langue ciselée, d’une éblouissante densité.
Christopher Gérard
Georges Thinès, Les Vacances de Rocroi, 212 pages, 18€
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16 juin 2022
Hypertextuel ?
Hypertextuel ?
Naguère, j’ai signalé Camping, l’opuscule d’un auteur bruxellois, Eric Neirynck, un fan de Céline et de Bukowski, au regard aussi déjanté que désespéré. Je le suis donc, ce gus tatoué de la tête aux pieds qui s’épanche (un’ po troppo) sur la toile pour clamer sa révolte et son universel malaise. Il m’envoie Hypertextuel, un recueil de nouvelles au parti-pris poisseux, pour ne pas dire porno-plebs. Aux antipodes de mes goûts Stendhal –Morand…
En scène, la figure récurrente d’un quinquagénaire paumé, condamné aux besognes sordides, à une forme de misère affective, inadapté complet et rêvant à de sublimes nymphomanes… Quelques nouvelles traduisent bien la tristesse et l’angoisse, voire une sensibilité de type réaliste-magique, non sans des pointes de cruelle drôlerie.
Toutefois, la force d’une nouvelle résidant dans sa chute, le genre exige du travail, et c’est là que le bât blesse tant Eric Neirynck manque parfois de patience comme de constance : il semble plus jouer avec l’idée d’être écrivain que travailler à son œuvre. Le potentiel est bien réel ; manque une dose d’opiniâtreté. D’où un goût d’inachevé : certaines nouvelles tournent court.
Je ne puis donc que répéter mon conseil de 2018 : au travail, Neirynck !
Christopher Gérard
Eric Neirynck, Hypertextuel, nouvelles, Lamiroy, 124 pages, 14€
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17 avril 2021
Jacques De Decker, belezen gentleman
Ennemi des certitudes, attentif à tout et multiple entre tous, Jacques De Decker (1945-2020) nous manque. Un an jour pour jour après sa disparition, il réapparaît par le truchement d’un beau livre illustré composé avec autant d’efficacité que d’amour par sa femme, Claudia Ritter, sous le titre Je vais promener ma truffe. Deux cents amis, pour la plupart écrivains ou artistes, ont répondu à l’appel de Claudia, qui invitait chacun à s’inspirer de clichés de lieux ou d’objets (les chouettes !), tous « témoins de l’univers éclectique de Jacques ». Le résultat est remarquable, grâce, en premier lieu, à la qualité et à la pertinence de ces photos prises par Eddie Bonesire, lui aussi un ami du disparu.
Il y a chez ce photographe une netteté, une franchise dans le regard qui font songer à la fameuse ligne claire de nos dessinateurs. En outre, le choix de Claudia - quel cliché proposer à quel contributeur ? - se révèle judicieux, stupéfiant même. Avec sa sobre élégance, l’ensemble reflète une joyeuse mélancolie.
Deux cents amis, des XVII provinces ou de Catalogne, de Rome ou de Germanie, de Bohème ou d’Angleterre ont ainsi rendu leur copie en six langues pour évoquer les mille facettes d’un homme insaisissable, au sourire singulier, et qui vivait dans plusieurs dimensions – multiple.
Le lecteur y retrouve des lieux hantés par Jacques comme l’Académie et les Riches-Claires, les librairies Chapitre XII et Tropismes, la Mort subite et les salons du Cercle Gaulois. Il y apprend bien des choses sur l’ami disparu « qui marchait cinquante centimètres au-dessus du sol » comme le dit un confrère de l’Académie. Son confrère néerlandais Cees Nooteboom le qualifie justement de belezen gentleman, gentilhomme lettré.
Livre-objet, Je vais promener ma truffe, est une sorte de kaléidoscope qui suscite la rêverie plus que le chagrin. Une anecdote parmi d’autres, délicieuse et qui lui va comme un gant : en 1985, lors de la rencontre entre Reagan et Gorbatchev à Genève, Jacques avait été envoyé par Le Soir pour couvrir l’événement. Admis dans le saint des saints en présence des deux maîtres du monde, ne leur lança-t-il pas, en anglais et en russe, la question que se posait tout Belge digne de ce nom : « Avez-vous lu et apprécié Tintin au pays des Soviets et Tintin en Amérique ? »
Phénoménal Jacques De Decker !
