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22 août 2019

Avec Bruno de Cessole

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L’Île du dernier homme

Naguère critique littéraire à Valeurs actuelles et directeur de la Revue des deux mondes, Bruno de Cessole a publié il y a quelques années Le Défilé des réfractaires et L’Internationale des francs-tireurs,  deux anthologies subjectives des auteurs qui ont formé sa sensibilité à rebours du siècle. Tous avaient en commun une réticence à plier le genou devant les donneurs de leçons, un même goût de l’allure... et un très-sûr dégoût des infections mentales. Le regretté Guy Dupré ne parlait-il pas à son propos de « patricien du langage » ?

Voilà que Bruno de Cessole sort de son ermitage avec un roman de plus de quatre cents pages qui illustre cette sentence de Benjamin Franklin placée en exergue du livre : « Ceux qui sacrifient la liberté pour la sécurité n’obtiendront ni ne méritent ni l’une ni l’autre ». Tout ce roman d’une belle gravité s’interroge sur la place laissée ( ?) à nos libertés en ces temps de lutte « contre le terrorisme ». Entre l’Île-de-France et les Cotswolds, de l’Afrique de l’Ouest à Jura, la plus isolée des Hébrides écossaises, de Beyrouth à Alep, nous suivons à la trace un journaliste parisien et une analyste des services secrets britanniques. D’une part, François, quinquagénaire aux goûts littéraires très sûrs (Stendhal, Larbaud, Morand) mais pris d’une périlleuse empathie pour les fous d’Allah sur lesquels il enquête non sans naïveté. De l’autre, Deborah, fille d’un officier du MI 6 qui travaille pour le GCHO, « les grandes oreilles » du Royaume Uni. Le premier est l’un de ces hommes de gauche taraudés par la mauvaise conscience, ce satané désir de repentance comme par « l’obscure attirance pour le pouvoir et la soumission ». Amoureux déçu de la France, cet islamo-gauchiste qui a rendu des services à la cause palestinienne (surtout par mépris de soi) ne peut s’empêcher d’être fasciné par l’Islam combattant, jusqu’à une forme sournoise, plus ou moins avouée, de masochisme qui n’est pas rare dans certaine intelligentsia. Un esprit torturé, complexe, aux lisières de la félonie tant l’aveugle le désir d’un idéal de rechange : « Lui aussi il abominait chez ses contemporains leur effroi devant les vérités trop rudes, leurs compromissions, leur penchant à vouloir tout concilier, ainsi que l’absence de hauteur et de vision à long terme au sein d’une classe politique incompétente ou corrompue ».

De l’autre, sa cadette, linguiste qui perd peu à peu ses illusions sur son rôle dans la protection occulte de ses concitoyens face à l’affolante extension de la surveillance globale. Orwell n’est pas cité par hasard par le père de Deborah, vieil espion désabusé…

Des contacts entre François et des djihadistes de Trappes et de Manchester laissent des traces. La DGSE confie la surveillance du journaliste aux collègues d’Outre-Manche, dans le cadre d’un partage des besognes (et des data). Le GCHO transmet le dossier à la section des dirty tricks et l’affaire s’emballe, comme dans les romans de John Le Carré et de Percy Kemp, un ami de Cessole. L’un et l’autre, le jobard et l’espionne, tous deux manipulés, se retrouvent en Ecosse pour un fatidique face à face sous l’œil d’un inaccessible grand cerf. Un fort roman, érudit et passionné, littéraire en diable. Le retour bienvenu de Bruno de Cessole.

 

Christopher Gérard

 

Bruno de Cessole, L’Île du dernier homme, Albin Michel, 432 pages, 21.90€

 

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Un entretien avec Bruno de Cessole (2008).

 

Qui êtes-vous ? Comment vous définiriez-vous ? Comme certains personnages de votre roman, L’Heure de fermeture dans les jardins d’Occident, à savoir « un agent secret de la civilisation » ?

