24 décembre 2021
Martha Argerich
« Pianiste-chamane », Martha Argerich est l’héroïne du dernier livre de Véronique Bergen, poète, essayiste … et pianiste dont le regretté Jacques De Decker me vantait naguère la finesse du toucher.
Son portrait de l’interprète, décrit comme une « évocation rhapsodique » est ouvertement subjectif ; il se double d’une réflexion en profondeur sur l’effet de la musique sur un quadruple corps : celui du compositeur, de son interprète, du public et de l’instrument. Le caractère théurgique de la musique en tant que culte à mystère est magnifié dans cet essai aussi érudit que lyrique, où l’architecture de l’œuvre et la palette des coloris trouvent leur subtil équilibre.
Car Martha Argerich parvient, et c’est là que réside son génie, à consilier, sur le fil du rasoir, structure et couleurs, sans jamais se montrer trop cérébrale ni trop échevelée : « Retrouver la fraîcheur, voilà l’enjeu ». Véronique Bergen rappelle à propos l’aphorisme de Cioran, dans Les Syllogismes de l’amertume, « A quoi bon fréquenter Platon, quand un saxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde ? » Comment parler de manière audible, sans bavardage abstrus, du sortilège musical qui apaise et guérit ? Mission accomplie.
Christopher Gérard
Véronique Bergen, Martha Argerich. L’art des passages, Samsa, 160 pages.
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07 août 2021
Terminal Croisière
A propos de Morphine monojet, l’un des précédents romans de Thierry Marignac, je disais ceci : « l’auteur de polars aussi originaux que Milieu hostile et Renegade Boxing Club a, de haute lutte, conquis sa place d’orfèvre par la grâce d’une langue drue et d’un œil de lynx. »
Ce verdict, je le maintiens mordicus à la lecture de Terminal Croisière, le roman qu’il a eu la gentillesse de me dédier. Depuis quelques années déjà, je l’exhortais à utiliser sa connaissance de la capitale de l’Union européenne dans un roman. C’est chose faite, et de façon plus qu’originale, puisque l’intrigue ne se passe ni aux alentours du Parlement ou de la Commission, ni dans ces pubs irlandais ou ces trattorias de luxe où surnagent chargés de communication et trafiquants d’influence, attachés parlementaires et barbouzes – « cette ambiance de sac et de corde ».
Non, Thierry Marignac nous décrit ce petit monde aussi corrompu que condescendant de façon indirecte, sur un paquebot de luxe et dans des containers de la police des douanes. Depuis A Quai et Cargo sobre, nous savons à quel point Thierry Marignac est fasciné par les zones portuaires et les huis-clos maritimes : Terminal Croisière en constitue la quintessence.
Nous y retrouvons, vieilli et passablement assagi, Thomas Dessaignes, traducteur de son métier, ex-facilitateur ONG, ex-employé de la Croix-Rouge expulsé de Moscou et lié naguère à la pègre des ghettos noirs, « demi-solde d’une caste inférieure d’employés internationaux ». Pour l’heure, familier des commissariats et des tribunaux bruxellois où il opère comme interprète de l’anglais et du russe, Dessaignes travaille pour le Ministère belge de la Justice. L’art de l’interrogatoire joue d’ailleurs un rôle essentiel dans ce roman complexe et d’une rare finesse psychologique qui rend bien le caractère tortueux du jeu cruel entre le policier, le suspect et leur interprète… qui, lui, ne croit à aucun des deux susmentionnés.