Christopher Gérard
Jacques De Decker, Je vais promener ma truffe, Editions Marot, 350 pages.
Commandes : https://www.cleverland-communications.eu
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25 janvier 2021
Belges & sous-exposés
Après Le Petit Arménien (Pierre-Guillaume de Roux), sur une enfance de fils d’émigré dans « la Belgique de papa » », après un succulent Dictionnaire de gastronomie & de cuisine belges (Rouergue), Jean-Baptiste Baronian revient par la grâce d’une jeune maison d’édition installée à Bruxelles et qui porte un nom quelque peu singulier, Névrosée. La fondatrice, Sara Dombret, entend rééditer d’une part des femmes écrivains parfois oubliées, comme Madeleine Bourdouxhe, de l’autre des auteurs qu’elle appelle « sous-exposés ».
Il est vrai que, dans la Patrie des Arts et de la Pensée, les écrivains, même vivants, ne jouissent pas d’une visibilité excessive (euphémisme). N’est-ce pas Charles De Coster, immortel auteur de La Légende d’Ulenspiegel (1867) qui disait que, dans ce pays, « il faut baiser le sabot de l’âne » ?
Sara Dombret veut défendre un héritage littéraire ; elle fait sienne, non sans crânerie, la sentence d’un de nos excellents écrivains, l’auteur du sublime Voyage d’hiver (L’Age d’Homme), Charles Bertin : « Il n’y a nulle contradiction entre l’enracinement et l’ouverture au monde ».
Bref, les éditions Névrosée s’attellent à sortir de l’oubli des œuvres d’écrivains belges, femelles ou mâles, préfacées non par de pâteux « sociologues de la littérature », mais par des écrivains, d’authentiques lettrés, qui savent et lire et saluer leurs confrères. Ce que fait avec brio le confrère Luc Dellisse, qui présente Lord John, sans doute le meilleur roman de Jean-Baptiste Baronian, publié pour la première fois dans les années quatre-vingts. Il a, Luc Dellisse, mille fois raison quand il parle du « charme vibrant » de ce roman d’apprentissage, dont le héros, Alexandre, fils d’un bouquiniste du vieux Bruxelles (dont le modèle pourrait bien être le célèbre Henri Mercier, de la librairie La Proue, sise rue des Eperonniers), dix-huit ans, va, en l’espace de quelques jours, connaître le chagrin, le désir et une forme de libération par le truchement de la lecture. En effet, Alexandre découvre en vidant un grenier la collection complète des Aventures d’Harry Dickson, le Sherlock Holmes américain, 178 fascicules kitsch de littérature populaire, sans nom d’auteur et aux titres abracadabrants : Le Vampyre aux yeux rouges, Le Grand Chalababa, Le Dancing de l’épouvante, sans oublier, le plus rare, Marabout fantastique.
Au fil de ses recherches, entre la salle des soins intensifs où agonise son père (coma éthylique) et les impasses du vieux Gand, où se tapit un oncle légendaire aux divers pseudonymes (il aurait été pirate dans les mers chaudes, escroc à Amsterdam, écrivain à Paris), Alexandre entre dans l’âge adulte, non sans douleur. Dans un style proche de l’oralité et avec un sens aigu du grotesque, voire du sordide urbain, Baronian y évoque le Bruxelles des années 60, l’adolescence haïe et regrettée, les librairies et leurs clients parfois pittoresques, et, last but not least, l’étrange figure du maître de notre littérature fantastique - John Flanders alias Jean Ray.