 

Il m’est difficile de me définir moi-même, et sans doute l’écriture est-elle pour moi le moyen de me connaître mieux, encore que je ne sois pas très porté sur l’introspection. Pour faire bref, disons que j’ai vécu longtemps pour, par, et dans les livres. De façon presque borgésienne  le monde m’apparaissait comme une vaste bibliothèque universelle et je souscrivais volontiers à l’assertion de Mallarmé, à savoir que le but de l’existence est d’aboutir à un beau livre. Je suis un peu revenu de ce fanatisme de jeunesse, et j’ai même cherché à contrebalancer cette influence  en épousant le réel dans ce qu’il a de plus prosaïque et de plus brutal, mais la littérature me semble toujours, non seulement « un souverain remède contre les dégoûts de la vie », mais un viatique pour temps de détresse, et, plus encore, un mode de vie, une manière unique de dédoubler son existence, de connaître par procuration toutes les vies que j’aurais aimé mener et que, par la force des choses, je ne connaîtrai jamais. Aujourd’hui, c’est sans contradictions que je vis ma double identité d’homme de culture et d’homme de la nature  - à travers le recours aux forêts, cher à Jünger. Agent secret de la civilisation ? L’expression, que le grand critique italien Mario Praz s’appliquait à lui-même -  et qualité dont relève à mes yeux un Cyril Connolly, un George Steiner, un Claudio Magris ou un Pietro Citati, me plaît, bien qu’il me paraisse présomptueux de me  l’approprier. Dans la modeste mesure de mes moyens, je me suis efforcé – en tant que journaliste culturel,  critique littéraire, et comme écrivain, notamment  dans ce livre, d’être un passeur, de  faire aimer et de transmettre des œuvres, des traditions,  une certaine idée du goût et de la beauté, dont je constate, navré, qu’elles disparaissent peu à peu sous la lame de fond du « tout marchandise », de l’indifférencié, et du déferlement des modernes Barbares.

 

Quels ont été vos maîtres en littérature, ceux du passé et ceux que vous avez eu la chance de côtoyer ?

 

Plutôt que de maîtres, je parlerai de créanciers, dont je me sens à jamais débiteur. Parmi les écrivains du passé ( expression que je récuse car un grand écrivain est toujours un contemporain ) je suis redevable envers une famille littéraire qui va de Chateaubriand à Montherlant en passant par Stendhal, Baudelaire et Barrès ; mais, par certains aspects,  je  fais aussi allégeance à Flaubert ( pour son éthique littéraire) et à sa postérité, sans même parler des écrivains étrangers, comme  Knut Hamsun, Jorge Luis Borgès ou Evelyn Waugh, ce qui m’entraînerait dans des développements trop longs. Parmi ceux que j’ai eu le privilège de connaître, je citerai au premier chef, Ernst Jünger, Vidia Naipaul, Lawrence Durrell, Mario Vargas Llosa,  Gregor von Rezzori, Ismaïl Kadaré, et, chez les Français, Jacques Laurent, Michel Déon, Bernard Frank, Jean d’Ormesson, et Guy Dupré…

 

Votre roman, dont les personnages paraissent si proches de Sénèque et de Lucrèce, semble témoigner d’une intense nostalgie de l’Antiquité. Quelle en est la source ?

 

L’Antiquité est une vieille passion, depuis les bancs du lycée et de l’université, passion entretenue et développée par la lecture de Nietzsche, Heidegger, et Steiner. Les présocratiques, les Cyniques, les Stoïciens, ont nourri ma pensée, de même que Eschyle et Sophocle, Aristophane, Virgile, Lucrèce, Horace, Tacite et Sénèque, ont formé ma sensibilité. Les derniers jardins de l’Occident, peut-être bientôt en déshérence, ce sont  les sources pérennes d’Athènes et Rome qui les irriguent, même si, en héritiers ingrats, nous avons oublié que les Grecs et les Romains nous ont, les premiers,  appris à vivre, aimer, et mourir. C’est donc sous les espèces de la nostalgie que se tisse notre rapport à cette Atlantide sombrée qu’est l’Antiquité.

 

Ce roman, qui comme l’a bien vu Guy Dupré est un conte philosophique, met en scène une sorte de Diogène parisien, le fascinant Frédéric Stauff. Comment ne pas s’interroger sur ce patronyme qui évoque Faust et les Stauffen (FrédéricII !!!)… ou même le comte von Stauffenberg. Qui est donc ce mixte de Cioran et de… De qui au fait?

 

Anti Socrate, apologiste de Calliclès, et héritier lointain de Diogène le Chien, Frédéric Stauff, philosophe non salarié, est un être de fiction, dont le nom est, on l’aura deviné, l’anagramme de Faust. Mais ce Faust inversé, dont la volonté de puissance est tournée contre lui-même, emprunte un certain nombre de traits, de formules et d’idées, à quelques personnages bien réels : l’irascible Docteur Johnson, Nietzsche,  Schopenhauer, et, bien sûr, E.M Cioran, qui, comme lui, hantait les jardins du Luxembourg et ses parages, déplorait l’inconvénient d’être né, campait sur les cimes du désespoir, et déclinait les syllogismes de l'amertume. On pourrait aussi relever chez lui des ressemblances avec des héros de fiction comme le Neveu de Rameau ou le M Lepage du Confort intellectuel de Marcel Aymé. En revanche, mon personnage qui prône l’abstention, le refus de l’agir, et tient l’Histoire pour un catalogue de calamités, ne doit rien  à Fréderic de Hohenstaufen – si fascinant soit-il,  ni, moins encore, à Claus von Stauffenberg, si admirable soit-il  …  

