15 décembre 2025
Michel Mourlet : le retour

Comme Jorge Luis Borges, Michel Mourlet écrit pour lui, pour ses amis « et pour adoucir le cours du temps ». Critique de théâtre, écrivain au sens le plus large, théoricien du cinéma (il est l’auteur du manifeste des mac-mahoniens), directeur de revues mythiques (Présence du cinéma, Matulu), il est l’auteur d’une œuvre protéiforme, d’uneétonnante richesse et d’une totale originalité. Ses Contes de la Galipote témoignent de ses qualités, qui prennent pour thème central (avec les multiples variations que se permet cet écrivain inventif) une sorte de monstre légendaire au souffle pestilentiel que certains croisent au bord des chemins creux, loup-garou ou bête du Gévaudan, messagère de l’Autre monde qui a probablement inspiré Lovecraft. Mourlet fait pour ce faire appel à son double, Patrice Dumby, que ses lecteurs connaissant depuis un demi-siècle, écrivain, gourmet, un tantinet bagarreur, séducteur en diable – un être complexe soignant son caractère anachronique non sans une touche de dandysme. Lors d’une chasse aux champignons dans une forêt du Limousin, Dumby découvre des écorces de châtaignier couvertes de mystérieux pictogrammes « aussi frustes que les inscriptions d’un denier mérovingien ». Leur déchiffrement est le prétexte choisi par Dumby pour évoquer sa vie mouvementée, de la Rome des années 60 au Cotentin éternel, et pour développer une théologie du paganisme. Livre étrange, méphistophélique, qui m’a fait songer à Claude Seignolle comme à Lovecraft.
Michel Mourlet se révèle ainsi, à sa manière picaresque et philosophique, un émissaire du Grand Pan. Lisons-le !
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Christopher Gérard
Michel Mourlet, Les Contes de la Galipote, France univers, 220 pages.
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Le nouveau livre de Michel Mourlet,
cinquième volume de ses fulminations
contre la bêtise contemporaine

Chronique à venir
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Michel Mourlet, au milieu de quelques amis (Christian Dedet, Christian Brosio, CG et Gabriel Matzneff) au Café Renard, établissement des Tuileries aujourd'hui disparu et qui fut un temps le rendez-vous des non-conformistes.
Lors d’un de nos nombreux entretiens qui ont commencé en quatre-vingt-treize, Michel Mourlet s’est un jour défini comme un homme aux curiosités multiples, adepte de l’école buissonnière, et aussi comme un écrivain secret - ceux qui fascinent une pléiade d’irréguliers.
Avec Une Vie en liberté, sans doute un de ses meilleurs essais avec Ecrivains de France et L’Ecran éblouissant, Michel Mourlet s’est amusé à baisser le masque, un tant soit peu, et à évoquer les « heureuses rencontres » d’une vie bien remplie. Auteur à vingt-cinq ans du manifeste des mac-mahoniens, phalange de cinéphiles en rupture avec la bien-pensance de l’époque (ces jeunes gens adulaient Lang, Losey, Preminger et Walsh), Michel Mourlet est aussi romancier, salué à 25 ans par Fraigneau et Morand. Et homme de théâtre, critique, spécialiste de la télévision, éditeur indépendant de livres et de revues (Matulu !), défenseur de la langue française, militant souverainiste, acteur de cinéma (dans A bout de souffle)…
Surtout, il incarne d’une manière éminemment française celui qui refuse de marcher en file indienne – pour paraphraser le poète surréaliste Achille Chavée. Il rejoint, en toute liberté, les non-conformistes de son temps (et du nôtre) : « un considérable potentiel de littérature ludique et désenchantée, grave et désinvolte »… avec, en plus, une densité issue d’un incessant questionnement philosophique sans rien d’académique et qui trouve sa source dans Parménide.
Grâce au masochisme d’un écrivain à peu près inconnu, belge comme Achille Chavée (mais peut-être inventé de toutes pièces ?), Mourlet nous livre aujourd’hui 450 pages de souvenirs subtils et de réflexions impertinentes. S’étant très jeune soustrait aux pesanteurs de la culture officielle, et en fait de la « culture » tout court, l’homme se révèle vite apte à former seul son jugement, sans tenir compte des oukases et des doxas. N’ayant pour seul vrai maître que Valéry (et Nietzsche, et La Bruyère), Michel Mourlet rue dans les brancards depuis soixante printemps. Un pionnier de certaine reconquista intellectuelle et morale, en somme. Un corsaire. Toujours avec élégance, toujours empli de reconnaissance, toujours fidèle. Ses pages si claires sur Fraigneau, dont le style l’a foudroyé, sur les peintres Mathieu et Chapelain-Midy, sur Sagan avec qui il dîne au whisky, sur Montherlant et Laudenbach, sur Vandromme et Déon, sur le cher Eibel, enchantent. Comment ne pas être séduit par un écrivain qui « préfère le murmure sacré de nos vieux chênes et le chuchotement des ruisseaux aux mornes sables du désert » ? Lisez Mourlet et goûtez ce parfum unique d’amitié.
Christopher Gérard
Michel Mourlet, Une Vie en liberté, Séguier, 450 pages, 22€
PS : Amusante coquille, page 53, où il est question du maître livre de M. Heidegger, Sun und Zeit.
PPS : Un exemple de sa redoutable lucidité : "Christopher Gérard appartient à la petite tribu des réenchanteurs dans le désert de notre modernité".

