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07 mai 2022

Guerre, de Céline

Gallimard, Céline

 

 

Comme me le disait naguère l’un des meilleurs connaisseurs de Céline, le cher Marc Laudelout, éditeur depuis quarante ans du Bulletin célinien, Louis-Ferdinand Céline, né sous le signe des Gémeaux, était ambivalent, « tour à tour misanthrope et compatissant, généreux et avare, courageux et pusillanime ». L’image que l’écrivain donnait de lui n’était, à dessein, pas conforme à ce qu’il était en réalité : ne disait-il pas « Il faut noircir et se noircir » ?

 

Gallimard, Céline

 

Cette noirceur surjouée se retrouve dans Guerre, que publie Gallimard. En août 2021, Le Monde annonçait la découverte de milliers de feuillets, dérobés au domicile de Céline en 1944 par un résistant indélicat. Voici donc la première publication de ces fameux inédits, Guerre, deux cents cinquante feuillets, dont le titre est bien dû à Céline (il en parle dans une lettre à  son éditeur de l’époque, Denoël). Le texte date sans doute de 1934. Il s’agit du récit romancé de son expérience, moins du front des Flandres proprement dit que de sa blessure qui fait de lui un homme traumatisé à vie et qui, jusqu’à son dernier souffle, souffrira de spasmes, d’acouphèmes et de névralgies. D’où la légende de sa trépanation, plus probablement une commotion et un tympan percé causés par l’explosion d’un obus. Guerre commence juste après la déflagration qui tue ses camarades et laisse Ferdinand, unique survivant, grièvement blessé dans la boue. Cette première partie est saisissante, tant l’horreur et la douleur sont bien rendues par un écrivain à la puissance sans pareil. Le champ de bataille y est décrit en panavision, avec le son (les affreux bourdonnements dans les oreilles du narrateur) et les odeurs : « J’ai attrappé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête ».

Pris de fièvre, Ferdinand délire au point d’échanger des propos décousus avec ses camarades défunts. Ce passage possède un je-ne-sais-quoi de fantastique et de celtique, quand le monde des morts communique avec celui des vivants. Une mystérieuse allusion est d’ailleurs faite au Roi Krogold, personnage central d’un conte médiéval, autre inédit retrouvé de Céline.

La partie suivante nous le décrit à Virginal Secours, un hôpital de campagne non loin du front, que le romancier situe à Peurdu-sur-la-Lys, en réalité Hazebrouck. « Peurdu » pourrait se lire comme un double jeu de mot : peur et perdu. Ces deux sentiments, la hantise du front et des sales blessures, ainsi que cette horrible impression de flottement, Céline les rend avec brio. Cette partie est aussi grivoise, salace même, avec l’intervention, fantasmée ou réelle, d’une infirmière, L’Espinasse (jeu de mot graveleux ?), qui a tendance à « tâter le roméo » de certains blessés. Le burlesque fait ainsi irruption dans la tragédie.

La partie suivante narre les sorties avec un camarade, Bébert, qui devient Cascade (le manuscrit est parfois incohérent), un souteneur, répugnant personnage qui se révèle aussi plus ou moins déserteur, ce qui lui vaudra d’être fusillé. De salace, le ton devient ordurier. C’est à mon sens le passage le plus faible de cet inégal roman, surtout dans la scène de la dispute entre le maquereau et sa protégée. Un passage pornographique de voyeurisme est quant à lui réussi, à la fois triste et cocasse - célinien en diable.

La fin, avec le départ du blessé pour Londres, relève du grand art par ses réflexions sur le tragique de la vie. L’auteur opère alors un saut temporel en disant explicitement qu’il écrit vingt ans après les faits : « Faut se méfier. C’est putain le passé, ça fond dans la rêvasserie. Il prend des petites mélodies en route qu’on lui demandait pas. Il vous revient maquillé de pleurs et de repentirs en vadrouillant. C’est pas sérieux. »

 

 

« Ce n’était pas un homme au cœur dur », disait de Céline son ami Marcel Aymé. Tout lecteur de Guerre comprend cela malgré l’apparent cynisme du narrateur. Texte inégal, car il faut rappeler qu’il s’agit d’un premier jet (et l’on sait à quel point le travailleur fanatique qu’était Céline pouvait passer du temps à raturer et à corriger), Guerre offre, sans être un grand livre, un témoignage à la fois cru et sensible, d’une réelle puissance, sur un épisode central dans la vie de Céline, immense écrivain.

 

Christopher Gérard

 

Louis-Ferdinand Céline, Guerre, Gallimard, 184 pages, 19€

* Juste un bémol : quelle mouche a piqué Gallimard d’ajouter un lexique aussi cucul-la-praline à la fin du volume pour expliquer - à qui donc ? - des termes tels que poilu, badine, caboulot … ou pompier (rien à voir avec les incendies) ?

 

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Lire aussi ma chronique du 24 février 2022 :

http://archaion.hautetfort.com/archive/2022/02/24/le-celine-de-marc-laudelout-6368046.html

 

On dit du mal de Céline dans Les Nobles Voyageurs

 

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Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent | Tags : gallimard, céline |  Facebook | |  Imprimer |

24 février 2022

Le Céline de Marc Laudelout

 

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Quiconque s’intéresse à Céline – au « miracle Céline » (Julia Kristeva) - rencontre un jour ou l’autre Marc Laudelout, pour qui rien de ce qui est célinien n’est étranger. Jeune professeur de français dans une école populaire, il se prend de passion pour Céline au point de lancer , en 1981, le Bulletin célinien, qu’il publie depuis sans interruption tous les mois, avec une exactitude helvétique. Le BC, comme l’appellent ses abonnés, est l’unique mensuel au monde consacré à un écrivain. Naguère, Marc Laudelout m’a confié que, dans une autre vie, il aurait pu créer le Bulletin morandien – aveu qui acheva de me le rendre très cher.

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Son BC propose une foule de documents rares, des informations précieuses, souvent introuvables ailleurs, des entretiens et des études. Ce qui frappe avant tout, c’est la liberté de ton et l’ouverture d’esprit du Bulletin, dont témoigne le courrier des lecteurs. Et comme nombre de collaborateurs sont des écrivains, de Claude Duneton à Jacques d’Arribehaude, on prend plaisir à le lire.

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Dieux merci, Laudelout n’a jamais voulu que son Bulletin devînt celui d’une paroisse, car il a fait siennes les paroles de son ami Pol Vandromme, célinien historique : « il ne s’agit pas de réhabiliter l’homme Céline, les hommes sont ce qu’ils sont, hélas ! mais de s’abstenir enfin de l’utiliser pour réduire l’écrivain en bouillie ».