Invité par le Pen-Club à un séminaire sur le poète russe Derjavine, jadis Garde des Sceaux du Tsar, Dessaignes, qui est aussi traducteur de poésie russe (il s’agit bien d’une sorte de double de l’auteur), y fait la rencontre d’une journaliste russe, Svetlana, « aux yeux ardoise luisante de pluie » qui, elle, participe à un séminaire de la presse eurasiatique. L’arrestation d’un jeune Tchétchène pour détention d’opium, l’agression manquée contre cette journaliste trop indépendante, des paris clandestins à fond de cale, une mystérieuse panne des smartfaunes en pleine mer, les interrogatoires serrés d’un homme d’affaires britannique et d’ intermédiaires kazakh et géorgien scandent ce roman ficelé avec brio. Les allusions à un réseau d’influence kazakh comme à de mirifiques contrats pour un aéroport d’Asie centrale nous plongent dans les dessous de l’histoire contemporaine. Enfin, la description parfois lyrique des mélancoliques amours, passées et présentes, de Dessaignes illustrent ce syllogisme de l’amertume du regretté Cioran : « Plus un esprit est revenu de tout, plus il risque, si l’amour le frappe, de réagir en midinette ».
Le style de Thierry Marignac, sec et vif ; sa parfaite maîtrise du récit et de ses parenthèses temporelles, la finesse des observations - et surtout des allusions - font de Terminal Croisière un magistral roman de maturité.
Christopher Gérard
Thierry Marignac, Terminal Croisière, Auda Isarn, 168 pages, 12€
Voir aussi :
http://archaion.hautetfort.com/archive/2016/03/01/barbare...
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01 août 2021
Le Roman de Londres
D’après Vladimir Dimitrijević, qui en publia la première traduction à L’Age d’Homme, Le Roman de Londres, roman-fleuve du grand écrivain serbe Miloš Tsernianski (1893-1977), fut « le dernier livre en noir et blanc ». Que voulait dire cet éditeur de légende, si ce n’est que ce roman témoigne d’un univers englouti – celui des personnes déplacées et de la Guerre froide ? Dimitri, comme tout le monde l’appelait, avait connu la dure loi de l’exil quand sont inaccessibles et les proches, parfois emprisonnés ou pire, et la maison natale, souvent détruite ou confisquée.
Dimitri m’avait offert ce roman lors d’une de ces visites dans sa librairie de la rue Férou qui duraient des heures et vous laissaient enchanté et moins ignare. D’où ma joie à le savoir réédité dans La Bibliothèque de Dimitri, aux éditions Noir sur blanc.
L’auteur fut une sorte d’Ulysse serbe, né dans l’empire austro-hongrois, éduqué à Timisoara, Fiume et Vienne avant de connaître les fronts galicien et italien. Poète moderniste, Tsernianski fut diplomate au service du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes à Berlin, Lisbonne avant de connaître en 1941, et ce près de vingt-cinq ans durant, l’exil et la pauvreté à Londres, expérience qui nourrit son œuvre.
Le Roman de Londres est le roman d’un banni, le prince Repnine, aristocrate de la Vieille Russie, fils d’un diplomate anglophile et officier d’état-major dans l’Armée blanche. De justesse, il parvient à échapper aux bolcheviks en embarquant pour Constantinople avec les troupes du général Wrangel, dans la Crimée de 1920. C’est à cette occasion qu’il rencontre Nadia, sa future femme, qu’il épouse à Athènes. Ce couple sans descendance vit le drame du déclassement et du désespoir pendant un quart de siècle, d’Alger à Paris, et pour finir dans le Londres du Blitz, où les Repnine arrivent avec des papiers polonais. Petits métiers, déménagements fréquents, aides parfois intéressées, lutte permanente pour surnager dans un monde appauvri par la guerre, tel est leur quotidien.
Le récit se passe pendant l’hiver 46-47, quand Nicolas Repnine prépare le départ de sa femme Nadia pour New-York, où l’attend sa tante. Lui, restera à Londres, car scellé est son destin et achevée sa mission : empêcher que sa femme ne termine dans la misère.
Ce livre poignant, d’une fabuleuse richesse sur le plan psychologique, constitue une sorte de parabole de l’homme contemporain, perdu dans une ville tentaculaire où il n’est rien. Surtout, l’exil, avec ses humiliations et ses espoirs déçus, les intrigues parfois fatales propres aux cercles d’émigrés, le dénuement et l’amertume, la lente plongée vers le néant, la volonté de ne pas déchoir, l’orgueil, l’obsédante présence des fantômes (une jeune fille jadis courtisée sur la Perspective Nevski, un ami suicidé à Prague ou à Bruxelles,…) donnent à ce roman une ampleur peu commune. De son malheur en terre étrangère, Miloš Tsernianski a tiré un chef d’œuvre qui prend à la gorge.
