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07 octobre 2014

L'Abondance et le rêve

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Sous ce titre révélateur, L’Abondance et le rêve, Christian Dedet publie la suite de son Journal des années 60, qui avait débuté par Sacrée jeunesse. Nous y suivions les premiers pas de ce jeune Occitan, futur médecin passionné de littérature, à Montpellier, où il collabora à la revue La Licorne, à Paris, où il publia au Seuil son premier roman, Le plus grand des taureaux, tout en fréquentant Montherlant, Dominique de Roux, Jean-René Huguenin et Michel Déon. Nous l’accompagnions même à Meudon, quand, pris d’un pressentiment, Christian Dedet rendit visite à Céline quelques jours à peine avant sa mort (« le regard peureux », « le ricanement de faune débusqué »).

Entre deux stages de médecine, entre deux bonnes fortunes ou deux récitals de piano (pages lumineuses sur le génial Lipatti), Christian Dedet dressait le portrait d’un fils de famille choyé, d’un rebelle bien élevé - le feu cathare en complet gris.

Aujourd’hui, il nous livre la suite, attendue, de ces mémoires d’un veinard. Le jeune toubib découvre les joies du service militaire, à Perpignan au 11ème Choc, en lisant Drieu et Montherlant. Bien que publié dans une maison classée à gauche, le romancier semble davantage trouver son miel au sein de la droite « buissonnière » – pour citer le regretté Pol Vandromme, l’un des premiers critiques à avoir fait amitié avec lui, et avec quelle générosité, comme en témoignent ces lignes : « Nous ne sommes pas beaucoup à penser ce que nous pensons, à sentir ce que nous sentons ; il faudrait que notre amitié s’affirmât davantage. Nous avons besoin de nous sentir entourés dans un monde où la bêtise et la bassesse me désespèrent un peu plus chaque jour. »

Notre Languedocien se sent plus proche d’impertinents tels que Dominique de Roux, Gabriel Matzneff ou Jacques d’Arribehaude que des bonzes de Tel Quel, ces « théoriciens du vide », dont il repère tout de suite les tendances inquisitoriales. Nourri de Rabelais comme de Sénèque, Dedet se révèle moraliste au détour de plus d’une page de ce précieux Journal : « ne pas vouloir disparaître avec ce qui disparaît ; ni se sentir trop coupable en acceptant ce qui naît ». En quelques mots, un type d’homme se trouve dépeint. Un moraliste proche des Romains, un peu sec donc, mais avec cette touche de sybaritisme  méditerranéen. Un égotiste élégant, en même temps profond, car lucide et adepte de la posture tragique : point de refuge en Dieu chez lui, mais une sorte de paganisme romantique et hautain.

Pour un cadet, la lecture de ce Journal a parfois un arrière-goût amer : les lettres d’éditeurs, l’attention des critiques, les visites aux confrères, les voyages qui dépaysent, l’infinité des possibles, bref : l’abondance et le rêve, aujourd’hui révolus…

Parmi les portraits d’écrivains, je retiendrai ceux de Roland Cailleux, le dandy dépressif ; de Jean-René Huguenin, son « air invincible  et meurtri » ; et Delteil, et encore Vandromme, le généreux Vandromme, qui lui écrit cette phrase essentielle, d’une telle justesse : « Les livres que nous écrivons doivent nous être donnés de surcroît – en récompense de la fantaisie de notre paresse et de notre humeur vagabonde. »

Outre l’amusante faune des villes thermales (où officie cinq mois par an le bon docteur Dedet), le Journal présente aussi quelques belles jeunes femmes, jusqu’à la rencontre qui change une vie, celle d’une artiste catalane que Christian Dedet n’a plus quittée.

 

Christopher Gérard

 

Christian Dedet, L’Abondance et le rêve. Journal 1963-1966, Les Editions de Paris, 408 pages, 18€.

