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21 mai 2020

Pour Stendhal

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Historien renommé, spécialiste de l’Empire et de la Restauration, Emmanuel de Waresquiel s’est amusé, dans un court essai écrit pendant ses vacances d’été à la campagne, à rédiger une lettre d’amitié à Henri Beyle (1783-1842). Lecteur de Stendhal depuis trente ans, l’historien a voulu voir plus clair sur la parenté d’âme qui le lie à l’auteur de La Chartreuse de Parme.

Ce faisant, M. de Waresquiel rejoint, aux côtés de Jacques Laurent, de Jean Prévot et de Philippe Berthier, la cohorte des beylistes plutôt que la troupe des stendhaliens. Ceux-ci utilisent Stendhal pour faire carrière ; ils « travaillent sur » l’écrivain, parfois non sans apporter leur petite pierre à l’édifice. Ceux-là se découvrent une passion pour « le rêveur définitif » et, en amis, témoignent de leur reconnaissance pour cet homme qui leur a offert « cette disposition passagère à la légèreté et au bonheur » - je cite ici Waresquiel. C’est dire si J’ai tant vu le soleil illustre l’état de grâce de son auteur. Il ne nous apprend à peu près rien sur Stendhal, sinon cette référence à une lettre inédite de M. de Beyle (sic) à Talleyrand, datée du 7 avril 1814, par laquelle cet admirateur de Napoléon… se rallie au gouvernement provisoire.

Non, ce court essai vaut pour sa fervente lucidité, pour son intelligence sensible – le livre d’un ami destiné aux amis d’Arrigo Beyle, Milanais, aux aficionados de ce sous-lieutenant de cavalerie qui chargea les Autrichiens à l’âge de dix-sept ans.

Ce livre est pour tous ceux qu’émeut l’amoureux transi et qu’amuse l’arriviste pataud.

Pour tous les frères de Quest’anima adorava Cimarosa, Mozart e Shakespeare.

 

Christopher Gérard

 

Emmanuel de Waresquiel, J’ai tant vu le soleil, Gallimard, 118 pages, 13€

 

 

Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : stendhal |  Facebook | |  Imprimer |

20 mai 2020

Le Prince d'Aquitaine - vu par les confrères.

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Un très grand livre.

Jacques De Decker, de l'Académie royale

 

*

Si Le Prince d’Aquitaine relève de l’exorcisme, et même d’une certaine revanche posthume, c’est par le brassage de la vie et par l’exceptionnel relief de ses observations, traduites par une écriture claire et cinglante, bien accordée au défi de l’ «Inconsolé», que ce livre nous atteint et nous touche. 

Jean-Louis Kuffer

 

*

C'est la pérennité de la nature humaine à travers les aléas de l'Histoire, ainsi qu'une manière de se fortifier contre les obstacles que nous aimons chez Christopher Gérard ; à quoi il convient, pour la bonne bouche, d'ajouter l'impertinence de son attachement aux racines gréco-romaines de l'Europe, et un goût fort peu démocratique des raffinements vestimentaires !

Michel Mourlet

 

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Une grande pudeur doublée d'une lucidité désenchantée, le tout servi par un style d'une élégance rare.

Olivier Maulin

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Ce texte qui a l'impassible et admirable vibrato du vécu (...). Livre concis, écrit à la cravache, terrifiant !

Christian Dedet

 

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Une âme sensible, écorchée vive, mais simultanément courageuse, prête - pour reprendre la formule finale - à s'élancer hors de la tranchée.

Gabriel Matzneff

*

Une lecture éprouvante et plaisante (plaisante puisque éprouvante), comme le sont les lectures qui comptent, lecture où l’on pénètre dans les zones de l’existence que tout écrivain digne de ce nom se doit d’arpenter : la honte, le ressentiment, la rancœur, la violence, la solitude.

Patrice Jean

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L'élégance de n'en pas trop dire, de savoir s'arrêter où il convient.

Arnaud Bordes

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Une maïeutique princière d’Aquitaine, certes, mais aussi de Danemark, selon les voies sinueuses et droites de la géographie poétique, et les moyens impériaux de la puissante brevitas ; un récit d’initiations, une renaissance cathartique - donnée pour telle - dont la petite musique, douloureuse et gaie, emporte.