Christopher Gérard
Miloš Tsernianski, Le Roman de Londres, Noir sur blanc, 752 pages, 27€. Postface de Vladimir Dimitrijević.
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01 avril 2021
Diogène à Paris
Vu par Jean-Luc Manaud
Dans Cioran. Ejaculations mystiques, son bel essai consacré à l’ermite de la rue de l’Odéon, le poète Stéphane Barsacq montre bien à quel point la lecture de Cioran (1911-1995) peut « enchanter nos peines ». Un autre ami, hélas depuis peu disparu, le philosophe et rebouteux Jean-François Gautier, précisait : « Plus qu’un nihiliste, Cioran, mystique de l’ennui, fut un grand affirmatif du génie d’exister sans illusions : sans remords inutiles. » Enfin, un troisième ami cher, Gabriel Matzneff, qui a longtemps arpenté les allées du Jardin du Luxembourg en compagnie de l’exilé roumain, orthodoxe comme lui, le décrit comme « un pyrrhonien nerveux et apocalyptique », écartelé « entre la transe et l’aboulie ». Qu’ajouter de plus à ces tentatives de définition de ce négateur viscéral, dont la lecture m’a souvent fait éclater de rire ?
Roboratifs, ses aphorismes, ciselés dans une langue digne du Grand Siècle, exaltent et stimulent. Quelquefois farceur, toujours lucide, l’hérétique des Carpates, suscite le rire et le doute libérateurs, et le refus de l’enthousiasme, à juste titre taxé de « bestial ». Sa fascination, au temps de sa folle jeunesse, pour une certaine Allemagne comme pour de barbares sursauts, l’avait à jamais vacciné – ce que feignirent de ne pas comprendre d’anachroniques justiciers …
Cioran, notre Diogène, revient par la grâce… d’une bande dessinée dont j’ai pu, depuis un an ou deux, apprécier la qualité dans les colonnes de la revue Eléments. Patrice Reytier s’est amusé à illustrer une septantaine d’aphorismes, dont une majorité d’inédits dénichés dans les archives de Cioran au CNL. Tout l’art, réussi avec brio, consistait à découper un aphorisme en trois vignettes. Au départ perplexe, je dois confesser mon coupable plaisir, tant l’artiste rend bien l’esprit du moraliste. Au classicisme extrême des maximes correspond la ligne claire du dessinateur, qui rejoint Hergé ou Edgar-Pierre Jacobs.
Un vieux monsieur, toujours cravaté, souvent en imperméable, à la belle crinière grise coiffée en arrière, y déambule, pensif, dans un Paris intemporel, du Luxembourg à la place Saint-Sulpice.
Entre syllogismes et gémissements, les maximes les plus profondes avoisinent les plus habiles pirouettes, comme souvent chez ce génial pince-sans-rire.
« Quel dommage, s’exclame Cioran en passant devant Notre-Dame, que le scepticisme ne puisse pas être une religion ». Assis sur un banc du Luxembourg, il bougonne : « Toutes ces gifles qui, pour n’avoir pas été données, se retournent contre nous ». Le long de la Seine, « Il y a chez moi un fonds de venin que rien ne pourra entamer ni neutraliser ». Le ciel rose de Paris qui s’éveille colle bien à cette sentence : « La pureté des premières heures. Dès qu’on avance dans la journée, la lumière se prostitue ».
Je pourrais en citer bien d’autres, évidemment, comme cette si juste maxime : « Celui qui a échappé à la calomnie n’aura pas connu le plus fort des stimulants ». Ou encore le génial « Est nécessairement vulgaire tout ce qui est exempt d’un rien de funèbre ».
