17 janvier 2013
Pound
Ezra Pound et Jean Parvulesco
Comment lire
Comment distinguer la grande littérature, celle qui dure, de la production sans avenir ? Pour le quarantième anniversaire de la mort d’Ezra Pound, le fils de son ami Dominique de Roux, qui l’accueillit naguère après ses années de geôle, réédite Comment lire, un texte parfois confus, souvent iconoclaste, toujours stimulant. L’essai, on peut même parler de pamphlet, a été retraduit par Philippe Mikriamnos, qui l’a aussi annoté et postfacé avec talent, faisant de cet opuscule un modèle d’érudition paradoxale. Je ne devrais d’ailleurs pas écrire « érudition », car ce vocable suscite les cruels sarcasmes de Pound, exaspéré qu’il était par l’académisme des universitaires de son temps. Le pauvre ne connaissait pas encore les « spécialistes du littéraire », ces nouveaux puritains et leurs thésardes étiques qui ânonnent Bourdieu & Cie, la clique des faux savants attelés à la défense de l’Empire du Bien. Pourtant, en gros, Pound le Voyant avait compris que, dès ses débuts, l’érudition alimentaire eut pour objectif de neutraliser les grandes œuvres, en commençant par les noyer dans un océan d’inanité sonore. La vraie littérature, disait Pound, « soulage l’esprit de sa tension et le nourrit, j’entends bien comme nutrition de l’impulsion ». En un mot comme en cent, la littérature, c’est la vie, la vie éternelle. D’où le ressentiment qu’elle suscite chez ses ennemis, ces « porcs » et ces « macaques » (dixit Pound) qui « essaient de créer un bourbier, un marasme, une vaste pourriture en lieu et place d’un bouillon sain et actif. »
Bien écrire consiste à préserver la précision et la clarté de la pensée : « la durabilité de l’écriture dépend de son exactitude. C’est la chose en permanence vraie qui garde sa fraîcheur pour le nouveau lecteur ». Bref, le Vrai et le Beau sont consubstantiels, et le Faux, l’Insensé finissent toujours par moisir. Grâce à Comment lire on apprend à penser et donc à distinguer les maîtres des suiveurs ou des dilueurs, même si Pound, sous l’emprise d’une fureur sacrée, n’hésite pas à « virer » Virgile au profit de Catulle. Au fil des pages, Pound pétrit son lecteur (to pound, dans la langue de Chaucer) et martèle ses vérités (to pound) : Homère et Confucius, Dante et Stendhal, Villon et Rimbaud sont proclamés génies créateurs, c’est-à-dire au plus haut degré capables de charger les mots de sens. Rarae aves.
Christopher Gérard
Ezra Pound, Comment lire, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 22.5€
PS : la postface de P. Mikriamnos contient des perles, telle que l’allusion au premier livre de Paul Morand, Open All Night, prefaced by Marcel Proust, translated by Ezra Pound. Qui dit mieux ?
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03 décembre 2012
Le temps des avant-gardes
Concernant cet écrivain, voir mon livre Quolibets. Journal de lecture,
aux éditions L’Age d’Homme
http://www.lagedhomme.com/boutique/fiche_produit.cfm?ref=978-2-8251-4296-7&type=47&code_lg=lg_fr&num=0
Ancien directeur du Musée Picasso et écrivain de haut parage, Jean Clair est sans doute la personne la plus à même de juger l’art contemporain, qu’il observe depuis bientôt un demi-siècle. À son retour des États-Unis et aux débuts du Centre Beaubourg, Jean Clair, comme tant d’autres, assiste avec enthousiasme aux premiers « happenings » en se gavant de « concepts ». Il est souvent le premier à écrire sur Boltanski, Buren, Sarkis ; il rencontre avec déférence des artistes pour les revues qu’il anime alors et donc les textes sont aujourd’hui réédités. Puis, l’historien d’art prend peu à peu conscience que l’avant-garde, défunte depuis la fin des années 30, se mue sous ses yeux en « art contemporain », une arme au service du colonialisme culturel des États-Unis. Comme le remarque avec finesse Colette Lambrichs, qui préface ce précieux recueil, cet art d’importation, imposé par le vainqueur de 1945, pénètre en Europe par la Belgique des sixties, qu’elle définit justement comme « une porte dépourvue de serrure dans un territoire au pouvoir politique inexistant ». L’art contemporain constitue bien l’une des machines de guerre de l’hyperpuissance, dont la cible est la suprématie politique et culturelle de la vieille Europe. Les enfants de l’après-guerre seront les dindons de cette farce machiavélienne, victimes consentantes d’une gigantesque lessive, « la dernière humiliation de la défaite, la pire car celle de l’esprit ».
En un mot comme en cent, Jean Clair décrit comment les oripeaux d’une avant-garde mythifiée servent le capitalisme américain, lancé à la conquête d’une Europe divisée et dévastée. Derrière l’imposture, une marque, « un art qui est à l’oligarchie internationale et sans goût d’aujourd’hui, de New York à Moscou et de Venise à Pékin, ce qu’avait été l’art pompier du XIXème ».