Rémi Soulié

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Une valeur sûre de la rentrée. (...) Son  style pénétrant, son érudition latine, ses vestes en tweed et ce détachement quasi-aristocratique font (de C.G.) un auteur précieux car inclassable".

Thomas Morales

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Un livre nervalien où Drieu la Rochelle, celui du Feu-follet et de Récit secret, aurait trouvé sa part. Un grand livre.

François Bousquet

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Avec Le Prince d'Aquitaine, référence obligée au poème de Nerval, il livre un étonnant portrait de son père - flambeur, flambant & flambé -, et explique, au gré de souvenirs d'enfance qui restituent à la perfection ce qu'il faut déjà appeler une "fin de siècle", sa propre "difficulté d'être". L'ensemble est beau et sobre. Christopher Gérard émeut par une sincérité contenue qui ne fait pas abstraction du style. On est dans La Lettre au père de Kafka, revue et corrigée par Drieu la Rochelle. Emotion garantie.

Stéphane Barsacq

 *

Dans ce qui restera, comme une œuvre marquante, sa version de La Fêlure, Christopher Gérard — par son évocation d’un  père essentiellement absent, occupé à la dilapidation des ressources et au saccage de la filiation — nous parle de tout autre chose : l’hébétude des fils que nous étions, devant la génération la plus narcissique du monde connu, sans vergogne et sans amour. Des brumes d’Ostende, où une grand-mère lui transmet, gamin naïf et affectueux, au soleil de Capri, dans des réceptions capiteuses dont le gamin narrateur s'émerveille en dépit des querelles qui éclatent au petit bonheur des égarements du père à la dérive, Dolce Vita — actrices, ambassadeurs, vieux dignitaires mussoliniens — jusqu’aux aux aubes glaciales de Bruxelles hivernale, où le père flambeur, débauché et sans scrupules, compromet sa famille, entouré des truands, mercenaires et demi-mondaines du Bruxelles de la grande époque, Christopher Gérard dessine en effet un destin et une révolte — (...) — nous étions réfugiés politiques au pays du dandysme et de la politesse du désespoir. Cracher, seulement cracher, mais mettre tout le Niagara dans cette salivation,  disait notre cher Drieu à propos de Céline. C’était notre mission, Christopher Gérard la remplit ici avec éclat et mélancolie. Son règlement de comptes avec le père n’en est pas un, juste un compte-rendu d’amour absent. (...) 

Non, Christopher Gérard  a écrit un roman, un drame de mots construit sur la tension entre ses personnages, illuminé par les fulgurances d’un style limpide — la pureté de la langue de Christopher !… —  dans lequel, quoiqu’ayant horreur des récits d’enfance, je me reconnais.

À lire sans délai.

Thierry Marignac

 

*

A travers les confidences d’un Européen à son père, la déchéance et la renaissance de notre civilisation nous apparaissent fugitivement, comme à la lumière d’un éclair. Car le récit tout entier est une figure de style : une synecdoque, du drame familial à la tragédie d’un peuple. Le descendant, s’exprimant à la première personne, parle pour les enfants du siècle, et l’écho de sa plainte aiguë et contenue tremble comme le manifeste implacable de l’Europe éternelle contre la modernité vaincue, un père failli et pourtant omniprésent.

Les ressources du style romanesque offrent à cette poignante catilinaire un tour élégant et l’enrichissent de détails qui chacun invite à la rêverie ou à la réflexion. Le narrateur s’avère bien un émule du Desdichado de Gérard de Nerval, auquel fait référence le titre du roman. Sa traversée de l’Achéron vers la rive de Vénus et du Soleil invaincu, c’est le cheminement incertain d’Europe au-delà du siècle maudit, au-delà de ses mutilations et de ses intoxications. (...)

Le Prince d’Aquitaine plaira sans doute aux esthètes, et non moins aux hommes d’action. Puisse-t-il inspirer les lecteurs à être l’un et l’autre ! C’est le mérite que l’on peut attendre d’un roman qui célèbre une paix profonde, obtenue par un noble combat : inviter chaque Européen à affronter son destin, et renouer avec lui.

Thibaud Cassel

 

*

D’une part, instruire le procès d’une génération désenchantée, qui a manqué au devoir de transmettre à la suivante le sens d’une certaine dignité, du tragique et, plus fort encore, du bonheur à être au monde. D’autre part, poser un acte littéraire, en affirmant que la construction d’un individu reste possible quand bien même celui qui l’a lancé dans l’existence lui dénierait toute qualité.

