08 janvier 2021
Vivonne ou l’Effusion
Adrien Vivonne, poète chanté naguère par ses confrères Norge et Pirotte (le cher Michel Déon le fit traduire en gaélique), ce poète étrangement occulté, est le personnage principal du dernier roman de son ami Jérôme Leroy.
A dire vrai, Vivonne apparaît plutôt comme un conte philosophique, aux lisières du réalisme magique tant sa complexe structure et son ampleur poussent à la rêverie et à l’évasion.
J’y retrouve bien des obsessions de Jérôme Leroy, déjà mises en scène dans Monnaie bleue, Les Jours d’après ou Un peu tard dans la saison, car, livre après livre, depuis trente ans, en authentique écrivain, Jérôme Leroy édifie son univers et déploie ses harmoniques.
Le crépuscule d’une civilisation qui se délite et implose dans la folie meurtrière et le chaos climatique ; l’Eclipse, mystérieux phénomène qui fait disparaître des citoyens par milliers, sans tambours ni trompettes, comme transportés dans un monde parallèle, celui de la Douceur, où tout est « rose, orange, bleu, mauve ». La paternité révélée sur le tard, l’usage des psychotropes, la pluie sur les toits du Rouen « d’avant », la tenace nostalgie des îles-refuges (grecques, faut-il le préciser), le carcan techno-marchand et la rage désespérée qu’il suscite, et, comme un dur refrain, larvée ou incandescente, la pire des violences, la guerre civile. Tel est le décor. Outre des sauts temporels parfois périlleux, l’artiste y ajoute le Stroke, AVC planétaire qui fait s’arrêter net drones, smartfaunes et ordinatoires. Les personnages peuvent entrer en scène.
Surtout, la poésie y joue son rôle … essentiel, puisque sa dimension quasi théurgique permet des miracles : les lecteurs sincères de Vivonne peuvent, grâce à elle, passer de l’Autre Côté, faire sécession, soulever le Voile d’Isis.
J’y retrouve aussi des figures typiques de Jérôme Leroy, Garnier, éditeur dans le VIème et faux frère de première catégorie ; Chimère (ou Chimène, les manuscrits ne sont pas unanimes), la khâgneuse devenue guerrière sans pitié dans les rangs de Nation celte, une milice pratiquant les sacrifices humains et dont les druides ont lu Evola et Dumézil dans le texte – c’est dire s’ils sont féroces.
Apparaît surtout la figure du Poète aveugle, celui qui chanta jadis la couleur vineuse de l’océan ; les Physiciens Empédocle et Héraclite, les penseurs d’avant le dogme. Nulle rédemption dans ce conte païen, mais, je le répète, la sécession des meilleurs.
Comme dans Un peu tard dans la saison, dont Vivonne serait une suite, l’histoire est tout à la fois abracadabrantesque et archétypale, racontée depuis le futur, où règne la Douceur, nouvel ( ?) Age d’or qui ignore la violence et l’avidité – une sorte de Flower Power réalisé par des anarcho-végétariens qui adorent les Dieux d’avant la Croix.
Vivonne, à l’évidence, récapitule en l’amplifiant l’imaginaire d’un authentique voyant dont les larmes sont les nôtres.
Christopher Gérard
Jérôme Leroy, Vivonne, La Table ronde, 408 pages, 22€
Il est question de Jérôme Leroy dans Les Nobles Voyageurs
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28 décembre 2020
Ode à l’homme classique
Comme chacun sait, l’élégance masculine classique doit l’essentiel d’elle-même à l’Angleterre* et la plupart de ses codes au sport, à l’exploration et à la guerre, la coupe et la finition d’un vêtement devant permettre une identification immédiate tout en permettant des mouvements parfois violents. Elégance et héroïsme se marient ainsi dans l’imaginaire du tailleur et de ses clients, qui, de manière subliminale, désirent ressembler à l’archétype de l’officier.
