Exit John le Carré (1931-2020) (14 décembre 2020)

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Depuis son premier roman, L’Appel du mort (1961), David Cornwell alias John le Carré (attention à la minuscule : « pour des raisons freudiennes, précisait l’écrivain à propos d’un pseudonyme jugé par lui « ridicule », ce l minuscule est devenu pour moi une obsession ») n'aura cessé, jusqu'à près de quatre-vingt-dix ans, d’approfondir sa subtile connaissance du cœur humain.

Soixante ans d’une carrière littéraire ô combien prestigieuse (souvenons-nous du succès planétaire, en 1963, de L’Espion qui venait du froid, transposé au cinéma) n’ont jamais stérilisé cet auteur atypique qui témoignait non seulement d’une merveilleuse jeunesse d’esprit mais aussi d’une puissance créatrice au-dessus du commun. Nombreux sont ceux qui ne comprenaient pas que le Carré n’ait pas eu le Nobel de littérature, tant son oeuvre, traduite dans maintes langues, a changé du tout au tout le roman d’espionnage… et radiographié cette Angleterre impériale en déclin qu’il aimait et détestait à la fois. Too late.

Le Carré n’a-t-il pas réussi à créer des figures mythiques comme Georges Smiley (que bien des lecteurs n’imaginent plus que sous les traits d’Alec Guinness dans La Taupe, la série télévisée de la BBC) ? Le professeur à Eton devenu cold warrior à Berne, Hambourg et Berlin, l’agent des prestigieux MI 5 (sécurité intérieure) et MI 6 (documentation extérieure), le diplomate ( ?) du Foreign Office s’est, au fil des années et de quelque vingt-cinq livres, révélé comme l’un des auteurs majeurs de la littérature contemporaine.

Il y a quelques mois, il nous revenait avec un thriller, Retour de service (le titre original est autrement plus parlant : Agent Running in the Filed), qui s’avère une réussite : rythme, profondeur des analyses, retournements, farces et attrapes diverses, balance parfaite entre moments d’incrédulité et tension paroxystique, sans oublier l’humour désabusé et cette juvénile indignation.

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De quoi s’agit-il ? Du tournant dans la carrière d’un agent du Service, Nat, de son vrai prénom Anatoly, belle figure de déclassé comme souvent chez le Carré, lui-même fils d’un escroc haut en couleurs. Nat, quarante-sept ans, fils d’une Russe blanche et d’un colonel alcoolique des Scots Guards, revient à la Centrale de Londres après des années passées en poste à Moscou, Tbilissi, Tallinn, où il a recruté et géré toutes sortes d’agents. En somme, Nat est le petit-fils de Smiley, qu’il a dû croisé lors de sa formation. Notre Nat se retrouve relégué sur une voie de garage, au Refuge, une sous-commission qui sert de cimetière des éléphants, où végètent transfuges carbonisés, informateurs de cinquième zone, veuves des temps glorieux ainsi qu’une exceptionnelle Florence, qui lève un fameux lièvre en la personne d’Orson, nom de code d’un oligarque ukrainien qui fricote avec les services de Vlad, le maître de la nouvelle Russie.

Entre Forence, Nat et l’improbable Ed, joueur compulsif de badminton, un étrange trio se met en place, et ce dans une Angleterre qui aborde les rivages périlleux du Brexit sous l’œil glauque de Donald Trump, bête noire de l’écrivain. Le lecteur suivra en haletant le scénario du maître, où les agents 1° ne sont pas ceux que l’on pense, 2° travaillent parfois pour d’autres maîtres que prévu, 3° n’obéissent pas toujours aux ordres de leurs supérieurs, etc.

A l’ombre bien détectable de Smiley répond celle, fantomatique, de Karla, le maître du Centre de Moscou. Le communisme a sombré, les tchékistes d’antan ont passé la main sans pouvoir écrire leurs mémoires… mais ils ont semé des héritiers, par exemple Valentina, qui gère les illégaux de l’Europe de l’Ouest, une vraie tchékiste, jamais repérée par les services ennemis (= nous). Je laisse le lecteur découvrir la suite des opérations.

La trahison, la vanité humaine, les conditionnements mentaux de l’Upper Class, les jeux de pouvoir au sein des ministères sensibles, les réflexes induits par la vie clandestine, la manipulation sans scrupules des sentiments (ceux des agents, des collègues ou des supérieurs), les rapports filiaux (réels et fantasmés), la politique internationale et ses sordides dessous : avec tous ces éléments éminemment romanesques, le Carré joue avec un inimitable brio. Du grand art.

Le regretté Vladimir Volkoff, qui avait lui aussi participé au Grand Jeu, avait coutume de dire « moustache foireux tourne gens-de-lettres ». Trop tendre, pas assez cynique sans doute pour faire un pur espion, le Carré a trouvé son salut dans la littérature, pour notre plus grand profit.

Sa mort suscite en moi une profonde tristesse.

 

Christopher Gérard

 

John le Carré, Retour de service, Seuil. A lire aussi, le Cahier de l’Herne John le Carré, dirigé par Isabelle Perrin, la (brillante) traductrice de l’écrivain.

 

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