Frédéric Saenen

 

*

**

 

Un fils s’adresse à l'ombre de son père et, ce faisant, dresse un portrait cruel d'une génération tout en évoquant avec une certaine nostalgie le monde d’avant – celui des années 50 à 70. En chemin, il retrace un triple parcours spirituel, esthétique et moral étalé sur un siècle et qui prend sa source à l’automne 1914, quand un obus allemand fracasse le destin de sa lignée.

Méditation sur la résilience et sur les blessures transgénérationnelles comme sur la faillite d’une époque, Le Prince d’Aquitaine est un roman à la veine blasonnée et secrète, qui témoigne d'un cheminement douloureux et stoïque pour... le meilleur du talent.

Réflexion sur le dandysme et sur la vision tragique de l’existence, où le lecteur croisera Drieu, Stendhal et Léautaud, Le Prince d'Aquitaine est aussi un roman initiatique, fruit de réminiscences et d’observations.

 

*

 

 Incipit 

 

 

"Toi et moi, nous sommes le fruit des épousailles du sable et de l’acier.


En septembre 1914, sous les remparts d’Anvers, une salve d’artillerie décida de notre destin à tous les deux, quand, pulvérisant la tranchée où il se terrait avec son peloton, elle fit de Fernand Elysée ***, mon grand-père, ton géniteur, le héros de la famille, le Grand Invalide.

Enterré vivant, le beau Fernand ne dut son salut qu’à la présence d’esprit d’un brancardier qui, au passage, aperçut un bras émergeant encore tiède des décombres.

Au milieu des explosions, sous la mitraille, ce brancardier prit le risque de dégager le corps écrasé de ton père, assurant ainsi à notre lignée un répit d’un siècle. Fernand se réveilla à Londres après des semaines de coma ; quant à ses camarades, oubliés, ils dorment encore dans l’argile, aux pieds de l’ancienne citadelle.


Finies les charges contre les Allemands : le jeune aspirant, si fringant dans sa vareuse, n’était plus qu’un infirme disloqué, cloué sur un lit du King Albert Hospital de Highgate, puis affaissé dans sa chaise roulante, comme sur cette photo prise à la Villa Léopold, au Cap-Ferrat en février 1917.

Un jeune guerrier foudroyé, à la bouche amère et aux traits creusés par l’épreuve. Couvert de médailles, et des plus prestigieuses, mais condamné dix ans durant à une totale immobilité, puis aux béquilles, à la pitié des femmes, aux morsures d’un dos fracassé. Un jour, Grand-Mère m’a dit qu’il était parvenu à connaître le nombre exact des fleurs du papier peint de la chambre où il se morfondait en pratiquant un peu de vannerie pour ne pas sombrer. J’imagine ton père gisant sur son lit, comptant les fleurs une par une, attendant des soins inutiles.


J’ai là sous les yeux l’album que lui offrit à Londres une amie anglaise, truffé de messages de compassion et d’espoir destinés au courageux aspirant de la salle III, tracés avec élégance à l’encre violette par ses infirmières – la princesse Henriette de Ligne ; Agnes Ryckers, de Boston ; bien d’autres dames du temps jadis, qui citaient Lamartine et Musset pour adoucir sa peine. De lire, ici et maintenant, ces noms de femmes qui, elles aussi, dorment de leur dernier sommeil, m’émeut davantage que ton trépas à toi. Absurde, n’est-ce pas, cette humidité qui me brouille le regard ?"

 

Une tragédie antique en trois générations

 

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13 avril 2020

Exit Jacques De Decker

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Jacques De Decker, lecteur amical

 

Triste nouvelle en ce lundi de Pâques : le coeur de Jacques De Decker s'est arrêté de battre.

Une figure tutélaire, ô combien amicale (attentive à ses cadets, dont beaucoup lui doivent tant), s'efface.

Enthousiaste, généreux, présent sur tous les fronts, Jacques De Decker aura, des décennies durant, incarné et défendu la littérature belge. 

Cet homme délicieux aura sacrifié son oeuvre à la vision qu'il avait du service rendu à la littérature comme à ses confrères. Ne l'oublions pas.

Terrible perte, vide béant, absence cruelle.

Sit tibi terra levis !