Cet idéal, celui de l’homme classique ou du gentleman - à juste titre préféré à celui, ô combien équivoque, du dandy - Le Chouan des Villes, pseudonyme d’un énigmatique Nantais, l’illustre dans sa vie depuis à peu près quarante ans et le défend depuis une quinzaine d’années sur la toile par le biais d’un blog célèbre. Naguère, j’ai eu l’occasion de dialoguer avec cet érudit qui est avant tout un homme de goût, entre autres pour un numéro de la revue littéraire Livr’Arbitres sur le dandysme. Le Chouan prône, sur le plan du vêtement mais aussi du savoir-vivre, les deux étant pour lui liés, un classicisme intégral, mode avoué, revendiqué même, de résistance à une modernité décadente. Notre Chouan se dit disciple de Pascal et de Baudelaire, de Barbey d’Aurevilly et de Toulet – un raffiné révulsé par l’uniformité et la monotonie d’une époque de moins en moins tolérante, car la beauté est devenue suspecte, presque coupable. La grisaille, la manie de l’égalité, telles sont ses - nos - mortelles ennemies !
Le Chouan des Villes est une sorte d’officier perdu qui mène un combat où « le réarmement civilisationnel passe par une réappropriation des codes vestimentaires ». Comme il le proclame non sans panache, « la nuit des inversions et des déconstructions n’a que trop duré ». Il n’est pas le seul : avant lui, sans bien entendu remonter à Barbey, l’Honorable James Darwen, avec son extraordinaire Chic anglais ; Tatiana Tolstoï, avec le précieux De l’Elégance masculine ; G. Bruce Boyer avec True Style ont marqué les esprits. Plus près de nous, le tailleur Julien Scavini, architecte de formation et dessinateur dans le style de la ligne claire (Blake et Mortimer ne sont pas loin), a publié deux jolis essais d’inspiration classique.
Le Chouan des Villes s’inscrit bien dans une tradition pour qui l’habit est tout à la fois signe de contradiction et marque de respect pour soi-même comme pour autrui.
Son essai constitue l’examen minutieux, d’une rare cohérence, de la garde-robe classique d’aujourd’hui, de la robe de chambre chère à Diderot au nœud papillon. A la tyrannie des sweat à capuche, jeans troués & godasses en plastique, s’oppose le règne du costume trois pièces, du chesterfiled et des boutons de manchettes. Eloge de la cravate et des gants, de la veste autrichienne (portée avec un foulard) et du richelieu (« oxfords not brogues », comme dit le héros du film Kingsman), courageuse défense du chapeau, ce livre bienvenu comblera tous ceux qui, comme l’auteur, poursuivent le rêve « d’une silhouette parfaite en ombre chinoise ».
Christopher Gérard
Le Chouan des Villes, L’Homme classique. Secrets d’élégance, préface et illustrations de Julien Scavini, AlterPublishing, 2020, 150 pages, 15€.
A commander exclusivement sur Amazon (manuscrit refusé par plusieurs éditeurs).
Lire aussi :
James Darwen, Le Chic anglais, Hermé, 1990.
Tatiana Tolstoï, De l’Elégance masculine, Acropole, 1987.
G. Bruce Boyer, True Style, Basic Books, New York, 2015.
Julien Scavini, Mode Men, Marabout 2014. Du même, Guide de l’élégance masculine, Figaro Magazine, 2016.
* Nul ne niera les apports de la France et de l’Italie, ni même du monde germanique.
Lire aussi, sur ARCHAION
mes chroniques du 20 octobre 2014 et du 24 septembre 2013.
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24 décembre 2020
Entretien sur Maugis I
Maugis a paru une première fois en 2005. Cette réédition a-t-elle été pour vous l’occasion de modifier le fond ou la forme de votre roman ?
Après quatorze ans d’errance, Maugis méritait la lecture impitoyable de l’écrivain blanchi sous le harnais – votre serviteur. A mes débuts, comme nombre de confrères, obnubilé par le désir de « tout » dire (et parfois, horresco referens, d’expliquer), j’oubliais de penser à mon lecteur, à la respiration du récit, à tout ce qui peut bloquer une lecture, comme les démonstrations professorales, l’érudition surnuméraire. C’est dans cet esprit que j’ai relu mon roman, le rasoir d’Ockham à la main : sans pitié mais avec jubilation. Dix mille mots sont tombés, victimes d’une rage purificatrice qui a suscité en moi un intense soulagement.