Depuis des années, nous sommes quelques-uns à le « tanner » en lui lançant de suppliants « quand publies-tu ton Céline ? » Le premier volume vient de paraître dans la collection "Du côté de chez Céline" dirigée par Emeric Cian-Grangé (trois volumes parus); il rassemble septante textes généralement tirés du Bulletin : éditoriaux ou études. Ce qui me frappe sans m’étonner chez ce vieil ami que je relis avec un vif plaisir, c’est la cohérence du propos, la limpidité du style, la fermeté de la pensée, l’indépendance du jugement - sans oublier ce très-bienvenu sens de la nuance, s’agissant d’un auteur aussi explosif.

Ce recueil de quatre cents pages est préfacé par deux amis chers, Marc Hanrez, célinien historique, puisque l’un des derniers à avoir rencontré Céline à Meudon alors que, étudiant en philologie romane à l’Université libre de Bruxelles, il préparait un mémoire que Nimier annexa pour Gallimard - le premier essai sur Céline. Et Frédéric Saenen, autre romaniste, belge lui aussi (liégeois, pour être précis), écrivain et collaborateur du BC. Tous deux vantent la qualité du recueil et la ligne claire de son style.

L’ouvrage se divise en quatre parties : « Interférences » regroupe les textes consacrés aux relations parfois indirectes de Céline avec nombre d’écrivains, de Marcel Aymé à Roger Vailland en passant par Emmanuel Berl, Cabu ou Drieu la Rochelle. « Opprobres » traite des célinophobes et inspire à Marc Laudelout ces lignes désolées : « Décidément, la littérature anti-célinienne n’aura jusqu’à présent brillé ni par sa rigueur, ni par son intelligence. Son unique avantage est de se situer dans le camp du Bien et de prendre appui sur cette position pour prétendre n’énoncer que des vérités établies et de grandiloquentes indignations ». Parmi ces butors, citons le Belge Pierre Mertens, archétypal. Une place à part est attribuée au talentueux Charles Dantzig, hostile mais sur un plan littéraire… même s’il est probable qu’il n’a pas tout lu de Céline. « Figures » est la plus passionnante partie, qui traite de quelques figures céliniennes, pionniers héroïques d’une recherche parfois périlleuse sur le plan de la carrière académique : Marc Hanrez et Jean Guenot, Philippe Alméras et Nicole Debrie. S’y ajoutent des figures de francs-tireurs, extérieurs à l’Université : Dominique de Roux et Albert Paraz, Pol Vandromme et Pierre Monnier - des hommes hors du commun. Enfin, « Explorations » rassemble des études plus pointues sur les pamphlets, sur Rebatet ou Henri Guillemin, et même sur les accointances canadiennes de l’écrivain.

Un fort volume, le premier, espérons-le, d’une belle série.

 

Christopher Gérard

Marc Laudelout, Céline à hue et à dia, préfaces de Marc Hanrez et Frédéric Saenen, La Nouvelle Librairie, 404 pages, 19€

 

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Un entretien avec Marc Laudelout

publié en 2006

 

Qui êtes-vous et comment est née cette passion qui vous permet de publier, depuis 25 ans, un bulletin exclusivement consacré à Céline ?

Tout a commencé par la découverte d’un exemplaire de l’édition originale du Voyage au bout de la nuit dans la bibliothèque paternelle. Mon père – feu le professeur Henri Laudelout (Université de Louvain) – avait lu ce roman à la fin des années trente grâce à un jeune enseignant intérimaire qui en avait parlé avec enthousiasme en classe. Recommander ce brûlot dans un collège catholique était très audacieux à l’époque ! Bien des années plus tard, la lecture de ce livre fut aussi un grand choc pour moi (j’avais alors une quinzaine d’années) et j’ai ensuite lu tous ses autres livres, dont Mort à crédit que je ne suis pas le seul à considérer comme un pur chef-d’œuvre. Si je suis enseignant de profession, j’ai toujours eu une vocation rentrée de journaliste ; aussi, j’ai décidé de créer, en 1979, une revue semestrielle entièrement consacrée à l’écrivain. C’est ainsi qu’est née La Revue célinienne qui, après avoir publié trois numéros (dont un numéro double, en 1981, à l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort), a édité les livres que mon ami Pol Vandromme a entrepris d’écrire sur un sujet qu’il n’avait qu’effleuré en 1963 avec l’une des premières monographies sur Céline. Vinrent donc ensuite : Robert Le Vigan, compagnon et personnage de L.-F. Céline ; Du côté de CélineLili (sur le personnage de sa femme dans son œuvre romanesque) ; et Marcel, Roger et Ferdinand (sur les relations croisées entre Marcel Aymé, Roger Nimier et Céline). La Revue célinienne ayant disparue en tant que telle, je décidai de poursuivre la recension de l’actualité célinienne avec un modeste bulletin, d’abord trimestriel, puis mensuel. Il est aussi passé de 8 à 24 pages. Son seul titre de gloire est d’être sans doute la seule publication mensuelle consacrée à un écrivain. En ce qui me concerne, je me considère comme un simple publiciste célinien, rien de plus.

 

Quelles sont les grandes étapes de l’histoire du Bulletin célinien ?

Au début, ce fut un petit bulletin bien sobre qui se limitait à rendre compte de l’actualité autour de Céline (publications, échos de presse, conférences et colloques, etc.)  Ensuite, le bulletin s’étoffa et publia aussi des témoignages sur l’homme, des études sur l’œuvre, des recensions, des documents et de la correspondance inédite. Nous avons aussi publié des numéros spéciaux sur quelques figures ayant croisé l’existence de Céline : Robert Denoël, Léon Daudet, Éliane Bonabel, Henri Mahé, Lucien Rebatet, etc. Récemment, nous avons publié des entretiens avec quelques grands céliniens : François Gibault, Philippe Alméras, Serge Perrault, Frédéric Vitoux, Henri Thyssens,... Un événement marquant fut sans doute cette dédicace d’Elizabeth Craig (la dédicataire du Voyage)  aux lecteurs du Bulletin que nous avions reproduite en première page de couverture. On croyait avoir perdu sa trace depuis les années trente. C’est le professeur Alphonse Juilland qui l’a retrouvée après de longues recherches aux États-Unis. Au total, nous avons donc publié près de 300 numéros qui constituent, je le pense, une mine de renseignements pour ceux qui s’intéressent à cet écrivain. Parallèlement à la publication du périodique, nous avons créé un site Internet qui propose une somme aux étudiants ou tout simplement à ceux qui veulent en savoir plus sur cette œuvre considérable du XXe siècle.