Entretien avec Michel Mourlet
Propos recueillis en 2008 par Christopher Gérard
Depuis votre premier livre, D’Exil et de mort (1963), roman salué par Paul Morand, vous n’avez cessé d’écrire. Quel genre d’écrivain êtes-vous ?
Quelqu’un, me semble-t-il, qui a des curiosités multiples, répugne à la spécialisation et n’est jamais là où on l’attend. J’ai au moins cinq catégories de lecteurs : ceux qui pensent que je suis un théoricien du cinéma ; ceux qui pensent que je suis un écrivain de fiction, accessoirement essayiste de droite ; ceux qui me prennent pour un journaliste ; ceux qui ne me connaissent que pour mes activités théâtrales, pièces et critiques ; ceux enfin pour qui je suis un militant souverainiste anti-« franglais », administrateur de Défense de la langue française. Peu de gens de chaque catégorie savent que je m’occupe d’autre chose. Ces cloisons m’amusent beaucoup. En fait je crois surtout être un écrivain secret qui a horreur des gesticulations publicitaires et se ferait du souci pour l’avenir s’il avait, dans l’immédiat, une trop large audience. Dans ce sens précis, Paul-Jean Toulet ou Vialatte demeurent pour moi des modèles.
Quels ont été vos maîtres en littérature, ceux du passé et ceux que vous avez eu la chance de côtoyer ?
J’ai envie de répondre : Ni Dieu ni maître ! Je crois n’avoir eu que d’intimes admirations. Dans le passé et le désordre, quelques noms me viennent à l’esprit : Hugo, Valéry, Nietzsche, Racine, Vigny, La Bruyère, Stendhal, Barrès… Côtoyés : Fraigneau, Montherlant. En vérité j’ai lu ou connu personnellement – et infiniment goûté – beaucoup plus d’écrivains que cela et chacun a pu déposer en moi quelque chose de lui. Mais, comme je l’avais expliqué dans Le Figaro en réponse à un questionnaire des années 60, je suis le dernier à pouvoir identifier de manière objective les lectures qui m’ont influencé. Au moins deux commentaires sur mes Chroniques de Patrice Dumby, l’un de Michel Déon, l’autre de Jean-Marie Drot, m’ont attribué Larbaud comme ancêtre. Or il se trouve que j’ai peu lu Larbaud. N’est-ce pas curieux ? Il y a quelque chose que je peux ajouter néanmoins, concernant la formation des talents : les échanges d’idées, de brouillons et de remarques sur ces premiers jets entre amis du même âge, si les jeunes gens en question sont suffisamment ouverts, peuvent être féconds. Flaubert et Bouilhet en fournissent la preuve ; de même Valéry, Gide et Pierre Louÿs. J’ai expérimenté cela avec deux camarades de lycée : le futur écrivain Jacques Serguine, le futur cinéaste et producteur Pierre Rissient.
Vous avez aussi fréquenté de grands peintres. Quelles ont été les rencontres les plus décisives ?
Je n’ai pas assez côtoyé Salvat, qui avait créé la couverture de mon premier roman à la Table Ronde (et, par la suite, offert à mon magazine Matulu une très belle illustration de notre dossier sur Déon), pour dire que mes rencontres avec lui furent décisives. Elles étaient plutôt une conséquence de notre commune amitié pour André Fraigneau et Roland Laudenbach. J’en profite pour dire que Laudenbach, à mon avis, fut le dernier grand éditeur parisien, un éditeur de la trempe des Bernard Grasset, Robert Denoël ou Gaston Gallimard, pour qui « littérature » signifiait quelque chose de plus que la commercialisation d’un produit. Fermons la parenthèse. En revanche, j’ai très bien connu Savignac, qui n’était pas un grand peintre mais un immense affichiste. Il avait un sens extraordinaire du gag visuel et m’enchantait par ses propos réactionnaires d’une savoureuse virulence, qui frappaient toujours juste. Je possède de lui plusieurs gouaches grand format, notamment les illustrations originales des premières éditions de mes Maux de la langue, ainsi que l’affiche destinée à l’Illusionniste de Sacha Guitry, qui orne la couverture d’Écrivains de France. J’ai entretenu aussi, surtout à l’époque de Matulu, des contacts assez réguliers avec Mathieu, qui m’écrivait de superbes lettres, de son écriture de « seul calligraphe occidental », comme disait Malraux. J’en ai même conservé les enveloppes, qui mériteraient d’être encadrées. Mais le peintre dont j’ai été le plus proche, c’est sans nul doute Chapelain-Midy, dont la hauteur de vue, l’exigence esthétique, la profondeur de jugement, l’élégance morale et la complète indifférence aux modes intellectuelles correspondaient tout à fait à ce que j’attendais d’un artiste. C’est lui qui a peint l’admirable scène qui illustre la couverture de ma Chanson de Maguelonne, rééditée il y a trois ans. Avec les épîtres qu’il m’a envoyées, on pourrait presque composer un traité de l’Art… A contrario, et sans vouloir choquer personne, j’ai rencontré une fois le sculpteur César à Monte-Carlo et ne me suis pas attardé : il m’est apparu comme l’« artiste contemporain » par excellence, un faiseur.
Le cinéma occupe une place importante dans votre vie comme dans votre œuvre. Vous apparaissez dans A bout de souffle et vous passez même pour le législateur d’un courant. Qu’en est-il ?
Effectivement, j’ai une très grande carrière d’acteur derrière moi : dans l’obscurité de la salle du Mac-Mahon où se déroule une scène d’À bout de souffle, j’étais un des spectateurs. J’incarne également un consommateur attablé à la terrasse d’un café dans le Signe du Lion de Rohmer, un passant dans la foule de Vu du pont, et j’ai joué deux fois mon propre rôle : dans le premier film en Cinérama, comme rapin anonyme préparant les Arts Déco à l’Académie Cola Rossi de Montparnasse, et comme auteur dramatique dans l’Ordre vert, docufiction de la jeune et combien douée Corinne Garfin ! Plus sérieusement : j’ai participe au mouvement d’agit-prop cinématographique dit « mac-mahonien », en tant que « théoricien », comme disent les auteurs de mes notices biographiques, et bien que je n’aime guère ce mot. Ainsi que je l’ai confié récemment aux Inrockuptibles et au Choc du mois, je préfère être considéré comme l’analyste passionné d’une « expérience limite » du cinéma. (…)
J’ai rencontré Otto Preminger, de qui j’ai appris la fascination cinématographique, grâce à Laura, Angel Face, le Mystérieux Dr Korvo et Sainte Jeanne. J’ai rencontré mon ennemi intime le scénariste Cesare Zavattini, à Rome, et j’ai même enregistré avec lui un long entretien qui doit dormir dans un de mes tiroirs. Il avait tout compris de la nécessité du réalisme et rien de la nécessité du choix. J’ai bavardé maintes fois avec Losey, à Londres, avant qu’il ne laissât quelque peu corrompre son esthétique brutalement rigoureuse par des enjolivures compliquées. Et Lang, bien sûr ! Dans mon prochain livre sur le cinéma, je raconterai mon dernier déjeuner avec lui. Et Tati, et Deville, et Sautet, et Astruc, et le cher Vittorio Cottafavi, que j’ai visité pour la dernière fois en 1995 à Rome où je m’étais rendu une fois de plus, pour cause de Centenaire du cinéma.
Vous venez de publier Les Maux de la langue, un impressionnant recueil de chroniques consacrées à la défense du français. Quelle en est la genèse ?
Tout est parti d’une conférence que j’ai prononcée en 1981 devant un parterre d’officiers de l’École supérieure de guerre qui planchaient sur le concept de « défense globale », celle-ci devant selon moi inclure la défense de notre principal instrument de communication, de notre plus visible repère d’identité et de son trésor patrimonial. À partir de là, je me suis rendu compte que la plupart des gens étaient inconscients des enjeux géopolitiques – et même simplement personnels – du langage, et qu’ils articulaient leur idiome à peu près comme un animal aboie, rugit ou hurle ; ce qui ouvre les vannes d’un darwinisme linguistique où le plus fort en muscles et en gueule fait la loi. La question aujourd’hui se résume à ceci : puisque N millions de producteurs de Coca-Cola font ensemble plus de bruit que les autres, doit-on pour autant embaumer Molière dans un sarcophage comme Plaute et Aristophane ? Si l’on ajoute à cette question la constatation qu’en France même, N millions d’irresponsables et d’illettrés (je pèse mes mots et use de litote) s’en fichent et même parfois s’en félicitent, n’y a-t-il pas de quoi foncer dans le tas, lance en avant ? Ce fut mon cas, à partir du Discours de la langue, dont même le Président Mitterrand, fin lettré et grand amateur de Chardonne, tint à me remercier.
(…)
Clichy, octobre 2008.
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On dit du mal de Michel Mourlet dans
Les Nobles Voyageurs

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24 novembre 2025
Ecrivains de Wallonie ?

« Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir » déclarait à juste titre, en avril 2025, Éric Brogniet, poète, éditeur, fondateur de la Maison de la Poésie à Namur. Ce membre de l’Académie royale introduisait en ces termes le colloque consacré aux écrivains de Wallonie, tenu au Palais des Académies, joyau de l’architecture néo-classique et jadis résidence du Prince d’Orange.