Quant au fond, je n’y ai rien changé ; je me suis contenté de débroussailler cette forêt pour mieux faire respirer ses grands chênes.
Première édition, épuisée.
Comme dans Le Songe d’Empédocle, votre premier roman, ou, dans Le Prince d’Aquitaine, le cinquième, Maugis, le roman comme le personnage, est traversé par une instabilité fondamentale, qui se caractérise par une quête dans le temps et une fuite dans l’espace. Pourquoi aucun de vos personnages ne semble installé confortablement dans son époque ?
« Quête dans le temps et fuite dans l’espace », comme c’est bien vu ! Mon cher, vous êtes un lecteur lucide au regard d’aigle.
Si je ne suis aucun de mes personnages, tous viennent de moi, comme la foudre de Zeus, si vous me permettez cette métaphore un tantinet mégalomane. Vous connaissez sans doute ce penseur colombien, Nicolas Gomez Davila, que je préfère aujourd’hui à Cioran, naguère lu et relu. Parmi ses aphorismes qui, par leur puissance et leur concision, sont d’un Romain de la haute époque, prenez celui-ci : « Le réactionnaire n’est pas un nostalgique rêvant de passés abolis, mais celui qui traque des ombres sacrées sur les collines éternelles ». Mon travail d’artiste, le voilà – traquer des ombres, à rebours du siècle. Réagir contre l’abolition des formes et la fuite du sacré.
Comment par ailleurs être « confortablement installé » dans un monde où s’imposent pullulation et laideur, celui de la fuite des Dieux qu’annonçait Martin Heidegger dans Introduction à la métaphysique : « destruction de la terre, grégarisation de l’homme, suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre » ? Cette instabilité fondamentale que vous repérez chez moi, qui est aussi la vôtre, est celle de l’homme libre qui, pour citer à nouveau Gomez Davila « prolonge et transmet une vérité qui ne meurt pas ».
Un des charmes déconcertant de votre livre repose sur son « imprécise précision ». On ne parle pas des deux guerres mondiales, ni des SS par exemple, mais des Grandes Conflagrations et de l’Ordre Noir. Pourquoi ce choix ? Quel effet esthétique avez-vous cherché ?
Dans l’architecture du roman telle qu’elle s’est imposée à moi (car l’œuvre parle à travers moi, qui ne fais que transcrire), ce décalage spatial et temporel allait de soi. Mon ami Luc-Olivier d’Algange parle à propos de Maugis de roman historial, au sens que le récit, clairement inspiré des chansons de geste, inclut le visible et l’invisible - et donc le mythe, les archétypes, en un mot l’immémorial. Me pencher sur la triviale réalité se révèle au-dessus de mes forces.
Conflagrations, Ordre noir évoquent bien davantage qu’une tragédie historique - un phénomène d’ampleur cosmique, que constituent ces tueries industrielles sur terre, sur mer et dans les airs. En réactivant le mythe des Titans, les frères Jünger, en authentiques voyants, renouaient avec le thème des cycles, qui remonte à Hésiode et que les Brahmanes de l’Inde ont jadis théorisé. En tant qu’artiste, je ne me vois qu’exaltant la noblesse de l’imaginaire.
Il y a au moins deux livres dans Maugis, et c’est ce qui contribue à sa richesse et à sa densité : l’un, en surface, est un récit d’aventures et d’espionnage ; l’autre, en profondeur, est un roman d’initiation : or, avec ses rites électifs et ses traditions occultes, l’initiation n’est-elle pas tout à fait contraire à l’esprit démocratique qui veut de l’égalité et de la clarté ?
Je ne suis pas un adversaire de la clarté, héritage grec par excellence. Ni même de l’égalité des droits, cette isonomia qui nous vient d’Athènes. Le poison, c’est le matérialisme. La matière, en effet, avilit, et l’égalitarisme ne libère personne, mais enferme l’individu dans le ressentiment.
L’initiation, quant à elle, doit rendre heureux et lumineux. Elle a pour raison d’être l’éveil, la conversion du regard, le passage à un niveau supérieur de conscience grâce, entre autres, à la libération de conditionnements multiples. Dans mes livres, je tente, sans illusion aucune, de témoigner de certaines tentatives, d’illustrer un type d’homme rayonnant.
