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12 juin 2017

Slobodan Despot : le retour

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Curieux roman que nous offre Slobodan Despot, éditeur non-conformiste (Xénia, et son journal Antipresse), traducteur et auteur d’une première fiction remarquée, Le Miel. Avec Le Rayon bleu, Slobodan Despot change en effet de ton ; il se fait plus cérébral, moins lyrique et même ténébreux. Crypté à souhait, Le Rayon bleu se situe en eaux troubles, aux lisières du roman d’espionnage et du conte philosophique ; le lecteur y croise divers fantômes masqués :  un éditeur dissident de la place Saint-Sulpice, le général slavophile qui conçut la force de frappe française et François de Grossouvre, dont le suicide (avec hématomes multiples) dans son bureau de l’Elysée n’a jamais convaincu grand-monde. Ecoutes téléphoniques, disparitions d’archives et accidents de la route émaillent cette méditation sur la trahison d’une part, sur l’ultima ratio des états de l’autre, à savoir la dissuasion nucléaire. Au cours de son enquête sur le suicide d’un officier supérieur, éminence grise du Président de la République, un jeune journaliste découvre divers rouages de l’Etat profond, qui n’hésite pas à se débarrasser d’un gêneur, surtout s’il est possible de le faire passer pour un traître. A quoi sert ce téléphone de bakélite installé depuis quarante ans dans le manoir d’Herbert de Lesmures et qui sonne à intervalles irréguliers ? Que signifient ces indications en russe, dictées d’une voix sépulcrale au bout du fil ? Pour qui travaille en réalité le chef de la Police secrète, « préfet d’empire dépêché dans nos provinces » ? Qui sont ces mystérieux veilleurs qui, de Moscou à Washington, et même au fond des océans, analysent avec angoisse les capacités de destruction de leurs forces armées ? Qu’appelle-t-on trahir ? Il s’agit bien d’un conte métapolitique, voire métaphysique, par le biais duquel Slobodan Despot expose, dans une langue ciselée, légère de sous-entendus, sa vision de notre bel aujourd’hui, et en fait du mal : « l’intelligence humaine réduite au pragmatisme dans sa parfaite maturité préludant à la régression ».

 

Christopher Gérard

 

Slobodan Despot, Le Rayon bleu, Gallimard, 17€

 

Voir aussi mon Journal de lectures :

 

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Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent | Tags : littérature |  Facebook | |  Imprimer |

20 janvier 2017

Avec Armel Guerne

 

 

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« Depuis mon enfance – depuis que je savais vouloir écrire – je demande dans mes prières d’être le dernier d’une lignée de supérieurs, et j’ai toujours tout fait pour ne jamais être le premier d’un bataillon d’inférieurs. » Cette hautaine prière décrit à la perfection son auteur, le poète Armel Guerne (1911-1980), davantage connu pour ses étincelantes traductions de Hölderlin et de Rilke, de Melville et de Kawabata. Un prodige, en effet, qui traduisit sa vie durant les textes les plus difficiles, de l’allemand comme du chinois ou du japonais, et même du tchèque.

Deux germanistes, ses amis, lui rendent un hommage appuyé par le truchement d’un recueil d’études ferventes qui font mieux connaître ce contemporain quelque peu occulté. Né en Suisse, mais éduqué à Paris, Guerne eut une scolarité bousculée, puisque, mis à la porte par son père qui exigeait qu’il entreprît des études commerciales, il se retrouva à dix-huit ans, au collège de Tartous, en Syrie, lecteur de français… et professeur de gymnastique. Cet immense érudit, ce traducteur génial échoua à son bac et se lança, tout jeune, dans l’édition, la poésie et la traduction : toute œuvre exaltant la vie de l’esprit le passionnait. Sous l’Occupation, il cassa sa plume et rejoignit les réseaux du S.O.E. britannique, activité qui lui valut d’être arrêté par le SD. Il parvint à s’évader du train pour Buchenwald et, via l’Espagne, à rejoindre Londres, où il fit la douloureuse expérience du terrible jeu des services spéciaux. Le réseau Prosper avait-il été livré aux Allemands par ses commanditaires dans le cadre d’une opération de désinformation ? Quel fut le rôle des services soviétiques et de Philby ? Guerne sortit brisé de la guerre, accusé même d’avoir trahi – méchant procès dont il sortit blanchi. Le poète fit donc l’expérience totale : la peur, le doute, le mensonge, la trahison …

Rivalisant de fidélité, Charles Le Brun et Jean Moncelon, les auteurs du recueil, évoquent les multiples passions de leur ami, qu’ils définissent comme un prédestiné, une sorte de chevalier avide de lumière et perdu dans le monde moderne. Parmi ces passions, Novalis et la quête de l’unité perdue, Nerval et ses fascinantes visions, l’immense Melville, Paracelse et l’alchimie…

Armel Guerne ? Un Romantique au sens le plus noble. Ne composa-t-il pas ce magnifique volume, désormais classique,  Les Romantiques allemands (1956) ? N’édita-t-il pas un choix d’œuvres de Nerval ? Ne lui doit-on pas L’Ame insurgée, essai majeur sur le Romantisme ?

