Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

22 avril 2014

Dernières nouvelles du jazz

abou.jpg

 

Auteur de deux essais sur le jazz, collaborateur de Jazz Magazine et des Cahiers du Jazz, Jacques Aboucaya incarne ce genre de spécialiste incollable qui, au bout de sept secondes, reconnaît tel concert donné en 1902 à la Nouvelle Orléans, tel jam session bruxelloise des années 40. Evoquer devant lui Art Pepper ou même Marcus Lowdeloo le plonge en transe, une transe que seul un triple bourbon hors d’âge parvient à calmer. Un dur et pur, un fondu du microsillon, empli d’un total mépris pour les CD (« ce signe qui sonne comme un ordre de capitulation »). Last but not least, Jacques Aboucaya est un écrivain de race : ce lettré, critique littéraire exigeant (dans Service littéraire par exemple), ce biographe exemplaire de Paraz, écrit, dans un français limpide, des nouvelles qui se dévorent séance tenante. Moi qui ai peu de goût pour le jazz (mis à part Swing 42 dans l’enregistrement inédit du Palazzo Concordia du 1er avril 1944), je n’avais pu, à l’époque (en 2006), lâcher son recueil de nouvelles avant d’en avoir dégusté la dernière page. Aujourd’hui que L’Age d’Homme a l’excellente idée de rééditer ce recueil enrichi de trois inédits, je réitère mon verdict : ciselées avec un respect infini du lecteur, ponctuées avec une rare maestria (« le bon tempo » dixit F. Cérésa),  ces quinze nouvelles révèlent un auteur d’une clarté solaire. Loufoques (le désopilant Rabbit, ce mainate devenu critique de jazz ; ces extraterrestres fanatiques de Bud Powell) ou poignantes (la jeune vierge sacrifiée sur l’autel du saxophone), ces Dernières nouvelles du jazz sont bien d’un styliste de haut parage.

 

 

Christopher Gérard

 

Jacques Aboucaya, Dernières nouvelles du jazz, L’Age d’Homme, 15€.

 

Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent | Tags : littérature, jazz |  Facebook | |  Imprimer |

17 mars 2014

Bernard Rio, explorateur de l'imaginaire breton

Eros & Thanatos bretons

 

3197807423.png

 

Infatigable randonneur autant que chercheur exigeant, Bernard Rio publie deux albums richement illustrés de photographies personnelles - l’homme est aussi chasseur d’images émérite - sur la double polarité Eros et Thanatos chez les Bretons. Dans Voyage dans l’Au-delà. Les Bretons et la mort, préfacé par le mythologue Claude Lecouteux, il reprend la célèbre enquête d’A. Le Braz sur l’Ankou, conducteur des morts, et sa place toujours prégnante dans l’imaginaire breton. Avec ses danses macabres, ses apparitions et ses autels campagnards, ses dévotions et ses croyances aux âmes errantes, la légende de la mort demeure en effet très actuelle en Bretagne : bien plus, elle suscite encore de nouvelles variantes, adaptées à la modernité, ce en quoi elle démontre que les Celtes gardent une singulière proximité avec l’Autre monde. Le paganisme celtique, où les défunts ne « disparaissent » pas mais cohabitent, subsiste sous les oripeaux chrétiens, quoique affaibli par le matérialisme ambiant, autrement plus destructeur que le clergé d’antan. Avec Le Cul bénit. Amour sacré et passions profanes, préfacé, s’il vous plaît, par le plus grand sociologue français, j’ai cité Michel Maffesoli, Bernard Rio nous fait déambuler dans les sanctuaires superficiellement christianisés à la découverte des symboles cachés. Son amour du terroir, servi par une connaissance profonde de la philosophie comme de la mythologie (pour lui c’est tout un), lui permet de rende visible le génie du lieu. Ainsi, les images à première vue licencieuses qu’il recense avec un soin gourmand sont analysées d’un point de vue mythologique, sans jamais sombrer dans je ne sais quelle gaudriole « gauloise ». Sa connaissance de l’œuvre d’Alain Daniélou, et donc son ouverture à la civilisation hindoue, lointaine et en même temps si proche, lui permet de mieux interpréter encore toutes ces manifestations d’une vision du monde plurimillénaire, où le phallus incarne bien plus que le plaisir. Une magnifique leçon d’érudition sauvage et de paganisme.