 

*

**

Pour mieux cerner cet homme unique,

mon entretien avec Jacques De Decker, de mars MMXI

 

Qui êtes-vous? Un touche-à-tout? Un sceptique?

Me définir moi-même ? Rude tâche ! J’ai l’impression qu’on n’est jamais que la somme des regards portés sur soi. Quant au regard intérieur, indéniable, il ne révèle rien d’autre qu’une volonté de continuer, envers et contre tout, ainsi qu’une constante perplexité devant le spectacle du monde, dont on ne voit que la représentation, les ombres projetées au fond de la caverne. J’ai toujours adhéré à la métaphore platonicienne, parce qu’elle évoquait à mes yeux d’enfant un grand cinéma, lieu de révélation par excellence pour le cinéphile que je suis devenu lorsqu’à cinq ans on m’a amené voir Cendrillon de Walt Disney. Je ne suis jamais revenu de cette vision au point de m’être identifié d’emblée avec la souris Jack et d’avoir vu dans son compagnonnage avec la souris Gus l’archétype de l’amitié, qui allait tant compter dans ma vie. La volonté d’une part, la représentation de l’autre : on est déjà en plein Schopenhauer…

Quant à l’artiste… J’en suis un, paraît-il, mais comme par devers moi. Je n’ai jamais cherché à en prendre la pose, je n’y ai d’ailleurs pas été entraîné par l’exemple de mon père, peintre qui vivait de son art mais n’avait rien de l’artiste dans son comportement quotidien. Il était plutôt un artisan, et je me reconnais davantage dans cette attitude. Je suis un fabricant, un ciseleur de textes, rien de plus. Et j’aime être à l’établi. J’ai parfois quelque difficulté à m’y mettre, mais c’est au travail, tout bien considéré, que je me sens le plus heureux. Phénomène récent: j’irais même, depuis quelque temps, jusqu’à oser dire que je suis un écrivain. Mais il m’a fallu quelques milliers de pages pour me rendre à cette évidence.

Dans cette grande variété d’exercices de l’écriture, je me suis diversifié, c’est vrai. Et sans trop de mal. Le seul domaine que je n’ai que fort peu abordé, c’est la poésie, et c’est sans doute parce que je la respecte trop. Me permettrai-je un jour de la bousculer un peu ? Chi lo sa ?

De ce que je viens de dire transpire, me semble-t-il, une certaine dose de scepticisme. Cela pourrait bien être l’une des modalités de mon « être-au-monde ». Mais expliciter la chose demanderait de grands développements, et mettrait ma discrétion à rude épreuve.

Quelles ont les grandes étapes de votre parcours? Un mot sur les professeurs qui vous ont enseigné ce que vous décrivez comme "le sens critique, le refus d'obéissance, le scepticisme comme impératif catégorique"?

Ma liste de maîtres est très longue. Je n’ai cessé de m’en trouver de nouveaux, de compléter ma collection. Des professeurs, précédés d’instituteurs – je dois beaucoup, il va sans dire, à monsieur Clersy qui m’apprit à lire et à écrire -, puis de grands universitaires, au premier rang desquels je cite immanquablement Henri Plard, le stupéfiant traducteur de Ernst Jünger, qui a beaucoup marqué mon amie Françoise Wuilmart aussi. J’ai bien entendu aussi une dette immense à l’égard de Jean Weisgerber qui a fait de moi un néerlandiste distingué, comme on dit, et a dirigé mon mémoire de licence sur Hugo Claus qui est devenu mon premier livre et représente un pan énorme de ma formation de dramaturge. Mais je ne saurais détailler toutes les étapes de mon parcours : première traduction, premier article, première pièce originale, première nouvelle, premier roman, premier scénario, premier livret. Je pourrais écrire un livre qui narrerait par le menu toutes ces « premières fois », qui ont toujours été précédées d’une réflexion préalable. Je n’ai jamais fait l’économie de l’approche théorique avant de passer à la pratique. C’est ce qui m’a aidé à devenir maître à mon tour : j’ai donné cours de journalisme, de dramaturgie, de creative writing, parce que je n’ai à vrai dire jamais été un témoin passif des œuvres des autres, même des plus grands. Je n’ai cessé d’être intrigué par l’élucidation du processus qui avait permis leur accomplissement. La plus récente illustration de cette démarche est mon petit livre sur Wagner. Il veut simplement aider à comprendre comment un simple mortel a pu construire un édifice artistique d’une telle ampleur.

