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31 janvier 2018

Jan Bakhyt, poète archéofuturiste

 

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Jan Bakhyt, poète archéofuturiste

 

Né au Kazakhstan à la fin du règne de Staline, le poète russophone Bakhytjan Kanapianov alias Jan Bakhyt, est un singulier personnage : ingénieur métallurgiste et producteur de cinéma, boxeur (champion du Kazakhstan en 1968), militant antinucléaire (il a participé au nettoyage de Tchernobyl), éditeur indépendant, bref un homme complet au parcours à la fois archaïque et futuriste.

Tout jeune, ce descendant de Genghis Khan publie ses premiers poèmes, qui attirent l’attention de celui qui deviendra son maître, Olzas Souleimanov, l’un des grands écrivains kazakhs, futur ambassadeur à Rome et à l’Unesco, et l’un des meneurs du mouvement antinucléaire. Comme Souleimanov, géologue de formation, Bakhyt a commencé par des études scientifiques avant de bifurquer vers le cinéma et la poésie. Traduit en une douzaine de langues, candidat au Prix Nobel, il était encore peu connu du public francophone, d’où l’intérêt de la publication, à la Manufacture des livres, de ce premier recueil remarquablement traduit en français par un autre boxeur, Thierry Marignac.

Ce dernier explique bien dans sa postface la difficulté de traduire la poésie, surtout quand elle provient d’un univers aux antipodes du nôtre. Même s’il écrit en russe, Bakhyt pense en Kazakh, en descendant des nomades turco-mongols. C’est là que réside le caractère puissant de l’homme et de sa poésie : il traduit dans la langue d’Akhmatova et de Pasternak, aînés à qui il paie son tribut, l’imaginaire épique des steppes d’Asie centrale. Et Marignac de transcrire cette métamorphose dans la langue de Valéry ! Le résultat me laisse pantois, et empli d’admiration tant le traducteur fait preuve d’une constante rigueur pour rendre la fermeté d’âme du Kazakh.

Ce qui frappe à la lecture de ces poèmes, c’est aussi leur caractère foncièrement panthéiste, et, pour tout dire, païen. A l’image de ses ancêtres rhapsodes, Bakhyt ne conçoit jamais la poésie comme un jeu formel, même s’il rassemble dans ses textes la richissime expérience poétique russe du XXème siècle. En effet, Bakhyt chante les puissances et « les idoles de pierre que personne ne nomme », la fidélité aux aïeux, la reconnaissance due aux maîtres, les chamois des montagnes et les oies sauvages, les tchabanes, ces berges de l’Asie centrale dont le nom fait songer aux chamanes. Chamane, oui, ce poète inspiré qui s’exclame : « Je suis fils du monde, je crois à son éternité / ô terre des steppes, nous sommes coupables devant toi ». Chamane, celui qui chante les Toumanes, ces bataillons du temps de Genghis Khan, et le culte encore vivace du cheval : « Le chant déferle, les sabots en cadence / Sous moi, le cheval est heureux / Et d’une mélodie oubliée la substance / dans mon cœur propage le feu. »

Tantôt, Bakhyt, « poète à mi-temps astrologue ébloui », rappelle la Grande Terreur de 37 et les camps perdus dans le brouillard, tantôt il évoque les néons de Moscou ou les pins bleus d’Alma-Ata.

Une voix purificatrice, primitive au sens le plus profond du terme, transcrite avec autant de probité que de talent.

 

Christopher Gérard

 

Jan Bakhyt, Perspective inversée, SL Publications, La Manufacture des livres, 216 pages.

 

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16 janvier 2018

Quatre poètes belges

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Quatre poètes, dont trois amis chers, illustrent chacun à leur façon la vitalité de leur art en Belgique romande, « terre de poètes » pour citer un cliché … usé jusqu’à la trame – mais pas entièrement faux. Quelques maisons d’édition, quelques revues, maintiennent le cap, souvent par la grâce du mécénat public ou privé et avec l’aide de quelques figures tutélaires, dont Fernand  Verhesen, Jacques Izoard ou Yves Namur.

Commençons par une dame dont j’ai parlé ailleurs, dans mes Quolibets, la piquante Corinne Hoex (1946), historienne d’art et archéologue, romancière et l’auteur d’une quinzaine de recueils souvent elliptiques jusqu’à l’ascétisme. Je reçois, tristes et sombres, des Leçons de ténèbres qui m’évoquent les pièces pour viole de gambe de Marin Marais, où l’exquise Corinne, qui peut se montrer tantôt espiègle, tantôt cruelle, révèle ici sa part mélancolique, quasi désespérée :

 

Caveau transi.