 

Christopher Gérard

 

Bernard Rio, Voyage dans l’Au-delà. Les Bretons et la mort, Ouest-France, 2186 p., 28€. Et Le Cul bénit. Amour sacré et passions profanes, Coop Breizh, 190 p., 25€.

 

Écrit par Archaïon dans Mythes et Dieux | Lien permanent | Tags : rio, bretagne, mythologie |  Facebook | |  Imprimer |

25 février 2014

Avec Sébastien Lapaque

 

littérature,carte postale,lapaque

 

Théorie de la carte postale

 

 « Est-ce qu’on est sérieux quand on écrit des cartes postales ? » s’interroge Sébastien Lapaque. Question purement rhétorique, car, depuis toujours, ce flâneur impénitent rafle, partout où le mènent ses pérégrinations équinoxiales ou germanopratines, des cartes postales par brassées. Ces cartes, du Brésil et du Musée de Cluny, de Pau* et d’Alger, il les adresse à ses amis pour les étonner, les amuser, atténuer leur peine et, en fait, « maintenir et tisser des liens d’humanité solide et vraie dans le monde de la séparation ». On s’en doutait, avec dom Lapaque, la métaphysique n’est jamais loin : griffonner, sur une table de bistrot où tiédit un Vittel-menthe, quelques mots au bic 4 couleurs, « le stylo des épiciers et des collégiens », constitue un acte de haute magie blanche. Vraiment ? Mais oui, estimé lecteur : il s’agit pour l’adepte de transmuer le temps réel des prothèses électroniques en temps différé – celui des saints et des mystiques. Il s’agit pour l’anarque, le rebelle cher à Jünger (et à Bernanos), de se retirer des polémiques subalternes, qui crétinisent et avilissent, pour redevenir l’un de ces Véridiques en qui Nietzsche voyait les aristocrates de la pensée.  Il s’agit de créer une once de beauté  – les mots, les précieux mots, et l’encre qui les trace – dans un monde à l’envahissante laideur. Au  styliste la carte postale impose une langue ferme, lapidaire – classique. Donc suspecte en ces temps de cotonneuse logorrhée. Mieux, Lapaque prend un soin maniaque, non pas – Dieux merci ! –  à collectionner comme le premier écureuil venu, mais à sauver du naufrage des centaines de cartes plus ou moins anciennes, qu’il déniche chez les bouquinistes et dont il truffe ses livres. Lire ces cartes sépia à voix haute, répéter un message rédigé dans la fièvre du 11 novembre 1918 ou à l'aube du 27 juillet 1962, articuler avec soin le prénom d’une marraine, d’un oncle ou d’un fils aujourd’hui défunts ou perclus de rhumatismes, c’est abolir le temps qui dévore tout, c’est sauver des visages de l’oubli. La carte postale comme prélude à la rêverie, comme rituel orphique.

 

Christopher Gérard

 Sébastien Lapaque, Théorie de la carte postale, Actes Sud, 10 sesterces.

 

 * Lapaque salue aussi les Mânes de P.-J. Toulet, qui s’adressa des centaines de cartes postales pour se raconter des histoires.

 

 *

**


Concernant cet écrivain, voir mon livre  Journal de lecture,

 

littérature,chats

 

 

Et cet entretien:

Qui êtes-vous?