Les grandes rencontres ?

Je dis parfois que j’ai contracté une double dette envers Céline puisqu’il m’a permis de faire la connaissance d’une série de personnes que je n’aurais jamais rencontrées autrement. Les énumérer toutes est impossible. Laissez-moi citer tout de même Arletty, Pierre Monnier (qui vient de nous quitter à l’âge de 94 ans), Paul Chambrillon, Robert Poulet, Pierre Duverger, Frédéric Vitoux, Alphonse Juilland, mon compatriote Marc Hanrez, sans oublier celle qui devint mon épouse, Arina Istratova, qui eut l’audace de traduire Mea culpa à Moscou en août 1991 lors du premier putsch contre Gorbatchev.

Vous fréquentez donc les « céliniens » depuis un quart de siècle. Quel genre de tribu est-ce ?

Il y a autant de céliniens que de variétés de plantes d’appartement ! Ce n’est pas du tout un groupe homogène : les céliniens plutôt « de gauche » (Sollers, Godard, Vitoux,...) côtoient les céliniens plutôt « de droite » (Gibault, Alméras, Hanrez,…). Cela fait partie de l’aspect pittoresque des choses mais tout le monde se réunit, notamment au sein de la Société des Études céliniennes, dans une même admiration pour l’écrivain. C’est Henri Godard, éditeur de Céline dans La Pléiade, qui m’écrivait un jour que « nous avons en commun de travailler à donner à Céline, en dépit des handicaps, toute la place qui est la sienne ». La ligne de fracture se situe peut-être dans l’appréciation des textes qu’on appelle erronément « pamphlets » (ce terme désigne, en principe, des textes courts) et qui sont, en réalité, des sortes de satires. Tout serait beaucoup plus simple si ces textes étaient littérairement médiocres. Mais ce n’est pas le cas. Je veux dire que les « pamphlets » ne sont pas à l’œuvre de Céline ce qu’est, par exemple, Le Péril juif à l’œuvre de Marcel Jouhandeau. Céline est assurément un grand écrivain de combat qui ne perd pas du tout son talent lorsqu’il s’attaque à ceux qu’il a dans sa ligne de mire. On peut le déplorer mais c’est ainsi. D’autant qu’il n’existe pas deux Céline : le bon romancier et le mauvais pamphlétaire. Son œuvre forme un tout indivisible. Certes, on trouve dans les textes polémiques des choses insupportables ou odieuses, mais on y voit aussi un Céline visionnaire fustigeant, par exemple, en 1937 la standardisation du livre, la société du spectacle, la pollution des villes et surtout une communauté (la nôtre) qui est en train de perdre son âme et son identité.

Mais en fin de compte, qui est Céline ?

Céline, né sous le signe des Gémeaux, est une personnalité très ambivalente. Aussi, il est tour à tour misanthrope et compatissant, généreux et avare, courageux et pusillanime, etc.  Il a souvent donné une image de lui qui n’était pas conforme à ce qu’il était : « Il faut noircir et se noircir », disait-il en tant que romancier fuyant les bons sentiments. C’est aussi ce qu’il a fait pour ce qui le concerne. Marcel Aymé a sans doute évoqué avec le plus de justesse sa vraie personnalité : « Ce n’était pas un homme au cœur dur », disait-il. Et il le connaissait bien.

Quel livre de Céline conseilleriez-vous à un novice ? Et sur Céline ?

La grande part de son œuvre est très accessible puisque tous ses romans sont à présent disponibles en collection de poche. Son premier roman, Voyage au bout de la nuit, est un classique indémodable qui doit faire partie de la bibliothèque de tout honnête homme. Il ne faut pas se fier aux apparences : loin d’être le roman populiste qu’on a dit, c’est un grand livre métaphorique et poétique. Son chef-d’œuvre demeure, pour moi, Mort à crédit, où le tragique côtoie le comique d’une manière irrésistible. Il faut lire aussi D’un château l’autre dans lequel il raconte l’épopée foireuse des rescapés de la collaboration française en Allemagne. Un monument ! Mea culpa, libelle anticommuniste et antimatérialiste, est ce qu’on a écrit de mieux dans le genre. Voilà quatre titres que je recommanderais au béotien.  Sur Céline, je conseille la lecture des monographies de Pol Vandromme et de Pierre Lainé (éd. Pardès) pour une première approche. Pour mieux connaître la personnalité de l’homme, il faut lire Ferdinand furieux de Pierre Monnier (livre hélas épuisé que L’Age d’Homme devrait rééditer) et les biographies de François Gibault (Mercure de France) ou de Frédéric Vitoux (Grasset). C’est dans l’édition critique de La Pléiade que l’on trouve les commentaires les plus pénétrants sur l’œuvre. Nombreux sont les essais de qualité qui ont paru sur lui : le Céline d’Anne Henry (éd. L’Harmattan) ou celui de Paul del Perugia (Nouvelles Éditions Latines), sans oublier l’essai de Philippe Muray disparu prématurément (Gallimard).

Parlant de Céline, il est en effet impossible de passer sous silence ses textes polémiques, ceux qu’on appelle à tort les « pamphlets ». N’est-ce pas Gripari qui avait raison en parlant de « littérature anticolonialiste » ? Peut-on séparer Bagatelles du Voyage ?

C’est, en effet, Pierre Gripari qui, d’une manière très pertinente, a évoqué ainsi Bagatelles. Son argumentation mérite d’être citée tel quelle : « La partie anti-juive, violente, brillante, extrêmement drôle, ne constitue nullement un appel au meurtre. Elle appartient, très banalement, à ce qu’on appelle aujourd’hui la littérature anticolonialiste. (...) Son motif unique, c’est un refus horrifié de la croisade antifasciste, de cette guerre civile européenne qu’on est en train de nous préparer sous couleur de Front populaire, avec le tout le camouflage d’optimisme et de progressisme bêtifiant que l’on retrouve dans les films français des années trente. Cette guerre, prophétise-t-il, ne sera qu’une guerre juive, faite pour le seul profit des juifs et des staliniens. Nous autres, indigènes d’Europe, nous n’avons rien à gagner, et tout à y perdre. » Je conçois que cette analyse puisse choquer, même si Gripari s’empressait d’ajouter que Hitler a évidemment sa part de responsabilité dans le suicide de l’Europe. Ces textes de Céline, écrits pour la plupart d’entre eux dans les années trente, sont difficilement incompréhensibles aujourd’hui car ils sont jugés à travers le prisme des atrocités qui se sont passées pendant la guerre. Et c’est notamment pour cette raison que l’ayant droit n’autorise pas leur réédition. C’est jusqu’au titre du premier « pamphlet » antisémite – Bagatelles pour un massacre – qui est de nos jours pris à contre-sens. Céline, héros médaillé de la Grande Guerre, voulait absolument éviter un nouveau conflit franco-allemand qu’il jugeait fratricide. Comme il n’était pas démocrate, peu lui importait qu’une alliance se fît avec l’Allemagne  nationale-socialiste si c’était pour prévenir la guerre. Son pacifisme absolu a autorisé tous les excès, toutes les dérives. Il faudra sans doute attendre que Céline entre dans le domaine public pour que cette partie sulfureuse de son œuvre soit rééditée. Officiellement… car il existe de nombreuses rééditions non autorisées.

