Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

27 juin 2019

Prazeres

 

I23644.jpg

 

Cimetière des plaisirs doit être le deuxième livre de Jérôme Leroy (1964), « sans doute un roman », précise-t-il dans sa préface, publié à un âge, trente ans, où « le cœur se brise ou se bronze », pour citer le confrère Chamfort. Après L’Orange de Malte, le jeune écrivain, « un peu égaré », proposait cette sorte de cantilène mélancolique pour chanter les matins pluvieux des Flandres, les femmes perdues, la bière et les tramways. Un professeur de Lettres dans un lycée en zone sensible (i.e. là où la violence sociale apparaît dans toute sa cruauté), un chagrin d’amour et de premiers renoncements plus ou moins définitifs (« On est très présomptueux quand on a vingt-cinq ans »), la conscience de moins en moins floue d’être condamné à brève échéance à une forme de clandestinité (« Il n’y aura plus de bonheur que dans la fuite et le souvenir »), une danseuse professeur de vieil-islandais, un je ne sais quoi de lusitanien (Cemiterio dos Prazeres est le plus grand cimetière de Lisbonne, ville que Jérôme connaît bien), les étudiantes kabyles, les citations récurrentes des ci-devant La Rochefoucauld et de Roux, les Variations Goldberg, et la Belgique si proche (« l’impression d’être entré dans un album d’Hergé ») – du pur Leroy, encore un tantinet maniériste et jongleur. Un livre de jeunesse à l’élégante tristesse.

 

Christopher Gérard

 

Jérôme Leroy, Le Cimetière des plaisirs, La petite Vermillon n° 463, 136 pages, 7.30€

 

Il est question de Jérôme Leroy dans Les Nobles Voyageurs

 

Nobles Voyageursn couverture seule.jpg

 

Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent |  Facebook | |  Imprimer |

26 juin 2019

Exit Anne Richter

 

464575_263788637034733_622247637_o.jpg

A la Foire du livre de Bruxelles, printemps MMXII

 

Née d’un couple d’écrivains renommés, Anne Richter a l’écriture dans le sang, puisqu’elle publie son premier livre à l’âge de quinze ans. Auteur de nouvelles, d’essais littéraires (sur Simenon, Milosz, …) et d’anthologies, la voici qui nous revient, avec la fraîcheur d’une rose, à l’occasion de la réédition bienvenue de deux de ses livres.
Sous ce titre étrange, entre ironie et mystère, La grande pitié de la famille Zintram, elle réunit quinze nouvelles dont le style rigoureux, austère même, ne cachera qu’aux distraits la troublante magie qui en émane. Grande lectrice des Sud-Américains (le Bruxellois Cortazar, bien sûr ; Borges, mais en moins cérébral et en plus sensuel) et des Belges (Jean Muno, préféré à Jean Ray), Anne Richter propose des énigmes que le lecteur se voit sommé de résoudre tout seul, comme un grand, ai-je envie d’écrire. D’où le trouble délicieux qu’elle suscite, notre sorcière ! Au lecteur en effet de prolonger l’aventure ; à lui de se risquer dans l’escalier en colimaçon qui l’entraîne insensiblement dans les profondeurs de son propre inconscient, car Anne Richter manipule avec subtilité cette dynamite que constituent les archétypes. Avec un doigté que peuvent lui envier bien des psychanalystes, quelle que soit leur secte… Une magicienne, passée maître dans l’art dangereux des métamorphoses ! Doublée d’une puriste, car ferme est sa langue, et rigoureuse sa syntaxe.

