05 novembre 2020
Clubland
Le regretté George Steiner disait naguère que dresser la carte des cafés, de Prague à Trieste, permettait de comprendre l’esprit de la Vieille Europe. Il en va de même avec la carte des cercles traditionnels, si l’on en croit Siméon de Bulgarie, qui préface le bel album du vicomte de Noüe consacré aux clubs d’Europe. Les cercles sont en effet, pour chaque ville, le « miroir de ses talents » ; ils illustrent et maintiennent l’âme du Vieux Continent, jusqu’au-delà des mers, de Santiago de Chili à Hong Kong. Après une relative éclipse, ils renaissent et attirent des membres plus jeunes, désireux de placer leurs pas dans ceux de leurs aïeux, réels ou imaginés – car le cercle, lieu de pouvoir comme de plaisir, peut aussi se révéler refuge pour la rêverie. Le mot d’ordre de tout cercle qui se respecte est bien entendu l’indiscutable « we are as we are ». Ses interdits tacites, de Constantinople à Saint-Pétersbourg : dégoiser dans son smartfaune, parler d’affaires avec ostentation, ronfler au salon de lecture après le déjeuner, inviter un raseur. En un mot comme en cent, il convient d’incarner la figure du gentleman qui retrouve ses pairs pour deviser en toute liberté, affranchi des pesanteurs du dehors.
Dans la somptueuse bibliothèque du Travellers Club de Londres
Charles-Louis de Noüe a voulu faire un choix, par essence cornélien, et présenter vingt-et-un cercles européens parmi les plus exclusifs. Pour chacun d’eux, leur histoire, de grandes figures et les caractéristiques du cercle sont synthétisées, le tout illustré de clichés originaux qui sont autant de coups d’œil furtifs lancés dans ces lieux qui jouent avec brio sur le principe de fermeture tout en étant capables, pour les meilleurs, de s’ouvrir au monde extérieur. Le lecteur est donc convié au Jockey et au Travellers de Paris, au Cercle de l’Union de Naples, à Helsinki et à Vienne. Très belles pages sur les cercles de Lisbonne et de Madrid.
Tout choix est subjectif, certes, et donc défendable… mais je m’interroge sur l’absence de plusieurs cercles londoniens (seulement deux sur vingt-et-un seulement, alors que the London Clubland est, non pas La Mecque, mais bien la Roma Aeterna des clubs), comme sur celle du sublime Nuovo Circolo degli Scacchi de Rome en son merveilleux palais du Corso. Ne boudons néanmoins pas notre plaisir, car après tout nous disposons déjà du magnifique livre d’Anthony Lejeune, The Gentlemen’s Clubs of London.
Deux cercles belges ont été retenus : le très-hermétique Cercle Royal du Parc (réservé aux membres de la noblesse, de père en fils) et, le plus vénérable et en fait le plus prestigieux, le Cercle Royal Gaulois Artistique et Littéraire, dont les origines remontent à 1847 et qui accueillit en ses salons néo-classiques Cortot et Mallarmé, Churchill et les Habsbourg, tant d’autres. Cercle universitaire, clairement méritocratique, le Gaulois rassemble l’élite active du royaume, toutes disciplines rassemblées ; il accueille aussi les diplomates en poste à Bruxelles et nombre de membres étrangers. Déplorons pour finir quelques menues broutilles & coquilles (le roi Baudouin, « père de l’actuel souverain » !) et souhaitons grand succès à ce beau livre bientôt classique.
Christopher Gérard
Gleizes et Charles-Louis de Noüe, Clubs & cercles en Europe, Editions du Palais, 45€
Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent | Facebook | |
Imprimer |
26 juillet 2020
Avec Guy Féquant
Retiré près de Rethel, entre Champagne et Ardennes, là où Philippe le Bon instaura l’Ordre de la Toison d’Or, Guy Féquant a enseigné l’histoire et la géographie, entre autres à la Réunion. Écrivain rare, il est aussi ornithologue et amoureux des chats, auxquels il a consacré un splendide hommage, Plume.
J’ai évoqué naguère, dans Service littéraire, son dernier roman, Albane, bouleversante évocation d’une initiation amoureuse au printemps 68. Je le qualifiais de « taoïste ardennais », tant son panthéisme assumé et sa connaissance des Anciens, de Tacite à Horace, frappent le lecteur. À la lecture, l’homme se révèle aussi géographe et naturaliste, un mixte de Julien Gracq et de Kenneth White – bref, un original comme je les aime. Qu’il ait correspondu avec Jünger ajoute à son prestige : ce petit-fils de bergers, ce hussard noir est de ma famille.