Ce colloque, dont les actes viennent de paraître sous l’élégante casaque de l’Académie royale, est singulier à deux titres. D’une part, il met en valeur quelques écrivains dits « régionalistes » ou « wallons » du XXème siècle belge, et ce dans le temple de la langue et de la littérature dites « françaises » ; de l’autre, y sont évoqués deux authentiques maudits des Lettres belges, occultés depuis des années.
Éric Brogniet commence par retracer les étapes du mouvement wallon, qui apparaît comme inspiré de son homologue flamand, antérieur et d’une autre cohérence (le mouvement wallon oscillant pour sa part entre velléités d’autonomie et rattachement à la grande France). Si le nationalisme flamand, d’esprit néo-romantique (fondé sur l’inepte sophisme « La langue est tout le peuple ») et devant beaucoup à l’aide tout sauf désintéressée du Reich (deuxième et troisième du nom), peut être vu comme un sous-produit de l’état unitaire belge, le nationalisme wallon apparaît lui comme un sous-produit… de ce même nationalisme nordiste°.
Se pose la question de l’identité, belge, wallonne, « française » de notre littérature francophone. Pour ma part, je pense depuis longtemps qu’il conviendrait de parler non de communauté française de Belgique, mais bien de Belgique romande, comme il existe une Belgique flamande et une allemande. Les écrivains de langue française de ce pays sont-ils « wallons » ? « Français » ? Pourquoi pas « romands » ? Vaste problème.
Le colloque évoque des auteurs tels que Thierry Haumont, Hubert Krains ou Jean Tousseul. Particulièrement intéressante est la contribution consacrée à une série d’écrivains ardennais (et non wallons ?) un peu oubliés, qui transmettent une vision panthéiste de l’Ardenne.
Les deux contributions les plus sensibles traitent de deux maudits, Constant Malva et Pierre Hubermont, deux écrivains majeurs du courant prolétarien, salués par A. Barbusse et H. Poulaille, membres un temps du Parti communiste (belge) puis passés, qui au trotskisme, qui au socialisme révolutionnaire. Tous deux provenaient du milieu ouvrier du Borinage ; tous deux connurent le travail dans la mine, dès l’adolescence.

Ces deux autodidactes, relativement peu scolarisés, ignorés par les grandes maisons d’édition, ont livré des témoignages parfois bouleversants sur la vie des mineurs et de leur famille. Ma Nuit au jour le jour (manuscrit refusé quinze ans durant par des éditeurs) ou Histoire de ma mère, de Constant Malva, Treize hommes dans la mine, de Pierre Hubermont sont des livres forts et qui resteront. Leur vision du mineur, et du prolétaire en général, ne donne jamais dans le romantisme niais de la littérature engagée – d’où sa puissance d’évocation.

Constant Malva
Sous l’Occupation, ces deux écrivains de sensibilité antifasciste, et même surréaliste pour Malva, basculent, sans doute en raison de leur pacifisme et d’une ahurissante naïveté. Malva, qui crevait de faim, accepte des causeries à la radio et un poste de concierge au syndicat unique. Hubermont, lui, s’engage davantage dans la presse sous contrôle allemand et même dans la Communauté Culturelle Wallonne – une opération des services du Reich en vue de la fragmentation du royaume. Crime suprême, Hubermont, l’ancien communiste horrifié par ce qu’il avait vu de l’URSS de Staline (il participa à une conférence d’écrivains révolutionnaires à Kharkov en 1930), se rendit à Katyn pour témoigner du massacre d’officiers polonais par les bolcheviques. Sa brochure J'étais à Katyn ne lui fut jamais pardonnée.

Pierre Hubermont
A la lecture des pages pondérées et bien informées sur ces deux destins brisés, je me suis souvenu des conversations que j’eus naguère avec le regretté Jean-Pierre Canon, anarchiste et pacifiste pur sucre (un pacifiste dénommé Canon !) qui, dans sa merveilleuse librairie La Borgne Agasse, proposait un rayon très complet sur la littérature prolétarienne, grande oubliée de notre histoire littéraire, que l’Académie sort aujourd’hui d’un injuste oubli.
Christopher Gérard
Éric Brogniet dir., Écrivains de Wallonie, Académie royale, 202 pages, 19€
° Une bourde de taille dans la présentation d’E. Brogniet, qui confond, page 39, deux mouvements flamands, le VNV et le Verdinaso et fait de Joris Van Severen, un « indépendantiste et membre de la SS flamande ». Van Severen, qui était plus grand-néerlandais que flamingant, s’était converti en 1938 à la défense du royaume. Il fut exécuté de façon sommaire avec vingt autres prisonniers, dont des communistes belges et des antifascistes italiens, par des soldats français à Abbeville en mai 1940, bien avant les débuts de la collaboration flamande en Belgique occupée.
Écrit par Archaïon dans XVII Provinces | Lien permanent |
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17 novembre 2025
In memoriam Claude Lecouteux
Comment ne pas déplorer la mort de Claude Lecouteux (1943-2025), ancien professeur de littérature et civilisation germaniques du Moyen Age à l’Université de Paris IV-Sorbonne, auteur de nombreux essais ?
Claude Lecouteux a consacré sa thèse aux monstres dans la littérature allemande du Moyen Age. Il a publié une quinzaine d’ouvrages et une centaine d’articles, généralement sur le merveilleux pagano-chrétien.
Avec Philippe Walter, auteur d’une indispensable Mythologie chrétienne. Rites et mythes du Moyen Age (Imago), il a accompli un travail fondamental pour une meilleure connaissance du fonds païen de notre civilisation, tel qu’il se révèle dans les textes médiévaux. A la suite de Dumézil, de Duby et de Le Goff, Cl. Lecouteux a entrepris une authentique archéologie de l’imaginaire européen. L’une de ses intuitions, qu’il a corroborée au fil de ses livres, est que, pour nos régions, le Moyen Age germanique est tout aussi important que le celtique ou le roman. Par ses travaux rigoureux, il nous invite à redécouvrir le légendaire germano-scandinave, qui a profondément marqué notre culture.
Parmi ses livres, conseillons son Petit Dictionnaire de mythologie allemande (Ed. Entente, Paris 1992), et sa série sur les êtres mystérieux qui peuplent nos légendes: Les Nains et les Elfes au Moyen Age (1988), Fées, Sorcières et Loups-Garous au Moyen Age (1992), Mélusine et le Chevalier au cygne (1997). Voir aussi Chasses fantastiques et Cohortes de la nuit au Moyen Age (1999). Tous ces livres sont publiés par les éditions Imago, qui avaient déjà édité in illo tempore le stimulant essai de David Miller, Le Nouveau Polythéisme (1979).
Un entretien pour la revue Antaios, datant de 1998.

