22 août 2019
Avec Bruno de Cessole
L’Île du dernier homme
Naguère critique littéraire à Valeurs actuelles et directeur de la Revue des deux mondes, Bruno de Cessole a publié il y a quelques années Le Défilé des réfractaires et L’Internationale des francs-tireurs, deux anthologies subjectives des auteurs qui ont formé sa sensibilité à rebours du siècle. Tous avaient en commun une réticence à plier le genou devant les donneurs de leçons, un même goût de l’allure... et un très-sûr dégoût des infections mentales. Le regretté Guy Dupré ne parlait-il pas à son propos de « patricien du langage » ?
Voilà que Bruno de Cessole sort de son ermitage avec un roman de plus de quatre cents pages qui illustre cette sentence de Benjamin Franklin placée en exergue du livre : « Ceux qui sacrifient la liberté pour la sécurité n’obtiendront ni ne méritent ni l’une ni l’autre ». Tout ce roman d’une belle gravité s’interroge sur la place laissée ( ?) à nos libertés en ces temps de lutte « contre le terrorisme ». Entre l’Île-de-France et les Cotswolds, de l’Afrique de l’Ouest à Jura, la plus isolée des Hébrides écossaises, de Beyrouth à Alep, nous suivons à la trace un journaliste parisien et une analyste des services secrets britanniques. D’une part, François, quinquagénaire aux goûts littéraires très sûrs (Stendhal, Larbaud, Morand) mais pris d’une périlleuse empathie pour les fous d’Allah sur lesquels il enquête non sans naïveté. De l’autre, Deborah, fille d’un officier du MI 6 qui travaille pour le GCHO, « les grandes oreilles » du Royaume Uni. Le premier est l’un de ces hommes de gauche taraudés par la mauvaise conscience, ce satané désir de repentance comme par « l’obscure attirance pour le pouvoir et la soumission ». Amoureux déçu de la France, cet islamo-gauchiste qui a rendu des services à la cause palestinienne (surtout par mépris de soi) ne peut s’empêcher d’être fasciné par l’Islam combattant, jusqu’à une forme sournoise, plus ou moins avouée, de masochisme qui n’est pas rare dans certaine intelligentsia. Un esprit torturé, complexe, aux lisières de la félonie tant l’aveugle le désir d’un idéal de rechange : « Lui aussi il abominait chez ses contemporains leur effroi devant les vérités trop rudes, leurs compromissions, leur penchant à vouloir tout concilier, ainsi que l’absence de hauteur et de vision à long terme au sein d’une classe politique incompétente ou corrompue ».
De l’autre, sa cadette, linguiste qui perd peu à peu ses illusions sur son rôle dans la protection occulte de ses concitoyens face à l’affolante extension de la surveillance globale. Orwell n’est pas cité par hasard par le père de Deborah, vieil espion désabusé…
Des contacts entre François et des djihadistes de Trappes et de Manchester laissent des traces. La DGSE confie la surveillance du journaliste aux collègues d’Outre-Manche, dans le cadre d’un partage des besognes (et des data). Le GCHO transmet le dossier à la section des dirty tricks et l’affaire s’emballe, comme dans les romans de John Le Carré et de Percy Kemp, un ami de Cessole. L’un et l’autre, le jobard et l’espionne, tous deux manipulés, se retrouvent en Ecosse pour un fatidique face à face sous l’œil d’un inaccessible grand cerf. Un fort roman, érudit et passionné, littéraire en diable. Le retour bienvenu de Bruno de Cessole.
Christopher Gérard
Bruno de Cessole, L’Île du dernier homme, Albin Michel, 432 pages, 21.90€
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Un entretien avec Bruno de Cessole (2008).
Qui êtes-vous ? Comment vous définiriez-vous ? Comme certains personnages de votre roman, L’Heure de fermeture dans les jardins d’Occident, à savoir « un agent secret de la civilisation » ?