 

Tout le roman (le conte) baigne dans une atmosphère à la fois crépusculaire et allègre. Pourrais-je vous qualifier d’auteur tragique ? De contemplateur ironique de notre présente (et provisoire ?) déréliction ?

 

De fait, j’ai tenté, dans ce livre, d’ exprimer ce qu’est la « joie tragique », autrement dit l’exultation  violente que l’on peut éprouver à se sentir vivre , ici et maintenant, en pleine harmonie avec un univers sans arrière-monde, affranchi de l'espoir, comme de la crainte,  face à l’échéance finale au terme de laquelle nous retournerons en poussière. Ce que Frédéric Stauff résume en ces termes : «  Que ma destinée fût éphémère, que ce corps, fidèle serviteur de mes désirs, dût retourner au néant dont il était sorti, ne m’était pas source de chagrin ou de ressentiment, mais, à rebours, motif à célébrer dans cette vie fugace et traversée, le principe adorable de la puissance, de la gloire, et de l’éternité ». De là, l’allégresse qui traverse le livre et dissipe l’atmosphère crépusculaire ( le pressentiment de la fin d’une civilisation, dont la fermeture des jardins d’occident est la métaphore) que vous évoquez. Avec l’allégresse, l’ironie, vous avez raison de le souligner, est, en effet, l’autre composante majeure du roman qui n’est pas, comme certains ont voulu le voir, une charge contre notre époque, mais un exercice d’admiration, de gratitude,  envers les grands intercesseurs, philosophes et écrivains, paysages spirituels, qui, à travers l’épaisseur du temps, nous ont aidé et nous aident toujours à vivre, ou à survivre.

 

Propos recueillis par Christopher Gérard pour le Magazine des Livres

Paris, octobre 2008.

 

Il est question de Bruno de Cessole dans mes Nobles Voyageurs

 

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24 mai 2019

Luc Dellisse

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Né à Bruxelles mais naturalisé français, Luc Dellisse est auteur de livres pour la jeunesse, critique littéraire, enseignant (à la Sorbonne, s’il vous plaît), scénariste et poète. 

Dans Libre comme Robinson, il nous livre des réflexions  bienvenues sur le nouveau monde qui vient, celui de la « ruche planétaire » où disparaît progressivement l’authentique liberté, et sur la manière, bien concrète, de gagner ces maquis qui résistent à la grande mise au pas : « La liberté de mœurs, l’indépendance d’esprit, la maîtrise du langage, la connaissance de l’Histoire, le secret et la discrétion, sont entrés dans un immense laminoir, parfois appelé globalisation ». Il propose quelques dizaines de pistes à tous ceux que ne transporte pas d’enthousiasme la grandissante restriction des libertés réelles... qui s’opère sous nos yeux (fermés) au nom du Bien et de la Vertu. Comment échapper un tant soit peu au contrôle et à la dépossession, au collectivisme et à la massification, à ce « tout-commerce » que constitue la mondialisation ? Comment s’organiser pour ne pas être du voyage ?

Dans un monde radicalement inédit (surpopulation et brassage obligatoire, remplacement numérique et omni-surveillance électronique, épuisement des ressources et marchandisation sans fin,…) comment trouver et protéger cette île déserte où Robinson parvient à être à la fois hors du monde et dans le monde ? Comment trouver son unité dans un monde disloqué, comment résister au désir morbide de transparence et réhabiliter la réserve  - au sens strict du terme ? A lire ces réflexions intempestives, je repère aussi chez Luc Dellisse un refus passionné de la dégradation de notre langue, entre autres par le biais de l’écriture inclusive ou de l’aplatissement journalistique. 

 

Christopher Gérard

 

Luc Dellisse, Libre comme Robinson. Petit traité de vie privée, Les Impressions nouvelles, 17€

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05 avril 2019

Avec Gérard Guégan

 

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Un bolchevik amoureux ?