Dans Les Identités remarquables, le héros se rappelle le temps où il aimait «tout ce qu’il peut y avoir de sonore dans une idée» — partant dans une définition de soi. Et son ami Laroque se souvient qu’il épatait les filles en citant Alcméon de Crotone ou Nonnos de Panopolis. À l’orée de son âge d’homme, on aime le bruit, les mots qui claquent, les citations, les références. Comme eux, j’ai dû me sentir tour à tour classique et romantique. Aujourd’hui, je pourrais continuer. Me dire anarchiste chrétien ou catholique baroque. Mais la configuration du monde en tribus par l’économie autonomisée ne me donne pas envie de me bricoler une identité. Je préfère écouter le Paul de l’Epître aux Galates : «Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ.» Et puis, si je savais qui j’étais, je n’écrirais pas de livres.

Quelles ont été pour vous les grandes rencontres?

Né trop tard dans un siècle trop vieux, c’est dans les livres que l’on fait ses rencontres les plus marquantes. J’aimais Balzac, Flaubert, Simenon. Je n’ai pas le souvenir d’avoir reçu l’enseignement décisif d’un professeur, sauf un professeur de physique-chimie (!) qui m’avait donné à lire L'adieu au roi de Pierre Schoendoerffer en classe de seconde. Au lycée Hoche à Versailles, je subissais les cours de vieux marxistes ralliés aux vertus de l’économie de marché et des droits de l’homme. C’était la fin des années 1980, la Bourse, l’argent, l’Empire du Bien, l’impératif catégorique d’Emmanuel Kant, bientôt les bombes incendiaires sur l’Irak… Vous voyez le genre… Pour avoir des bonnes notes, il fallait aimer Brecht et Sartre… Enfant, j’aimais l’aventure : Stevenson, Maurice Leblanc. À quinze ans, je lisais Saint Exupéry et Guy de Larigaudie… J’ai découvert ce qu’était la littérature avec l’œuvre de Bernanos, les essais d’abord, puis les romans. J’avais remarqué La Liberté pour quoi faire ? en librairie, le titre m’avait conquis. À la même époque, j’ai lu Maurras : c’était un bon moyen d’exaspérer les imbéciles. Mais avec Bernanos, j’avais ingurgité l’anticorps avant de prendre le poison. J’ai vite compris que le maurrassisme était un modernisme. Je préférais Pascal, Simone Weil, Jacques Maritain et le François Mauriac des romans et du Bloc Notes… L’humanisme intégral… C’est mon côté catho de gauche… À l’époque, il y avait aussi Orwell… Mes anticorps à la Critique de la raison pratique, c’était la Somme de saint Thomas d’Aquin, que j’ai toujours gardée à portée de main, et l’Ethique à Nicomaque d’Aristote. En 1988, j’avais dix-sept ans lorsque ont paru les Commentaires sur la Société du spectacle de Guy Debord aux éditions Lebovici. J’ai eu la chance d’avoir des amis plus âgés qui m’ont conseillé d’acquérir ce volume à la couverture grise. Quel tremblement… «La construction d’un présent où la mode elle-même, de l’habillement aux chanteurs, s’est immobilisée, qui veut oublier le passé et qui ne donne plus l’impression de croire à un avenir, est obtenue par l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées passionnément comme d’importantes nouvelles ; alors que ne passent que rarement, et par brèves saccades, les nouvelles véritablement importantes, sur ce qui change effectivement. Elles concernent toujours la condamnation que ce monde semble avoir prononcée contre son existence, les étapes de son autodestruction programmée.» Je me souviens qu’un de mes voisins, fils de bonne famille qui étudiait à Sciences-Po, m’avait surpris dans un train de banlieue avec ce livre entre les mains… «Qui t’a dit de lire ça ?» … Il avait raison de me parler comme ça. Qui ? Héritage et transmission, «générations d'esprits fécondants et d'esprits fécondés, qui à leur tour fécondent d'autres esprits ; filiation des maîtres et des disciples» (Larbaud) : c’est là toujours toute la question.