Il m’est difficile de me définir moi-même, et sans doute l’écriture est-elle pour moi le moyen de me connaître mieux, encore que je ne sois pas très porté sur l’introspection. Pour faire bref, disons que j’ai vécu longtemps pour, par, et dans les livres. De façon presque borgésienne le monde m’apparaissait comme une vaste bibliothèque universelle et je souscrivais volontiers à l’assertion de Mallarmé, à savoir que le but de l’existence est d’aboutir à un beau livre. Je suis un peu revenu de ce fanatisme de jeunesse, et j’ai même cherché à contrebalancer cette influence en épousant le réel dans ce qu’il a de plus prosaïque et de plus brutal, mais la littérature me semble toujours, non seulement « un souverain remède contre les dégoûts de la vie », mais un viatique pour temps de détresse, et, plus encore, un mode de vie, une manière unique de dédoubler son existence, de connaître par procuration toutes les vies que j’aurais aimé mener et que, par la force des choses, je ne connaîtrai jamais. Aujourd’hui, c’est sans contradictions que je vis ma double identité d’homme de culture et d’homme de la nature - à travers le recours aux forêts, cher à Jünger. Agent secret de la civilisation ? L’expression, que le grand critique italien Mario Praz s’appliquait à lui-même - et qualité dont relève à mes yeux un Cyril Connolly, un George Steiner, un Claudio Magris ou un Pietro Citati, me plaît, bien qu’il me paraisse présomptueux de me l’approprier. Dans la modeste mesure de mes moyens, je me suis efforcé – en tant que journaliste culturel, critique littéraire, et comme écrivain, notamment dans ce livre, d’être un passeur, de faire aimer et de transmettre des œuvres, des traditions, une certaine idée du goût et de la beauté, dont je constate, navré, qu’elles disparaissent peu à peu sous la lame de fond du « tout marchandise », de l’indifférencié, et du déferlement des modernes Barbares.
Quels ont été vos maîtres en littérature, ceux du passé et ceux que vous avez eu la chance de côtoyer ?
Plutôt que de maîtres, je parlerai de créanciers, dont je me sens à jamais débiteur. Parmi les écrivains du passé ( expression que je récuse car un grand écrivain est toujours un contemporain ) je suis redevable envers une famille littéraire qui va de Chateaubriand à Montherlant en passant par Stendhal, Baudelaire et Barrès ; mais, par certains aspects, je fais aussi allégeance à Flaubert ( pour son éthique littéraire) et à sa postérité, sans même parler des écrivains étrangers, comme Knut Hamsun, Jorge Luis Borgès ou Evelyn Waugh, ce qui m’entraînerait dans des développements trop longs. Parmi ceux que j’ai eu le privilège de connaître, je citerai au premier chef, Ernst Jünger, Vidia Naipaul, Lawrence Durrell, Mario Vargas Llosa, Gregor von Rezzori, Ismaïl Kadaré, et, chez les Français, Jacques Laurent, Michel Déon, Bernard Frank, Jean d’Ormesson, et Guy Dupré…
Votre roman, dont les personnages paraissent si proches de Sénèque et de Lucrèce, semble témoigner d’une intense nostalgie de l’Antiquité. Quelle en est la source ?
L’Antiquité est une vieille passion, depuis les bancs du lycée et de l’université, passion entretenue et développée par la lecture de Nietzsche, Heidegger, et Steiner. Les présocratiques, les Cyniques, les Stoïciens, ont nourri ma pensée, de même que Eschyle et Sophocle, Aristophane, Virgile, Lucrèce, Horace, Tacite et Sénèque, ont formé ma sensibilité. Les derniers jardins de l’Occident, peut-être bientôt en déshérence, ce sont les sources pérennes d’Athènes et Rome qui les irriguent, même si, en héritiers ingrats, nous avons oublié que les Grecs et les Romains nous ont, les premiers, appris à vivre, aimer, et mourir. C’est donc sous les espèces de la nostalgie que se tisse notre rapport à cette Atlantide sombrée qu’est l’Antiquité.
Ce roman, qui comme l’a bien vu Guy Dupré est un conte philosophique, met en scène une sorte de Diogène parisien, le fascinant Frédéric Stauff. Comment ne pas s’interroger sur ce patronyme qui évoque Faust et les Stauffen (FrédéricII !!!)… ou même le comte von Stauffenberg. Qui est donc ce mixte de Cioran et de… De qui au fait?
