L’ultime roman de John le Carré (18 juillet 2022)

 

 

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Nombreux sont ceux, je l’ai dit naguère, qui ne comprennent pas que John le Carré (1931-2020) n’ait jamais eu le Nobel de littérature, tant son oeuvre, traduite dans maintes langues, a changé du tout au tout le roman d’espionnage et radiographié cette Angleterre impériale « en chute libre », celle de M. Johnson e.a., qui l’exaspérait au point de lui faire prendre, juste avant de mourir, la nationalité irlandaise.

L’ancien professeur à Eton devenu cold warrior à Berne, Hambourg et Berlin, l’agent des prestigieux MI 5 (sécurité intérieure) et MI 6 (documentation extérieure) s’est révélé comme l’un des auteurs majeurs de la littérature contemporaine.

C’est donc avec une réelle tristesse que j’ai lu, sans même attendre la traduction française, prévue en octobre au Seuil, Silverview, son ultime roman, paru moins d’un an après sa mort. Le titre lui-même traduit bien le caractère énigmatique du récit, tout en allusions et en demi-teintes, qui, sans être un chef-d’œuvre stricto sensu, nous laisse ce que, dans sa postface, le fils de l’écrivain, Nick Cornwell (lui aussi auteur), appelle justement « a song of experience ». Dès les premières pages, le lecteur est pris dans les filets de son « agent traitant », qui le manipule avec maestria.

 

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Comme toujours chez le Carré, les grandes figures sont réussies : Proctor, officiellement diplomate du Foreign Office et en réalité officier supérieur du Secret Intelligence Service, naguère chef de station à Buenos Aires du temps de la Guerre des Falklands, aujourd’hui chargé de tirer au clair une trouble affaire de fuites dans un réseau hyper-sécurisé où communique la crème des services anglo-américains. Proctor provient d’une famille de la gentry, mais attention libérale - pas tory pour un shilling - qui a compté quelques figures d’espions dans le Lisbonne de la guerre, chez les décodeurs de Bletchley Park et même dans l’Albanie des années 50.

Aux antipodes de l’espion désabusé qui fait bien entendu songer à Smiley, Julian - « a great Roman emperor » -, jeune trader de la City reconverti pour des raisons inconnues en libraire dans une station balnéaire de l’East Anglia avec ses plages 1900. Le roman commence d’ailleurs dans cette librairie déserte, où débarque, revêtu d’un imper râpé et coiffé d’un Homburg démodé, un ami de son défunt père, Edward, parfois prononcé Edvard, émigré polonais, ex-professeur de théologie marxiste à La Havane, Zagreb et Gdansk, fils d’un fasciste polonais fusillé à la Libération, ci-devant agent des services britanniques. En quelques pages, toute l’atmosphère du récit est campée avec ce ton et ce génie du dialogue propres à le Carré. Nous apprenons au fil du récit qu’Edvard a été connu par le Service sous le pseudo de Florian, agent aussi providentiel - excellent rendement - que portant malheur à ceux qui l’approchent de trop près, comme cette famille jordanienne, active dans une ONG saoudienne en Bosnie et qui sera victime d’une bavure. Edvard-Florian se trouvait en effet en mission dans le coin, recrutant à tour de bras sous identité allemande dans les Balkans en feu. Ses bons contacts avec un colonel serbe (les inévitables méchants du récit) lui permettent de sauver la belle Salma, mais ni son mari ni son fils. Dévasté par cette tuerie dont il est peut-être responsable, Florian se réfugie en Angleterre, à Silverview, le manoir de sa future femme, Deborah, qui se trouve être analyste en chef du Service pour le Moyen Orient. Le Carré signale incidemment que Silverview est la traduction anglaise de Silberblick, le nom de la maison occupée à Weimar par Nietzsche et sa sœur pendant les dernières années de la vie du philosophe. N’en révélons pas davantage.

 

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Nous retrouvons dans ce roman testament de le Carré nombre de ses obsessions : la figure d’un père indigne (ici, ils sont deux), l’analyse du traître en tant qu’archétype humain, l’exaspération face à la vassalisation d’une Grande-Bretagne rêvant à sa grandeur disparue, la virulente critique de la politique américaine (« America’s determination to manage the Middle East at all costs, its habits of launching a new war every time it needs to deal with the effects of the last one » et, à méditer en ces temps de propagandes éhontées, « NATO as a leftover Cold War  relic doing  more harm than good »). Enfin, cette vision grinçante de services secrets finalement peu efficaces, taraudés par le doute comme par l’arrivisme.

Quel talent, tudieu ! Comment ne pas rêver au roman que lui aurait inspiré cette atroce guerre d’Ukraine ?

 

 

Christopher Gérard

 

John le Carré, Silverview, Penguin Books,  256 pages, 8,99£

 

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Lire aussi  mon hommage du 14 décembre 2020 :

http://archaion.hautetfort.com/archive/2020/12/14/exit-john-le-carre-6284184.html

 

 Il est question de John le Carré dans Les Nobles Voyageurs

 

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