Christopher Gérard : Qui êtes-vous ? Comment vous définiriez-vous ?
Je suis professeur à la Sorbonne (Paris IV), titulaire de la chaire de littérature et civilisation allemandes du Moyen Age. Bien que cette matière ne soit qu'une option au sein du cursus, elle attire suffisamment d'étudiants pour former ensuite de futurs chercheurs. Mon enseignement porte essentiellement sur les textes littéraires et riches en croyances de toutes sortes, puis, au niveau du Diplôme d'Etudes approfondies, mon séminaire aborde des thèmes plus spécialisés. Ces dernières années, j'ai traité des listes de superstition au bas Moyen Age, de la Chasse infernale, des Charmes et conjurations ; en 1998-99, je parlerai des morts malfaisants et de la préhistoire du vampire. Pour me définir, je dirai que je suis médiéviste avant d'être germaniste, ce qu'on me reproche parfois, m'intéresse essentiellement à l'univers des mentalités dont je tente de retrouver la cohérence par-delà toutes les dénaturations, soient-elles dues à l'influence de l’Eglise ou à l'évolution historique. C'est ainsi que je peux suivre la dégradation d'anciens mythes au rang de légendes et la survivance des grands archétypes. Bref, mes collègues m'appellent le chasseur de curiosités. Mais grâce à ce domaine de recherches, j'ai pu constater que ce que je mettais au jour n'intéressait pas que les médiévistes, et j'ai donc des contacts très intéressants, par exemple avec Philippe Wallon, médecin psychiatre chercheur à l'INSERM, qui travaille sur le paranormal, avec l’équipe que le professeur Yoko Yamada anime à Nagoya et qui étudie les conceptions de l'au-delà.
Quels furent vos maîtres, vos éveilleurs et d'où vous est venue cette passion pour notre héritage païen que, de livre en livre, vous mettez au jour?
C'est la lecture des contes et légendes qui m'a peu à peu mené au domaine de recherches que je défriche depuis un quart de siècle. Puis j'ai découvert Mircea Eliade, Gaston Bachelard, Gilbert Durand, A.H. Krappe, Th. Gaster, qui m'ont ouvert les yeux vers des domaines fascinants. Ensuite, tourné vers les anciens textes depuis mon adolescence, je me suis consacré au Moyen Age, croyant naïvement que je pourrais un jour en faire le tour et, dès la Maîtrise, j'abordai le merveilleux dont je ne tardai pas à discerner la complexité. Grâce à Jacques Le Goff, je commençais bientôt à tenter de voir au-delà des apparences, puis I'aide de Régis Boyer m'orienta vers mes recherches actuelles. La rencontre de représentants de diverses disciplines - anthropologie, ethnologie, histoire, romanistique, slavistique, folklore - m'apprit que dans le domaine que j'avais choisi rien ne pouvait déboucher sur des conclusions pertinentes si l'on ne prenait pas un cap pluridisciplinaire. Les travaux des chercheurs d'outre-Rhin, Felix Karlinger, Lutz Röhrich, Will-Erich Peuckert, Leander Petzold, Dieter Harmening, Rudolf Schenda m'ont beaucoup apporté au départ, puis ce furent ceux des chercheurs scandinaves - C. von Sydow, D. Strombiik, R. Grambo par exemple - et belges , ici je citerai les noms de Samuel Glotz (Binche), Roger Pinon et André Marquet. En France, les travaux de Jacques Berlioz, Nicole Belmont, Marie-Louise Ténèze et ceux du Centre Alpin et Rhodanien d'Ethnologie (Grenoble), avec Christian Abry et Alice Joisten, Robert Chanaud et Donatien Laurent, m'ont révélé que dans le domaine étudié nous étions confrontés à des croyances et des traditions qui se rient des frontières et qui relèvent des structures anthropologiques. J'ai enfin une grande dette de reconnaissance envers Georges Zink (Paris IV) qui m'a initié aux arcanes de I'analyse des textes, et envers Jean Carles (Clermont II) qui m'a appris à écrire pour un lectorat qui ne se compose pas uniquement de spécialistes. II ne faut pas que j'oublie Jacob Grimm, génial précurseur, dont j'ai eu plus d'une fois l'occasion de vérifier la justesse de ses intuitions. C'est un modèle de pluridisciplinarité, de curiosité intellectuelle, qui a su mettre la philologie au service de la mythologie. Si je me consacre à l'étude de ce que vous appelez notre héritage païen, c'est parce qu'il structure notre pensée jusqu'aux premières décennies du XXe siècle. Donc, connaître le passé permet de mieux comprendre le présent. Cet héritage est richissime et se cache derrière ce que l'on a appelé “ superstitions ”, mais dès que l'on creuse un peu, on s'aperçoit qu'il s'agit de croyances reposant sur une longue tradition que I'Eglise n'a jamais pu éradiquer. Et aussitôt qu'on jette un regard sur les témoignages d'Europe centrale et septentrionale, on prend conscience des ravages de l'évolution historique. La confrontation des croyances de pays ayant évolué moins rapidement avec ceux d'Europe occidentale révèle le fonds païen ou, si l'on veut, peu ou pas christianisé, son unité extraordinaire puisqu'on relève des parentés étonnantes entre des pays aussi éloignés les uns des autres que la Bretagne et la Roumanie, la Scandinavie et l'Espagne, sans que l'on puisse discerner de liens génétiques. On débouche sur un mode d'appréhension du monde très archaïque et sur ce que Gilbert Durand a appelé les structures anthropologiques de l'imaginaire, ou encore la psychic unity de M. Wundt.
Que devez-vous à G. Dumézil, à H. Dontenville?
Je dois à Dumézil la méthode alliant philologie et structure, la notion de fonctions autour desquelles s’organisent les mentalités. Sa lecture des anciens mythes sous leur déguisement en romans m’a beaucoup apporté, m’a en quelque sorte appris à lire, à repérer les indices, les failles, les incohérences, les motifs sans suite, les dédoublements de personnages, bref tout ce qui indique que le texte que l’on a sous les yeux repose sur autre chose, sur des données plus anciennes qui possèdent un autre sens même si elles véhiculent un message semblable. Mes livres de chevet sont ses ouvrages Mythe et épopée, Du Mythe au roman.
Dontenville m’a montré qu’il fallait prendre en compte les traditions populaires et ne pas les considérer comme un simple folklore. Du reste, la Société de Mythologie française qu’il a fondée, produit régulièrement des travaux remarquables, très utiles, dans le cadre de l’Atlas mythologique de la France, - qui sont publiés dans le Bulletin de la Société. Dontenville fut un initiateur, au sens le plus noble du terme. Ses travaux m’ont permis de prendre conscience de l’extraordinaire parenté des croyances européennes entre elles et m’ont conforté sur la voie comparatiste choisie.
Pouvez-vous dire un mot de votre méthode de travail ? Peut-on parler dans votre cas, et dans celui de Philippe Walter, par exemple, d'archéologie de l'imaginaire, d'une sorte de comparatisme continental ?
La méthode que j'utilise est simple et marie aussi bien Descartes, que Claude Bernard, V. Propp, A.J. Greimas et Georges Dumézil. Je commence d'abord à définir le champ sémantique des concepts clés des croyances que je rencontre. Philologue de formation - j'ai enseigné la philologie germanique pendant dix ans à l'Université de Caen -, j’ai toujours été choqué de voir que l'on utilisait pêle-mêle des dénominations touchant aux créatures de la petite mythologie. Kobold, Schrat, Mahr, Bilwiz, Zwerg, Elbe, etc., apparaissaient comme interchangeables dans les études que je lisais. Vérification faite à l'aide des gloses latines du haut Moyen Age, puis des lexiques et vocabulaires, je vis que chaque être possédait une spécificité à l'origine et que c'est au fil des siècles que des amalgames s'étaient produits, que les vocables étaient devenus des mots-valises, d'où la difficulté d'en retrouver le sens premier. Une fois établi le ou les sens, je rassemble le plus large corpus possible, dans toutes les langues que je connais, sans exclure aucune forme d'écrit. Pour moi, le texte prime tout. Ensuite, je classe, confronte, dégage points communs et divergences, établis des critères de pertinence, une grille de déchiffrement -, sépare le fonds païen de sa gangue cléricale, sort du Moyen Age pour voir ce qui a survécu dans les traditions post-médiévales. Je dois reconnaître que la moisson est très riche et souvent étonnante. Je constate non seulement des correspondances extraordinaires entre les différents pays d'Europe, mais aussi la survivance - on pourrait même parler de pérennité des antiques croyances jusqu'aux temps modernes, surtout dans les régions écartées qui sont de véritables conservatoires. En même temps, la cohérence de l'ensemble qui, au Moyen Age, apparaît sous la forme de membra disjecta, prend forme, les grands axes se dégagent: la vie, la maladie, la mort, la prospérité, le malheur.
Pour la mort, j'ai commencé par étudier les fantômes et les revenants non christianisés, bien plus riches que ceux des exempla, ce qui m'a permis de déboucher sur la notion de double (alter ego) et d’âme plurielle, que j'ai complété en me penchant sur les fées, les sorcières et les loups-garous. I1 me restait un gros morceau à défricher, la Chasse infernale, troupe de revenants particuliers. C'est chose faite. En marge des enquêtes, je traduis les textes qui servent de support à mes conclusions et les publie, entre autre chose pour contrer la critique pas toujours bien intentionnée et souvent ignorante des témoignages scripturaires : les critiques sont souvent des théoriciens glosant sur des études et non sur des faits, maniant des concepts mal définis et possédant une vision monodisciplinaire.
Avec Philippe Walter, nous faisons de l'archéologie mentale et collaborons depuis de nombreuses années, lui dans le domaine celto-roman, moi dans le domaine germanique, ce qui n'exclut pas, bien sûr, des incursions dans nos champs respectifs. En utilisant un comparatisme bien pensé, nous découvrons les mêmes choses, et la force de Philippe Walter est son incomparable connaissance des textes, notamment des vitae qui, il I'a prouvé, nous ont transmis l'essentiel de la mythologie de nos ancêtres.
Depuis des années vous dépouillez inlassablement les textes médiévaux, notamment ceux de l'aire germanique. A quelle conception du temps êtes-vous sans cesse confronté ?