Céline a inspiré (inspire encore) d’autres écrivains : lesquels vous semblent les plus intéressants ?

En effet, Céline a inspiré de nombreux écrivains avec certaines réussites (Frédéric Dard, Alphonse Boudard) mais bien des tentatives moins concluantes. Le piège étant bien entendu de vouloir s’inspirer directement de son style. Comme Proust, Céline est inimitable. Certains romans sont céliniens dans le ton (je songe, par exemple, au récent Cave canem de François Gibault) mais il évitent heureusement de l’être dans la forme. L’originalité de Céline réside aussi dans la façon à la fois lucide et cruelle de voir le monde et d’exprimer les sentiments inavouables. Mais Céline, c’est avant tout une grande leçon de liberté et d’invention stylistiques. C’est en cela qu’il a permis à beaucoup d’écrivains d’être eux-mêmes et de se libérer d’une forme d’académisme. C’est notamment le cas du Sartre de La Nausée où l’influence célinienne est perceptible. Ce livre comporte d’ailleurs une phrase de Céline en exergue. Il y a aussi toute une génération de journalistes qui a été directement influencée par son écriture. « Enfin Céline vint ! », pourrait-on dire.

Bruxelles, MMVI

 

Écrit par Archaïon dans Figures | Lien permanent | Tags : céline, littérature, nouvelle librairie |  Facebook | |  Imprimer |

17 janvier 2013

Pierre Chalmin revient

 

littérature,céline

 

Un roman et un recueil de nouvelles, parus en même temps, attestent du retour sur la scène littéraire de Pierre Chalmin, auteur d’un Dictionnaire des injures littéraires qui a remporté un joli succès. Ce jeune réactionnaire, qui a été, dans le désordre, apprenti-juriste, veilleur de nuit et éditeur, notamment du regretté Jacques d’Arribehaude, réapparaît tout d’abord sous les traits de deux personnages hauts en couleurs d’un amusant roman de Chantal Le Bobinnec. Bretonne de petite noblesse, elle a connu, après une enfance dans le manoir ancestral, les usines du Troisième Reich en flammes où l’avait abandonnée sa mère avant de fréquenter, à Montmartre, le peintre Gen Paul, que conspuent nombre de céliniens. Sur ces années de bric et de broc, Chantal Le Bobinnec a laissé deux récits, auxquels fait suite, pour ainsi dire, Mon ami le libraire, qui narre sur un ton cocasse ses aventures avec un libraire et un couple, enfin, je veux dire  une paire d’éditeurs, présentés comme les Laurel et Hardy de cette respectable corporation. Les initiés comprennent vite que le libraire Pierre Provins et l’éditeur Pierre Charpie, le bien nommé, sont inspirés de Chalmin, que la romancière dépeint comme un érudit dipsomane et coureur de jupons, un misogyne rêveur traité à l’occasion de foutriquet par la narratrice, même si son cœur de « vieille dame indigne » bat la chamade pour la santé mentale et physique du Petit Fol. Drapée dans un antique peignoir, l’ombre de son ami Claude Duneton passe dans ce récit tendre et plein de gouaille.

 

Chalmin nous revient aussi sous son vrai nom, édité à trois cents exemplaires hors commerce par un éditeur bordelais quasi-clandestin dont je me fais un devoir de citer les coordonnées[1]. Sorties de crises réunit onze nouvelles grinçantes où l’auteur témoigne de sa sensibilité d’écorché et de réfractaire, d’une certaine immaturité affective aussi, déguisée en misogynie quelque peu forcée, « gauloise ». La plus cruelle : un glorieux épisode de la Libération dans le midi. La plus désopilante : celle qui décrit comment un comité de révision littéraire réécrit en français correct le Voyage au bout de la nuit : « Les choses ont commencé ainsi. Pour ma part, j’avais toujours campé sur un silence obstiné, etc. » À lire cette pochade, je me dis que notre Chalmin devrait être enchaîné à sa table de travail jusqu’à ce qu’il mette le point final au grand roman burlesque et iconoclaste qu’il nous doit.

Christopher Gérard

Chantal le Bobinnec, Mon ami le libraire, Editions de Paris, 14€

Pierre Chalmain, Sorties de crises, 23€, à commander directement à l'éditeur.

[1]Trinôme Editions, 4 rue André Darbon, 33300 Bordeaux, www.trinome-editions.com clementchatain@trinome-editions.com

 

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L'art de l’insulte  Entretien avec Pierre Chalmin

octobre 2010

 

