05 février 2014
Avec Jean Forton
Jean Forton revient, grâce aux éditions Finitude, une maison de Bordeaux, la ville natale de l’écrivain, qui réédite l’ensemble de ses nouvelles en y ajoutant trois inédits. L’ensemble a fière allure et nous rend encore plus proche cet écrivain secret qui, déçu par l’indifférence des critiques parisiens, travailla dans une sorte de clandestinité supérieure durant les seize dernières années de sa trop courte existence (1930-1982). Il est vrai que son chef-d’œuvre, L’Epingle du jeu, rata de peu le Goncourt. On a le cœur serré, de songer qu’un tel artiste s’est contenté d’être libraire de quartier et d’écrire « pour le tiroir » comme disaient les dissidents de l’ère soviétique.
L’art difficile de la nouvelle, Jean Forton le pratiqua avec maestria : le rythme, la chute, l’impitoyable précision du vocabulaire, l’élégance sans tricherie de la phrase… Un maître.
Les constantes ? Une vision lucide, jusqu’à la cruauté, de l’existence et de ses bassesses. Un sens du comique et même du loufoque, allié à un talent infernal pour rendre, en quelques mots, l’émotion qui bouleverse, comme dans cette nouvelle, l’une de mes préférées, où un vieil homme fait les cent pas pendant que sa femme passe sur le billard. Drôle, iconoclaste et corrosif (dans Le Vieux Monsieur), parfois même légèrement pervers (juste ce qu’il faut - mais les critiques des années 50 ont dû renâcler devant cette impériale liberté de ton et de pensée), sans illusion aucune (par exemple sur l’enfance et ses bassesses) et malicieux, Jean Forton captive son lecteur, pour qui il fait revivre une France provinciale d’avant la modernité.
Christopher Gérard
Jean Forton, Toutes les nouvelles, Finitude, 272 pages, 21€
En publiant La vraie vie est ailleurs, Le Dilettante rend une fois encore justice à l’un des clandestins capitaux de nos lettres, le Bordelais Jean Forton (1930-1982), qui, s’il ne rencontra jamais un succès de foule, fut très tôt remarqué par les plus grands, de Mauriac à Cocteau. Tous croyaient bien connue l’œuvre de Forton, jusqu’à la récente découverte de cet inédit, qui est tout sauf un fond de tiroir. Bordeaux à la fin des années 50, sa bourgeoisie pleine de morgue, les quais de la Garonne et les bars louches, les docks et les sirènes, de mystérieux attentats… Au milieu, Augustin, un lycéen peu dégourdi qui, entre deux versions latines, perd son innocence en compagnie de son « mauvais ange », Juredieu, son camarade de classe et son premier ami. Servi par un style cristallin et par une verve d’excellent aloi (« je n’ai plus un liard, triste trogne ! »), Jean Forton s’y révèle un observateur aussi lucide que narquois des méandres de l’âme humaine. Ce beau roman d’apprentissage met en scène l’initiation parfois crapuleuse d’Augustin : amourettes émouvantes ou sordides, premières cuites, micmacs plus ou moins burlesques. Un fils aimant se sépare de parents quelque peu lunatiques, les déçoit peut-être et découvre le dessous des cartes. Une jeunesse de naguère fait l’expérience du tragique. Un jeune garçon, pris d’une ivresse libératrice, se révolte contre l’encroûtement provincial. Drôle et sombre, cruel aussi, Forton excelle dans la peinture - sous une brume grise - du pur et de l’impur.
Christopher Gérard
Jean Forton, La vraie vie est ailleurs, Le Dilettante, 318 p., 17€
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25 janvier 2014
Friedrich Glauser : mystère et clarté
Singulière figure que celle de Friedrich Glauser (1896-1938), écrivain suisse allemand parfaitement francophone qui passe sa courte vie à errer dans l’Europe de l’Interbellum. Né à Vienne, il perd tout de suite sa mère ; il fréquente les collèges chic et l’Université de Zurich, où il participe au mouvement dada. Très tôt, les démons du chaos lui dictent la marche à suivre : conflits avec l’autorité, vols, toxicomanie (morphine, opium). Il fait l’expérience de l’enfermement, psychiatrique pour « démence précoce », judiciaire pour des larcins. En 1922, Glauser signe pour cinq ans à la Légion, mais au bout de deux ans, le voilà réformé et casserolier dans un grand hôtel parisien. Puis mineur de fond à Charleroi. Malaria, alcool, taule à nouveau, psychanalyse, amours : tout est convulsif et tourmenté chez lui, y compris sa fin, rocambolesque : à la suite d’une fracture du crâne, il tombe dans le coma la veille de son mariage pour mourir le surlendemain. Un météore. Ses errances n’empêchent pas Glauser de noircir du papier pour des revues littéraires suisses, et même de composer des romans policiers. Grâce au travail aussi fervent que soigné de son traducteur, Claude Haenggli, cet étrange personnage nous revient du monde des morts avec un recueil de quinze nouvelles au style épuré, d’une surprenante sobriété. Tous ces textes baignent dans une atmosphère de mystère, et même de réalisme magique. Magie noire avec La Sorcière d’Endor, qui donne son titre à l’ensemble, maisons hantées et fantômes, alternent avec des souvenirs de la Légion, chez les Berbères avec des Russes blancs, ou de la mine, dans des galeries de 60 cm de haut. Glauser : un regard acéré ; une ligne claire - le talent.