Anti Socrate, apologiste de Calliclès, et héritier lointain de Diogène le Chien, Frédéric Stauff, philosophe non salarié, est un être de fiction, dont le nom est, on l’aura deviné, l’anagramme de Faust. Mais ce Faust inversé, dont la volonté de puissance est tournée contre lui-même, emprunte un certain nombre de traits, de formules et d’idées, à quelques personnages bien réels : l’irascible Docteur Johnson, Nietzsche, Schopenhauer, et, bien sûr, E.M Cioran, qui, comme lui, hantait les jardins du Luxembourg et ses parages, déplorait l’inconvénient d’être né, campait sur les cimes du désespoir, et déclinait les syllogismes de l'amertume. On pourrait aussi relever chez lui des ressemblances avec des héros de fiction comme le Neveu de Rameau ou le M Lepage du Confort intellectuel de Marcel Aymé. En revanche, mon personnage qui prône l’abstention, le refus de l’agir, et tient l’Histoire pour un catalogue de calamités, ne doit rien à Fréderic de Hohenstaufen – si fascinant soit-il, ni, moins encore, à Claus von Stauffenberg, si admirable soit-il …
Tout le roman (le conte) baigne dans une atmosphère à la fois crépusculaire et allègre. Pourrais-je vous qualifier d’auteur tragique ? De contemplateur ironique de notre présente (et provisoire ?) déréliction ?
De fait, j’ai tenté, dans ce livre, d’ exprimer ce qu’est la « joie tragique », autrement dit l’exultation violente que l’on peut éprouver à se sentir vivre , ici et maintenant, en pleine harmonie avec un univers sans arrière-monde, affranchi de l'espoir, comme de la crainte, face à l’échéance finale au terme de laquelle nous retournerons en poussière. Ce que Frédéric Stauff résume en ces termes : « Que ma destinée fût éphémère, que ce corps, fidèle serviteur de mes désirs, dût retourner au néant dont il était sorti, ne m’était pas source de chagrin ou de ressentiment, mais, à rebours, motif à célébrer dans cette vie fugace et traversée, le principe adorable de la puissance, de la gloire, et de l’éternité ». De là, l’allégresse qui traverse le livre et dissipe l’atmosphère crépusculaire ( le pressentiment de la fin d’une civilisation, dont la fermeture des jardins d’occident est la métaphore) que vous évoquez. Avec l’allégresse, l’ironie, vous avez raison de le souligner, est, en effet, l’autre composante majeure du roman qui n’est pas, comme certains ont voulu le voir, une charge contre notre époque, mais un exercice d’admiration, de gratitude, envers les grands intercesseurs, philosophes et écrivains, paysages spirituels, qui, à travers l’épaisseur du temps, nous ont aidé et nous aident toujours à vivre, ou à survivre.
Propos recueillis par Christopher Gérard pour le Magazine des Livres
Paris, octobre 2008.
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21 août 2019
Avec Paul Morand
« Voyager, c ‘est s’étonner ; sinon le voyage n’est plus qu’un déplacement » disait Paul Morand (1888-1976) à la fin de sa vie. Le remarquable Bains de mer, bains de rêve & autres voyages de la collection Bouquins rassemble des récits, connus ou non, de cet extraordinaire voyageur, intuitif et charnel, orfèvre de notre langue et incollable de manière désespérante, car l’homme savait tout, voyait tout et écrivait comme personne.
Suez et Bangkok en 1925, la malle des Indes et celle d’Ostende-Douvres, la Venise de Byron et d’Henri de Régnier (Morand y fit quarante séjours), Capri et Tanger, Ispahan et Buenos Aires, la Bretagne encore inviolée (« ce qu’il y a de plus beau en France, de moins latin »), le Londres édouardien et une New York encore européenne, Morand le cosmopolite, Morand der Wanderer, nous les fait visiter au pas de course, avec style et non sans une discrète mélancolie, celle de l’esthète conscient d’avoir connu « la fin du bal » et l’inexorable montée du « magma d’indifférenciation ».