Et les grandes rencontres? Des figures tutélaires?

Je ne parlerais que des créateurs qui m’ont réellement, concrètement, appris ces multiples métiers qui pour moi n’en forment qu’un seul. Mon mentor en fait d’adaptation théâtrale fut Jean Sigrid, avec qui j’ai composé quelques versions de pièces d’auteurs hollandais. L’auteur de théâtre qui m’a le plus marqué est Simon Gray, un ami très proche de Pinter, mais beaucoup moins célèbre que lui. Pour le reste, tous ceux qu’il m’est arrivé de traduire ou d’adapter ont forcément laissé des traces, et ils forment plutôt une brillante cohorte : Shakespeare, Marlowe, Goethe, Kleist, Wedekind, Schnitzler, Brecht, Botho Strauss, Hugo Claus, et j’en oublie beaucoup, même des auteurs de moindre niveau, mais auprès desquels on glane toujours quelque chose. Radiguet disait qu’on apprenait beaucoup à la lecture de mauvais romans, parce qu’on « en voyait des coutures ». Cela vaut aussi pour le théâtre. Mais je mettrais en évidence un écrivain qui m’a marqué profondément et durablement, en particulier par son éthique de l’inscription de l’auteur dans la société : Julien Gracq. C’est une très grande rencontre, et pas seulement livresque puisque j’ai eu le bonheur, au surplus, de m’entretenir avec lui. J’ai rencontré, souvent pour des raisons journalistiques, d’innombrables écrivains, et d’illustres (mon livre En lisant, en écoutant en rend quelque peu compte), mais Gracq est celui qui m’a laissé la plus forte impression.  Je ne citerai pas d’écrivains belges, parce qu’ils sont trop nombreux, de diverses générations, à avoir déteint sur moi. Il faut cependant que je distingue quatre personnalités auprès desquelles, au Soir, je me suis initié à la critique littéraire : Georges Sion, Jean Tordeur, Yvon Toussaint  et Pierre Mertens. Mais j’ai aussi une dette énorme à l’égard de metteurs en scène, de gens de théâtre avec lesquels j’ai travaillé : Monique Dorsel, Henri Ronse, Jean-Claude Idée, Daniel Scahaise, Armand Delcampe, Leonil McCormick… Et puis il y a cette toute récente collaboration avec Benoît Mernier, qui m’a fait découvrir le monde de la musique et de l’opéra.

Les grandes lectures? Naguère. Aujourd'hui.

Les grandes lectures ? Les maîtres de la bande dessinée tout d’abord, et Henri Vernes, le père de Bob Morane, à l’égard desquels ma reconnaissance est incommensurable. Il m’arrive, maintenant, de fréquenter Henri Vernes, de déjeuner avec lui (en compagnie de Jean-Baptiste Baronian, notre ami commun) et chaque fois il faut que me pince pour admettre que je trinque avec une idole de mon adolescence. Mais si je devais citer des auteurs que je n’ai jamais cessé de fréquenter depuis qu’ils me furent révélés, je dirais, dans le désordre, Stendhal, Valéry, Joyce, Cocteau, Pessoa, Simenon, en m’imposant d’en rester là, parce que même mon peloton de tête fluctue sans arrêt. Ce sont en tout cas des gens que j’ai découverts il y a longtemps (sauf Pessoa bien sûr), mais que je « revisite » le plus volontiers.

 

Pourquoi Jacques De Decker écrit-il, en fin de compte ? Pour "éclairer un pan de ma vie" comme l'auteur de la « Lettre à Luce », ce récit figurant dans votre dernier livre?