Le temps que je rencontre est cyclique, c'est le grand temps de Mircea Eliade, 1'éternel retour, avec des points forts comme les Douze jours, Pâques, la Pentecôte, les Quatre Temps, etc. Les croyances dessinent un véritable calendrier païen. Philippe Walter en a déjà déchiffré une bonne partie et les travaux de Claude Gaignebet ont apporté beaucoup de lumière. Un desiderata des recherches serait de faire des monographies sur chacune des dates clés dudit calendrier. Nous en avons pour le Carnaval, les Douze jours, mais beaucoup reste à faire. Je rencontre aussi un non temps, un temps aboli, celui de I'au-delà, qui parfois est simplement ralenti. Là encore, diverses notions se télescopent et il faudrait préciser bien des choses car même les dieux sont susceptibles de vieillir, ce qui prouve qu'ils n'échappent pas au temps, et s'ils ne possédaient les pommes de jouvence d'Idunn, que deviendraient-ils ?
Comme le professeur Régis Boyer, vous avez étudié la figure complexe du double, qui semble bien fondamentale dans cette vision du monde...
Avec Régis Boyer, nous avons l'avantage d'avoir accès aux travaux des chercheurs scandinaves, travaux méconnus ici pour de simples raisons linguistiques. Or, se penchant sur les traditions scandinaves, finnoises et altaïques, des chercheurs comme Ivar Paulson ont mis en évidence l'existence de l'âme plurielle, dont le double relève. R. Boyer présenta les concepts de hamr, hugr et de fylgia et, sur la base de ses travaux et en utilisant les ressources de la philologie, je découvris que les Germains continentaux avaient eu, eux aussi, de semblables conceptions. Elargissant le champ d'investigation à l'ensemble de l'Europe et en tenant compte de ce que l'on appelle à tort le folklore, j'arrivai à la conclusion que ce que Régis Boyer appelait “ la forme interne ” n'était autre que le double. La lecture des études de 0. Rank et, surtout, de H. Lixfeld sur la légende du roi Guntram, m'apportèrent les dernières preuves que le double relevait bien de l'univers mental de nos ancêtres et que la christianisation ne I'avait pas fait disparaître. Le concept de double est fondamental puisqu'il explique les formes non humaines de l'homme - le loup-garou par exemple, les transports au loin alors que le corps est en léthargie, certains rêves enfin.
Peut-on à votre avis encore parler d'Occident chrétien ? Le concept de pagano-christianisme ne correspondrait-il pas mieux à l'Europe médiévale ?
Je crois qu'il est plus simple de parler de foi mêlée, concept utilisé par les clercs islandais du Moyen Age, car nous sommes sans cesse confrontés à des phénomènes de syncrétisme. Le christianisme est la religion dominante, mais il n'empêche pas les hommes de continuer à agir et penser comme leurs ancêtres. En fait, deux surnaturels vivent parallèlement et s'interpénètrent ponctuellement. On a recours aux anciens dieux païens quand Dieu ou ses saints ne répondent pas à ce qu'on attend d'eux. La Saga du christianisme est un bon exemple de cette forme de pensée : le père de Kodran accepte de se convertir si l'évêque lui prouve que Dieu est plus puissant que le génie qu'il vénère ! Si dans l'univers païen le genius catabulli s'occupe du bétail et le protège, il est peu à peu suplanté par des saints spécialisés. Le mixte pagano-chrétien ressort admirablement des charmes et conjurations qui nous sont parvenus : là, les éléments chrétiens sont coulés dans un moule païen et compris comme une forme de magie. Nous avons affaire à des gens pragmatiques : deux surnaturels valent mieux qu'un, alors autant mettre toutes les chances de son côté en invoquant simultanément tous les dieux connus ou leurs parèdres et hypostases.
Quelle est la place du fond chamanique dans cette religiosité continentale ? Le thème de la Chasse sauvage, que vous étudiez dans votre dernier livre, vous semble-t-il central ?
Le fond chamanique est important, plus qu'on ne le croyait il y a encore une décennie. Il est sous-jacent, souvent bien dissimulé et dénaturé, transposé dans la sphère des miracles par I'hagiographie, mais il transparaît dans la mythologie - les boucs de Thor - et dans la littérature des révélations. Je pense ici plus particulièrement aux voyages dans I'au-delà qui rappellent étrangement ceux du chamane parti à la recherche de l'esprit du malade que des démons ont emporté. Toutes les littératures médiévales ne sont pas aussi riches. Peter Buchholz a fait la synthèse éclairante des traces de chamanisme dans les textes norrois. Carlo Ginzburg a montré que les Benandanti relevaient d'antiques conceptions chamaniques. Les autres traces ont été mises au jour par les ethnologues et les folkloristes. Des thèmes comme la compréhension du langage des oiseaux ou des animaux, la disposition des os de I'animal sur sa peau afin qu'il revive, la valeur symbolique et religieuse de chiffres (le 9 par exemple), la conception de I'arbre du monde, tous ces thèmes et motifs nous viennent du chamanisme. Il faudrait aussi parler des combats rituels à des dates précises, de la conception de I'au-delà, de la vie et de la mort. Le terrain de recherche est immense mais nous disposons maintenant des outils qui permettent d'avancer. Le plus difficile était de découvrir les premières traces, ensuite les morceaux du puzzle s'ajustèrent peu à peu et la cohérence de cet univers mental sortit de l'ombre. J'attends avec impatience la grande synthèse à laquelle travaille mon ami Ronald Grambo (Kongsvinger, Norvège).
Quant à la Chasse sauvage, c'est l'une des questions les plus ardues qui soit. D'abord le terme est impropre puisqu'il recouvre Chasse sauvage proprement dite, Chasseur diabolique, personnage surnaturel lancé à la poursuite d'une proie - Philippe Walter a réussi à montrer qu'il s'agissait d'un vestige de hiérogamie, de la traque de la vierge mère afin d'assurer une fécondation, une fertilisation, - et enfin Chasse infernale, cohorte de morts qui passe sur terre à dates fixes. Je me suis essentiellement consacré à cette dernière forme, montrant qu'il fallait impérativement distinguer ce que Chasse sauvage désignait sous peine de retomber dans les erreurs anciennes, qui ont la vie dure! Il y a peu, Jean-Claude Schmitt affirmait encore que Hellekin est le “ roi des morts ”, interprétation reposant sur une étymologie aberrante. Toutes les cohortes de la nuit ne sont pas des chasses, j'ai exposé il y a peu les critères de différenciation qui permettent d'y voir un peu plus clair. Pour compliquer les choses, il y a les travaux de 0. Höfler sur les confréries d'hommes masqués. Höfler est parti d'une idée préconçue qu'il a tenté de prouver, éliminant ce qui ne cadrait pas avec ses vues, aussi fut-il facile à Friedrich Ranke d'énumérer les failles de son raisonnement. Pourtant, lorsqu'on reprend les textes eux-mêmes dans une perspective européenne - mon corpus comprend plus de 150 textes ! - force est de constater qu'il y a du vrai dans ce qu'affirme Höfler : il existe un lien entre ces confréries et la Chasse infernale. Il est difficile à préciser car le temps a fait son œuvre, et la question à laquelle il faudra répondre un jour ou I'autre est celle du primat: les confréries sont-elles issues de la Chasse infernale, en sont-elles une imitation, ou bien est-ce l'inverse et aurions-nous affaire à une réinterprétation ? Je peux répondre dans l'état actuel de mes travaux, crois même que seul un groupe de chercheurs de disciplines différentes le pourrait. Le thème est important non seulement au Moyen Age mais après, voyez les traditions scandinaves sur Oskoreia, Asgerdreia et Guro Rysserowa. Nous sommes face à un amalgame, à un écheveau quasiment inextricable où se mêlent l'idée que la mort n'est pas une fin, que les morts règnent sur la fertilité et la fécondité, etc. Le culte des ancêtres est omniprésent, la transformation desdits ancêtres en génies et en démons (au sens grec !) partout visible. En ce sens la Chasse infernale est l'un des foyers des représentations qui relèvent du paganisme.
Quel mythe vous paraît le mieux illustrer l'esprit du paganisme européen ?
Je ne me suis jamais posé la question car elle suppose faire un choix et proposer une définition du vocable “ mythe ” - pour moi, c'est avant tout un double langage, un muthos et un logos, qui reflète une vision du monde (Weltanschauung), et c'est celle-ci que je cherche à découvrir derrière le mythe à proprement parler. Centrale est à mon avis la conception que la mort n'est qu'un état temporaire, une retraite provisoire - on peut revivre, se réincarner -, que la famille comprend les aïeux et les vivants, que l'homme n'est jamais seul mais peut compter sur les habitants de I'autre monde. Parlerai-je de mythe ? Je ne sais pas, mais s'il en est un qui exprime bien cette idée, c'est je crois celui d'Orphée, qui, justement, concentre en lui de clairs vestiges de chamanisme. Mé1usine en représente un autre aspect, celui des rapports de I'homme à la transcendance ; il faut y rattacher le mythe des femmes cygnes et des épouses surnaturelles ; la fontaine de jouvence, qui se retrouve dans Wolfdietrich (Xllle siècle), atteste la victoire de l'homme sur le vieillissement qui conduit à la mort. On peut tracer le stemma des principaux mythes à partir de l'archétype “ trépas ”.
Quelle est la figure du panthéon vieil-européen qui rencontre votre préférence ? Serait-ce Mélusine ?
Oui, vous avez raison ! Mélusine, mythe éternel capable de s'adapter au fil des temps, est un magnifique territoire de recherche, mais si je me suis penché autrefois sur ce qu'il y avait avant elle, sur son origine, je regarde maintenant ce qu'elle est devenue après le Moyen Age, et c'est tout aussi intéressant. D'anciens archétypes sont réactualisés, de nouveaux sens produits, le mythe sans cesse réé1aboré. Comme nous savons que des manuscrits se sont perdus, il faut compter sur la transmission orale, ou plutôt, sur la réoralisation. J'ai eu la chance de découvrir récemment une version inconnue de la légende qui va dans ce sens ; je I'ai traduite et elle paraîtra prochainement. J'ai même un texte qui narre les retrouvailles de Raymond de Poitiers et de Mé1usine, mais point de happy end: la fée embrasse son époux et le tue ! Ce qui fascine dans ce personnage, c'est la multiplicité des facettes : génie tutélaire, genius loci, banshee, mère, bâtisseuse, par exemple. Elle possède bien des traits de la fylgia norroise et de l'ayami altaïque, est proche de la nymphe Urvaçi, d'Echidna, mais elle est aussi apparentée à la Mahr germanique qui entre chez vous par le trou de la serrure, reste auprès de vous tant que celui-ci est bouché et disparaît le jour où quelqu'un libère le passage. C'est un personnage hautement syncrétique et, tout à l'heure, vous me demandiez quel mythe pourrait illustrer au mieux l'esprit du Paganisme européen : Mélusine sans doute, tout en sachant bien qu'elle dépasse cette aire géographique.
Paris, septembre 1998.