Les passages sur les bains de mer sont tout bonnement délicieux : « Bains tant attendus, au cours des mois d’hiver, recréés par le désir, du fond de quelque noir bureau, de quelque usine assombrie par un jour tombant bien qu’à peine levé, heures dures contre lesquelles l’esclave du quotidien trébuche comme sur une pierre. »
Ce fort volume nous fait entendre à nouveau la voix de l’écrivain diplomate, qui s’y révèle historien et géographe à la fulgurante lucidité autant que poète. Médecin des âmes aussi, car toute mélancolie s’évanouit au bout de trois pages... et il y en a plus de mille. Amis lecteurs, faites donc une cure de Morand !
Christopher Gérard
Paul Morand, Bains de mer, bains de rêve & autres voyages, édition établie et présentée par Olivier Aubertin, préface de Nicolas d’Estienne d’Orves, Bouquin, Robert Laffont, 1088 pages, 32€
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20 août 2019
Avec Arnaud Bordes
Editeur plus ou moins clandestin, Arnaud Bordes est avant tout écrivain, et l’un des plus fins connaisseurs de la Décadence et de l’esthétique fin-de-siècle. Des livres denses et cryptés, parfois jusqu’au vertige, tels que Pop conspiration ou On attendra Victoire témoignent du talent désinvolte d’Arnaud Bordes comme de son érudition hors du commun – mais cet érudit qui a tout lu se révèle aussi faussaire de grand chemin et farceur de génie. Son dernier livre, Le Magasin des accessoires, évoque les admirables Vies imaginaires de Marcel Schwob, contes fantastiques où se croisaient gentilshommes de fortune et filles perdues (si possible tuberculeuses). Arnaud Bordes suit son maître à la lettre, qui affirmait que « le biographe n’a pas à se préoccuper d’être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits vivants ». Barbare et précieux, souvent à la limite du mauvais goût, comme par coquetterie, un tantinet pervers mais avec classe, Arnaud Bordes nous fait redécouvrir toute une galerie de personnages oubliés, dont certains ont existé (Elémir Bourges, Papianille d’Autun, le fils caché de Joris-Karl Huysmans, etc.) : mondaines et dandys, corsaires et apothicaires, poètes éthyliques ou rats de bibliothèque morts étouffés… Tour à tour morbide et cruel, brutal et raffiné, l’écrivain aime à se risquer « sur le bizarre » ; il s’amuse à brouiller les pistes entre deux fulgurances ; il enchante le lecteur par son art de l’ellipse et par ce talent à sous-entendre. Du Bas Empire à la Belle Epoque, des épidémies médiévales aux bars des années 20, nous suivons, le cœur battant, ce rescapé de l’aventure symboliste jusqu’aux Antilles et même jusqu’à Ostende.
Christopher Gérard
Arnaud Bordes, Le Magasin des accessoires, Editions A. Isarn, 134 pages, 16€
On dit du mal d'Arnaud Bordes dans Les Nobles Voyageurs
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27 juin 2019
Prazeres
Cimetière des plaisirs doit être le deuxième livre de Jérôme Leroy (1964), « sans doute un roman », précise-t-il dans sa préface, publié à un âge, trente ans, où « le cœur se brise ou se bronze », pour citer le confrère Chamfort. Après L’Orange de Malte, le jeune écrivain, « un peu égaré », proposait cette sorte de cantilène mélancolique pour chanter les matins pluvieux des Flandres, les femmes perdues, la bière et les tramways. Un professeur de Lettres dans un lycée en zone sensible (i.e. là où la violence sociale apparaît dans toute sa cruauté), un chagrin d’amour et de premiers renoncements plus ou moins définitifs (« On est très présomptueux quand on a vingt-cinq ans »), la conscience de moins en moins floue d’être condamné à brève échéance à une forme de clandestinité (« Il n’y aura plus de bonheur que dans la fuite et le souvenir »), une danseuse professeur de vieil-islandais, un je ne sais quoi de lusitanien (Cemiterio dos Prazeres est le plus grand cimetière de Lisbonne, ville que Jérôme connaît bien), les étudiantes kabyles, les citations récurrentes des ci-devant La Rochefoucauld et de Roux, les Variations Goldberg, et la Belgique si proche (« l’impression d’être entré dans un album d’Hergé ») – du pur Leroy, encore un tantinet maniériste et jongleur. Un livre de jeunesse à l’élégante tristesse.