Dans Le fantastique féminin, un art sauvage, lui aussi réédité grâce aux bons soins de L’Age d’Homme, elle poursuit une quête déjà ancienne au terme (?) de laquelle elle peut aujourd’hui proposer une synthèse d’envergure sur la littérature féminine (pour les Belges, Marie Gevers et Monique Watteau sont placées à leur juste place), qu’elle analyse avec méthode sans jamais adopter le ton professoral. L’appel qu’elle fait aux mythes ancestraux s’y révèle plus qu’anecdotique : le fondement même de sa démarche, qui voit dans la féminité, mais oui sacrée, un rempart contre les forces néfastes. Anne Richter s’est souvenue que, dans sa cosmogonie, Empédocle attribue à Aphrodite aux mille parfums le Règne de l’Amour qui tout étreint, en permanence menacé par Arès aux noires prunelles. L’un des chapitres, consacré à l’héroïne féminine vue par les hommes, pourrait à lui seul faire l’objet d’une somme et mériterait d’être développé. Mille pistes de lecture s’ouvrent à nous et bien des textes méconnus ou occultés sont sortis de l’oubli – ce qui constitue sans doute ce que j’appellerais le syndrome Marabout (comprendre : l’influence d’un mystérieux personnage connu sous divers pseudonymes, de Lous à Baronian). Rencontrons donc Anne Richter, écrivain panthéiste, pour mieux cerner le personnage !

Christopher Gérard 

Anne Richter, La grande pitié de la famille Zintram, L’Age d’Homme, collection La petite Belgique. Et Le fantastique féminin, un art sauvage, L’Age d’Homme.

 

 

Rencontre avec Anne Richter



Anne Richer, qui êtes-vous ? Comment vous définir ?



Je suis une femme qui écrit. J’écris depuis mon enfance. J’ai toujours eu ce besoin. C’est plus une exigence qu’un besoin, car l’écriture a pour moi valeur de révélation : elle m’aide à me comprendre et à comprendre le monde. Pourquoi écrire, si ça n’aide pas à vivre ? Si l’écriture ne possède pas ce pouvoir, je trouve l’entreprise vaine et futile. L’écriture m’éclaire, m’apaise, dans les meilleurs moments : j’y découvre des instants de vérités. Il n’y a pas de vérité unique, seulement des heures et des mots vrais. Quand j’écris, j’essaie de trouver ces mots-là –, si je ne les trouve pas, je n’écris pas, je remets mon travail au lendemain, je n’ai pas l’angoisse de la page blanche. Tout doit venir à son heure. Je préfère la qualité des textes écrits à leur quantité : Vladimir Dimitrijevic, le directeur des éditions L’Age d’Homme, m’a dit un jour : « Vous habitez tout ce que vous écrivez, y compris vos anthologies ». J’ai aimé qu’il dise cela, car c’est exactement ce que j’essaie de faire ; j’accorde une importance essentielle à l’expérience de la vie transformée par la maturation intérieure. Cette maturation aboutit à la création d’un recueil de nouvelles ou à un essai, peu importe. Je me suis toujours partagée entre l’analyse littéraire et le monde imaginaire, j’ai un besoin presque physique de passer de l’un à l’autre ou même de les « habiter » l’un et l’autre simultanément. Quand je ne peux pas choisir, je mêle les genres, c’est un exercice périlleux, une gageure excitante à relever. Dans L’ange hurleur et dans Le chat Lucian (L’Age d’Homme), on trouve cette transgression des genres. Seul point commun dans tous mes textes : une adhésion au mystère qu’il faut essayer de décrypter sans le déflorer.



Les lectures fondatrices ? Et que relisez-vous aujourd’hui ?



Quand j’avais 15 ans, j’ai éprouvé un choc salutaire en découvrant Kafka. Cette œuvre-phare m’a accompagnée pendant longtemps. Kafka a dit je ne sais plus où : « Un vrai livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous ». C’est ça que son œuvre m’a fait comprendre : il y a de la cruauté dans toute entreprise artistique véritable. 