Vu par Eric Steppenwolf
Je ne sais plus qui rapportait cette anecdote si révélatrice, et qui m’enchante : Cioran admirait Henri Michaux, un temps son voisin dans le VIème arrondissement. Comme un soir, les deux amis discutaient jusque tard dans la nuit, Michaux laissa voir à quel point le bouleversait l’idée même d’une disparition de l’homme en tant qu’espèce. Et Cioran de trancher : « Je ne lui ai jamais pardonné cette émotion ».
Christopher Gérard
Cioran, On ne peut vivre qu’à Paris, Dessins de Patrice Reytier, Bibliothèque Rivages, 13.90€
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29 mars 2021
Hôtel Beauregard
Mon jeune confrère Thomas Clavel, qui enseigne le français en zone prioritaire, avait, l’an dernier, publié un salubre et courageux premier roman, plus exactement un conte philosophique, Un traître mot.
Dans une France où les crimes de langue seraient punis avec une toute autre sévérité que les crimes de sang, où l’imposture victimaire et la traque des phobies les plus absurdes seraient devenues la règle, il imaginait les mésaventures d’un jeune normalien qui, à la suite d’un dérapage verbal et d’une plainte déposée par une étudiante « issue de la Diversité » pour une note d’examen jugée oppressive, se voyait traîné comme un malpropre au tribunal et condamné séance tenante à une peine de prison ferme. Un traître mot décrivait non sans humour son incarcération et sa rééducation lexicale, et surtout sa résistance victorieuse au lavage de cerveau néo-obscurantiste.
La présente pandémie lui inspire un autre conte philosophique, Hôtel Beauregard, d’après le nom d’un hôtel abandonné du vieux Nice, qui sert de refuge à quelques rebelles au nouvel ordre sanitaire instauré après la cinquième vague d’un virus au nom imprononçable. Axelle, jeune doctorante en microbiologie marine, vit le énième confinement, entre son laboratoire de Monaco et ses prothèses électroniques, smartfaune étincelant de nuit comme de jour & ordinateur nomade, « source facile et intarissable du commun abreuvoir ». Thomas Clavel voit bien à quel point cet univers numérique, en fait parallèle, constitue un inframonde « ayant abandonné l’antique scène tellurique, cosmique, céleste ».
C’est précisément de ces abysses que surgira le malheur quand un simple cliché posté tous azimuts par un collègue étourdi déclenche un mécanisme digne d’une tragédie grecque. Car ces réseaux sociaux se trouvent piratés par des êtres maléfiques, nouveaux possédés, venus du fin fond des Enfers : dénonciateurs anonymes ou fanfarons, puritains de clavier, vengeurs en tous genres y pullulent, pareils aux démons de l’imagerie médiévale. Le fameux cliché d’Axelle démasquée attire l’attention de Nahama, blogueuse à moitié illettrée devenue toute-puissante influenceuse et même, par la grâce du pouvoir, Ambassadrice de l’Hygiène publique. Les lecteurs du Zohar se souviendront que Nahama, épouse de Noé, engendre des démons, comme Lilith.
Cette opportuniste lance contre l’inoffensive Axelle une chasse à l’homme (ou faut-il désormais écrire « à la femme » ?) où la haine incandescente, la surenchère la plus effroyable - toujours au nom de l’Empire du Bien - vont porter leurs fruits les plus vénéneux.
Subtile méditation sur le visage, le masque et l’incarnation, Hôtel Beauregard suscite l’effroi et la réflexion. Ce conte pâtit, ce sera mon unique bémol, du style oral adopté par un ou deux personnages, qui parlent « jeune » - argot qui vieillira vite … et qui m’écorche les oreilles. Dieux merci, Thomas Clavel écrit un français classique et poétique, ces quelques dialogues mis à part. Ce jeune écrivain prometteur fait sienne la réflexion d’Artaud, dans Le Théâtre et son double, « Bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu’ils sont, la peste fait tomber le masque, découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartufferie. »
Christopher Gérard
Thomas Clavel, Hôtel Beauregard, La Nouvelle Librairie, 218 pages, 14.90€. Chez le même éditeur, Un traître mot.
Voir aussi :
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