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05 août 2025
Sur la Source pérenne II

Quelles sont les modifications de cette troisième édition ?
Deux éditions du livre avaient paru, en 2000 puis en 2007, aux éditions L’Âge d’Homme, la si peu conformiste maison du
regretté Vladimir Dimitrijevic, qui accueillit, outre nombre de
Slaves, tant de Belges, de Pol Vandromme à Jean-Baptiste Baronian, de Georges Thinès à Hubert Lampo. D’où cette troisième édition revue et augmentée (vingt-trois textes), sous la sobre casaque de La Nouvelle Librairie. Comme le dit à juste titre un critique belge, ce livre « s’inscrit dans la durée » : un quart de siècle. Dans dix ans peut-être, je publierai une quatrième édition…
À l’origine du titre, une expérience, une image aussi – la source vive qui coule, en plein cœur de Rome, sous la basilique San Clemente al Laterano, à côté du mithræum souterrain. Tout un symbole : une basilique paléo-chrétienne appartenant à des Dominicains irlandais, où subsiste, enfoui, le temple païen.
Vous évoquez dans le premier texte le paganisme comme religion de l’Europe et indiquez que son principal facteur de disparition fut évidemment l’évangélisation. Mais plus encore que la religion chrétienne, n’est-ce pas le découpage du temps calendaire qui a supplanté le temps organique, cyclique, du paganisme ? Et si cette dimension de l’existence est fondamentale au païen, comment peut-il encore l’éprouver essentiellement, voire se soustraire aux diktats de nos sociétés soumises aux horloges, aux agendas, aux contraintes horaires professionnelles comme privées ?
Avec l’évangélisation (souvent forcée : n’oublions pas que les
cultes païens furent interdits dès la fin du IVème siècle) et surtout la Contre-Réforme (car notre Moyen Âge était resté
foncièrement païen) s’impose en effet une autre vision du temps, linéaire et non cyclique, calendaire et non organique – officiel, en quelque sorte. Augustin d’Hippone, platonicien puis manichéen dans sa jeunesse, développera, une fois converti au christianisme vers l’âge de trente-trois ( !) ans, sa vision d’un temps détaché des phénomènes naturels et observables, à savoir le mouvement des astres. Ce triomphe d’une abstraction sur le réel annonce, des siècles à l’avance, notre temps séquencé, celui des horloges numériques que vous évoquez. La posture païenne consiste à se réapproprier la vision cyclique, donc naturelle, du temps, celui qui fugit. Se soustraire, comme vous le dites justement, aux diktats utilitaristes et marchands, renouer avec les cycles et les fêtes, avec la ronde des saisons est un premier pas. D’où, je pense, une part du malaise contemporain, dû à cette rupture d’avec les rythmes cosmiques (agraires pour nos régions). Un réelle concertation, dogmatique, des rythmes scolaires, une hérésie sur le plan pédagogique, qui fait la fortune des agences de voyage.
La claire conscience de la progression des cycles participe bien à la bonne santé du corps, de l’âme et de l’esprit. Pour ma part, j’ai la chance de vivre en bordure d’un vaste parc, où batifolent renards et rouge-gorge, hérons et écureuils roux. De ma fenêtre, je peux suivre, jour après jour, les métamorphoses de la nature – cet « éternel retour » en version microscopique st un spectacle apaisant autant qu’une source, pérenne, de bonheur et d’équilibre.