Ce que je relis ? Je relis peu. Il est vrai que la littérature actuelle est rarement enthousiasmante, mais j’y découvre malgré tout des œuvres remarquables. En outre, j’essaie d’accueillir ce qui vient : je vis les métamorphoses que la vie m’impose et je ne regarde pas en arrière. C’est ainsi que, parmi les nouveautés publiées, je trouve parfois des trésors : l’œuvre d’Andreï Makine, par exemple. J’éprouve une grande admiration pour ses romans, Le Testament français, La femme qui attendait… Je viens de lire sa dernière œuvre, Le livre des brèves amours éternelles (1) : Makine possède l’art de décrire la réalité de tous les jours dans sa cruauté la plus concrète, mais cette dure réalité s’ouvre tout à coup, comme transfigurée par les fulgurances de la poésie et de la vie intérieure. Parmi les essais, je retiens surtout un livre récent de Tzvetan Todorov, La littérature en péril (2). Un livre capital. Un cri d’alarme.



Et les grandes rencontres littéraires et artistiques ? Des écrivains, des peintres ?



Les découvertes littéraires, je les ai faites surtout en lisant. J’ai eu néanmoins dans ma vie d’écrivain quelques passants considérables : Pierre de Lescure, le directeur de la collection Roman, chez Plon, dans les années cinquante. Je lui avais envoyé mes nouvelles par la poste, c’est lui qui a décidé de les publier, alors que je n’avais que 15 ans. C’est encore lui qui m’a conseillé de persévérer dans la rédaction de nouvelles courtes : « C’est un art difficile que vous possédez d’instinct » m’a-t-il affirmé. A l’époque, Franz Hellens, un grand écrivain belge injustement oublié aujourd’hui, m’a fait l’honneur de consacrer, dans Le Soir, un long article élogieux à ces premières nouvelles. Nous avons par la suite poursuivi une belle correspondance. Il y eut aussi la période de la collection des anthologies fantastiques de Marabout, que dirigeait Jean-Baptiste Baronian : notre collaboration fut fructueuse. J’ai réalisé trois anthologies pour cette collection. Il y eut en outre, il y a encore des amitiés stimulantes ; Georges Thinès, dont j’ai souvent présenté l’œuvre et qui a préfacé la mienne. Son dernier roman, Madame Küppen et l’autre monde (3), est un joyau de l’art fantastique. Parmi d’autres amis de longue date, je retiens Jacques Crickillon, le poète rebelle, ainsi que Jean-Luc Wauthier, le poète du dépouillement et de la rigueur. Mais j’ai aussi entamé d’intimes dialogues avec des écrivains morts, – morts et pourtant si vivants ! Je pense à Maupassant, Tchekov, Simenon, Flannery O’ Connor… Parmi les peintres, j’entretiens une sorte de parenté avec l’univers onirique de David Caspar Friedrich, de Dorothea Tanning, de Balthus…



Et l’éditeur Jacques Antoine ?



Je l’ai connu, oui, c’était un homme aimable et cultivé qui adorait son métier, mais il était, à l’époque, dans sa période déclinante : il a fait faillite juste après la publication des premiers auteurs de sa collection blanche, Guy Vaes, Georges Thinès et moi-même. C’était malheureusement la fin d’un homme et d’une époque. A présent, j’ai l’impression de poursuivre une véritable complicité avec mon éditeur actuel, Vladimir Dimitrijevic. C’est encore un des seuls vrais éditeurs littéraires, à l’heure actuelle.



Vous avez naguère publié « L’Allemagne fantastique », une anthologie devenue mythique. Quelle place occupe le monde germanique dans votre imaginaire ?



Mon anthologie L’Allemagne fantastique de Goethe à Meyrink reste pour moi un merveilleux souvenir. Les prémices de cette anthologie remontent à mes années d’université. J’étais en philo et lettres à l’ULB, je me trouvais totalement immergée dans la philologie et la littérature romanes… J’étais saturée d’auteurs latins, il me fallait refaire surface. Bien que j’aie par la suite studieusement terminé les études que j’avais choisies, j’avais déjà, en candidature, un urgent besoin d’autres horizons, je voulais explorer des mondes nouveaux. J’ai trouvé l’aventure dans l’auditoire d’à côté : Henri Plard, spécialiste et traducteur d’Ernst Jünger, y donnait un séminaire. Hugo Richter, étudiant en philologie germanique, suivait ce cours avec assiduité, car il préparait un mémoire pour Plard. Hugo devait me communiquer sa passion pour les littératures anglo-saxonnes. Nous avons travaillé ensemble, parcouru la France, l’Allemagne, l’Italie tous azimuts. Les contraires s’attirent, paraît-il. Nous reformions dans l’enthousiasme l’alliance Nord-Sud… Nous nous sommes mariés. Nous avons réalisé ensemble l’anthologie des Romantiques allemands. Nous en avons fixé ensemble le choix des textes. J’en ai écrit la préface, Hugo a traduit de nombreux récits. 