De Narcisse à Clytemnestre, les figures de la mythologie sont très présentes dans votre œuvre. Ce que vous nommez «le plus ancien et le plus caché»…

Pardon de faire le cuistre en citant le Proust de Contre Sainte-Beuve, mais ce n’est pas S.L. qui s’exprime dans les Identités remarquables… «Un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices.»… C’est Laroque qui évoque l’importance de la «ce qui est le plus ancien et le plus caché». Dans les Idées heureuses, mon précédent roman, le héros se faisait appeler Philoctète. Lui aussi savait que l’Antiquité, c’est le trésor enterré au fond du jardin auquel on ne revient pas par hasard, mais parce qu’on connaît son prix. Faire retour à Homère, Thucydide ou Platon, convoquer les figures de la mythologie, mettre en scène leur réelle présence, c’est savoir qu’il y a du toujours dans le temps qui passe. Voué à naître orphelin et à mourir célibataire, l’homme du XXIe siècle n’aime pas entendre ce toujours. La survalorisation de sa singularité lui fait écarter le trésor de l’expérience humaine. Tant pis pour lui.


Votre dernier roman, Les Identités remarquables, peut-il se lire comme un memento mori contemporain, une mise en garde ainsi qu'une illustration de cette philosophie tragique que Clément Rosset, que vous avez peut-être lu, avait synthétisée il y a plus de quarante ans?

Clément Rosset est longtemps resté caché dans un angle mort de ma bibliothèque. C’est mon amie Alice Déon, qui dirige les éditions de la Table Ronde, qui a insisté pour que je le lise. Le sentiment tragique de la vie, je l’avais trouvé auparavant chez Pascal, Kierkegaard, Bernanos. Qui saura à quel point leur cœur a saigné ? Ce que j’aime chez Pascal, c’est le sentiment aigu de l’ambiguïté du monde et du caractère inauthentique de la vie quotidienne. Les identités remarquables essaie de traduire ce sentiment en employant des moyens qui appartiennent au seul roman.

Pour revenir à ma première question, qui êtes-vous, puis-je voir en vous un mélange de reître (comme le sous-lieutenant Laroque, le narrateur de votre roman) et de lettré (comme votre singulier héros - mais s'agit-il d'un héros?)?

C’est étrange que vous parliez du «sous-lieutenant» Laroque, je ne me souviens pas de lui avoir donné ce grade. Dans mon idée, bien qu’agrégé de l’Université et boxeur amateur de bon niveau, Laroque a fini son service militaire avec le grade de caporal-chef, incapable d’être passé sous-officier, et a fortiori officier, à cause de son franc-parler. Laroque, c’est un garçon que je vois bien siffloter «le Déserteur» en passant sous les fenêtres de son colonel avec la Médaille miraculeuse cousue au fond de son béret amarante… Mais bon, si vous dites qu’il est sous-lieutenant, c’est que j’ai dû l’écrire quelque part. Sous-lieutenant, c’était le grade Stendhal au sein du 6e régiment de Dragons, l’ancien La Reine Dragons du siècle de Louis XIV. C’est le régiment dans lequel Bernanos s’est engagé en 1914 et dans lequel il a servi pendant presque toute la Première Guerre mondiale. Il a fini avec le grade de brigadier… Mais revenons-en à nos reîtres et à nos lettrés… Laroque n’est pas mon double, le héros non plus. Le personnage que j’aime le mieux, dans mon roman, c’est Caroline, la petite marchande de jouets : simplicité, tendresse, intelligence.

In vino veritas pourrait être l'une de vos devises. Dionysos semble lui aussi omniprésent dans le roman comme dans ce précieux Petit Lapaque des vins de copains, dont le cru 2009 est enfin disponible chez les cavistes ?