Un poète enfin, et non des moindres en ce siècle de bavards et de faiseurs, pour qui l’écriture était d’essence mystique, aux antipodes de toute futilité comme de tout délire  cérébral – celui-là même que, avec lucidité, il reprochait aux surréalistes. Ami du peintre Masson, de Cioran et de Bernanos, Armel Guerne considérait que l’Apocalypse, loin d’être à nos portes, était « entrée dans nos vies ». Plus antimoderne que cet ermite magnifique, vous trépassez, ami lecteur !

Poète au milieu des ruines, réfractaire absolu, Armel Guerne compte bien parmi les éveilleurs de l’Europe secrète. Ecoutons-le : « Une œuvre (...)  on doit se demander quel est son acte sur la terre ; et non seulement de quel esprit elle procède, mais aussi et peut-être surtout, dans l'angoissante tragédie de nos jours, quels esprits et quels cœurs elle encourage ou décourage. »

Christopher Gérard

Charles Le Brun & Jean Moncelon, Armel Guerne. L’Annonciateur, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 194 pages, 20.90€

 

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Envoi d'Armel Guerne (Hölderlin, Hymnes et élégies, Mercure de France)

Écrit par Archaïon dans Figures, Lectures | Lien permanent | Tags : pierre-guillaume de roux |  Facebook | |  Imprimer |

10 juin 2016

D'Ombres et de flammes

littérature, polar

 

Un polar antimoderne

 

Beyrouth-sur-Loire et La Fille de la pluie, les deux premiers polars de Pierric Guittaut, renouvelaient avec un courage certain l’analyse sans faux-semblants ni préjugés humanitaires d’une France trop rarement décrite : les zones péri-urbaines où végète une population en état de sécession totale, la campagne, mondialisée et hyper-connectée (chômage & ordinateurs).

Cette « société sans honneur », D’Ombres et de flammes, sa dernière Série noire, en dresse un tableau d’une parfaite cruauté. Son héros, un officier de gendarmerie se retrouve muté dans sa Sologne natale à la suite d’une interpellation ultra-violente. Ce bled, qu’il avait quitté dix ans plus tôt à la suite de la disparition inexpliquée de son épouse, redevient bien malgré lui son terrain de chasse. Braconnages et trafic de gibier néo-zélandais, adultères crapuleux et luttes d’influence  constituent son  souci quotidien au fin fond d’une Sologne sans rien d’idyllique, « terre méphitique de marécages et d’oubli ». Comme Maupassant pour la Normandie de jadis, Pierric Guittaut parvient à rendre le caractère dur et sournois de ses paysans, leurs haines recuites, leur ancestrale roublardise. Surtout, et là se pose la question de savoir s’il a lu Claude Seignolle, le maître ès contes sorciers, Pierric Guittaut rend avec un étrange talent cette magie paysanne à l’obsédante présence, avec ses sorts et ses rituels, ses formules assassines – comme « d’ombres et de flammes ».

Face aux défis qu’il ne peut éviter, ce gendarme aux yeux noirs, lui-même fils de sorcier, doit redevenir celui qu’il est : un homme sauvage doté de pouvoirs mortels et à qui parlent des ombres.  D’Ombres et de flammes ? Bien davantage qu’un polar dans la veine paysanne : un roman antimoderne servi par un style d’une belle netteté, une évocation panthéiste du monde invisible par un authentique écrivain de race.

 

Christopher Gérard

 

Pierric Guittaut, D’Ombres et de flammes, Série noire, Gallimard, 18€.

 

Voir le blog de Pierric Guittaut :

https://pierric-guittaut.blogspot.be/

 

Voir aussi mon Journal de lectures

 

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17 février 2016

Avec Corinne Hoex

littérature

 

Valets de nuit

 

Trente-trois courtes nouvelles pour cerner les fantasmagories d’une femme qui rêve à ses rencontres avec des hommes singuliers : l’astrologue solennel, le boucher érotomane, le pompiste odorant, le maître-nageur sculptural, l’institueur sadique, l’évêque pris de frénésie partageuse… Entre deux métamorphoses en pieuvre ou en nuage, en côte de bœuf ou en chatte, nous participons, émoustillés et conquis, aux délires sensuels d’une poète. Et quel éloge du corps masculin, mine de rien.

Coquin, le ton du recueil est donné dès l’exergue par cette citation de Labiche : « Mon Dieu ! Comme vous avez un grand lit ! Vous comptez recevoir ? » Non, pas le moindre bâillement dans le lit de cette donzelle dont la prose ciselée avec art nous cajole et nous stimule sans jamais nous endormir. Démonstration au lecteur dubitatif : « Je suis une forêt ténébreuse. J’ai de grands arbres aux racines noires, des taillis profonds et de sombres futaies, des ravines, des broussailles, des orties et des ronces. J’ai des hêtres immenses, des chênes orgueilleux. J’ai des clairières aussi, des trouées d’herbe tendre où la lune pénètre et caresse mes mousses. J’ai des fées, des sorcières, des ogresses, des elfes. J’ai des divinités, des nymphes, des ondines et de charmantes dryades qui paressent mollement parmi les frondaisons. Et j’ai des biches, bien sûr, des renardes, des louves, des fourmis, des libellules… » Alors, heureux ?