 

Voir aussi, sur Christian Dedet

 

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06 octobre 2014

Une Maison à Passy

 

Paru dans Service littéraire, mensuel exclusivement rédigé par des écrivains.Zaitsev.jpg

Écrit par Archaïon dans Sainte Russie | Lien permanent | Tags : littérature, émigration russe |  Facebook | |  Imprimer |

24 septembre 2014

Murr l’exilé

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Magnifique travail que celui des Syrtes, qui publient l’intégralité du Journal de Gueorgui Efron (1925-1944). Plus de sept cents pages, dont un tiers rédigées directement en français, par ce jeune émigré qui décrit par le menu sa vie chaotique en URSS au moment où celle-ci bascule dans la guerre totale. Surnommé Murr, comme dans le conte d’Hoffmann, par sa mère, la poétesse Marina Tsvetaeva, Gueorgui incarne à sa manière la victime quasi archétypale des Grandes Conflagrations du siècle vingtième : né en exil d’un père fusillé et d’une mère suicidée (sa sœur fut déportée) et mort au combat sous l’uniforme de l’Armée rouge.

Son père, Sergueï Efron vit sa carrière brisée net par la Grande Guerre et la Révolution, servit comme officier blanc avant de s’exiler en France, où il fréquenta les milieux littéraires de l’émigration ainsi que le mouvement eurasiste. Probablement retourné par le NKVD à la fin des années 30, il dut quitter la France pour l’URSS, où il fut immédiatement interné avant d’être fusillé en 1941. Sa mère, la grande poétesse russe, retourna elle aussi en URSS avec son jeune fils, parfaitement bilingue en raison de ses études à Paris, avant de se pendre par désespoir peu après l’invasion allemande de la Russie.

Le Journal, qui couvre les années 39 à 43 (et dont une partie fut saisie à l’époque), retrace de manière glaçante la vie errante de la mère et du fils, suspects aux yeux de tous (le père arrêté, la sœur déportée), ballottés d’un coin à l’autre comme les pestiférés qu’ils sont, soumis à l’arbitraire de la bureaucratie stalinienne. Comme le jeune Murr a été élevé en France, il n’a été conditionné ni par les slogans communistes ni par l’atmosphère de terreur absolue qui règne en Russie depuis Lénine. Son Journal témoigne ainsi d’une ahurissante liberté de ton et de pensée – pour un Soviétique de l’ère totalitaire. Nulle autocensure chez Murr, mais un témoignage direct, brut, d’un jeune homme seul, surtout après le suicide de sa mère. Appartements communautaires et bureaux de police, puants réfectoires et trains crasseux, quelques figures aimantes aussi, tout un pays surgit grâce au regard d’une ingénue lucidité de Murr, qui, peu à peu, comprend que ses jours sont comptés. Et pourtant, Murr lit, les Russes bien sûr, mais aussi Valéry et Montherlant, qu’il place très haut, comme Aragon. Fou de musique, il écoute à la radio Richter dirigé par Prokofiev. Comme il capte le poste France libre, il suit pas à pas les opérations à l’Ouest avant de décortiquer les discours du maréchal Staline sur Radio-Moscou. Et toujours, l’absence de domicile, les formulaires, la solitude et, obsédante, la faim : « Que de malheurs autour de soi, Dieu de Dieu, et comme tout est ennuyeux et dégoûtant. Seuls les livres me soutiennent. Putain de Soviétie ! » Une voix lancinante, ressuscitée du Royaume des Ombres. Le destin d’un jeune Russe, si proche, si fraternel.

 

Christopher Gérard

 

Gueorgui Efron, Journal (1939-1943), Editions des Syrtes, 27€

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17 septembre 2014

Général Wrangel

 

 

 

 

 

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Spécialiste de l’histoire russe, N. Ross a notamment publié un essai sur Nicolas II (La Mort du dernier tsar, la fin du mystère, L’Age d’Homme). Il nous livre aujourd’hui un essai d’une grande clarté, illustré de photos inédites, sur l’état russe de Crimée, dirigé par le général Piotr Nikolaievitch Wrangel (1878-1928), dernier commandant en chef des Armées blanches et chef spirituel de l’émigration russe jusqu’à sa mort à Bruxelles, sans doute à la suite de l’inoculation par un agent soviétique du bacille de Koch. Issu d’une lignée germano-balte, le baron Wrangel, glorieux officier de la Garde, lutta dès le début contre les Rouges et, à partir du moment où il remplaça, en 1920, le général Dénikine à la tête de la résistance antibolchévique, fit preuve d’un sens de l’organisation et de visions politiques d’une rare ampleur, puisqu’il comptait reconstruire la Russie par le bas. Pragmatique, Wrangel tenta de développer un projet global pour une Russie libérée, notamment par le biais de réformes agraires et institutionnelles. L’état russe de Crimée (ou gouvernement de Tauride), qui fut de facto reconnu par la France, donne une idée d’un autre destin pour l’empire : presse libre, refus de l’antisémitisme, liberté religieuse… L’essai de N. Ross retrace tous les aspects de l’action du général Wrangel : opérations militaires, affaires économiques, réflexion spirituelle et politique (à laquelle prirent part B. Souvarine, S. Boulgakov et G. Vernadsky - futur théoricien de l’eurasisme). Wrangel parvint enfin à assurer l’exode de près de 150.000 réfugiés, civils et militaires, qui échappèrent ainsi au massacre.