Guy Féquant m’adresse ses Carnets nomades, le journal d’un routard qui pérégrine en Béarn et en Tchéquie, en Haute-Savoie et à Assise, marcheur infatigable et observateur attentif, amoureux même, des cycles naturels et des traces du passé, étonné comme au premier jour, car l’homme a gardé une âme juvénile et, disons-le, naturellement païenne tant éclate à chaque page un puissant sens du sacré. Comme son style, nourri du meilleur latin, est ferme, il est de ces écrivains dont je crayonne les pages, heureux de ses trouvailles et séduit par sa clairvoyance. Guy Féquant est aussi moraliste, sans jamais être dupe, comme par exemple quand il affirme que « L’homme est fait pour les bordures, pour les fronts pionniers, pour les horizons, pour l’espace. Sinon, il n’est qu’un cloporte ». Féquant chérit ces premières neiges qui pourraient bien être les avant-dernières sur cette planète menacée par deux cataclysmes, le réchauffement climatique et l’islamisation, niés l’une par la droite affairiste et l’autre par la gauche idéologique. « Tout homme qui fuit l’Énigme déchoit », décrète-t-il à bon droit. Lisez Guy Féquant, ermite et nomade.
Christopher Gérard
Guy Féquant, Carnets nomades 2014-2019, Editions Anfortas, 172 pages, 15€
Voir aussi :
Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent | Tags : littérature, pérégrination | Facebook | |
Imprimer |
19 juillet 2020
Avec Thomas Clavel
Salubre et courageux premier roman que nous offre le jeune Thomas Clavel, qui enseigne le français en zone prioritaire. Le sujet d’Un traître mot, qui se révèle davantage conte philosophique que roman stricto sensu ? L’avènement d’une France où les crimes de langue seraient punis avec une toute autre sévérité que les crimes de sang, et ce à la suite de la providentielle promulgation, par un Parti présidentiel au faîte de sa puissance, d’une loi d’exception dite AVE, pour Application du Vivre Ensemble. L’imposture victimaire, la déconstruction gratuite et obligatoire, la traque des phobies les plus absurdes deviennent ainsi la règle, sans faire de bruit et dans ce qui ressemble à un lâche acquièscement de tout le corps social.
Le héros de ce conte cruel, Maxence, jeune normalien pur sucre, spécialiste de Blanchot et enseignant à Paris III - le parfait bobo à trotinette dans sa bulle hyperprotégée - fait l’expérience du basculement en cours à la suite d’un dérapage verbal au téléphone. Trois mots de travers sur les Roms enregistrés avec zèle par sa correspondante, un article consacré à l’œuvre littéraire de Renaud Camus, la plainte d’une étudiante « issue de la Diversité » pour une note d’examen jugée oppressive et voilà notre blanc-bec mis en examen, traîné au tribunal, sommé de justifier ses écrits, et pour finir condamné à une peine de prison ferme. Les magistrats n’ont-ils pas été exhortés à sévir avec rigueur contre les crimes de parole, devenus plus impardonnables que les crimes de sang ? Les prisons ne se vident-elles pas de leurs délinquants coutumiers pour se remplir de pénitents, soumis à une rééducation lexicale ? Maxime fera donc l’expérience de la taule (confortable, nous sommes bien dans un conte), où il révélera des qualités de meneur en créant un mouvement de résistance poétique qui, par l’apprentissage clandestin de l’impiété verbale, désintoxiquera les prisonniers du poison de l’idéologie. Maxence apprendra à ses camarades à feindre la contrition linguistique et, surtout, à se réapproprier leur héritage poétique.
Un conte, vous disais-je, contre le fanatisme et l’obscurantisme, ici progressistes. Une charge contre les nouveaux Tartuffe, rendue plus puissante encore par la structure double du récit, où vient s’enchâsser une description des prodromes de la guerre civile dans un Beyrouth encore paradisiaque.
Du beau travail d’écrivain, empli d’humour, au service de la vérité et de la probité.
Christopher Gérard
Thomas Clavel, Un traître mot, La Nouvelle Librairie, 226 pages, 14,90€
Voir aussi :
Écrit par Archaïon dans Lectures, Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature, nouvelle librairie | Facebook | |
Imprimer |
06 juillet 2020
Les Fidèles
Juriste de formation, auteur d’essais pointus sur le droit constitutionnel et la Vème République mais aussi d’une passionnante Histoire du snobisme et d’un Dictionnaire nostalgique de la politesse, Frédéric Rouvillois a fait ses premières armes dans l’underground monarchiste, en collaborant aux revues non-conformistes Réaction et Les Épées.