Christopher Gérard
Jérôme Leroy, Le Cimetière des plaisirs, La petite Vermillon n° 463, 136 pages, 7.30€
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26 juin 2019
Exit Anne Richter
A la Foire du livre de Bruxelles, printemps MMXII
Née d’un couple d’écrivains renommés, Anne Richter a l’écriture dans le sang, puisqu’elle publie son premier livre à l’âge de quinze ans. Auteur de nouvelles, d’essais littéraires (sur Simenon, Milosz, …) et d’anthologies, la voici qui nous revient, avec la fraîcheur d’une rose, à l’occasion de la réédition bienvenue de deux de ses livres.
Sous ce titre étrange, entre ironie et mystère, La grande pitié de la famille Zintram, elle réunit quinze nouvelles dont le style rigoureux, austère même, ne cachera qu’aux distraits la troublante magie qui en émane. Grande lectrice des Sud-Américains (le Bruxellois Cortazar, bien sûr ; Borges, mais en moins cérébral et en plus sensuel) et des Belges (Jean Muno, préféré à Jean Ray), Anne Richter propose des énigmes que le lecteur se voit sommé de résoudre tout seul, comme un grand, ai-je envie d’écrire. D’où le trouble délicieux qu’elle suscite, notre sorcière ! Au lecteur en effet de prolonger l’aventure ; à lui de se risquer dans l’escalier en colimaçon qui l’entraîne insensiblement dans les profondeurs de son propre inconscient, car Anne Richter manipule avec subtilité cette dynamite que constituent les archétypes. Avec un doigté que peuvent lui envier bien des psychanalystes, quelle que soit leur secte… Une magicienne, passée maître dans l’art dangereux des métamorphoses ! Doublée d’une puriste, car ferme est sa langue, et rigoureuse sa syntaxe.
Dans Le fantastique féminin, un art sauvage, lui aussi réédité grâce aux bons soins de L’Age d’Homme, elle poursuit une quête déjà ancienne au terme (?) de laquelle elle peut aujourd’hui proposer une synthèse d’envergure sur la littérature féminine (pour les Belges, Marie Gevers et Monique Watteau sont placées à leur juste place), qu’elle analyse avec méthode sans jamais adopter le ton professoral. L’appel qu’elle fait aux mythes ancestraux s’y révèle plus qu’anecdotique : le fondement même de sa démarche, qui voit dans la féminité, mais oui sacrée, un rempart contre les forces néfastes. Anne Richter s’est souvenue que, dans sa cosmogonie, Empédocle attribue à Aphrodite aux mille parfums le Règne de l’Amour qui tout étreint, en permanence menacé par Arès aux noires prunelles. L’un des chapitres, consacré à l’héroïne féminine vue par les hommes, pourrait à lui seul faire l’objet d’une somme et mériterait d’être développé. Mille pistes de lecture s’ouvrent à nous et bien des textes méconnus ou occultés sont sortis de l’oubli – ce qui constitue sans doute ce que j’appellerais le syndrome Marabout (comprendre : l’influence d’un mystérieux personnage connu sous divers pseudonymes, de Lous à Baronian). Rencontrons donc Anne Richter, écrivain panthéiste, pour mieux cerner le personnage !
Christopher Gérard
Anne Richter, La grande pitié de la famille Zintram, L’Age d’Homme, collection La petite Belgique. Et Le fantastique féminin, un art sauvage, L’Age d’Homme.
Rencontre avec Anne Richter
Anne Richer, qui êtes-vous ? Comment vous définir ?