Né en 1968, Pierre Chalmin traîne ses bottes depuis plus de quinze ans dans le milieu littéraire, puisqu’il a naguère coiffé la toque de l’éditeur tout en prenant la plume. Avec Mauvaises fois il livrait un fragment de journal intime (multiples pseudonymes, Pâques devenant Noël par exemple) plein de cris et de dérives. Nabe, l’un de ses proches alors, le décrivait comme « ravagé de tics céliniens ». Quelques livres et une petite Louise plus tard, le voilà assagi ( ?), en tout cas venu à bout d’un étonnant  - et souvent hilarant – Dictionnaire des injures littéraires, qui devrait lui assurer une parcelle de gloire. Partant du principe que la haine aveugle moins que l’amour et qu’elle peut même octroyer un zeste de  lucidité, Pierre Chalmin a fouillé son grenier de bibliomane pour en extraire ce florilège de l’offense, cette chrestomathie du coup de griffe, son panthéon des mauvaises langues. Trois principes ont dirigé ses choix, forcément subjectifs et incomplets : l’injurié doit être célèbre, l’insulteur plein de talent et surtout d’une absolue mauvaise foi. Le résultat suscite souvent une intense jubilation, surtout quand ce sont les vaches sacrées d’hier et d’aujourd’hui qui se trouvent repeintes en jaune canari. Nothomb (Amélie), vue par un olybrius encore méconnu mais qu’un éditeur ferait bien de publier, P.-E. Prouvost d’Agostino, : « grand guignol dévolu à l’exaltation des pucelles », « Mylène Farmer du roman de gare ». Ou Nyssen (Hubert), vu par le cruel Rinaldi : « un jargon de plombier-zingueur ». On rit à chaque page, parfois jaune, mais on rit. Comment résister à cette description d’Aragon due au génie de José Artur : « l’œil de Moscou, le con d’Irène, les yeux d’Elsa, les couilles des autres » ? Sur le même, Chalmin cite encore Angelo Rinaldi : « avec Aragon, c’est un peu de la servilité humaine qui s’en va ». Ou Alain Soral, sur tel intellocrate : « Vous savez à quoi on reconnaît que Jacques Attali est en train d’écrire un nouveau livre ? On entend les ciseaux et la photocopieuse ». Ou encore Woody Allen sur Wagner : « A chaque fois que j’écoute du Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne ».

Parmi les insulteurs, Chalmin a favorisé quelques grandes pointures : le phénomène Céline, le génial Léautaud, les Goncourt. Plus près de nous, le pervers Galley, Rinaldi encore, Nabe enfin (moins que les précédents, je veux dire moins fin). De Zola à Lacan, de Gide à Aristote, nombreuses sont les victimes de bons mots, aussi révélateurs sur ceux qui les profèrent que sur les insultés. Lire le Chalmin se révèle une excellente thérapie contre les enthousiasmes de commande.

 

Christopher Gérard

 

Pierre Chalmin, Ta gueule Bukowski ! Dictionnaire des injures littéraires, L’Editeur,  736 pages, 29€

 

Entretien avec Pierre Chalmin

 

 

Qui êtes-vous ? Comment vous définir ?

 

Un aimable raté aux yeux du monde. Un réactionnaire selon les critères de l’époque. Catholique et Français. Anarchiste de droite si cette notion a un sens : j’entends qu’on me fiche la paix, mais je suis un partisan fervent de l’ordre imposé à autrui ! Né le 25 avril 1968, marié le 26 avril 2008, père d’une petite Louise née le 3 novembre 2009. Auteur – et surtout pas « écrivain » : on compte en France un « écrivain » par foyer fiscal. Mais je suppose que comme vous, comme tout homme un peu complexe qui ne se résume pas à quelques opinions dérisoires et une physiologie ordinaire, je ne me définis pas ; je me borne à me supporter dans mes humeurs et mes contradictions. Vous pouvez reprendre les injures que m’adresse Merlin Charpie dans le Dictionnaire des injures littéraires (p.113)…

 

Les grandes étapes de votre itinéraire : éditeur, auteur, etc.

 

J’ai d’abord appris à lire, et je le dois à trois professeurs : Denise Méneret au lycée de Sèvres, Henry Arnould au lycée Louis-le-Grand et Philippe Azoulay au lycée Henri-IV, ce dernier m’ayant de surcroît guéri de la maladie si répandue qui consiste à « se payer de mots ».

Sur le papier, ne possédant pour tout diplôme qu’un D.E.U.G. (mention droit), je suis un autodidacte. Mais j’ai fréquenté « les grands lycées parisiens » qui sont venus me débaucher de ma banlieue dès la seconde ; j’ai commencé d’y préparer, après mon baccalauréat, le concours de la rue d’Ulm, avant de tout envoyer promener ; mouvement que j’ai répété à Assas. J’ai donc résolument renoncé à appartenir à cette élite supposée qui sévit en France. J’ai péché par orgueil, mépris du conformisme universitaire et dégoût immodéré des contraintes. Dépression aussi : le suicide m’apparaissait à vingt ans comme la seule solution raisonnable. J’ai tenté à cette époque d’entrer dans les ordres puis dans l’armée ; on a lucidement décliné mes offres de services… (A l’usage des générations nouvelles, je tiens cependant à préciser que j’ai fait mon service militaire, au Mont-Valérien dans les Transmissions, où mon caractère belliqueux me valut la distinction de caporal-chef…) Je me suis mis à boire exagérément, habitude qui est devenue une maladie que j’ai cultivée pendant vingt ans. (J’ai renoncé à l’alcool trois mois avant la naissance de ma fille.)

Le Petit Crevé, mon premier roman et le seul publié à ce jour, écrit au début de la vingtaine, fut édité par le Dilettante en 1995. Il est passé à peu près inaperçu et c’est une injustice, – Renaud Matignon avait prévu de lui consacrer son rez-de-chaussée du « Figaro littéraire », la maladie l’en a empêché. Ce livre était tonique et apportait quelque chose, on me l’a souvent répété. Toujours est-il que son insuccès m’a dissuadé d’écrire pour longtemps.

C’est alors que je me suis, avec une remarquable candeur, tourné vers l’édition. J’ai notamment publié les souvenirs de Chantal Le Bobinnec sur l’atelier du peintre Gen Paul, ami de Céline ; un roman très-original et talentueux sur la destruction de Montparnasse, écrit par le peintre Yves Alcaïs ; plusieurs volumes de florilèges du bulletin paroissial de l’abbé Philippe Sulmont, curé de campagne fidèle à son ordination ; un essai sur tradition et modernité par Jean Pierre (sans trait d’union) Estéoule ; le premier C.D. d’entretiens sonores de Céline qui précéda et détermina la remarquable et complète édition des ces archives sonores par Paul Chambrillon chez Frémeaux ; et surtout les deux premiers volumes du Journal de Jacques d’Arribehaude : Une saison à Cadix et L’Encre du salut, plus tard repris dans le volume Un Français libre édité par L’Age d’Homme.

C’est d’ailleurs l’assourdissant et scandaleux silence qui accompagna la publication de ces deux livres de Jacques d’Arribehaude, pour lesquels je m’étais, par le moyen d’une coédition fictive, assuré une bonne diffusion, qui m’a poussé à renoncer à l’édition. La vérité est que je n’entendais rien ni ne voulais rien entendre des nécessités économiques les plus élémentaires. Je donnais les livres que j’éditais, ou bien on me volait et je méprisais de m’insurger. Ne parlons pas de la critique, ni des lecteurs : l’époque n’est pas à la littérature, c’est un fait. J’avais d’autre part accumulé les dettes, je n’avais plus aucun moyen de me lancer dans de nouvelles aventures.