Vous rejetez toute manifestation de paganisme « clanique », collective comme autant de mascarades. Est-ce à dire que, à une époque où la communion a cédé le pas à la communication, le paganisme est la forme la plus aboutie,
non de l’individualisme, mais du personnalisme ?
Je n’ai pas stricto sensu rejeté des manifestations de paganisme en raison de leur caractère clanique, dont certaines sont émouvantes et crédibles – je pense à divers groupes helléniques, baltes ou italiens. Ce n’est tout simplement pas ma tasse de thé et j’ai peu de goût pour ce qui pourrait dériver en mascarade.
Etre une personne différenciée (et non un individu récriminant avec aigreur pour ses droits), si possible debout et structurée autour d’une colonne vertébrale, au temps de l’individualisme grégaire, me paraît le défi à relever pour tout homme libre. Par essence, les engouements de masse, les affoulements et les comportements de meute m’inspirent de la méfiance. J’ai les curées, surtout si elles se veulent vertueuses, en horreur. Les tribus m’ennuient… même si les liens communautaires des clans et de la famille au sens large apparaissent comme des protections pour la personne face au Léviathan moderne et contre les aléas du rapide destin. L’étude du courant personnaliste me paraît, comme vous le suggérez, une piste intéressante.
Vous dont le paganisme semble fondé sur un parcours individuel, allant de découvertes en révélation, de rencontres en partages, quelle est votre point de vue sur l’initiation ? La plus parfaite n’est-elle pas celle où, comme vous, l’on se choisit ses maîtres ? Vous considérez-vous comme un auto-initié ?
Les Mystères d’Eleusis ou de Mithra ont disparu et leurs secrets, diabolisés par l’Eglise, ont été perdus : ne subsistent que quelques formules, quelques bas-reliefs que les savants tentent d’interpréter. Comme vous l’observez, l’initiation pour moi est personnelle, fruit d’un cheminement relativement (pas totalement) solitaire, celui d’un contemplatif. Par nature, je ne suis pas à l’aise dans les groupes où l’on vous apprend à penser droit et où les ambitions puériles, les conflits de personnes accaparent l’attention et vous distraient de l’essentiel. Je n’ai donc pas accepté les propositions d’appartenir à l’une ou l’autre société à prétentions initiatiques, dont les « incarnations », parfois sympathiques, ne me convainquaient pas outre-mesure. J’y vois une sorte de théâtre, un réseau social ou professionnel, bien plus que l’occasion d’atteindre un niveau supérieur de conscience.
J’ai bien rencontré, en Inde, deux ou trois figures impressionnantes, mais qui s’inscrivaient dans une filiation
plurimillénaire dans le cadre de leur caste. J’ai pu en effet m’entretenir assez longuement avec les équivalents locaux de nos druides de jadis, qui m’ont, de manière quasi paternelle,
encouragé dans ma quête sans jamais vouloir me convertir. De certaines soirées passées sur le toit d’un temple à Bénarès, je garde un souvenir lumineux.
Votre géographie mentale est, comme vous venez de le dire, tournée vers l’Inde et plus encore la Grèce antique - Apollon. Vous parlez moins des hérésies, et je pense en particulier à la gnose. Comment vous positionnez-vous par rapport à cette forme de pensée tout à fait originale ?
Mon livre débute en effet pas une invocation à Apollon Archer. Ma formation de philologue classique m’a, d’une certaine manière, rendu allergique à l’occultisme comme à toute forme de confusion. En effet, j’ai été dressé à accéder aux textes originaux dans leur langue originelle, à en effectuer une lecture la plus rigoureuse possible pour les comprendre avant de les interpréter. Il y a là un devoir fondamental de probité et de clarté qui m’a été inculqué dès mon adolescence : reditus ad fontes.
Les gnostiques, avec leur dualisme foncier, posture qui m’est
étrangère, n’ont jamais suscité chez moi qu’un intérêt strictement documentaire. Idem pour les hérésies chrétiennes, le catharisme par exemple, qui me fait horreur. Les figures d’Apollon et de Dionysos, la tradition gréco-latine dans sa limpide pureté me paraissent suffisamment riches et complexes ; une vie ne suffit pas à les maîtriser. Je n’ai donc pas le temps à perdre dans les souterrains de la sous-culture, fût-elle ancienne.
Quant à l’Inde, où j’ai eu la chance naguère de me rendre à trois reprises pour y dialoguer avec des brahmanes, elle m’intéresse en tant que conservatoire de valeurs et de rites remontant à notre préhistoire commune. Les trop peu nombreux cours de sanskrit suivis à l’ULB m’ont appris primo une forme de rigueur dans l’analyse, secundo l’importance des origines indo-européennes, jusque dans le vocabulaire.
Vous citez l’Allemand Ernst Jünger comme l’un des plus grands esprits du XX e siècle. Son personnage de l’Anarque dans le roman Eumeswill n’est-il pas la parfaite figuration du païen idéal des temps modernes ?
Je parle longuement d’Ernst Jünger dans Les Nobles Voyageurs, mon journal de lecture. J’ai eu la chance de correspondre avec lui à la fin de sa longue vie et même d’être cité dans Soixante-dix s'efface V, l’ultime volume de son journal.
Voici ce qu’il disait … à l’âge de cent ans : « Parfois, je pense que les Dieux aussi feront un jour leur retour, en se manifestant sous d’autres formes. Pour moi, dans la nature, le cosmos, il y a une dimension divine, sacrée. » Le même se range d’ailleurs parmi les partisans du retour à une expérience cyclique du temps : « La puissance du cosmos reste identique, il n’y a ni progression ou régression, ni
accélération ou décélération qui puissent la modifier. Ce qui
change, ce sont les figures... » Qui dit mieux en termes d’apollinienne clarté ? « Sans Dieux, pas de culture » confiait-il encore peu avant de mourir, alors qu’il méditait avec lucidité sur le retrait provisoire d'Apollon (« le poème s'affaiblit », remarquait-il) et son corollaire, le triomphe des Titans, c'est-à-dire, devant nous, cent ans de péril. Nous y sommes, dans le règne des Titans ! Comment ne pas partager ses inquiétudes sur le tournant totalitaire et brutal de notre époque ?
Vous traitez d’énormément de choses de l’esprit, d’auteurs et de livres, de textes et de citations, mais puis-je vous demander s’il existe une vision du corps, partant une diététique païenne, et si, dans la vie quotidienne, vous vous l’appliquez ?
Vous qui, cher Frédéric, êtes un ascète dans la plus pure tradition liégeoise, qui se nourrit de fèves bio des bords de Meuse et de thé vert, vous connaissez, y compris dans sa version wallonne, l’adage romain Mens sana in corpore sano, que nous devons à Juvénal. Etre philosophe, pour les Anciens, c’est aussi adopter un genre de vie. Les méthodes concentrationnaires de l’industrie agro-alimentaire, la pollution de notre biotope jusqu’au fond des océans, souillés par l’omniprésent plastique, jusqu’aux nappes phréatiques où se retrouvent des résidus chimiques et ce partout sur notre planète, ne peuvent que bouleverser l’homme conscient, et a fortiori le païen, c’est-à-dire quelqu’un qui tente de vivre en harmonie avec le cosmos – lequel commence dans notre cuisine.
Etre païen ne se limite pas à une forme de paillardise qui serait une saine réaction contre pisse-vinaigre et faux dévôts.
Tout ce qui nuit à la santé, les addictions et les drogues, la nourriture ultra-transformée, les produits de mauvaise qualité, les vins soufrés et bourrés de pesticides, sont aux antipodes du mode de vie païen. Engloutir une pizza surgelée est, comme le port d’un jogging informe ou d’une casquette de la police new-yorkaise, le premier pas vers la géhenne. En revanche, relire une Ode d’Horace en partageant un flacon pansu de vin naturel avec les amis relève de la plus ancienne civilisation.
Veuillez pardonner la brutalité de ma dernière question mais le but ultime du paganisme, par son inscription dans un vitalisme, son refus de la notion d’arrière-monde, son intransigeante discipline et sa quête de sagesse, n’est-il
pas avant tout de se préparer à affronter la mort, pour lui voler sa victoire ?
Pour moi, être païen est en effet, malgré le bonum vinum du cher Horace, une forme d’ascèse : il s’agit, comme vous le dites, de parvenir à une forme de purification, non dans le sens d’un consolatrices, par essence des impostures. La mienne, de posture, est, je l’espère, éminemment tragique, aux antipodes de toute forme de ce que Montherlant appelait la morale de midinettes, aujourd’hui omniprésente comme les plastiques. Je ne puis croire un seul instant au salut, ni à tout ce qui nie la dimension tragique de l’existence. La lecture naguère de La Philosophie tragique, le chef-d’œuvre de Clément Rosset, un vrai Grec, m’a marqué à jamais. Le seul authentique blasphème, comme le dit Rosset, c’est l’oubli du tragique et l’acceptation de la consolation sous la forme de fables : espérance, rétribution post-mortem, salut sont pour moi des mots vides de sens. Des fables pour enfants terrifiés par la nuit obscure. Pour un vrai Grec, qui accepte l’irrémédiable, le destin est justifié autant qu’immérité. Non point l’illusoire bonheur, mais la joie. Refus de tout pathos,
reconnaissance de l’universelle dureté : en ce sens, le récit, par Platon, de la mort de Socrate, qui boit la ciguë en devisant avec ses disciples, me touche autrement que celui de la Crucifixion du Fils (et son retour sur terre avant l’envol final). Je préfère donc les Dieux qui nous sauvent de la morale à Celui qui prétend nous « libérer » du destin, l’unique veritas sempiterna, pour citer Cicéron.
Christopher Gérard
Bruxelles, Calendes de juin MMXXV
Propos recueillis par Frédéric Saenen pour la Revue générale.