Parmi les « sous-exposés », Névrosée réédite un authentique chef-d’œuvre des lettres de langue française, Le Carillonneur, de Georges Rodenbach (1855-1898). L’auteur du célébrissime Bruges-la-Morte (1892), ami de Mirbeau et des Goncourt, y évoque le tragique destin d’un architecte brugeois, Joris B., qui, par amour pour sa ville, en devient le carillonneur attitré. Nous le suivons dans ses amours complexes, entre deux sœurs bien différentes, la sensuelle et la méditative et l’observons en train de céder à la luxure. Le préfacier, Frédéric Saenen, trace parfaitement le portrait de l’auteur et de son temps ainsi que la place du roman dans les Lettres françaises en tant qu’expression francophone, et dans quelle langue subtile et raffinée, d’un imaginaire et d’un héritage flamands. Il y décèle les influences de Bloy et d’Huysmans. Toute l’ambivalence « belgique » (ici pris comme adjectif, à l’ancienne), une histoire pluriséculaire (par exemple la vieille rivalité entre Flandre et Brabant, entre Bruges et Anvers ; ou encore la naissance du mouvement autonomiste flamand), une richesse peu commune font de ce Carillonneur un grand livre méconnu.
Névrosée réédite aussi Le Cloître de sable, de Jacques Cels (1956-2018), mort trop tôt, sans doute de n’avoir pas été reconnu à sa juste mesure. Roman étrange rédigé dans une langue soignée, ce Cloître se situe dans une improbable station balnéaire, espace indéterminé où, au contraire de chez Baronian & Rodenbach, est niée avec méthode jusqu’à la plus infime once de caractère local.
Singulière construction, quasi théâtrale, tour à tour séduisante et un tantinet agaçante, livre tiré au cordeau avec le zèle du professeur de lettres, Le Cloître de sable m’intéresse pour ses évidentes qualités, sans me séduire. Il faut toutefois saluer l’artiste disparu, qui écrivit « avec son sang » et dont la voix ne fut pas écoutée. La belle préface d’André Possot est un modèle d’intelligence et de fidélité.
Christopher Gérard
Jean-Baptiste Baronian, Lord John, Névrosée, 214 pages, 16€
Georges Rodenbach, Le Carillonneur, Névrosée, 324 pages, 16€
Jacques Cels, Le Cloître de sable, Névrosée, 326 pages, 16€
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10 août 2020
Le Don du Maître
« Un homme qui, s’étant mis dans le crâne une encyclopédie à la portée des pauvres, partage encore son cœur » - tel est le Maître, le Magister de nos écoles communales de jadis… et d’aujourd’hui, car cette figure ascétique condamnée à une vie souvent étriquée et en même temps héroïque, existe encore.
Pour décrire ce métier qui est aussi un sacerdoce, il fallait un pédagogue doublé d’un poète : Désiré-Joseph d’Orbaix (1889-1943), écrivain belge totalement oublié de nos jours, né d’un père instituteur et qui, à dix-neuf ans, se mit à son tour à enseigner, avant de tâter du journalisme et de devenir inspecteur pédagogique.
Le Don du Maître parut en 1922 et fut réédité, deux décennies durant, jusqu’à la mort de son auteur, au plus noir de la guerre. L’ouvrage ne ressemble à rien, ce qui est souvent bon signe : le poème alterne avec la prose, le réalisme parfois trivial (la craie, le tableau noir) avec un idéalisme teinté de discret catholicisme social et de volontarisme très IIIème République, car, bien qu’officiant en Belgique, l’auteur était le cousin germain de ces Hussards noirs français – magnifiques figures des débuts de notre modernité.
La rue, l’école en briques rouges, le journal de classe, la récréation, le gymnase, les cours du soir où s’endorment les ouvriers épuisés, les distributions de galoches à des enfants misérables ou sous-alimentés, tout cela compose le tableau non seulement d’un métier mais aussi celui d’une époque pas si lointaine – ce monde d’avant qui n’a peut-être pas tout à fait disparu, si l’on cherche bien.
Les Adieux du Maître d’école bouleversent le lecteur qui, pris au jeu, laisse l’émotion le submerger en convoquant à son tour des images de son passé. Avons-nous assez remercié nos maîtres, aujourd’hui trépassés ? Leur avons-nous témoigné notre reconnaissance ? Avons-nous été ingrats ? Telle est la question que, pour ma part, je me pose en refermant ce livre singulier, qui a sa beauté sans âge.
Christopher Gérard
Désiré-Joseph d’Orbaix, Le Don du Maître, Editions Samsa, 218 pages, 18€
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