A la nouvelle insolite, l’Allemagne a apporté des trésors. J’y ai découvert un fantastique plus original, plus authentique, une dimension métaphysique et philosophique que ne possède pas, la plupart du temps, la nouvelle française. Les historiens de la littérature savent bien, d’ailleurs, que le courant de la nouvelle fantastique au XIXe siècle est né d’abord en Allemagne ; il s’est répandu par la suite en France qui s’en est inspirée. Je garde aujourd’hui encore une admiration sans bornes pour les contes magiques des grands enchanteurs que sont Ludwig Tieck, Chamisso, Hoffmann, Eichendorff… Cependant, j’aime lire également des auteurs fantastiques modernes, comme Günter Grass, La ratte ou Le Tambour, ou Patrick Süskind, Le Parfum : un chef-d’œuvre. 


Vous considérez-vous comme appartenant au courant du réalisme magique ? Ou fantastique ?



Il me semble que le réalisme magique est le seul vrai fantastique ; c’est « le fantastique réel », comme disait Franz Hellens. Jean-Baptiste Baronian, quant à lui, a vu très juste, quand il a dit à mon propos, dans son Panorama de la littérature fantastique de langue française, que la vocation fantastique, pour moi, est capitale : Il est vrai que mes contes « disent avec force qu’il ne pourrait être question d’équilibre et de bonheur sans une adhésion totale au mystère, une métaphysique de l’inconnu (...) Ce n’est jamais une autre réalité qui est explorée. C’est celle de tous les jours, saisie par les fulgurances de l’âme ». (4) 
Il ne faut pas oublier, toutefois, que le réalisme magique est un vaste courant artistique qui s’est développé dans le monde entier, au XXe siècle.  En fait, je me sens plus proche du réalisme magique latino-américain (Gabriel Garcia Marquez, Borgès, Silvina Ocampo) que de Jean Ray, par exemple. Ou du Parfum de Süskind, que des contes de Thomas Owen. J’ajouterai que je ne me sens aucune affinité avec le fantastique d’épouvante ou d’horreur.



L’Age d’Homme réédite entre autres « La grande pitié de la famille Zintram », un recueil de nouvelles étranges où le thème de la métamorphose semble omniprésent… Comme si vous étiez fascinée par un insensible glissement de l’humain à l’animal, voire au végétal…