Outre dix métiers cent misères, de sous-titreur à veilleur de nuit en passant par secrétaire de rédaction – dans le même temps et pour le même groupe – de revues enfantines ou pornographiques, compilateur (Les Quatre Saisons des Brèves de comptoir de Jean-Marie Gourio, chez Pocket), j’ai survécu toutes ces années en corrigeant ou réécrivant des manuscrits pour le compte de divers éditeurs, observatoire idéal de l’indigence tant grammaticale qu’intellectuelle de nos contemporains. Il est bien évident que si auteurs et éditeurs s’étaient donné la peine de lire avant que de prétendre écrire ou publier, nous n’en serions pas là.

Pour en finir avec ces vingt années où je n’ai pas fait grand-chose, j’ai tenu un an mon journal (Mauvaises Fois, L’Age d’Homme), j’ai réalisé une anthologie de la collection Terre Humaine à l’occasion de son cinquantenaire, en 2004 (Terre Humaine, une anthologie, Plon-Pocket), commis un Napoléon Bonaparte en verve (Horay), un dictionnaire imaginaire de Marcel Aymé – c’est-à-dire que j’ai relevé les citations les plus remarquables dans l’ensemble de son œuvre, et que je les ai présentées en les supposant les définitions d’un mot que j’inventais – publié sous le titre ridicule de L’Art d’Aymé (le Cherche-Midi), fait paraître un recueil de nouvelles, Perdu en mer, dont il s’est vendu trente exemplaires je crois. Avant ce Dictionnaire des injures littéraires qui vient de paraître et dont nous reparlerons je présume ?

 

Les grandes lectures ? Céline ? Aymé ? Etc.

 

Céline bien sûr ! Pour sa sensibilité tragique, son style prodigieux, son humour désespéré. On en fait un diable à cause de son antisémitisme : c’est ridicule. Ses pamphlets font partie intégrante de son œuvre. On ne lui a pas pardonné Mea Culpa, ni Bagatelles : il y dénonçait l’un des premiers l’ignominie soviétique, et sans se toucher retoucher à la manière d’un Gide. Le bonhomme, au fur et à mesure que je m’y suis intéressé, m’est apparu dans ses mesquineries, – songez qu’il est allé dénoncer Gen Paul, son pote, qui n’avait et n’a du reste jamais payé d’impôts, – il s’acquittait d’une toile auprès de fonctionnaires peu scrupuleux –, au percepteur de Montmartre ! Ne parlons pas de son imaginaire trépanation, de la façon dont il a renié tous ses amis, de son arrivisme, de son avarice… Mais je fais mon petit Sainte-Beuve.

Aymé, non : j’aime l’homme, sa magnifique intégrité, son courage exemplaire dans une époque de répugnante lâcheté, mais il ne figure pas dans mon panthéon personnel. Ses nouvelles sont plaisantes mais ses romans, à l’exception d’Uranus, m’ont toujours semblé trop longs.

Bloy m’a beaucoup marqué, il a chassé chez moi « le grand lion à tête de porc de l’adolescence » qui m’avait éloigné de la foi de mon enfance. J’ai gardé la foi ; j’ai laissé Bloy : il ne fut pas que « marquis du marquisat de moi-même », il était son propre dieu. Il se croyait appelé au trône de Rome, c’était là son secret. Mais quel style ! un régal ! Et quel art du massacre ! Les Bourgeois, s’ils lisaient, ne se seraient jamais relevés de si définitifs outrages.

Vallès est de mes amis. J’admire autant l’homme que l’œuvre.

J’aime beaucoup Voltaire, contrairement à beaucoup de lecteurs de droite qui s’imaginent, Dieu sait par quelle aberration, qu’il est pour quelque chose dans la Révolution française ! C’est un homme dont le ricanement et le salutaire mépris de la canaille me charment.

Le Diderot de Jacques le Fataliste, et surtout du Neveu de Rameau, fait mes délices.

Je prise beaucoup la littérature yiddish et l’humour juif. J’ai découvert tout récemment Edgar Hilsenrath – qui écrit en allemand – dont je viens de lire Le Nazi et le Barbier, Fuck America, et Le Retour au pays de Joseph Wassermann. Il est né en 1926, a survécu dans un ghetto ukrainien jusqu’en 1944, vit en Allemagne depuis 1975. Humour « hénaurme » et détonnant si on veut bien le comparer aux témoignages des victimes de la même époque. Il est au demeurant fort mal vu en Israël.

J’oublie le premier de mes maîtres à écrire et à vivre, Léautaud que j’aime passionnément.

Sans vouloir établir de palmarès, outre les auteurs supra cités, je goûte particulièrement, parmi les auteurs connus et par ordre alphabétique : Amiel, Antelme, Apollinaire, Appelfeld, Aragon (celui du Traité du style, pas le chantre des Guépéous), Baudelaire (Fusées, Mon cœur mis à nu, Pauvre Belgique !), Bernanos, Thomas Berhard, Bierce, Brasillach, Cervantès, Chalamov, Chamfort, Chateaubriand, Corti, Cravan, Crevel, Darien, Daudet (Léon), Defoe, Desnos, Dickens, Dietrich, Dostoïevski, Drieu, Genet, Gorki, Grossmann, Hamsun, Hasek, Hyvernaud, Max Jacob, Jarry, Joubert, Jouhandeau, Kafka, Lacenaire, Laclos, Mme de La Fayette, Le Sage, Marivaux, Maupassant, Mirbeau, Molière (pour son Misanthrope devant tout, qui n’est pas une comédie ni une tragi-comédie mais bien une tragédie), Montaigne, Montherlant, Musil, Nabokov, Nietzsche (sa correspondance surtout ; le reste me paraît à présent fumeux), Parvulesco, Perec, Proust (l’homme, délicieux ; je n’ai fait que survoler l’œuvre), Queneau, Rabelais, Racine, Rebatet (celui des Décombres autant que celui des Deux Etendards), Renard (bien que son Journal le montre en paysan parvenu, ce qu’au fond il n’a jamais cessé d’être), Jacque Rigaut à qui j’ai voué jadis un culte, Maurice Sachs, Saint-Simon, Schopenhauer, Schwob, Soljenitsyne, Thackeray, Tolstoï, Verlaine, Vigny, Villiers, Villon, Walser, Waugh…

Bien des auteurs réputés mineurs ou même tout à fait oubliés, mériteraient l’exhumation. C’est une œuvre pie à laquelle j’ai l’intention de m’atteler. Je ne les cite donc pas…

 

Les grandes rencontres ?