Je suis une femme qui écrit. J’écris depuis mon enfance. J’ai toujours eu ce besoin. C’est plus une exigence qu’un besoin, car l’écriture a pour moi valeur de révélation : elle m’aide à me comprendre et à comprendre le monde. Pourquoi écrire, si ça n’aide pas à vivre ? Si l’écriture ne possède pas ce pouvoir, je trouve l’entreprise vaine et futile. L’écriture m’éclaire, m’apaise, dans les meilleurs moments : j’y découvre des instants de vérités. Il n’y a pas de vérité unique, seulement des heures et des mots vrais. Quand j’écris, j’essaie de trouver ces mots-là –, si je ne les trouve pas, je n’écris pas, je remets mon travail au lendemain, je n’ai pas l’angoisse de la page blanche. Tout doit venir à son heure. Je préfère la qualité des textes écrits à leur quantité : Vladimir Dimitrijevic, le directeur des éditions L’Age d’Homme, m’a dit un jour : « Vous habitez tout ce que vous écrivez, y compris vos anthologies ». J’ai aimé qu’il dise cela, car c’est exactement ce que j’essaie de faire ; j’accorde une importance essentielle à l’expérience de la vie transformée par la maturation intérieure. Cette maturation aboutit à la création d’un recueil de nouvelles ou à un essai, peu importe. Je me suis toujours partagée entre l’analyse littéraire et le monde imaginaire, j’ai un besoin presque physique de passer de l’un à l’autre ou même de les « habiter » l’un et l’autre simultanément. Quand je ne peux pas choisir, je mêle les genres, c’est un exercice périlleux, une gageure excitante à relever. Dans L’ange hurleur et dans Le chat Lucian (L’Age d’Homme), on trouve cette transgression des genres. Seul point commun dans tous mes textes : une adhésion au mystère qu’il faut essayer de décrypter sans le déflorer.
Les lectures fondatrices ? Et que relisez-vous aujourd’hui ?
Quand j’avais 15 ans, j’ai éprouvé un choc salutaire en découvrant Kafka. Cette œuvre-phare m’a accompagnée pendant longtemps. Kafka a dit je ne sais plus où : « Un vrai livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous ». C’est ça que son œuvre m’a fait comprendre : il y a de la cruauté dans toute entreprise artistique véritable.
Ce que je relis ? Je relis peu. Il est vrai que la littérature actuelle est rarement enthousiasmante, mais j’y découvre malgré tout des œuvres remarquables. En outre, j’essaie d’accueillir ce qui vient : je vis les métamorphoses que la vie m’impose et je ne regarde pas en arrière. C’est ainsi que, parmi les nouveautés publiées, je trouve parfois des trésors : l’œuvre d’Andreï Makine, par exemple. J’éprouve une grande admiration pour ses romans, Le Testament français, La femme qui attendait… Je viens de lire sa dernière œuvre, Le livre des brèves amours éternelles (1) : Makine possède l’art de décrire la réalité de tous les jours dans sa cruauté la plus concrète, mais cette dure réalité s’ouvre tout à coup, comme transfigurée par les fulgurances de la poésie et de la vie intérieure. Parmi les essais, je retiens surtout un livre récent de Tzvetan Todorov, La littérature en péril (2). Un livre capital. Un cri d’alarme.
Et les grandes rencontres littéraires et artistiques ? Des écrivains, des peintres ?
Les découvertes littéraires, je les ai faites surtout en lisant. J’ai eu néanmoins dans ma vie d’écrivain quelques passants considérables : Pierre de Lescure, le directeur de la collection Roman, chez Plon, dans les années cinquante. Je lui avais envoyé mes nouvelles par la poste, c’est lui qui a décidé de les publier, alors que je n’avais que 15 ans. C’est encore lui qui m’a conseillé de persévérer dans la rédaction de nouvelles courtes : « C’est un art difficile que vous possédez d’instinct » m’a-t-il affirmé. A l’époque, Franz Hellens, un grand écrivain belge injustement oublié aujourd’hui, m’a fait l’honneur de consacrer, dans Le Soir, un long article élogieux à ces premières nouvelles. Nous avons par la suite poursuivi une belle correspondance. Il y eut aussi la période de la collection des anthologies fantastiques de Marabout, que dirigeait Jean-Baptiste Baronian : notre collaboration fut fructueuse. J’ai réalisé trois anthologies pour cette collection. Il y eut en outre, il y a encore des amitiés stimulantes ; Georges Thinès, dont j’ai souvent présenté l’œuvre et qui a préfacé la mienne. Son dernier roman, Madame Küppen et l’autre monde (3), est un joyau de l’art fantastique. Parmi d’autres amis de longue date, je retiens Jacques Crickillon, le poète rebelle, ainsi que Jean-Luc Wauthier, le poète du dépouillement et de la rigueur. Mais j’ai aussi entamé d’intimes dialogues avec des écrivains morts, – morts et pourtant si vivants ! Je pense à Maupassant, Tchekov, Simenon, Flannery O’ Connor… Parmi les peintres, j’entretiens une sorte de parenté avec l’univers onirique de David Caspar Friedrich, de Dorothea Tanning, de Balthus…
Et l’éditeur Jacques Antoine ?