 

Christopher Gérard

 

 

 

Nicolas Ross, La Crimée blanche du général Wrangel, Editions des Syrtes, 224 pages, 15€

 

 

 

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Sainte Russie

 

Pour célébrer le 90ème anniversaire de la révolution russe, les éditions du Rocher proposent une réédition augmentée de Les Blancs et les Rouges. Histoire de la guerre civile russe (1917-1921), passionnant essai que Dominique Venner, directeur de la Nouvelle Revue d’Histoire, a naguère consacré à un cataclysme qui engendra le plus terrifiant régime des temps modernes. D’une précision militaire, son récit de l’atroce guerre civile, des mutineries de 1917 aux ultimes révoltes populaires au bolchevisme, permet de comprendre à quel point « un soulèvement de millions de croquants hérissés de baïonnettes, conduits par une petite meute de fanatiques binoclards » fut la matrice d’un siècle de fer. Car la terreur instaurée par Lénine et Staline frappa durablement les esprits de l’époque par sa brutalité même et fut, plus tard, l’une des causes de l’avènement des dictatures mussolinienne et hitlérienne. Outre ce regard dans une perspective large, l’originalité de l’ouvrage réside dans l’étude comparée des Rouges et des Blancs : portraits et récits de campagnes alternent, illustrés par de nombreux témoignages à chaud longtemps occultés par une historiographie marxisante. De même, les insuffisances et les points forts de chaque camp sont analysés avec finesse : les Blancs comptèrent de valeureux chefs (Dénikine, Koltchak, sans oublier Wrangel, mort en exil à Bruxelles); quant aux Rouges, ils ne furent pas partout vainqueurs (Pologne, Finlande, Etats baltes). Bien des dogmes sont ainsi pulvérisés, notamment celui de « l’humanisme » de Lénine, qui ordonne sans hésiter des massacres d’une effroyable ampleur, ou celui du sens de l’histoire : en 1919 encore, les jeux n’étaient pas faits.

 

Après la prise du pouvoir par les bolcheviques, deux millions de Russes fuirent une Russie martyrisée. Dix mille d'entre eux trouvèrent refuge dans notre pays. C'est leur histoire, celle de l'émigration russe en Belgique durant l'Interbellum, qu'un jeune chercheur de l’Université de Louvain et du FNRS, W. Coudenys, a étudiée avec une minutie exemplaire (Leven voor de Tsaar. Russische ballingen, samenzweerders en collaborateurs in België,Davidsfonds). Tous ces exilés n'étaient pas nobles comme le général baron Wrangel, dernier chef des Armées blanches, mort (empoisonné?) à Uccle en 1928, mais nombre d 'officiers purent survivre grâce à l'aide de la Belgique, qui participa à l'intervention alliée contre les Rouges (voir les témoignages de l’écrivain belge Marcel Thiry). Le Roi Albert n'avait-il pas caché à l'époque son hostilité aux Soviets? W. Coudenys a dépouillé une masse impressionnante d'archives inédites - journaux de l'émigration, dossiers de la Sûreté, etc. - et nous offre ainsi un tableau très vivant de cette Russie de l'exil, tiraillée entre la fidélité et l'adaptation à un monde en crise. L'aspect culturel n'est pas négligé: cercles littéraires et groupes musicaux, sans oublier ce singulier courant eurasiste qui tint son premier congrès international à Bruxelles. Le rôle de l'épiscopat belge, comme celui de l'Université de Louvain, qui forma de nombreux cadres d'origine russe, bref, toute la vie d'un milieu caractérisé par une grande dignité, est retracée avec une précision d'entomologiste. L'émigration blanche étant un rarissime exemple d'armée en exil (pendant vingt ans), le chercheur s'est également penché sur les nombreuses associations militaires, surveillées et infiltrées avec une rare maestria par les services soviétiques. Voilà donc un éclairage fort utile sur l'histoire belge de l'entre-deux-guerres et de l'occupation, car une poignée de Blancs reprit le combat sous l'uniforme feldgrau, avec les déconvenues que l'on devine. Sur l’émigration russe, il faut remarquer que le dernier film d'E. Rohmer, Triple agent  (lire aussi Eric Rohmer, Triple agent, Petite bibliothèque des cahiers du cinéma), un chef-d'œuvre d'intimisme, narre l'histoire d'une trahison dans le Paris des Russes blancs, celle du colonel Skobline. Enfin, sur les associations militaires, lire, de Paul Robinson, The White Russian Army in Exile 1920-1941(Oxford University Press).