Voilà qui explique le ton et l’esprit de son roman, Les Fidèles, où il évoque au moyen de quelques tableaux la fin - ou le renouveau, ce roman est d’une splendide ambiguïté - d’une antique lignée féodale, celle des seigneurs de Saint-Fiacre. En imaginant cette famille et leur vétuste demeure, a-t-il voulu faire une allusion au château du même nom, dont le père du commissaire Maigret fut le régisseur ? Peu importe. L’essentiel est dans cette description d’une famille qui se réunit à l’invitation du patriarche pour se déchirer, pour mourir une fois pour toutes… ou pour renaître, par la grâce des petits-fils, souvent plus fidèles à la tradition que leurs parents.
La décadence des aristocraties constitue un lieu commun littéraire : songeons à Au plaisir de Dieu, de Jean d’Ormesson, cité non sans ironie dans le roman. Les Aristocrates, de Michel de Saint-Pierre, ou, moins connu, L’Hallali, de Camille Lemonnier, voire La Grande meute, de Paul Vialar ont illustré chacun à leur manière ce pan de l’histoire sociale et culturelle. L’originalité de Frédéric Rouvillois réside dans sa fidélité sans illusion à une vision idéale de la noblesse et de la famille, vue davantage comme une forteresse immatérielle à protéger que comme l’alliance temporaire d’une poignée d’individus déboussolés. Frugalité ou avidité ? Félonie ou fidélité ? Tel est le dilemme.
Caumont de Saint-Fiacre, l’ancien officier des djebels, incarne ce patriarche trahi par ses enfants, affolés à l’idée de devoir assumer à leur tour le fardeau que constitue le château, ses archives et son arsenal secret, qui date des complots contre la Gueuse et de la Résistance - fardeau matériel d’une part, le plus visible, (les ardoises, les châssis, etc.) mais surtout immatériel, le plus lourd, celui qui les forcerait à renoncer au plongeon dans le monde enchanté de Dubaï ou de Singapour.
Avec brio, Frédéric Rouvillois subvertit le cliché pour nous livrer un roman légitimiste, dense et tout en lucidité.
Christopher Gérard
Frédéric Rouvillois, Les Fidèles, Pierre-Guillaume de Roux, 202 pages, 18€
Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent | Tags : pierre-guillaume de roux, littérature, roman | Facebook | |
Imprimer |
26 mai 2020
Avec Michel Lambert
Placé haut par les regrettés Pol Vandromme, Bernard de Fallois et Vladimir Dimitrijevic, trois orfèvres en matière littéraire, Michel Lambert, écrivain, journaliste, est aujourd’hui l’un des auteurs « maison » de Pierre-Guillaume de Roux, qu’il considère comme « l’éditeur quasi idéal, c’est-à-dire un éditeur qui a les qualités de culture et de passion littéraire, mettant la littérature au-dessus de tout, comme Vladimir Dimitrijevic. »
Nouvelliste maintes fois primé, Michel Lambert avait donné, avec L’Adaptation, un livre d’une vertigineuse complexité, où il bâtissait un labyrinthe à l’issue duquel fusionnaient littérature, cinéma et réalité.
Tout le roman baignait dans une atmosphère de nostalgie, de déclin tant physique que sentimental, et de quête - celle du Chevalier médiéval à la poursuite d’une Dame inaccessible. Son dernier recueil de huit nouvelles, Je me retournerai souvent, qui doit son titre à Apollinaire, confirme mon verdict de naguère.
Michel Lambert est un virtuose du style, dont le jeu subtil des couleurs et des ciels se révèle pareil à celui d’un peintre de l’ancien temps – nous sommes, rappelons-le, dans les anciens Pays-Bas, pour qui les nuages peuvent refléter des sentiments mouvants. De Prague la magique à la très-pluvieuse Bruxelles, le lecteur y suit Michel Lambert dans ses pérégrinations à travers l’espace et surtout à travers le temps, car l’écrivain n’a pas son pareil pour, du bout des lèvres, sans jamais insister, suggérer je ne sais quelles failles, quand un quotidien terne se métamorphose, quand s’entrouvre une porte dérobée. Tel est le leitmotiv qui traverse cette œuvre raffinée : le temps suspendu, retrouvé, rêvé - perdu. Un temps circulaire, comme chez les Celtes.
Souvent mélancolique à la russe (à l’irlandaise ?), jamais triste ni pesant, Lambert nous promène à la recherche des fragments d’un passé imaginaire, à la rencontre de femmes oublieuses ou fidèles.
Christopher Gérard
Michel Lambert, Je me retournerai souvent, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 192 pages, 18€
Voir aussi :
Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent | Tags : littérature belge, michel lambert, pierre-guillaume de roux | Facebook | |
Imprimer |