Dionysos, c’est le deux fois né, celui qui vient semer le désordre régénérateur au sein de nos vies trop bien peignées. Dans un roman, comme dans la vie, il faut que la folie joue sa partie. Le vin, c’est une extension du domaine de la lutte. L’important est de proposer un art de vivre complet, une vision du monde cohérente pour faire face à la dévastation capitaliste. J’ai présenté ma collection de vins une première fois en 2006, je récidive : avantage aux vins de vignerons, expressifs et naturels, non trafiqués, peu ou pas soufrés, « à boire entre amis, « entre hommes », probablement en grande quantité, pour discuter rugby » comme l’écrit le critique anglais Paul Strang, qui est un peu l’anti Robert Parker, vous l’aurez compris. Ces vins « nouvelle vague » ont pris l’avantage sur les bêtes de concours bodybuildées. Et je crois savoir qu’on en trouve dans de nombreux endroits en Belgique. En épigraphe de la nouvelle édition du Petit Lapaque des vins de copains, j’ai reproduit une réflexion de Joan Sfar qui résume mon propos. «Il me semble que la pensée occidentale, qu’elle soit religieuse ou philosophique, s’est bâtie autour de deux éléments sacrés : le vin et les étoiles. On boit, on regarde le cosmos et on invente la Bible, la pensée dialectique, la géométrie, l’amour du prochain, le Graal, le roman moderne. On ne peut vivre debout que si l’on est perpétuellement tendu entre la terre et le cosmos. Perdre ces deux liens c’est redevenir des singes. Aujourd’hui, on ne voit plus les étoiles à cause des lumières des villes. Voilà qu’on nous propose de tous boire le même vin. On a le droit de dire NON, parfois ?»


«Ce monde (…) borgne et bête, fragile, méchant, infantile, agité, orgueilleux», «ce siècle en miettes» : me permettrez-vous de vous considérer comme appartenant à la noble cohorte des antimodernes?

J’ai lu les Antimodernes d’Antoine Compagnon. Je ne vais pas vous mentir en prétendant que la place avantageuse que vous me réservez sur la photographie de famille aux côtés de Joseph de Maistre, Charles Baudelaire, Léon Bloy, Charles Péguy, Jean Paulhan et Roland Barthes me déplaît. Mais j’en reviens à votre première question : je ne suis pas en recherche d’une tribu. L’écriture est un exercice solitaire, une responsabilité personnelle. Attendez que je sois mort pour savoir dans quelle case me ranger : six pieds sous terre, tout cela n’aura plus beaucoup d’importance. Ce qui ne veut pas dire que je me crois le seul dans mon genre. J’ai des maîtres, j’ai aussi des contemporains. Parmi les écrivains de ma date, j’éprouve un sentiment de fraternité à l’égard de Jérôme Leroy, Jean-Marc Parisis et François Taillandier. Mais nous n’avons pas la prétention de former une école ou un groupe constitué. Vous me direz que nous n’en avons plus la possibilité… N’importe ! Nous vaincrons parce que nous sommes les plus faibles.

Propos recueillis par Christopher Gérard, entre Amazonie et Brabant, équinoxe de septembre 2009.

Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent | Tags : littérature, carte postale, lapaque |  Facebook | |  Imprimer |

18 février 2014

Pour saluer Alain Bertrand

 

bertrand-alain-262x300.jpg

" Bien que myope, Alain Bertrand voit clair : sa petite musique est de celle qui s’impose avec une force discrète, celle d’un Marcel Aymé qui serait porté sur les bières d’abbayes."

C'est ainsi que je tentais de définir le cher Alain Bertrand, qui vient de mourir, trop tôt. Pour le saluer, voici l'entretien qu'il m'avait accordé en 2010. Tout l'homme, et quel homme : chaleureux, sensible, se révèle.

Que la terre te soit légère!

 

Entretien avec Alain Bertrand

 

 

Qui êtes-vous ?

 

Si je le savais, je n’écrirais pas. C’est précisément pour trouver une consistance que l’on écrit, au lieu de jouer aux castagnettes ou à la roulette russe. Les mots ont ce pouvoir de révélation ; ils nous créent et nous délivrent tout en nous dissimulant derrière la perfection de leur forme. Je crois qu’on n’existe vraiment qu’en relation. Avec soi-même, avec les autres, avec les mots, avec la nature. Pas d’existence possible sans ces ponts de corde que la littérature, dans son essence, tente de dresser au-dessus des gouffres.

 

Comment vous définir ?

 

Se définir, c’est planter les clous de son cercueil. Je préfère les perspectives forestières et les chemins de grandes randonnées. Donc, la question reste ouverte.