Pourquoi écrit-on ? Parce qu’on aime ça, que cela aide à vivre, à ajouter un monde personnel à celui qui nous est imposé, et nous laisse sur notre faim. Pour amuser la galerie, charmer les dames, attirer l’attention sur soi, il serait malhonnête de le nier. Mais pourquoi écrit-on cela, et pas autre chose ? Dans mon cas, pour ce qui est de l’écriture originale en tout cas, il s’agit chaque fois d’une inquiétude existentielle, que je tente d’exorciser en la livrant à qui pourrait y prêter attention. A mes yeux le lecteur, le spectateur, l’auditeur existent. Sans que je veuille précisément leur plaire, ou leur servir ce qu’ils pourraient attendre de moi. J’en serais d’ailleurs incapable. Mais j’ai très peu de choses dans mes tiroirs. La déformation du théâtre et du journalisme m’empêche de faire l’impasse sur la communication. La communication littéraire, plus précisément, est quelque chose de très singulier. La bouteille à la mer est peut-être l’image qui en rend le mieux compte. Ou la lettre à l’inconnu ou à l’inconnue à qui ont veut cependant communiquer quelque chose de rare, d’enfoui, parfois d’inavouable. C’est cette communication-là que nous entretenons avec les auteurs que nous aimons, c’est celle que nous établissons lorsque nous nous mettons nous-mêmes à la tâche. Et la chaîne de ces contacts profonds et anonymes (du moins du côté du lecteur) constitue le miracle – ou la malédiction - de la littérature.

 

Des regrets? Des attentes?

Il m’arrive de me demander si je ne me suis pas égaré dans des occupations dissipatives qui m’ont souvent éloigné de la littérature pure. Mais je ne m’attarde pas à cette pensée funeste. D’une part je sens que lorsqu’un sujet s’impose impérativement à moi, il se mue en projet que je n’ai de cesse d’avoir réalisé, et le temps vraiment nécessaire, alors, finit par se trouver. D’autre part, sauf exceptions, la plupart des écrivains ne survivent qu’à travers quelques livres. Il suffit d’avoir écrit ceux-là, ces textes qui ont quelque chance de résister aux outrages du temps. Parce que, ah oui, j’oubliais de dire qu’au fond je n’écris pas prioritairement pour mes contemporains, aussi prétentieux que cela puisse paraître !

 

 

 

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24 mars 2020

Luc Dellisse : Un Sang d'écrivain

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Après Libre comme Robinson. Petit traité de vie privée (Les Impressions nouvelles) et Le Sas (Éditions Traverse), Luc Dellisse aggrave son cas en nous livrant avec Un Sang d’écrivain, une sorte d’autobiographie imaginaire, ô combien révélatrice d’un paysage mental à rebours du siècle.

Il s’agit, sous l’apparence de Souvenirs d’égotisme, d’une somme de réflexions sur le métier, ou plutôt la fonction d’écrivain - et non d’auteur, car Luc Dellisse distingue fort à propos le premier du second. Celui-ci, pour plaire, raconte des histoires et, pour ce faire, en est souvent réduit à tirer à la ligne ; celui-là fait entendre une musique, sa musique (la fameuse « petite musique »  de Céline) et, surtout, joue avec la langue, truffant ses écrits de signes codés qui sont autant d’appels lancés aux lecteurs de haut parage. En clair, l’écrivain est un artiste, forcé de ruser avec le système pour pouvoir lui arracher des moments de liberté grande. Comme Dellisse le perçoit avec lucidité, l’écrivain est un clandestin, une sorte d’agent double soignant ses multiples couvertures.

Il y a du moraliste sceptique et du chroniqueur pessimiste chez Dellisse, conscient de vivre dans une société post-littéraire de jour en jour plus brutale et plus irrespirable : « une ambiance de morosité, de mémoire sélective, de rancœur, de déconnexion de la réalité, d’images brutales et de jeux de rôle baigne l’Europe : une Europe des attentats extrémistes, des machines intelligentes et des administrations folles, des religions cruelles et de la pauvreté ordinaire. Cette ambiance est propre aux fins de règne et aux chutes d’empire. » Lui-même se définit comme « païen, indifférent au sport et dépourvu de tout attachement politique », aux antipodes du clerc progressiste pour qui le passé serait un enfer dont nous serions tous sommés de nous délivrer dans la docilité et la bonne humeur.