Ce recueil de nouvelles réunit des textes écrits pendant une période particulière de ma vie, une décennie comprise entre deux événements cruciaux : la naissance de ma fille, sa petite enfance, et la mort de mon compagnon. Ces premières années furent fort charnelles puisque je m’occupais tout le temps d’un très petit enfant (ce qui explique, dans mon œuvre, la symbiose avec la nature, l’animal, le végétal, la femme-chat, la femme-plante). En 1980, au sein de cet univers mythique et un peu léthargique, il y eut l’irruption brutale de la mort, une cassure violente qui s’est manifestée par un brusque changement thématique : la fuite hors de la maison, hors de la vie, le rêve d’envol, d’anéantissement… Or, durant cette même période, durant les années 70, Jean-Baptiste Baronian me proposa d’écrire pour Marabout une anthologie de la nouvelle fantastique féminine. En somme, la théorie après la pratique. Cela convenait à mon désir d’oscillation entre la fiction et l’analyse critique. J’ai donc commencé à rassembler sans idée préconçue le plus de textes possible. J’ai réuni des histoires de toutes les époques, de tous les pays, et en les relisant, j’ai constaté une chose curieuse. Chez toutes ces femmes, certains thèmes revenaient de façon insistante et ces thèmes étaient, le plus souvent, interprétés de la même façon, comme s’ils étaient sortis d’un imaginaire féminin collectif, – le rêve le plus fréquent et le plus significatif étant la métamorphose. Notons que l’imaginaire masculin développe aussi ce thème-là, mais celui-ci n’est pas interprété de la même façon. Dans les textes féminins, la métamorphose en animal ou en végétal devient, la plupart du temps, un accomplissement, une voie élargie et royale ; en quelque sorte, une apothéose. Chez les hommes, au contraire, la métamorphose en animal est très souvent conçue comme une déchéance sordide… On pense aussitôt au Grégoire Samsa de Kafka, ce malheureux transformé en cancrelat, ou aux hommes-loups de Claude Seignolle, ou à la Truie de Thomas Owen… On pourrait multiplier les exemples. Par contre, La nuit aux yeux de bête de Monique Watteau, la fille à la chauve-souris de Pierrette Fleutiaux (pour ne citer que ces conteuses-là) racontent de merveilleuses initiations à une autre vie… Partant de ces découvertes faites dans mon anthologie, j’ai écrit un essai intitulé Le fantastique féminin, un art sauvage (que vient de republier également L’Age d’Homme). J’ai développé dans cet essai l’idée d’une spécificité de la nouvelle fantastique féminine, notamment à travers le thème de la métamorphose.



Vos projets ?



Un recueil de nouvelles, mais ce ne sera plus du fantastique féminin. Mes deux derniers recueils s’inscrivaient déjà dans une thématique différente, un climat moins onirique, plus satirique et ironique. Ce qui n’empêche pas la présence de la poésie.



Bruxelles, avril MMXI 
Propos recueillis par Christopher Gérard



---------- 
(1) Andreï Makine, Le livre des brèves amours éternelles, Seuil, Paris 2011
(2) Tzvetan Todorov, La littérature en péril, Flammarion, Paris 2007
(3) Georges Thinès, Madame Küppen et l’autre monde, L’Age d’Homme, Lausanne 2006
(4) Jean-Baptiste Baronian, Panorama de la littérature fantastique de langue française, La Table Ronde, Paris 2007, p.243

 

 

328752_362045900542339_629378835_o.jpg

 

Avec Anne Richter et Jean-Baptiste Baronian, à la librairie de la Place des Martyrs, MMXII

Écrit par Archaïon dans Hommages | Lien permanent |  Facebook | |  Imprimer |

24 mai 2019

Luc Dellisse

RobinsonCOUVlight.jpg

 

Né à Bruxelles mais naturalisé français, Luc Dellisse est auteur de livres pour la jeunesse, critique littéraire, enseignant (à la Sorbonne, s’il vous plaît), scénariste et poète. 

Dans Libre comme Robinson, il nous livre des réflexions  bienvenues sur le nouveau monde qui vient, celui de la « ruche planétaire » où disparaît progressivement l’authentique liberté, et sur la manière, bien concrète, de gagner ces maquis qui résistent à la grande mise au pas : « La liberté de mœurs, l’indépendance d’esprit, la maîtrise du langage, la connaissance de l’Histoire, le secret et la discrétion, sont entrés dans un immense laminoir, parfois appelé globalisation ». Il propose quelques dizaines de pistes à tous ceux que ne transporte pas d’enthousiasme la grandissante restriction des libertés réelles... qui s’opère sous nos yeux (fermés) au nom du Bien et de la Vertu. Comment échapper un tant soit peu au contrôle et à la dépossession, au collectivisme et à la massification, à ce « tout-commerce » que constitue la mondialisation ? Comment s’organiser pour ne pas être du voyage ?