On peut lire tous vos livres, vos essais comme vos romans, et notamment Maugis, comme des livres de formation, où l’on fait l’expérience de la beauté, de la guerre, de l’amour, du Mal, que l’on traverse, et à laquelle on essaie de survivre. N’est-ce pas votre façon de répondre à une déformation spirituelle et métaphysique générale, elle-même fondée sur un idéal de confort ? Et n’est-ce pas la crise d’identité européenne que vous décrivez de livre en livre, littéralement et métaphoriquement ?
Vous avez mille fois raison en disant que mes livres illustrent la crise de la conscience européenne en cet Age sombre annoncé par maintes traditions : obsession de la rupture permanente et d’une morbide transparence, refus fanatisé du principe même de transmission, inversion des valeurs, fascination pour l’informe chaos… Mon rôle d’artiste (je préfère ce vocable à celui, encore plus corrompu, d’ «intellectuel ») n’est-il pas de témoigner ? Mon rôle d’Européen n’est-il pas d’incarner l’essence de ma civilisation et de la défendre ?
Souvent, je crois distinguer, à partir de sa syntaxe, si un écrivain a ou non appris le latin. Quel rôle a joué la langue latine dans votre style ?
L’apprentissage du latin, dès l’âge de douze ans à raison de six heures par semaine (à l’époque, pendant les années 70, nous allions encore à l’athénée le samedi matin), a joué un rôle fondamental dans ma sensibilité d’écrivain. Comme vous, je tente de repérer chez mes confrères qui a fait du latin et en a tiré les leçons. Leur nombre diminue, hélas ! Un Montherlant, un Gracq, un Matzneff (qui cite Horace et Sénèque) sont devenus l’exception. Trop de jongleurs et de journalistes de variétés, trop de faux lettrés ignorant jusqu’à l’étymologie des mots qu’ils utilisent à tort et à travers. Trop de bavards sans colonne vertébrale, dénués du moindre sens de la langue. En un mot, trop peu de philo-logues, d’amants du français. Ne sommes-nous pas, nous autres écrivains, soldats de cette immense Armée des Ombres qui remonte à la Chanson de Roland, à Villon et à Charles d’Orléans ? Ne sommes-nous pas au service de la langue française ?
Christopher Gérard
Equinoxe d’automne MMXX
Propos recueillis par Bruno Lafourcade pour sa revue L'Irrégulière, numéro 2 (ici : https://fr.calameo.com/books/0062962813a929e94439a )
Avec Bruno Lafourcade et deux confrères
Voir le site de l'éditeur:
https://www.pgderoux.fr/fr/Livres-Parus/Maugis/390.htm
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20 décembre 2020
OPTIMUM SOLSTITIUM
ΖΕΥΣ ΗΝ -
ΖΕΥΣ ΕΣΤΙΝ -
ΖΕΥΣ ΕΣΣΕΤΑΙ -
Ω ΜΕΓΑΛΕ ΖΕΥ.
ZΕΥΣ ΠΡΩΤΟΣ ...
Joyeux solstice à tous les amis & correspondants !
Écrit par Archaïon dans Mythes et Dieux | Lien permanent | Tags : solstice | Facebook | | Imprimer |
14 décembre 2020
Exit John le Carré (1931-2020)
Depuis son premier roman, L’Appel du mort (1961), David Cornwell alias John le Carré (attention à la minuscule : « pour des raisons freudiennes, précisait l’écrivain à propos d’un pseudonyme jugé par lui « ridicule », ce l minuscule est devenu pour moi une obsession ») n'aura cessé, jusqu'à près de quatre-vingt-dix ans, d’approfondir sa subtile connaissance du cœur humain.
Soixante ans d’une carrière littéraire ô combien prestigieuse (souvenons-nous du succès planétaire, en 1963, de L’Espion qui venait du froid, transposé au cinéma) n’ont jamais stérilisé cet auteur atypique qui témoignait non seulement d’une merveilleuse jeunesse d’esprit mais aussi d’une puissance créatrice au-dessus du commun. Nombreux sont ceux qui ne comprenaient pas que le Carré n’ait pas eu le Nobel de littérature, tant son oeuvre, traduite dans maintes langues, a changé du tout au tout le roman d’espionnage… et radiographié cette Angleterre impériale en déclin qu’il aimait et détestait à la fois. Too late.