Je l’ai connu, oui, c’était un homme aimable et cultivé qui adorait son métier, mais il était, à l’époque, dans sa période déclinante : il a fait faillite juste après la publication des premiers auteurs de sa collection blanche, Guy Vaes, Georges Thinès et moi-même. C’était malheureusement la fin d’un homme et d’une époque. A présent, j’ai l’impression de poursuivre une véritable complicité avec mon éditeur actuel, Vladimir Dimitrijevic. C’est encore un des seuls vrais éditeurs littéraires, à l’heure actuelle.
Vous avez naguère publié « L’Allemagne fantastique », une anthologie devenue mythique. Quelle place occupe le monde germanique dans votre imaginaire ?
Mon anthologie L’Allemagne fantastique de Goethe à Meyrink reste pour moi un merveilleux souvenir. Les prémices de cette anthologie remontent à mes années d’université. J’étais en philo et lettres à l’ULB, je me trouvais totalement immergée dans la philologie et la littérature romanes… J’étais saturée d’auteurs latins, il me fallait refaire surface. Bien que j’aie par la suite studieusement terminé les études que j’avais choisies, j’avais déjà, en candidature, un urgent besoin d’autres horizons, je voulais explorer des mondes nouveaux. J’ai trouvé l’aventure dans l’auditoire d’à côté : Henri Plard, spécialiste et traducteur d’Ernst Jünger, y donnait un séminaire. Hugo Richter, étudiant en philologie germanique, suivait ce cours avec assiduité, car il préparait un mémoire pour Plard. Hugo devait me communiquer sa passion pour les littératures anglo-saxonnes. Nous avons travaillé ensemble, parcouru la France, l’Allemagne, l’Italie tous azimuts. Les contraires s’attirent, paraît-il. Nous reformions dans l’enthousiasme l’alliance Nord-Sud… Nous nous sommes mariés. Nous avons réalisé ensemble l’anthologie des Romantiques allemands. Nous en avons fixé ensemble le choix des textes. J’en ai écrit la préface, Hugo a traduit de nombreux récits.
A la nouvelle insolite, l’Allemagne a apporté des trésors. J’y ai découvert un fantastique plus original, plus authentique, une dimension métaphysique et philosophique que ne possède pas, la plupart du temps, la nouvelle française. Les historiens de la littérature savent bien, d’ailleurs, que le courant de la nouvelle fantastique au XIXe siècle est né d’abord en Allemagne ; il s’est répandu par la suite en France qui s’en est inspirée. Je garde aujourd’hui encore une admiration sans bornes pour les contes magiques des grands enchanteurs que sont Ludwig Tieck, Chamisso, Hoffmann, Eichendorff… Cependant, j’aime lire également des auteurs fantastiques modernes, comme Günter Grass, La ratte ou Le Tambour, ou Patrick Süskind, Le Parfum : un chef-d’œuvre.
Vous considérez-vous comme appartenant au courant du réalisme magique ? Ou fantastique ?
Il me semble que le réalisme magique est le seul vrai fantastique ; c’est « le fantastique réel », comme disait Franz Hellens. Jean-Baptiste Baronian, quant à lui, a vu très juste, quand il a dit à mon propos, dans son Panorama de la littérature fantastique de langue française, que la vocation fantastique, pour moi, est capitale : Il est vrai que mes contes « disent avec force qu’il ne pourrait être question d’équilibre et de bonheur sans une adhésion totale au mystère, une métaphysique de l’inconnu (...) Ce n’est jamais une autre réalité qui est explorée. C’est celle de tous les jours, saisie par les fulgurances de l’âme ». (4)
Il ne faut pas oublier, toutefois, que le réalisme magique est un vaste courant artistique qui s’est développé dans le monde entier, au XXe siècle. En fait, je me sens plus proche du réalisme magique latino-américain (Gabriel Garcia Marquez, Borgès, Silvina Ocampo) que de Jean Ray, par exemple. Ou du Parfum de Süskind, que des contes de Thomas Owen. J’ajouterai que je ne me sens aucune affinité avec le fantastique d’épouvante ou d’horreur.