C’est le camarade Thierry Marignac qui, lors d’une de nos activités politico-culturelles (Duvel & chinon), m’a tendu ce court roman d’un ancien journaliste des Lettres françaises et même, horresco referens, de L’Humanité, dont j’avais lu naguère la passionnante biographie de Jean Fontenoy, l’auteur de Shangaï secret (1938), écrivain opiomane, ex-cadre du Parti communiste français, engagé volontaire en Finlande contre les Soviets, collaborateur proche de Drieu la Rochelle, qui se suicide dans les ruines de Berlin en mai 1945.

Ce Gérard Guégan semble en effet fasciné par les destins hors norme, comme celui de Drieu justement, à qui il a consacré un bref roman… un tantinet bavard (comme Drieu et son frère Malraux pouvaient l’être à l’époque). Ou comme, aujourd’hui, celui du révolutionnaire professionnel Nicolas Boukharine (1888-1938), chef de l’Internationale communiste, rédacteur en chef de la Pravda et théoricien de ce que les marxistes russes surnommaient diamat – le matérialisme dialectique. Boukharine fut le successeur désigné de Lénine avant de se rallier sans illusion à Staline jusqu’à sa prévisible élimination. Deux ans avant son procès et son exécution, en 1936 donc, Boukharine est envoyé par le Vojd, le Guide, à Paris pour y négocier l’achat aux mencheviks des archives de Marx et d’Engels. C’est ce voyage que Guégan romance avec un doigté et un sens du rythme d’une redoutable efficacité, au point que l’idée m’effleure d’un scénario de film.

Boukharine comprend très bien que Staline, ce félin, joue avec lui et tente de le piéger. S’il émigre, il trahit ; s’il rentre, ce sera comme espion ou comme saboteur… Le bolchevik parvient à faire sortir sa jeune épouse, qui est enceinte – subtile habilité du Vojd, alias le Grand Equarrisseur (lequel fait songer à l’abject tyran de Sur les falaises de marbre, d’Ernst Jünger), qui tend sous les pieds de sa proie le tapis mortel. Dans ses conversations avec Aragon (grotesque, quand il décrète que Dostoïevski « n’est pas réaliste-socialiste »), Malraux, Renoir ou Nizan, Boukharine ruse et feinte. Jusqu’à la pirouette finale, où Guégan se révèle de première force.

 

Christopher Gérard

Gérard Guégan, Nikolaï, le bolchevik amoureux, Vagabonde, 172 pages, 13.50 €.

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17 janvier 2019

L'Apocalypse selon Denis Cheynet.

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Magistral premier roman, que nous offre Denis Cheynet avec    Tu crèveras comme les autres, sous la casaque noire des éditions rue Fromentin et avec une éclairante préface de Patrice Jean, auteur de la maison*, qui parle à bon droit de « grand roman sur les impasses technologiques et philosophiques du monde moderne ».

Le coup de génie réside dans l’usage quasi hypnotique de la deuxième personne du singulier, comme dans les Dix Commandements, qui donne au roman cet air incantatoire et prophétique, mais aussi de l’indicatif - mode de la réalité - futur simple. Le romancier vaticine ; il décrit ce qui adviendra : la terrifiante descente aux Enfers d’un cadre moyen de la région parisienne, et en fait de toute une civilisation, happés par l’effondrement subit du monde techno-marchand.

En quelques mois à peine, le petit-bourgeois post-moderne, insignifiant rouage d’une firme d’informatique (l’un de ces nouveaux métiers auxquels les diplodocus de mon âge ne comprennent rien), gavé de séries politiquement correctes et de week-ends cucul-la-praline, se trouve projeté dans l’univers nettement moins policé de The Road : finis l’appartement propret doté de l’écran extra-plat, le zoning industriel et sa cantine bio, le bolide de fonction et les cartes en plastique ! Place au struggle for life le plus féroce, décrit avec une minutie quasi sadique, non sans une once d’humour noir soigneusement celée (le ton macronien du Président qui, alors que tout flambe, en appelle encore, avant de prendre la fuite, à « aider tous les citoyens du monde »).

Tu crèveras comme les autres est bien un conte philosophique, en ce sens que l’auteur force son lecteur à prendre conscience de l’insondable vacuité, de l’égoïsme obscène et de la terrifiante dépendance de l’Occidental, soumis à son smarfaune, asservi par l’usure, crétinisé par d’ineptes obligations professionnelles : « Le travail t’absorbera au début de la semaine, te malaxera et te digérera pour te rejeter comme un excrément le vendredi soir ».