Corinne Hoex : une voix qui compte en notre bel aujourd’hui.

 

Christopher Gérard

 

Corinne Hoex, Valets de nuit, Les Impressions nouvelles, 160 pages, 14€

 

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littérature

 

 

 

Dans son dernier opus, qu’elle aurait pu intituler Caput, Corinne Hoex, clairement victime d’une crise de céphalophobie aiguë, nous invite à perdre la tête. Décollations apparaît en effet comme une sorte de dérive insolite où l’auteur s’amuse au rythme de variations loufoques et pleines d’une juvénile fantaisie à jouer avec l’idée de décapitation. Macabre ? Nullement, tant Corine Hoex, en virtuose de la langue (qu’elle n’a pas dans sa poche), excelle dans l’art de l’improvisation, à l’instar de ces stars du jazz - car c’est au jazz que fait songer Décollations :une jam session. Tout part de l’idée d’une femme acéphale, qui n’a donc plus - si elle l’a jamais eue - la tête sur les épaules. Oubliés, par conséquent, les migraines, les dentistes et les coiffeurs. Plus rien ne lui reste en travers de la gorge à cette tête de linotte. Ni portugaises ensablées, ni chaudes larmes. Et quels prestigieux précédents : le philosophe Boèce (et non Boège, Corinne : où aviez-vous donc la tête ? Que l’on coupe celle du directeur de collection !), S.A.R. Marie-Antoinette, la citoyenne Charlotte Corday, et tant de saints ? Tour à tour coquine (privée de tête-bêche), érudite (elle en a du plomb dans la cervelle !), Corinne Hoex désarçonne avec maestria, manie l’implicite et le jeu de mots, usant d’une  riche palette de vocabulaire et d’allusions, non sans crâner, pour le plus grand plaisir du lecteur, qui opine du chef.

 

Christopher Gérard

 

Corinne Hoex, Décollations, L’Age d’Homme, 90 pages, 14€.

Dans le même registre, voir Ma Deuxième langue, Les feuillets de corde, 2€

 

 

Il est question de Corinne Hoex dans mon Journal de lectures

 

 

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24 septembre 2015

Un été au Kansaï

 

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Après l’URSS de Staline et les purges sanglantes du NKVD, Romain Slocombe s’attache, dans ce roman réussi, à décrire de l’intérieur la découverte du Japon par un jeune diplomate de l’Auswärtiges Amt en poste à Tokyo de 1941 à 1945. Sous la forme d’une correspondance entre Friedrich et sa sœur Lieselein, restée à Berlin, Romain Slocombe analyse de manière subtile la vision du monde des vaincus : aux nouvelles de Berlin, un temps insouciant avant la chute, répondent celles de Tokyo, si joyeux avant l’incendie. L’inconscience des Nippons rejoint l’arrogance des Doitzu-Jin (les Allemands), toutes deux sanctionnées au plus haut prix - le gouffre. Lointaine au début, la guerre cruelle envahit peu à peu le roman, jusqu’à l’apocalypse finale. C’est donc le cœur serré que l’on suit les confidences esthétiques, amoureuses et politiques du jeune Kessler et que l’on devine celles de sa sœur ; c’est la mort dans l’âme que l’on assiste à la destruction des deux capitales. On songe aux frères Jünger et à leur évocation des Titans, présents à chaque page du roman.

 

Amateur de jazz, collectionneur des estampes du maître Hiroshige, Friedrich incarne l’un de ces jeunes patriciens allemands qui, s’il n’est pas stricto sensu inféodé au régime hitlérien (il est même proche des conjurés du 20 juillet 1944), a toutefois assimilé une part du catéchisme en vigueur sous le IIIème Reich. C’est l’un des mérites de Slocombe d’analyser sans anachronisme ni moraline – ces facilités – le mental totalitaire, comme il l’avait fait avec finesse pour la Russie de Staline.  Un beau roman, sensible et courageux, qui témoigne d’un profond amour du Japon et de son mode de pensée, si éloigné de la césure judéo-chrétienne entre le monde et le divin, si étranger à la manie du péché. Un roman effroyable aussi, quand flambent les capitales et que, le 6 août 1945, jaillit « une extraordinaire lumière d’un blanc-jaune éclatant ».

 

Christopher Gérard

 

Romain Slocombe, Un été au Kansaï, Arthaud, 19.90

 

Sur le précédent roman de R. Slocombe, voyez ma chronique sur le site de Causeur :

 

http://www.causeur.fr/romain-slocombe-staline-30612.html

 

Lire aussi mon Journal de lectures

 

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