 

Les grandes lectures ?

 

Si vous étiez mon professeur, je vous livrerais la longue liste de ce qu’il faut avoir lu. J’insisterais sur Céline, Apollinaire ou Simenon. Vous m’accorderiez une note moyenne, sans plus. L’examen terminé, on évoquerait Blondin, Calet ou Vialatte, texte dans une main, crayon dans l’autre. Et le style nous occuperait toute la soirée, et même la nuit; on s’approcherait doucement des choses, le miracle viendrait ; le style, c’est l’aube du premier matin. Après quoi, on se ferait servir un café dans une grosse tasse de faïence, comme on en trouve dans les brasseries, à Genève. C’est alors que je vous livrerais le nom de celui qui a joué le plus grand rôle dans ma vie de lecteur : Georges Haldas.

 

Les grandes rencontres? Des écrivains? Des peintres ?

 

Si j’avais à construire ma biographie, j’évoquerais les rencontres. Avec des écrivains, des peintres, des anonymes. Le premier fut Gaston Compère ; il a été mon père intellectuel, m’apprenant la liberté du regard et l’exigence du style – son absolu. Il m’a rendu plus sensible à la musique et à ce qu’il appelait l’aristocratie de la sensibilité. Avec Jean-Claude Pirotte, j’ai pratiqué l’assouplissement de la phrase et la plongée dans la nuit de l’être. Adamek est un narrateur exceptionnel, doublé d’un styliste juteux et fraternel. Franz Bartelt est un frère en écriture ; grâce à lui, je me suis autorisé des angles inédits, des audaces de jeune homme, des pudeurs de jeune fille … Tous ces amis m’ont rapproché de moi-même en littérature, mais l’enjeu reste le même : marier la poésie, l’ironie, l’humanité et l’impertinence.

 

Gantois d'origine, Ardennais d'adoption, vous chantez la lumière des Polders. Synthèse singulière, n'est-il pas ?

 

Le simple fait que je sois né à Gand intrigue souvent les journalistes plus que le contenu de mes livres. C’est la preuve, je crois, que tout se termine quand tout n’a pas encore commencé. Il faut se refuser à toute illusion sauf à celle d’exister. J’ai vécu à Bruxelles une vingtaine d’années avant de venir travailler à Bastogne : c’est une réalité biographique. Mais il y a les paysages psychiques. Or, ceux-là, dans mes livres, ce sont des recréations de la Semois d’une part et des polders, de l’autre. Pourquoi ? Parce que ma sensibilité s’y retrouve, tout simplement, ainsi qu’une certaine douleur d’être au monde. J’aime la lumière par-dessus tout ; c’est le baume absolu, un équivalent de la tendresse. Dans Polders (Bernard Gilson éditeur), je tente de la glisser entre les mots, dans la respiration de la phrase : c’est une préoccupation première. Que tout respire, que la vie surgisse, afin que chacun, par la rencontre, puisse naître, malgré les détresses.

 

Vous sentez-vous, comme écrivain, citoyen de Ce Pays "où le rêve est la seule chance d'échapper à un trop maigre destin" ?

 

Mon travail littéraire est le résultat d’une fécondation : une sensibilité liée à la Flandre, l’usage de la langue française. Ce mélange fait-il un Belge ? Peut-être, mais alors un Belge qui rêve plus qu’il ne vit et songe à cette enfance où tout semblait s’ouvrir à l’espérance.

 

Pourquoi les Polders, et non la Campine ou la Gaume ? Leur lumière, leur ciel, un certain vide ?

 

Oui, il y a là-bas les noces de l’eau, de la terre et du ciel, et le vide que seule la phrase remplit comme le sel le sablier, avant le prochain livre, et le suivant, jusqu’à la fin des choses.

 

J'aime que les machines vous horripilent, comme vous l'illustrez avec esprit dans On progresse (Le Dilettante). Toutes ? Non, le vélocipède semble exercer sur vous une trouble fascination ...