L’Age d’Homme réédite entre autres « La grande pitié de la famille Zintram », un recueil de nouvelles étranges où le thème de la métamorphose semble omniprésent… Comme si vous étiez fascinée par un insensible glissement de l’humain à l’animal, voire au végétal…
Ce recueil de nouvelles réunit des textes écrits pendant une période particulière de ma vie, une décennie comprise entre deux événements cruciaux : la naissance de ma fille, sa petite enfance, et la mort de mon compagnon. Ces premières années furent fort charnelles puisque je m’occupais tout le temps d’un très petit enfant (ce qui explique, dans mon œuvre, la symbiose avec la nature, l’animal, le végétal, la femme-chat, la femme-plante). En 1980, au sein de cet univers mythique et un peu léthargique, il y eut l’irruption brutale de la mort, une cassure violente qui s’est manifestée par un brusque changement thématique : la fuite hors de la maison, hors de la vie, le rêve d’envol, d’anéantissement… Or, durant cette même période, durant les années 70, Jean-Baptiste Baronian me proposa d’écrire pour Marabout une anthologie de la nouvelle fantastique féminine. En somme, la théorie après la pratique. Cela convenait à mon désir d’oscillation entre la fiction et l’analyse critique. J’ai donc commencé à rassembler sans idée préconçue le plus de textes possible. J’ai réuni des histoires de toutes les époques, de tous les pays, et en les relisant, j’ai constaté une chose curieuse. Chez toutes ces femmes, certains thèmes revenaient de façon insistante et ces thèmes étaient, le plus souvent, interprétés de la même façon, comme s’ils étaient sortis d’un imaginaire féminin collectif, – le rêve le plus fréquent et le plus significatif étant la métamorphose. Notons que l’imaginaire masculin développe aussi ce thème-là, mais celui-ci n’est pas interprété de la même façon. Dans les textes féminins, la métamorphose en animal ou en végétal devient, la plupart du temps, un accomplissement, une voie élargie et royale ; en quelque sorte, une apothéose. Chez les hommes, au contraire, la métamorphose en animal est très souvent conçue comme une déchéance sordide… On pense aussitôt au Grégoire Samsa de Kafka, ce malheureux transformé en cancrelat, ou aux hommes-loups de Claude Seignolle, ou à la Truie de Thomas Owen… On pourrait multiplier les exemples. Par contre, La nuit aux yeux de bête de Monique Watteau, la fille à la chauve-souris de Pierrette Fleutiaux (pour ne citer que ces conteuses-là) racontent de merveilleuses initiations à une autre vie… Partant de ces découvertes faites dans mon anthologie, j’ai écrit un essai intitulé Le fantastique féminin, un art sauvage (que vient de republier également L’Age d’Homme). J’ai développé dans cet essai l’idée d’une spécificité de la nouvelle fantastique féminine, notamment à travers le thème de la métamorphose.
Vos projets ?
Un recueil de nouvelles, mais ce ne sera plus du fantastique féminin. Mes deux derniers recueils s’inscrivaient déjà dans une thématique différente, un climat moins onirique, plus satirique et ironique. Ce qui n’empêche pas la présence de la poésie.
Bruxelles, avril MMXI
Propos recueillis par Christopher Gérard
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(1) Andreï Makine, Le livre des brèves amours éternelles, Seuil, Paris 2011
(2) Tzvetan Todorov, La littérature en péril, Flammarion, Paris 2007
(3) Georges Thinès, Madame Küppen et l’autre monde, L’Age d’Homme, Lausanne 2006
(4) Jean-Baptiste Baronian, Panorama de la littérature fantastique de langue française, La Table Ronde, Paris 2007, p.243
Avec Anne Richter et Jean-Baptiste Baronian, à la librairie de la Place des Martyrs, MMXII
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