Christopher Gérard
Friedrich Glauser, La Sorcière d’Endor et autres récits, L’Age d’Homme, 162 p., 17€
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28 mai 2013
The Perfect Gentleman
The Perfect Gentleman ! Quel gentilhomme ne rêve d’égaler Oscar Wilde, Cary Grant ou l’actuel Prince de Galles, ces modèles de classe et de raffinement ? Sous ce titre lumineux, James Sherwood, le spécialiste de l’élégance britannique - il est l’auteur de l’ouvrage de référence sur les tailleurs de Savile Row* - propose un album somptueusement illustré où sont reprises les trente maisons londoniennes qui comptent, ces maisons mythiques qui fournissent rois et princes depuis deux siècles et qui, aujourd’hui, connaissent une étonnante renaissance grâce à une clientèle exigeante qui ne veut plus d’une production de masse ni de ces « grandes marques » pour parvenus internationaux.
Tabac, fusils, portos, tweeds, chemises : tout l’univers fermé de l’upper class britannique ouvre un instant ses portes et révèle ses traditions d’excellence ainsi qu’un conservatisme de bon aloi, puisque ces entreprises, souvent familiales, préservent et développent un savoir-faire ancestral, allié à un redoutable sens du commerce. Grâce à ce Perfect Gentleman, nous savons (ou nous voyons confirmer ce que nous avions appris par ouï-dire, entre deux portos) où trouver le chapeau (chez Lock), la flanelle (chez Fox Brothers), le stilton ou la popeline, les parapluies victoriens et les costumes bespoke - c’est-à-dire taillés à la main sur mesure pour une personne qui a décidé de tous les détails, jusqu’aux plus invisibles. Comme le montre bien l’ouvrage, la quintessence du luxe anglais se trouve concentrée dans un espace unique au monde, celui de Picadilly et de St James, qui est aussi celui des clubs, où se croisent les ombres de Byron et de Brummell.
Christopher Gérard
James Sherwood, The Perfect Gentleman, Thames & Hudson, 222 pages, 38£
25 février 2013
L'Homme sans bagages
Auteur discrète mais appréciée des amateurs exigeants, Emmanuelle Pol incarne un condensé d’Europe, puisque cette Milanaise de père français a passé son enfance en Suisse avant de se fixer à Bruxelles. Son dernier livre, L’Homme sans bagages, évoque à mots couverts certain « petit pays maussade », ses charbonnages et ses curés, sa capitale de province. Pourtant, le sujet de ce roman réussi plane bien au-delà d’une peinture de la Patrie des Arts et de la Pensée, car Emmanuelle Pol s’est amusée, non sans cruauté, à dépeindre un orphelin au cœur sec, l’étrange S., nomade résolu qui croit choisir la voie que le destin lui impose. Le roman se double d’une réflexion sur les illusions de la liberté, les enchaînements de l’implacable nécessité. Ne cite-t-elle pas, en exergue, Sophocle et Rosset, experts ès tragédies ?
Un orphelin donc, rejeton d’un couple disparu dans un accident de voiture. Un adulte sans attaches, dur à la tâche et point trop sentimental. Un fuyard, qui efface (presque) toutes ses traces, un joueur aussi qui se rit des identités sociales. Après quarante ans de courses et de relatif oubli, le voilà qui revient dans la patrie de son père pour une absurde histoire d’homologation de diplôme - à soixante ans passés !
La rencontre avec la Petite, une juriste frais émoulue, servira de détonateur et, tel l’abeille contre la vitre, l’errant sans remords ni regrets va se disloquer, rattrapé par le rapide destin. Cet homme, qui croyait pouvoir se passer d’un masque, qui se glorifiait de n’appartenir à personne, part en charpie. Comme victime d’une malédiction antique, l’homme si fier de voyager sans valises n’est plus qu’un vagabond exténué ; l’égoïste forcené se repent d’avoir été lâche et ingrat. Un périple dans la Grèce de ses ancêtres rendra possibles d’ultimes retrouvailles.
Servie par un style ciselé au poignard et par un humour septentrional, Emmanuelle Pol nous propose, mine de rien, une tragédie grecque où se croisent Ulysse et Œdipe. Dense, tonique et truffé d’allusions subtiles, L’Homme sans bagages révèle une romancière de talent, qui est aussi une amante de la sagesse.
Christopher Gérard
Emmanuelle Pol, L’Homme sans bagages, Finitude, 15€
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19 février 2013
Homo eroticus
Professeur à la Sorbonne et l’un des principaux sociologues français, Michel Maffesoli livre dans Homo eroticus la synthèse de ses recherches sur l’essence de la postmodernité. Alors que les grands discours du XXème siècle se fondaient sur le mythe du progrès indéfini et sur un rationalisme souvent réducteur (voire totalitaire comme dans la cas du communisme), il perçoit le resurgissement, par une sorte d’effet du balancier et comme en réaction aux diverses formes d’utopies positivistes, de l’Eros, c’est-à-dire de l’affect, du plaisir et de l’émotion. Aux idéaux souvent abstraits se substitue la quête de communautés organiques et de nouveaux liens sociaux fondés sur des préférences subjectives. Un nouveau polythéisme des valeurs refait surface, holistique et non dualiste, et qui dépasse les dichotomies de naguère : « C’est en oubliant le rôle de l’instinct dans notre espèce animale que le siècle précédent a connu les pires formes de barbarie », soutient-il non sans un brin de provocation, bienvenue tant nous avons oublié que le refus de notre animalité mène à la bestialité.
Christopher Gérard
Michel Maffesoli, Homo eroticus. Des communions émotionnelles, Editions du CNRS.
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