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10 juillet 2025
Sur La Source pérenne

À l’origine du titre, une expérience, une image aussi – la source vive qui coule, en plein cœur de Rome, sous la basilique San Clemente al Laterano, à côté du mithræum souterrain. Tout un symbole : une basilique paléo-chrétienne appartenant à des Dominicains irlandais, où subsiste, enfoui, le temple païen.
*
Pour faire bref, le païen est l’héritier conscient d’une culture plurimillénaire, celle de l’Europe en ce qui nous concerne, qu’il entend maintenir, enrichir et transmettre. Sa quête d’harmonie et de sagesse le pousse à redécouvrir les mythes qui irriguent notre imaginaire et qui, par la voie de l’allégorie et du symbole, permettent une connaissance réelle qui libère celui qui l’acquiert et, surtout, le rend heureux.
Cette posture requiert d’entendre « l’appel du réel » (Marcel Conche) sans jamais faire dépendre sa sagesse d’une foi ou d’un dogme figé. Il s’agit bien de rechercher la vérité (et non la fausse consolation que propose l’espérance) et de penser (et non de croire).
Acceptant les dieux d’autrui sans jamais les nier, le païen reste conscient que l’univers est une multitude de jardins peuplés de dieux éternels, omniprésents et indifférents à notre sort.
Le païen reconnaît le divin à travers sa manifestation dans le monde visible ; il voit l'univers comme multiple, éternel, soumis à des cycles, ainsi que l’exprime de façon lumineuse Héraclite d’Éphèse dans le fragment 30 : « Ce monde-ci, le même pour tous, nul des Dieux ni des hommes ne l’a fait. Mais il est toujours là, est et sera. Feu éternel s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure. »
Platon, dans le Gorgias, précise : « Les doctes affirment que le ciel et la terre, les Dieux et les hommes sont liés ensemble par l’amitié, le respect de l’ordre, la modération, la justice, et pour cette raison ils appellent le monde le tout des choses, et non désordre et dérèglement ». Vingt-cinq siècle plus tard, l’un de ses successeurs, Heidegger dira : « La terre et le ciel, les divins et les mortels forment un tout ».
Dans cet univers, qui n'est jamais regardé comme vide de forces (encore moins comme absurde), où tout est forces et puissances régies par un ordre inviolable, le païen cherche à s'insérer ; il essaie de comprendre ce monde dans sa double dimension visible et invisible. Comme le dit Cicéron dans le De Divinatione : « Tout est plein de l’esprit divin et de sens éternel, en conséquence les âmes des hommes sont mues par leur communauté d’essence avec les âmes des Dieux ».
Vivant dans un rapport de coappartenance avec le cosmos, terme grec qui signifie à l’origine ordre, dont il n'est jamais le centre, le païen a pour seul livre la nature, puisque sa religion est celle de la vérité. Son livre est la nature. Son éthique est par définition tragique, faite d'acceptation du destin. Cette dimension tragique est centrale dans la vision païenne, libérée de tout moralisme aliénant, source de malaise et de conflits sans fin.
S'il a la tête dans les étoiles, il garde les pieds enfoncés dans la terre qui est la sienne, sans jamais perdre le contact avec ces deux dimensions. Il est fils de la terre noire et du ciel étoilé.
*
Se réapproprier cette source pérenne de l’esprit européen, permet de redéfinir notre identité en la fondant sur son socle le plus archaïque, sans pour autant sombrer dans une régression de type tribal. Se libérer des dogmes dualistes, qu’ils soient ceux des monothéistes avec leurs réponses toutes faites, ou, surpuissants aujourd’hui et déclinés sur tous les tons, ceux des titans de la technostructure, permet d’échapper à l’étouffoir spirituel qui nous est imposé, tel un gigantesque tour d’écrou.
Il s’agit bien, et c’est en cela que réside la libération païenne, de redonner à nos existences atrophiée une dimension symbolique, de revivifier des valeurs aristocratiques, de dépasser les conflits sordides – bref, de transcender une bassesse érigée en modèle par le système techno-marchand. En ce sens, le païen cohérent est tout le contraire d’un idolâtre : le Veau d’Or ne lui inspire que mépris.
Etre païen consiste aussi à reconnaître l’inanité des modes de pensée linéaires pour leur préférer les mythes et les cycles, dont la jeunesse est éternelle.

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