Le Carré n’a-t-il pas réussi à créer des figures mythiques comme Georges Smiley (que bien des lecteurs n’imaginent plus que sous les traits d’Alec Guinness dans La Taupe, la série télévisée de la BBC) ? Le professeur à Eton devenu cold warrior à Berne, Hambourg et Berlin, l’agent des prestigieux MI 5 (sécurité intérieure) et MI 6 (documentation extérieure), le diplomate ( ?) du Foreign Office s’est, au fil des années et de quelque vingt-cinq livres, révélé comme l’un des auteurs majeurs de la littérature contemporaine.
Il y a quelques mois, il nous revenait avec un thriller, Retour de service (le titre original est autrement plus parlant : Agent Running in the Filed), qui s’avère une réussite : rythme, profondeur des analyses, retournements, farces et attrapes diverses, balance parfaite entre moments d’incrédulité et tension paroxystique, sans oublier l’humour désabusé et cette juvénile indignation.
De quoi s’agit-il ? Du tournant dans la carrière d’un agent du Service, Nat, de son vrai prénom Anatoly, belle figure de déclassé comme souvent chez le Carré, lui-même fils d’un escroc haut en couleurs. Nat, quarante-sept ans, fils d’une Russe blanche et d’un colonel alcoolique des Scots Guards, revient à la Centrale de Londres après des années passées en poste à Moscou, Tbilissi, Tallinn, où il a recruté et géré toutes sortes d’agents. En somme, Nat est le petit-fils de Smiley, qu’il a dû croisé lors de sa formation. Notre Nat se retrouve relégué sur une voie de garage, au Refuge, une sous-commission qui sert de cimetière des éléphants, où végètent transfuges carbonisés, informateurs de cinquième zone, veuves des temps glorieux ainsi qu’une exceptionnelle Florence, qui lève un fameux lièvre en la personne d’Orson, nom de code d’un oligarque ukrainien qui fricote avec les services de Vlad, le maître de la nouvelle Russie.
Entre Forence, Nat et l’improbable Ed, joueur compulsif de badminton, un étrange trio se met en place, et ce dans une Angleterre qui aborde les rivages périlleux du Brexit sous l’œil glauque de Donald Trump, bête noire de l’écrivain. Le lecteur suivra en haletant le scénario du maître, où les agents 1° ne sont pas ceux que l’on pense, 2° travaillent parfois pour d’autres maîtres que prévu, 3° n’obéissent pas toujours aux ordres de leurs supérieurs, etc.
A l’ombre bien détectable de Smiley répond celle, fantomatique, de Karla, le maître du Centre de Moscou. Le communisme a sombré, les tchékistes d’antan ont passé la main sans pouvoir écrire leurs mémoires… mais ils ont semé des héritiers, par exemple Valentina, qui gère les illégaux de l’Europe de l’Ouest, une vraie tchékiste, jamais repérée par les services ennemis (= nous). Je laisse le lecteur découvrir la suite des opérations.
La trahison, la vanité humaine, les conditionnements mentaux de l’Upper Class, les jeux de pouvoir au sein des ministères sensibles, les réflexes induits par la vie clandestine, la manipulation sans scrupules des sentiments (ceux des agents, des collègues ou des supérieurs), les rapports filiaux (réels et fantasmés), la politique internationale et ses sordides dessous : avec tous ces éléments éminemment romanesques, le Carré joue avec un inimitable brio. Du grand art.
Le regretté Vladimir Volkoff, qui avait lui aussi participé au Grand Jeu, avait coutume de dire « moustache foireux tourne gens-de-lettres ». Trop tendre, pas assez cynique sans doute pour faire un pur espion, le Carré a trouvé son salut dans la littérature, pour notre plus grand profit.
Sa mort suscite en moi une profonde tristesse.
Christopher Gérard
John le Carré, Retour de service, Seuil. A lire aussi, le Cahier de l’Herne John le Carré, dirigé par Isabelle Perrin, la (brillante) traductrice de l’écrivain.
Voir aussi
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