 

Outre mes deux grands-pères que j’ai fort bien connus, nés à six heures d’intervalle, les 4 et 5 mars 1906, mon père sûrement à qui je me suis longtemps et vainement opposé (je fus un adolescent précoce et attardé) ; ce sont là des rencontres naturelles.

         Philippe Azoulay, mon professeur de lettres déjà évoqué, qui inaugura je m’en souviens son cours annuel de français par cet avertissement solennel : « Sachez qu’on entre en littérature comme on entre en religion, et que son culte ne veut pas de tiédeur, mais une ferveur dévorante à chaque instant de votre existence. »

Jean Cahen-Salvador, à qui j’ai servi de jeune homme de compagnie pendant l’été 1991, était né en 1908. Conseiller d’Etat, comme son père et son grand-père, il avait occupé des fonctions éminentes tant au gouvernement (chef de cabinet de Michel Debré au moment du putsch d’Alger) que dans l’industrie. Il avait bien connu avant-guerre Morand et Drieu. Dénoncé en 1942, à la fois comme Juif et comme résistant (il appartenait à cette haute bourgeoisie qui n’avait plus rien de juif), il fut torturé à Drancy avant d’être déporté pour Auschwitz ; il a sauté du train et il est parvenu, grâce à la complicité d’un ami secrétaire d’Etat à Vichy, à gagner la Suisse. Il s’est longuement confié à moi. Il était un homme d’une droiture morale absolue, d’une culture classique étonnante même chez un homme de cette génération, d’une bonté édifiante. Sa rencontre m’a beaucoup marqué.

         Deux moines. Mon grand-oncle Jacques, moine bénédictin ordonné prêtre en 1944, missionnaire, était l’humilité et la douceur faites homme, un saint je crois. J’ai séjourné à plusieurs reprises à la Pierre-qui-Vire où il a fini sa vie. Il a toujours répondu le plus simplement du monde aux questions les plus impertinentes que je pouvais lui poser. Marcel Driot, un ermite rattaché à la même abbaye, spécialiste des Pères du Désert, que j’eus le privilège de visiter, m’a beaucoup marqué lui aussi. Ces hommes avaient choisi l’absolu ; ce choix exige un héroïsme que je n’ai pas.

         Jacques d’Arribehaude enfin : lire infra donc.

         D’autres rencontres marquantes furent livresques. Don Quichotte, Alceste, Candide, Bardamu… Je n’ai pas évoqué non plus les femmes qui m’ont appris – douloureusement ! – à réfréner ma naturelle brutalité. (Je ne parle évidemment pas de sévices physiques, je ne bats pas les femmes : ça ne m’excite pas, et puis j’ai été bien élevé.)

 

Le regretté Jacques d’Arribehaude, « ce cher picaro », a été publié par vous avant de l’être par L’Age d’Homme. Quel gentilhomme, n’est-ce pas ?

 

Oui. Je l’avais rencontré en 1996, après avoir lu ses chroniques dans « Le Bulletin Célinien », puis son nom sous la plume de François Richard dans le « Que sais-je ? » consacré aux Anarchistes de droite, grâce aux bons offices de notre ami commun Marc Laudelout. En dépit de la particule qu’il avait décollée de son nom, il était un aristocrate de génération spontanée. Un aventurier. Un homme libre. J’ai écrit ce qu’il m’inspirait en préface d’Une saison à Cadix, laquelle préface il m’a fait l’honneur de reprendre dans l’édition de L’Age d’Homme d’Un Français libre. Tout à la fois gentilhomme, gentleman, dandy. Il m’a honoré de son amitié, nous avons souvent déjeuné en tête-à-tête, il maîtrisait l’art suranné de la conversation et gardait la meilleure des bibliothèques en mémoire. Il était un lecteur prodigieux, et d’un goût très-sûr. Il se voyait assez en Gil Blas. Ne pas oublier en effet chez lui ce goût de l’aventure qui lui fit quitter Bayonne à dix-sept ans, en pleine Occupation, pour tenter de rallier Alger et la France Libre par l’Espagne. Ce n’était certes pas par gaullisme, mais parce qu’il s’ennuyait à mourir. Il fut emprisonné dans les geôles franquistes où il contracta une tuberculose qui faillit lui être fatale. Il finit par atteindre Alger où il s’embarqua sur un tanker américain, « une bombe flottante » comme il l’a écrit. Puis il dut passer deux années en Suisse dans un sanatorium où il rencontra son ami italien Néri à qui il rendit un magnifique hommage : Adieu Néri. Mais sa vie mériterait une biographie. Il était un personnage. Homme d’honneur, il méprisait les conventions morales : il se livra au trafic de piastres en Indochine ; de caoutchouc en Afrique ; prit sa carte à la C.G.T. en juin 1968 pour entrer à l’O.R.T.F. Il fut aussi un spéculateur immobilier plutôt doué ! Par amitié pour moi, il se creusait la tête : il voulait me « trouver une planque », que je puisse écrire. Il méprisait au fond tous les travaux mercenaires. Son épouse Roussia, croyant bien faire, m’accueillit un jour rue de Rennes : « Ça y est, mon cher Pierre ! vos ennuis sont finis ! Vous n’aurez plus à vous soucier de ces questions d’argent tellement vulgaires ! Je vous ai trouvé une amie, elle est riche, elle vit sur la Côte, elle a soixante-quatre ans mais elle est très-bien conservée !… » Jacques s’était immédiatement récrié : la fonction de gigolo, à lui l’homme couvert de femmes, paraissait la plus dégradante qui fût. Tant pis pour moi !… Pour en finir avec cet aspect pragmatique de sa personnalité, Jacques regrettait encore à quatre-vingts ans d’avoir vendu le titre de son premier livre : La Grande Vadrouille – naturellement sans rapport avec l’intrigue du film –, à Gérard Oury pour 10.000 F. : « Ai-je été bête ! J’aurais dû négocier 1% sur les recettes du film, aujourd’hui je serais milliardaire ! »

L’essentiel de son originalité était ailleurs : dans cette passion immodérée de l’amour qui ne l’avait pas quitté à la veille de sa mort. (Je soupçonne même qu’il est mort d’un dernier chagrin d’amour.) Et cette secrète mélancolie qui l’habitait. Je me souviens d’une page admirable où il évoque un voyage qu’il fit dans la Somme, seul, en 2 C.-V ; il s’était soudain arrêté sur le bord de la route, face à un champ de bataille ; il s’était allongé et s’était mis à pleurer, intarissablement, en songeant à toutes ces vies sacrifiées et à notre pays qui était mort là, avec elles.