Dans un monde radicalement inédit (surpopulation et brassage obligatoire, remplacement numérique et omni-surveillance électronique, épuisement des ressources et marchandisation sans fin,…) comment trouver et protéger cette île déserte où Robinson parvient à être à la fois hors du monde et dans le monde ? Comment trouver son unité dans un monde disloqué, comment résister au désir morbide de transparence et réhabiliter la réserve  - au sens strict du terme ? A lire ces réflexions intempestives, je repère aussi chez Luc Dellisse un refus passionné de la dégradation de notre langue, entre autres par le biais de l’écriture inclusive ou de l’aplatissement journalistique. 

 

Christopher Gérard

 

Luc Dellisse, Libre comme Robinson. Petit traité de vie privée, Les Impressions nouvelles, 17€

Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent |  Facebook | |  Imprimer |

02 mai 2019

Tour d'ivoire

54207597_10218524793732935_1673574809075712000_o.jpg

 

 

Moins de deux ans après le magnifique et très-subversif L’Homme surnuméraire, le Nantais Patrice Jean propose son cinquième roman, Tour d’ivoire, dont le décor, et en fait l’un des personnages principaux, est Rouen, la ville de Gustave Flaubert. Comme dans son précédent roman, le héros, Antoine, est un déclassé, un lettré « surnuméraire » qui a fait le choix de la pauvreté volontaire pour se consacrer, stricto sensu, à une revue littéraire, confidentielle comme son nom l’indique, Tour d’ivoire. Un raté en somme, selon les critères aujourd’hui en vogue, qu’accompagne son ami ( ?) Thomas, encore plus intraitable sur la pureté de l’engagement en faveur de l’art pour l’art. Tout le roman tourne autour du dialogue, tantôt véhément, tantôt muet, entre ces deux hommes : faut-il céder, ne fût-ce que d’un pouce, aux sirènes, même postmodernes ?

Antoine a donc choisi l’obscurité, décevant ainsi son épouse, qui le largue (et cesse de jouer au mécène) et, bientôt, sa fille Blandine, que viendra consoler l’attentionné Thomas. Il vivote dans un HLM de la Grand’Mare (hilarants tableautins du « vivre-ensemble ») et se contente de CDD à la médiathèque Arthur Rainbow (!), l’un des décors du roman – prétexte pour l’auteur à une description aussi comique que glaçante du dispositif d’infantilisation des masses et de leur encadrement « culturel ». Notre bibliothécaire tranche d’avec ses jeunes collègues, acquis à la culture du divertissement et conscients de leur rôle dans le dressage « citoyen » de leurs usagers. Il fera, ô surprise, l’objet d’une dénonciation en règle pour un article littéraire de sa revue consacré à un écrivain qui, dans un français parfait, ose évoquer l’actuel chaos migratoire et ses conséquences sans l’enthousiasme ni la cécité de commande.

Avec un calme courage, Patrice Jean s’attaque à la doxa dominante, usant tour à tour de la cruauté du polémiste et de la douceur toute en sensibilité de l’artiste - un tueur en dentelles. L’une des questions qu’il pose est celle de la place de la culture authentique, vécue non comme docile consommation de produits estampillés culturels mais bien comme quête désintéressée du beau et du vrai, comme métamorphose. Comment résister à la méthodique profanation de la littérature ? Comment éviter son fatal déclassement dans un monde où l’argent est tout, où l’industrie culturelle dicte le mauvais goût et la bonne pensée : « A quoi bon psalmodier le bréviaire de l’exigence spirituelle dans un monde livré au néant de la matière, sous le soleil de la marchandise victorieuse, à l’ombre du divertissement ricaneur ? »

Doué d’un jolie vis comica,  l’impeccable styliste qu’est Patrice Jean* réussit ses descriptions de types humains, comme le progressiste, qui, pour recevoir une gratification narcissique (« susucre ») affiche de manière pavlovienne sa « révolte » au service du Bien (« papatte ») et qui, dans un désir éperdu de Vertu, s’arroge le pouvoir de cataloguer, et donc de condamner, une personne, même inconnue de lui, selon l’idée qu’il se fait d’elle, au gré de ses humeurs ou de ses intérêts : « En ce monde perdu, est-il plus sotte façon, plus lâche posture, que celle où l’on abdique la dignité du doute pour revendiquer, moralement, la supériorité d’être dans le vrai et le bien, au-delà des interrogations, dans le confort d’un choix juste et solide, jamais remis en cause ? »

Nihil novi depuis Tartuffe & Trissotin, certes, mais, aujourd’hui, ces ligues de rééducation, véritables bataillons de termites, sont légion, et servies par l’électronique, et défendues par des élites de pacotille.

