18 octobre 2023
Vente des archives Drieu la Rochelle
Après le splendide Drieu la Rochelle. Une histoire de désamours de Julien Hervier, le Pléiade Drieu la Rochelle, Romans, récits, nouvelles, et le Bouquins (six romans avec leur présentation, le tout couronné par un passionnant dictionnaire), voilà que l’écrivain maudit nous revient encore et toujours avec le catalogue - 374 lots - de la vente qui se tiendra le 15 décembre 2023 à l’Hôtel Drouot.
La préface en est rédigée par Julien Hervier, qui nous explique qu’il s’agit là de la dispersion de la totalité des archives en possession de la belle-sœur de l’écrivain, feu Brigitte Drieu la Rochelle, la veuve de Jean, frère de Pierre. Une partie des archives, aujourd’hui perdue, avait brûlé dans un incendie. Comme le dit bien le professeur Hervier : « L’ampleur de cette vente suffit déjà à établir l’importance de la place occupée par Drieu dans la vie littéraire française de l’Entre-deux-guerres et de l’Occupation ».
La variété des livres avec envoi, lettres & cartes montre bien que Drieu fut reconnu comme un écrivain important dès ses débuts littéraires, dès 1920, comme en attestent les belles dédicaces de Marcel Proust, Maurice Barrès ou Max Jacob. Cette variété d’ouvrages dédicacés bien avant que le futur directeur de la NRF ne dispose du moindre pouvoir, par Desnos, Radiguet, Aragon bien sûr, Cocteau, Audiberti, Éluard et bien d’autres, démontre que Drieu fut mêlé à tous les courants littéraires, à tous les grands débats de l’Interbellum. En 1938, le jeune Sartre lui envoie ainsi La Nausée.
Le catalogue illustré de clichés uniques présente des manuscrits, des lettres, mais aussi la Croix de Guerre de l’écrivain (avec les citations pour trois blessures sur le front) ou encore son attestation de réforme définitive (septembre 1939) et même un tract de condamnation à mort par la Résistance. Y figurent un carnet des Dardanelles de 1915, des manuscrits autographes et des tapuscrits corrigés, dont ceux de grands romans, de Blèche à Gilles, du Feu Follet (20.000 – 25.000 €) aux Mémoires de Dirk Raspe, sans oublier L’Homme à cheval, l’un de ses chefs-d’œuvre, ou Les Chiens de paille. Des pièces de musée, qui, à mon sens, devraient rester accessibles aux chercheurs. Brouillons, notes, étapes d’une même œuvre sont en effet du plus haut intérêt ; il serait désolant que ces documents disparaissent à jamais.
La partie la plus passionnante de ce catalogue est constituée des multiples envois à Drieu tant elle présente des surprises, surtout après 1940, quand Drieu, d’une certaine manière, tient « le haut du pavé » littéraire et germanopratin. Maurice Blanchot, futur hiérarque de la French Theory, met non sans élégance les points sur les i à propos de sa participation à la NRF de guerre : « Je crois vraiment que ma présence à la NRF n’avait de sens que dans une solution de conciliation qui me semble devenue impossible. Et puis peut-on faire une revue si on écarte le passé et le présent ? J’en doute. Il vaut donc mieux que je rentre dans ma retraite où j’espère que votre amitié me suivra. » De même Albert Camus, dans une carte envoyée d’Oran, décline l’offre de participer à la NRF : « Je regrette de la décliner, je suis trop loin de Paris pour pouvoir prendre une décision. Les éléments d’appréciation me manquent ici et je n’aime pas faire sans voir clair. Je vous le dis tout droit. Ce que je sais de vous me permet de croire que vous comprendrez cette franchise. »
Éluard, en 1943, marque sa séparation : « Dans le temps, j’ai eu pour vous de l’estime et une réelle affection. Il y a deux ans, j’ai même cru que, grâce aux circonstances, j’allais vous retrouver. Vous vous étonnez de mon attitude. Mettons-la… sur le compte d’un certain avis qui rend responsable de n’importe quel crime (sic) des hommes, des femmes et des enfants qui en sont innocents. J’ai trop de cousins ! »
Mauriac fait l’éloge de Gilles, « un livre important, essentiel, vraiment chargé d’un terrible poids de souffrance et d’erreur… »