Enfin, il avait tous les talents : cinéaste en Afrique, il avait la plume alerte, écrivait à la diable selon une expression de Saint-Simon qui était un de ses modèles, c’est-à-dire admirablement. La Table Ronde l’a lâché après le départ de Laudenbach. Il n’a jamais rencontré son public, comme diraient aujourd’hui les industriels du papier. Il demeurera un auteur pour « happy few » comme il aimait à le constater avec lucidité. Il faudra bien un jour s’atteler à la publication intégrale de son Journal : trop de femmes peut-être, mais un témoignage irremplaçable sur plus d’un demi-siècle de décadence française.

 

Vous publiez aujourd’hui un important Dictionnaire des injures littéraires. Quelle en est la genèse ? Quid de votre méthode ?

 

L’idée est ancienne déjà, je l’ai eue il y a une dizaine d’années. J’avais en tête le mot de Léautaud : « Aimer, admirer, respecter, c’est s’abaisser. » J’étais révolté par la complaisance stipendiée de nos pseudo-critiques littéraires. J’ai voulu présenter les hommes célèbres, les gloires incontestées, sous la plume de leurs pires détracteurs. Je me rappelais aussi le mot de Chamfort : « La postérité n’est jamais qu’un public qui succède à un autre ; voyez ce que vaut celui d’aujourd’hui. » Bref, je voulais donner un coup de pied dans la fourmilière des idées reçues, bousculer le lecteur, qu’il comprît que les notoriétés se fabriquaient, qu’on n’était pas tenu de prendre pour argent comptant la réputation de tel écrivain consacré, tel poète réputé, tel peintre exposé au Louvre. Que la culture, c’est d’abord d’oublier toutes les conventions d’admiration et se forger ses propres critères. Enfin, la méchanceté, par définition plus lucide que la bonté, est un excellent excitant littéraire. On fait de bons mots avec de mauvais sentiments, c’est connu.

     Quant à ma méthode, je suis au regret de confesser qu’elle fut fantaisite. Si j’ai puisé systématiquement chez certains méchants réputés, de Voltaire à Cocteau en passant par Sainte-Beuve, les Goncourt, Flaubert, Barrès, Zola, Céline, Gide Mauriac ou Léautaud, j’ai repris des notes éparses, tenté de remettre la main sur un millier de citations paresseusement cornées dans quelques centaines d’ouvrages dont certains avaient entre-temps disparu de ma bibliothèque… Bref, une irritante impéritie, qui explique les lacunes nombreuses de ce Dictionnaire qui aurait dû avoir trois fois le volume qu’il a.

 

 

1.     Quelles conclusions tirez-vous de cet impressionnant travail ? L’heure des grands imprécateurs est-elle (définitivement) passée depuis Laurent, Hallier et… ? Qui ?

 

La conclusion que j’exprime dans ma courte adresse au lecteur :

« L’injure comme moyen d’extermination d’un rival a connu son ère glorieuse avec l’avènement de la bourgeoisie arrogante, qu’on a ironiquement appelé les Lumières. Elle a sévi, dans toute sa fielleuse virulence, comme « moyen pour se faire, avec rien, de la notoriété » selon une recette que donne Barrès, tout au long du stupide xixe siècle. Elle s’est arrêtée une fois cette bourgeoisie parfaitement installée, au milieu du siècle dernier, avec la sacralisation judiciaire de la diffamation et la fin des duels. On remarquera en effet que les plus écrasantes injures, renouvelées de l’antique, datent de Voltaire et qu’elles finissent en France sous de Gaulle. On insulte aujourd’hui en se taisant, conspirant les silences : c’est un progrès qui confine à l’imitation des anémones. »

En France, il reste Marc-Edouard Nabe sans doute. Ailleurs, dans les pays anglo-saxons, on peut encore écrire à peu près librement. Plus pour longtemps. De toute façon, et c’est l’horreur de notre époque, un imprécateur ne serait pas compris, passerait pour fol, tant les gens ont désappris – n’ont jamais appris au fait, depuis plusieurs générations que dure l’endoctrinement – à penser par eux-mêmes. Quel que soit le domaine, il existe une vérité révélée. C’est confortable sans doute ; l’ennui, c’est que ladite vérité est chaque fois une erreur.

 

Sur le plan personnel, que tirez-vous de pareil examen de la comédie humaine ?

 

Il s’agit plus précisément encore de comédie littéraire : d’une humanité aggravée donc. Mon Dieu ! je ne vais pas en pleurer ! J’en tire plutôt de l’amusement, que l’injure fasse mouche ou qu’elle revienne en boomerang sur la tête d’un insulteur ridicule. De la nostalgie aussi pour une époque où la liberté d’expression n’était pas un vain mot. « La bêtise de ce temps ne sera jamais dépassée », prophétisait Léon Bloy vers 1900 ; il avait tort…

 

Des regrets ? Des oublis, causes d’insomnie ?

 

Je regrette que le titre de ce dictionnaire prête à confusion : il s’agit d’un dictionnaire des injuriés. Je regrette que le texte de la quatrième de couverture ne soit pas écrit en français. Je regrette qu’on m’eût imposé de faire entrer des contemporains : « On a toujours un peu honte de citer des noms qui dans cinquante ans ne diront plus rien à personne » (Baudelaire). Mais il s’agit là de cuisine éditoriale, et je rends grâce aux professionnels compétents et enthousiastes qui se sont penchés sur le berceau de cet ouvrage, lequel sans leur précieux concours fût mort-né. Il n’a certes pas le visage que je lui avais rêvé, mais il est vivant. Le cauchemar de l’accouchement est terminé, j’abandonne l’enfant à l’assistance publique.

 

Vos projets ?

 

Survivre.

Une collection d’ouvrages thématiques, mise en parallèle des XIXe et XXIe siècles… Rendez-vous l’année prochaine si tout va bien.

Le roman iconoclaste d’un opportuniste à la formidable longévité, né sous la Commune et mort en 1981 : pour revivre dans ses pas notre belle histoire, dans tous les camps, et remettre les pendules à l’heure.

         Un roman burlesque, pour faire suite au Petit Crevé.

 

Propos recueillis par Christopher Gérard, octobre MMX.

Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature, céline |  Facebook | |  Imprimer |