Jean Clair pousse plus loin son analyse pour aborder aux racines de notre déclin. N’est-il pas le témoin direct, et compétent, d’une métamorphose qui débute avec Marcel Duchamp ? La quête du vrai, du juste et du beau cède la place à la subjectivité profane, voire profanatrice ; la fidélité au patrimoine ancestral se voit diabolisée et remplacée par le terrorisme de la nouveauté. Or, la beauté, le bonheur, ne sont-ils pas, souvent, dans la répétition ? Aujourd’hui encore, cette seule question suffit à projeter le naïf dans la géhenne tant sont gigantesques les intérêts financiers et métapolitiques en jeu.
Paradoxe suprême pour un directeur de musées comme pour l’organisateur d’expositions célèbres, Jean Clair prône la fin des musées, qu’il décrit comme des nécropoles où s’entassent les parodies, des mouroirs pour œuvres vidées de tout sens - quand elles en ont un. Servi par un magnifique sens de la formule, surtout assassine, Jean Clair déconstruit à sa façon maintes mythologies obsolètes en posant la question qui tue : plutôt que de braire sur tous les tons qu’il faut « démocratiser la culture », une foutaise de la plus belle eau, ne faut-il pas plutôt cultiver la démocratie ?
Christopher Gérard
Jean Clair, Le Temps des avant-gardes. Chroniques d’art 1968-1978, La Différence, 318 pages, 25€.
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18 avril 2012
Stendhal Club
Tous le croyaient à jamais disparu et voici qu’il ressuscite par la grâce d’un quarteron d’écrivains menés par Charles Dantzig. Les membres ? Une poignée, sélectionnée de la manière la plus cavalière du monde. Leur revue ? Une élégante livraison publiée avec panache par un Russe francophile. Dans ce numéro 1, hommage y est rendu à quelques prédécesseurs, dont le preux Jean Prévost. Parfait exemple d’érudition sauvage (ou amoureuse), la revue cède la parole aux distingués membres, libres de butiner dans la vie et dans l’œuvre de Stendhal. En guise de manifeste, le volume contient les 23 articles des Privilèges (« Le privilégié pourra changer un chien en une femme, belle ou laide » art. 19), essentiels pour définir et la démarche du Club et l’art de vivre d’une phratrie dispersée aux quatre vents.
Christopher Gérard
Revue du Stendhal Club, n° 1 Rose Stendhal et vert Beyle, 15€
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13 octobre 2009
Langendorf
Plus connu en Italie et dans le monde germanique que dans son Helvétie natale, Langendorf est l’auteur d’un livre culte, Un débat au Kurdistan (1969), où ce spécialiste de la pensée stratégique illustrait une philosophie du renseignement. Féru d’histoire militaire, fasciné par les empires austro-hongrois et ottoman, Langendorf a aussi écrit sur la mystique, l’érotisme, les ours ou les tortues ; bref, l’homme fait montre d’une érudition allègre, jamais gratuite. Son dernier roman, Zanzibar 14, nous plonge dans les touffeurs de l’Afrique orientale, à la veille de la grande conflagration. Nous y suivons à la trace Wilhelm von Kampe, alias le Docteur Auberson, alias Monsieur Albert, alias Mister Camp, un Nachtrichtenoffizier au service du Kaiser. Agent efficace, doté d’un instinct sûr et d’un remarquable sens de l’observation, cet espion qui se fait passer pour un médecin suisse amateur de papillons renseigne Berlin sur les mouvements de la Royal Navy dans une zone stratégique. A perfect spy ? Presque, car notre prédateur a un défaut : le goût du meurtre (au cran d’arrêt, seize centimètres). Un commander venu de Londres, chargé d’enrayer par tous les moyens l’infiltration d’agents allemands du Congo au Mozambique, le piste. Tous les moyens ? Même les plus inattendus, qui tiennent du supplice chinois et de la cuisine, car Langendorf a vu Le Festin de Babette. Un roman pervers et jubilatoire.
Christopher Gérard
Jean-Jacques Langendorf, Zanzibar 14, Ed. Infolio.
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02 juin 2008
Marc Klugkist
Une discrète maison bruxelloise, hébergée par la librairie La Proue (16 Galerie Bortier, 1000 Bruxelles) avait déjà attiré l’attention des bibliomanes avec Les Boues, du poète J. Noiret, sans oublier ce texte introuvable de la très prometteuse Lou Arauxo. Voilà que le Petit Humain publie une méditation de Marc Klugkist, ci-devant poète du Collège Saint-Michel passé à l’ULB où il a étudié la philosophe avec une prédilection pour Spinoza … et Huysmans. Homme de théâtre, il s’interroge aujourd’hui sur les fins dernières en refusant à la fois « la noble posture de l’homme résigné » et les angoisses d’un athéisme triste. Lui, le mécréant « joyeux » (il insiste : joyeux), nous propose une typologie d’adversaires tels qu’il les rêve : le ptérodactyle édenté, le vautour idéaliste et même le frigide cosmique, tous mêmement esclaves et tyrans d’eux-mêmes comme des autres. Une dissertation, que dis-je, un exercice, rédigé dans la plus pure tradition.
Christopher Gérard
Publié dans la Revue générale, mai 2008
Marc Klugkist, Brève méditation sur la décomposition des cadavres et sur l’infinité de l’univers, Editions du Petit Humain).
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