On y trouve aussi des brouillons d’articles parus ou non, comme ce tapuscrit d’un article interdit par la censure allemande (octobre 1940) : « Qu’est-ce que les Allemands dans Paris ? Ce n’est que nous-mêmes, notre crime, notre paresse, notre lâcheté. Les Allemands dans Paris, ce sont tous les enfants que nous n’avons pas faits. (…) Si les Allemands sont là, c’est que nous n’y sommes pas. »
Outre deux lettres de Gerhard Heller, trois livres de Jünger avec envoi, la correspondance avec Jean Paulhan (une soixantaine de lettres), citons l’émouvante lettre de Josette Malraux, qui lui demande, en 1943, d’être le parrain de son deuxième fils : « S’il y a des choses dont vous considérez qu’il est bon qu’elles soient enseignées à un homme, j’aimerais qu’il les apprenne de vous… André et moi, qui sommes sans frères, voudrions bien donner aux enfants des sortes d’oncles parfaits. »
Et aussi la lettre du 10 août 1944 adressée à son frère, considérée comme son testament : « Je n’étais nullement germanophile, mais il s’est trouvé que l’Allemagne a représenté tant bien que mal une partie des choses auxquelles je tiens et que représentait autrefois une certaine France nordique, normande, gauloise ou franque ». Il termine en s’affirmant communiste et précise : « j’ai trop combattu le communisme en Europe pour souhaiter même s’y rallier à la dernière heure ».
Une vente historique et qui concerne un écrivain incarnant à lui seul la profonde crise morale, esthétique et spirituelle du siècle vingtième.
Christopher Gérard
Vente Tessier-Sardou, catalogue en ligne. Expert : Eric Fosse. Exposition publique, jeudi 14 décembre à l’Hôtel Drouot.
Voir aussi :
http://archaion.hautetfort.com/archive/2015/09/03/portrait-d-un-preux-drieu-la-rochelle-5679591.html
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03 septembre 2015
Portrait d’un preux : Drieu la Rochelle
De Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945), Mauriac disait justement qu’il était « au centre magnétique des attractions et des tentations d’une génération ». Ce déclassé magnifique, cet homme inassouvi qui finit - sans une once de bassesse - par céder à la tentation de la mort volontaire, cet écrivain « trop intellectuel, pas assez artiste » comme il se décrivait lui-même, le Liégeois Frédéric Saenen, lui-même écrivain et critique, a tenté de le cerner dans un stimulant essai où l’homme et l’œuvre sont scrutés sans complaisance ni a priori. Saenen voit bien que Drieu feinte et se dérobe sans cesse, lui qui pratique jusqu’au bout, jusqu’à son suicide pour « ne pas être touché par des pattes sales », un impeccable noli me tangere. Il y a quelque chose de très anglo-saxon (les racines normandes ?) dans ce refus hautain. Voilà sans doute l’une des raisons pour lesquelles Drieu fascine : cette distance, ce dandysme quasi monastique tempéré par l’activisme. Saenen réévalue l’écrivain : occultées, les fulgurances du poète Drieu sont étudiées avec une grande finesse. Mieux : son parti-pris de relire chaque œuvre en la replaçant dans la biographie comme dans l’époque, la subtile étude de thèmes (Drieu et le sport, Drieu et les surréalistes, Drieu et Céline, Drieu et Barrès…) permettent à Saenen d’affiner le regard porté sur l’écrivain, qui se révèle l’un des grands des années 30. Rêveuse bourgeoisie demeure en effet l’un des grands romans de formation de l’époque. Sans conteste, l’antimoderne Drieu dépasse de loin Nizan, Arland et quelques autres…
Saenen a mille fois raison de mettre en avant La Comédie de Charleroi, Le Feu-follet, de même que Récit secret. Même le Journal doit être considéré comme essentiel. Reste donc un témoin essentiel des turbulences de l’entre-deux guerres, doublé d’un écrivain de haut parage, un homme aussi exaspérant qu’attachant, hanté par la décadence et participant à cette dernière, un preux happé par le nihilisme, mais sauvé par sa noblesse d’âme.
Christopher Gérard
Frédéric Saenen, Drieu la Rochelle face à son œuvre, Infolio, 24,90€
Sur Drieu - et sur Saenen, lire aussi
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