Ainsi, Dellisse refuse non sans courage cet avachissement général grimé en quête de liberté : « Au vu des échanges verbaux, des tenues vestimentaires, des comportements sociaux, de l’expression décomplexée de la mauvaise humeur et de la haine, de l’exposition narcissique de sa propre image, du déni d’éducation apporté aux enfants, il me semble que le seul conseil digne de ce nom serait au contraire : « Tiens-toi un peu » »

Disciple de Montaigne, de Stendhal, de Valery et de Morand, notre ami appartient, dit-il, à l’Antiquité : « Par mes lectures, par mes goûts, par mon corps, par mes royaumes, j’appartiens à l’Antiquité romaine et à ses représentations. La religion de mon enfance n’a fait que renforcer cet accord. Je suis aussi peu que possible « judéo-chrétien ». L’indifférence et l’ennui que m’a toujours procurés la Bible en sont le signe discret. Je suis pagano-catholique, rien de plus, rien de moins. Je n’ai jamais éprouvé le moindre attrait pour les monothéismes. Mais j’aime les petits dieux de l’instant, et toutes les saignées fugitives de l’éternité. »

M’est-il permis, juste pour la forme, un léger bémol ? Cette absurde condamnation du subjonctif imparfait, qui n’a rien d’une « pompe »  mais tout d’une musique (Lulli, Haendel…) et d’une esthétique, par la grâce de l’accent circonflexe.

 

Christopher Gérard

Luc Dellisse, Un Sang d’écrivain, 154 pages, 20€

 

 Voir aussi :

 

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Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent |  Facebook | |  Imprimer |

22 mars 2020

Le Cheval rouge, d'Eugenio Corti

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Il y a une quinzaine d’années, sur les pressantes exhortations de mon éditeur Vladimir Dimitrijevic, je lus, d’une traite, Le Cheval rouge, le magnifique roman-fleuve d’Eugenio Corti (1921-2014). Bien m’en prit, tant cette lecture fut pour moi, comme pour des milliers d’autres lecteurs, bouleversante. Le regretté Dimitri m’avait dit et répété sur tous les tons qu’il s’agissait d’un chef-d’œuvre, que je devais lire ce livre publié par miracle par un petit éditeur et qui, malgré le silence obstiné de la critique officielle d’obédience matérialiste et égalitaire, gagnait de nouveaux lecteurs par milliers, par le simple bouche à oreille.

 

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C’est dire mon émotion quand j’ai reçu sa belle réédition aux éditions Noir sur blanc, qui reprennent, sous la houlette de mon ami Marko Despot, naguère responsable éditorial à L’Age d’Homme, les titres publiés in illo tempore par Dimitri dans une collection justement intitulée La Bibliothèque de Dimitri.

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Il y a des livres qui sont des talismans et des signes de reconnaissance ; Le Cheval rouge, si j’ose dire, incarne l’un d’eux. Comment résumer mille quatre cents pages relues avec passion ? Disons qu’il s’agit d’une fresque à la fois épique, comparable aux grands romans tels que Le Guépard ou Guerre et paix (dont il constitue une forme de synthèse), qui nous fait partager la vie – et parfois la mort tragique - d’un groupe de jeunes gens d’un hameau de la campagne lombarde de 1940 à 1975.

L’entrée en guerre de l’Italie, le fascisme théâtral et en fait débonnaire (pour ne pas dire ridicule avec sa rhétorique matamoresque), la campagne de Russie et surtout la terrible retraite à partir de l’hiver 42, les carnages d’Afrique et des Balkans, Monte Cassino et le goulag soviétique, l’atroce guerre civile dans le Nord entre Rouges, Noirs et Blancs, l’après-guerre et ses mutations, tout défile au sein de cette impressionnante fresque sociale et politique, mais aussi et surtout spirituelle. Car le roman est apologétique, avec talent, sans une once de mauvaise foi. Un non-chrétien, pourvu qu’il ait le sens du sacré, partagera les émotions de l’auteur, et nombre de ses analyses sur le nihilisme moderne. En authentique artiste, Corti parvient en effet à rendre la présence du divin – ce que peu sont capables de faire. De même il parvient, au fil des pages, à donner une splendide illustration de l’âme italienne*. Roman sur la grâce et sur le destin, en grande partie autobiographique (la retraite de Russie), Le Cheval rouge est aussi un chant inspiré en hommage à l’Italie traditionnelle, celle des paolotti, les catholiques pratiquants. Anachronique au sens noble du terme, torrentiel et en même temps ordonné, émouvant avec intelligence, Le Cheval rouge se révèle comme l’une de ces lectures qui nourrissent l’âme et qui vous marquent à jamais.

 

Christopher Gérard

 

Eugenio Corti, Le Cheval rouge, Editions Noir sur blanc, 1400 pages, 32€

 

* J’écris ces lignes en pleine pandémie, alors que mes pensées vont à ce pays qui est l’une de mes patries.

 

 

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