Tout cet ambitieux roman, rédigé dans une langue limpide, charpentée par un compagnon du devoir devenu maître, pousse le lecteur à s’interroger sur notre crépuscule et sur la nature de la littérature comme défense et illustration du monde invisible, comme quête ascétique d’une forme d’excellence.

 

Christopher Gérard

 

Patrice Jean, Tour d’ivoire, Editions rue Fromentin, 244 pages, 21€.

 

* J’ai buté sur une seule scorie : un « tacler » par trop journalistique … sans doute utilisé avec ironie.

 

Lire aussi 

 

Nobles Voyageursn couverture seule.jpg

 

Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature |  Facebook | |  Imprimer |

29 avril 2019

Exit Jean-Claude Albert-Weil

JC AW et CG.png




CG et Jean-Claude Albert-Weil au cocktail organisé en novembre 2000 à L'Age d'Homme, rue Férou, pour la parution de Parcours païen.

A l'arrière-plan, Jean Parvulesco.


C’est à Rome que j’ai appris la disparition en avril du cher Jean-Claude Albert-Weil (1933-2019), l’un des écrivains les plus singuliers que j’ai rencontrés. Cette chance, je la dois à mon ami Marc Laudelout, l’éditeur du Bulletin célinien, qui, vers 1997, attira mon attention et celle de quelques happy few sur un hallucinant roman, mixte de Swift et de Philip K. Dick, Sont les oiseaux.

Alors inconnu, si ce n’est des milieux du jazz où il s’était fait un nom, l’auteur publiait, au Rocher, une uchronie que l’on peut, oui, qualifier de géniale, où il imaginait l’écrasante victoire du Reich en 1940, suivie de l’instauration du Grand Empire eurasiatique, traversé de Dunkerque à Vladivostok par une autoroute monstrueuse, Panfoulia. Roman « visionnaire », comme le qualifiait Jérôme Leroy dans sa quatrième de couverture, Sont les oiseaux fut pour moi un coup de massue, peu ou prou comparable à celui du Voyage, dont Jean-Claude Albert-Weil, qui m’enguirlandait quand je prononçais son patronyme à l’allemande, était un fanatique, lui qui plaçait si haut Céline, mais aussi Swift et Rabelais.

Lorrain par son père, descendant des Juifs du Roi, protégés par Louis XIV, bourguignon par sa mère, de tradition gaulliste et patriote, Jean-Claude rêvait, lui aussi, au retour des Grandes Dionysies, mais au sein d’un empire non-humaniste, « existenciste » et heideggérien, où le jazz aurait été musique officielle et la publicité interdite, comme bien d’autres pratiques « ploutocratiques ». Une bombe donc, à l’ahurissante créativité verbale et d’une liberté de ton qui faisait jubiler le lecteur. L’auteur crut bon de rédiger une suite, sous la forme d’un trilogie : Europia (nouveau titre de Sont les oiseaux dans la réédition), Franchoupia et Siberia.

Je ne fus pas séduit par ces suites dont le délire narratif et langagier me rebuta. Je pense que Jean-Claude Albert-Weil fut l’homme d’un seul livre, un roman-monde où il déversa d’un coup et dans le bon ordre ses phantasmes de démiurge. Je l’avais perdu de vue depuis longtemps, ce qui n’atténue en rien ma peine à l’idée de ne plus revoir cet homme unique qui m’aimait bien.

Sit tibi terra levis !

                                               Voir aussi

Nobles Voyageursn couverture seule.jpg

 

Écrit par Archaïon dans Hommages | Lien permanent | Tags : littérature |  Facebook | |  Imprimer |