 

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Personnage clef du monde littéraire pétersbourgeois et figure éminente avec son mari l’écrivain Dimitri Merejkovski du symbolisme russe, Zinaïda Hippius (1869-1945) assista à la chute du tsarisme et à l’avènement du bolchevisme, après l’intermède Kerenski. Son  journal des années 1914-1920 (Journal sous la Terreur, Collection Anatolia, éditions du Rocher), en grande partie occulté par le régime soviétique durant 70 ans, paraît enfin, livrant un témoignage accablant sur l’asservissement de la Russie à une clique d’idéologues barbares. Aux insuffisances des élites traditionnelles, à l’aveuglement des intellectuels répondent la brutalité sans complexe des Rouges qui, en quelques jours, s’emparent du pouvoir à la pointe des baïonnettes. Les étapes de ce processus infernal sont décrites au jour le jour avec une effrayante lucidité : qu’elle évoque le musellement de la presse, les arrestations (« Chaque jour, on fusille quelqu’un dans chaque soviet d’arrondissement ») et les viols, l’esclavage déguisé et le marché noir, les rafles de « bourgeois » et la délation généralisée, les pillages et les soûleries, les retournements de veste ou les fuites sans gloire, Hippius se hausse au niveau des grands historiens romains. Nous assistons éberlués à la fin d’un monde certes imparfait mais civilisé, et à la naissance d’une tyrannie : « tout le monde meurt (sauf les commissaires, leurs valets et les bandits). Plus ou moins vite. »

 

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Spécialiste des courants nationalistes russes, Marlène Laruelle s’était fait remarquer par une brillante thèse sur l’eurasisme (L’idéologie eurasiste russe ou comment penser l’Empire, L’Harmattan, 1999). Elle s’attaque dans Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du XIXème siècle, (CNRS éditions), au mythe aryen dans l’aire culturelle russe. Définissant ce mythe comme « une recherche romantique des origines » ou comme « mode de lecture du monde », M. Laruelle montre que, au contraire de l’allemand, l’aryanisme russe fut toujours étranger au racialisme. Il convient donc de distinguer l’aryanisme, fils du romantisme européen, du racialisme, fruit monstrueux du scientisme. Le premier n’est nullement prédestiné à devenir ce qu’il fut de 1933 à 1945. De même, la diabolisation des courants romantiques, présentés comme menant fatalement au nazisme, devient intenable, puisque la quête identitaire russe, ignorant l’antisémitisme et en fait tout racisme, cette quête impériale plutôt que nationale, fascinée par l’Asie blanche tout en affirmant une européanité plus complète, se distingue radicalement de l’allemande. Laruelle montre avec brio que l’aryophilie russe fut pensée comme une réconciliation de l’occidentalisme et du slavophilisme. La Russie comme autre Europe. Sa thèse étudie également l’instrumentalisation du mythe aryen par la politique tsariste  en Asie centrale : à l’époque du Grand Jeu (Kipling), les Slaves considéraient leur expansion dans ces régions stratégiques comme le « juste retour » des Aryens dans leur patrie originelle. Une thèse passionnante sur un sujet sensible, traité avec autant de tact que de probité.