Humide.

Crypte basse.

Eventrée.

Cierges fumeux.

 

Crucifix absent.

 

La suit Marc Hanrez (1934), ce romaniste qui eut l’audace, en dernière année d’études, de pousser la porte de Céline à Meudon et de faire parler celui que le regretté Pol Vandromme appelait Louis. Devenu l’ami de Nimier, puis de Dominique de Roux (excusez du peu), il rédigera le premier essai consacré à l’auteur du Voyage au bout de la nuit. L’homme a vécu aux Amériques ; il a chassé le daim dans les forêts du Wisconsin et enseigné Abellio, Drieu et Morand à des générations d’étudiants. Avec America Felix, il revient, en vers très libres, sur sa jeunesse américaine, baignée par le jazz et par le chant des moteurs de pickups sur les highways. La baie de San Francisco, les forêts giboyeuses, Manhattan et sa magie, Paul Newman lui inspirent une étrange mélopée.

Le troisième ami, Jean-Loup Seban (1748), est un drôle de pistolet : ancien professeur à Princeton, spécialiste du marquis d’Argens, le chambellan du roi de Prusse et l’ami de Voltaire (et le traducteur de l’empereur Julien), pasteur de l’Eglise réformée (qui ne jure que par Apollon), dandy suranné et bibliophile (rien de postérieur à Charles X, car ensuite…), Seban meuble ses loisirs en reconstituant une bibliothèque classique, par l’accumulation de volumes anciens et, surtout, par la composition de sonnets rédigés dans les règles telles qu’énoncées par César-Pierre Richelet (1626-1698).

Hors commerce, ses recueils sont édités à ses dépens avec un soin maniaque, qui va jusqu’à imiter les couvertures marbrées du XVIIIème. Dans L’Epopiade & L’Apolloniade, ce libertin au sens classique, cet érudit précieux avec délectation, chante, en alexandrins, Chénier et Napoléon, Marsyas et Narcisse… et même le dernier César :

 

Faut-il que pour la paix César se déshonore ?

Abandonner la ville au Dieu de l’Alcoran ?

Comme Jérusalem où règne le Turban ?

Faillir à la vertu de Rome et de la Grèce ?

 

Le quatrième, André Gascht (1921-2011), un Ardennais éduqué à Anvers à une époque où l’on y parlait français sans crainte, je ne l’ai guère rencontré que deux ou trois fois lors de mes débuts à la Maison des Ecrivains ou aux Riches Claires, ce haut-lieu littéraire de la capitale. L’homme était distant, immensément savant, ironique aussi – un monument de la critique littéraire avec son confrère Jean Tordeur. Spécialiste de Pieyre de Mandiargues, Gascht a, avec une piété qui l’honore, maintenu le souvenir d’un immense poète, Odilon-Jean Périer, que j’ai salué avec émotion dans Aux Armes de Bruxelles. En outre, Gascht a tout fait pour qu’un autre confrère, le lieutenant Auguste Marin, tué sur la Lys le 24 mai 1940, ne sombre pas dans un injuste oubli. C’est en effet André Gascht qui fut l’éditeur des œuvres de ce poète, proche de Périer. J’aime par-dessus tout cette manière de constituer le maillon d’une chaîne…

Quant au poète, pudique et discret, il a donné le meilleur de lui dans un recueil unique publié à quarante-cinq ans, Le Royaume de Danemark. L’ouvrage, réédité avec une préface enthousiaste de Jacques De Decker, traduit en alexandrins classiques l’amertume d’une âme raffinée, les amours impossibles et les désirs inassouvis. Comme souvent en Belgique romande, le poète se révèle syncrétiste, à la fois classique et romantique. Une voix sourde et profonde, qui ne cesse de résonner :

 

Désir de ta gorge entrevue,

de tes flancs tièdes et secrets,

de tes jambes qui, dans la rue,

lèvent des rêves indiscrets.

Mais tu t’en vas, à peine émue

de ce regard qui te suivait ;

et tu traverses l’avenue,

tu t’éloignes, tu disparais…

 

Christopher Gérard

 

Corinne Hoex, Leçons de ténèbres, Le Cormier.

Marc Hanrez, America Felix, Le Bretteur.

Jean-Loup Seban, L’Epopiade & L’Apolloniade,

chez Robert Clerebaut, imprimeur.

André Gascht, Le Royaume de Danemark, Le Taillis-Pré, collection Ha !

Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent | Tags : littérature belge, poésie |  Facebook | |  Imprimer |