Au fil des pages, le lecteur passe ainsi d’une barbarie l’autre, tiède et aseptisée quand « tout va bien », fétide et glaçante quand tout se dérègle. Car tout part en fumée, et vite : firmes, magasins, approvisionnements, hôpitaux et pompiers, blocages mentaux en tout genre… puisque le ci-devant cadre finira, comme les autres, par se repaître de chair humaine. Clinique, la description de cette descente, qui est aussi une sorte de libération, est servie par un style d’une précision parfaite – pas un mot de trop. « Après avoir essayé de rivaliser avec les astres, les hommes seront désormais aveugles et trembleront de peur », « les défenseurs des droits de l’homme dépèceront des criminels afin de se nourrir de leur chair » : tel est le cruel destin de ces derniers hommes qui, malgré de pitoyables tentatives de résistance (sectes millénaristes, milices hollywoodiennes, sororités féministes, et tutti quanti), sombrent dans la guerre de tous contre chacun.

D’hommes, ils sont devenus moins que des chiens – « un instant insignifiant dans l’immensité du temps, un fragment de matière organique minuscule dans l’immensité de l’univers ».

Une apocalypse au sens premier de révélation – d’un écrivain de race comme d’une vision d’ampleur quasi cosmique.

Christopher Gérard

 

Denis Cheynet, Tu crèveras comme les autres, Editions rue Fromentin, 246 pages, 18€.

 

*Patrice Jean est l’auteur de L’Homme surnuméraire, un grand roman dont j’ai parlé naguère.

 

 

 

 

 

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03 août 2018

Avec Michel Lambert

 

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Placé haut par les regrettés Pol Vandromme, Bernard de Fallois et Vladimir Dimitrijevic, trois orfèvres en matière littéraire, Michel Lambert, écrivain, journaliste, un temps rédacteur en chef de la revue de la Promotion des Lettres belges, Le Carnet et les instants, est aujourd’hui l’un des auteurs « maison » de Pierre-Guillaume de Roux, qu’il a connu aux éditions du Rocher et qu’il considère comme « l’éditeur quasi idéal, c’est-à-dire un éditeur qui a les qualités de culture et de passion littéraire, mettant la littérature au-dessus de tout, comme Vladimir Dimitrijevic (…) S’ajoute à ce regard littéraire un certain recul éditorial par rapport aux risques commerciaux que l’on peut prendre ou non. »

Nouvelliste maintes fois primé, Michel Lambert revient au roman avec L’Adaptation, un livre d’une vertigineuse complexité pour qui se donne la peine de le lire avec attention. A partir de La Jeune fille brune, roman du Serbe Alexandre Tišma  (que Michel Lambert a naguère préfacé), l’auteur bâtit un labyrinthe à l’issue duquel fusionnent littérature, cinéma et réalité.

Le narrateur de L’Adaptation est un réalisateur sur le retour qui rêve d’adapter La Jeune fille brune au cinéma et, de manière étrange, revit les mêmes péripéties, notamment amoureuses. Ceci nous vaut une plongée dans le monde des acteurs, et surtout dans l’âme tourmentée du réalisateur, dont le lecteur découvre une à une les riches facettes. En filigrane, le souvenir encore douloureux de la mort de l’épouse du narrateur, la hantise de la maladie, sur fond d’attentats sanglants – nous sommes dans la Bruxelles traumatisée par les tueries islamistes. Tout le roman baigne dans une atmosphère de nostalgie et de déclin, qu’il soit physique, professionnel ou sentimental.

De quête aussi, à l’instar de celle du Chevalier médiéval à la poursuite d’une Dame inaccessible.

Comme nous sommes dans les anciens Pays-Bas, nul ne s’étonnera que Michel Lambert joue des couleurs et des ciels, pareil à un peintre de l’ancien temps pour qui les nuages peuvent refléter des sentiments mouvants. Des sons aussi, et des odeurs tant sont omniprésentes, dans L’Adaptation, les synesthésies. De même, les mises en abyme scandent un récit où réalité et imaginaire interagissent en cercles concentriques, où les personnages se dédoublent, à l’image du narrateur et de ses compagnes : « Alors, à quoi bon m’obstiner à chercher un corps, celui de Marielle, ou un autre, celui de Betty, qui m’eût permis de soulager la faim née de mon effort de concentration, née de la solitude dans un appartement trop grand, née peut-être, j’y repensais parfois, un jour très lointain de mon adolescence quand s’était donnée à moi la jeune et éphémère maîtresse de mon père – et qui sait si mon aventure avec Betty ne reproduisait pas, inversée, cette première miraculeuse et culpabilisante aventure ? » 

Christopher Gérard

Michel Lambert, L’Adaptation, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 250 pages, 20 €