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11 septembre 2014

Sur un bel essai de Bruno Lafourcade

essai,suicide

 

Mors voluntaria

 

Dans une de ses lettres, le peintre Pierre-Yves Trémois me citait ce que son ami Montherlant lui écrivait en septembre 1963 : « Il serait question de faire de la tentative de suicide un délit pénal. Comme si ce n’était pas une question entre soi et soi. Je vous écris cela en songeant à nos Romains, qui n’ont jamais été si grands que lorsqu’ils décidaient de faire cesser leur vie. »

Le suicide, la mors voluntaria de « nos Romains », est précisément le sujet d’un essai réussi, dû à la plume érudite autant que malicieuse d’un jeune professeur de Lyon. Dans Sur le Suicide, Bruno Lafourcade rappelle, pince-sans-rire, que l’homme est l’unique mammifère capable de mettre fin à ses jours. Son livre récapitule les raisons qui, chez un esprit libre et souverain, peuvent justifier le grand saut. Des plus nobles aux plus niaises (la faim dans le monde, une rupture amoureuse, les dettes aux banquiers, etc.), Lafourcade s’amuse, et nous avec lui, à décrire les mobiles de ce geste égoïste et solitaire. Au nombre de ces mobiles, dans le désordre, le bruit totalitaire, le déclin de la langue française, la vieillesse qui vient dans un monde brutal et infantilisé, les moutards et la famille, la maladie… Remarquons que la plupart de ces calamités justifieraient également le meurtre : le vacarme démoniaque d’un smartfaune ne suscite-t-il pas de légitimes envies de Mac modèle 1950, fût-il dépourvu de silencieux ? Le jeune philosophe O. Weininger, l’auteur de Sexe et caractère, se tua en expliquant que, de la sorte, il évitait un carnage. Avait-il raison ?

Vif et spirituel, d’une réjouissante incorrection face à l’imposture égalitaire, sans concession aucune pour la culture de l’aplatissement et de la haine de soi, Lafourcade conseille aux futurs suicidés de justifier leur geste par écrit afin d’éviter les récupérations familiales (« il nettoyait son Mac et puis, eh bien, le coup est parti ; oui, oui »), les interprétations plus ou moins intéressées, voire édifiantes (du genre : « Montherlant est mort chrétien ») et, tout simplement, le doute (Grossouvre, dans son bureau de l’Elysée – douteux, très douteux, surtout dans l’entourage mortifère de certain Président).

Les modèles de suicide sont abordés, de même que les derniers mots (celui, bouleversant, du cher Drieu : « laissez-moi dormir, cette fois » ; le ministre Salengro, qui s’excuse du dérangement). Une typologie des suicidés est aussi proposée : si les savants et les sportifs se tuent peu, en revanche, les soldats et les écrivains… Une pensée pour le colonel Jambon, 86 ans, ancien chef de maquis H’mong, qui se tue devant le monument aux morts de ses camarades indochinois pour protester contre l’abandon de ces braves. Une autre pour l’historien Dominique Venner, exemple de suicide conçu comme un acte de guerre. Lafourcade aurait pu citer Jacques Laurent, qui annonce la couleur dans son livre testamentaire, Ja ou la fin de tout.

La liste des penseurs est longue, depuis Empédocle qui se jette dans l’Etna, Sénèque qui se tue sur ordre du prince, Caraco qui s’ouvre la gorge comme promis après le décès de son père. Drieu bien sûr, et Montherlant – un exemple de virile détermination : le pistolet, le poison, l’heure précise (16 h), le jour de l’équinoxe d’automne.

Avant l’abécédaire des suicidés, instructif (mais incomplet, bien sûr : le dramaturge flamand Hugo Claus), Lafourcade passe en revue les apologies de la mors voluntaria, des Stoïciens, nos maîtres, qui soutiennent qu’il convient pour le sage de vivere quantum debet, non quantum potest aux docteurs de l’Eglise, hostiles au principe même du choix de mourir, l’homme chrétien n’étant que l’intendant d’une vie qui n’appartient qu’au seul Dieu jaloux. Si, pour les Païens, le suicide ne rabaisse jamais celui qui le commet pour éviter des calamités et partir en beauté, chez les disciples de Chrestos, le dolorisme semble l’emporter… quoique certains l’admettent du bout des lèvres. Une belle synthèse, qui vient compléter le superbe essai sur le suicide chez les Romains que composa naguère Gabriel Matzneff.

 

Christopher Gérard

 

Bruno Lafourcade, Sur le Suicide, F. Bourin, 224 p., 16€

On relira pour l’occasion Le Défi, de Gabriel Matzneff.

 

Sur mon ami Lafourcade, lire aussi

 

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