 

C’est moins la machine qui m’horripile que ses utilisations. Et ses utilisateurs. Pardonnons ses utilisatrices lorsqu’elles se déhanchent à vélo. Le monde technique me fascine depuis que j’y enseigne, soit depuis une trentaine d’années. Si j’avais à écrire sur l’école, ce serait pour remercier mes élèves. Je crois d’ailleurs que le travail de l’écrivain commence et finit par la main. Le cerveau rationnel, celui qui juge, compte et contrôle, est l’ennemi d’une écriture inspirée.  Quand j’écris, je rejoins l’ignorance profonde de tout et de tous. Dans On progresse, je m’élève avec humour contre une des aliénations de notre temps : la dictature des objets, manifestation de la bêtise consumériste et technologique. Une question me vient : pourquoi nos contemporains semblent-ils à ce point jouir de leur défaite ? Pourquoi collaborent-ils avec autant d’ardeur à un projet qui n’est pas celui de l’Homme ?

 

Vous publiez en ce mois d’octobre Je ne suis pas un cadeau … Une sorte d’autobiographie ?

 

Hélas, non, sauf à admettre que les livres tiennent lieu de biographie. Je ne suis pas un cadeau rassemble des chroniques consacrées aux cadeaux de bienveillance, aux cadeaux de courtoisie et aux cadeaux empoisonnés.

 

Lesquels préférez-vous ?

 

Dans la vie, les premiers ; en littérature, le cadeau empoisonné est une bénédiction.  D’ailleurs, chaque texte a son dédicataire. Si l’épouse reçoit des fleurs, la veuve se voit octroyer une urne funéraire. La tête d’affiche va au politicien gauchement à droite, le rendez-vous chez le dentiste à son professeur de mathématiques. Le psy de service obtient, lui, un pèse-personne …

 

Pour quelle raison ?

 

La surcharge pondérale ne constitue pas le moindre des tracas, surtout dans les pays où l’on mange trop par manque d’amour. Je propose donc une méthode infaillible pour perdre les kilos superflus …

 

Thérapie par le rire ?

 

Je souhaite, en effet, que ce livre invite à l’humour, tout en permettant de méditer sur nos vies et nos travers, en offrant un certain plaisir esthétique.

 

Vous publiez ce livre chez un éditeur bordelais, Finitude. Pourquoi ?

 

Finitude me semblait le seul éditeur capable de fabriquer un aussi bel objet. De plus, j’ai beaucoup d’affinités avec les auteurs qui figurent à leur catalogue : Jean Forton, Raymond Guérin, Gilles Ortlieb, Marc Bernard, …

 

Vos projets (à part boire un Orval) ?

 

J’aimerais enfin réussir la pelure d’un seul tenant lorsque je pratique la pomme de terre. C’est un objectif concret et d’une portée sans doute supérieure à bien des sagesses orientales. Pour le reste, enseignement, nature, musique et amitiés …

 

Propos recueillis par Christopher Gérard, août 2010

 

 

Écrit par Archaïon dans Figures | Lien permanent |  Facebook | |  Imprimer |

13 février 2014

Apollon

 

 

 

2014-02-10T122253Z_852233297_GM1EA2A1K1L01_RTRMADP_3_PALESTINIAN-APOLLO-GAZA_0.jpg

 

La découverte de ce magnifique Apollon de Gaza incite à relire ces lignes lumineuses de Friedrich Georg Jünger :

« C’est l’esprit omniprésent d’Apollon qui, seul, permet à l’esprit humain l’essor libre de la pensée sans lequel il n’y aurait ni philosophes de la nature, ni pythagoriciens, ni académies, ni science. Car que seraient toutes les sciences, toute la pensée, sans la virilité de l’esprit ? Le dieu qui institue des frontières et qui veille sur elle a aplani la voie, il a débarrassé le chemin pour le grand agôn des esprits. Ce « Connais-toi toi-même », qui le dit sinon Apollon ? Et, ce faisant, que dit-il d’autre que « ne t’illusionne pas toi-même, concentre ta réflexion et tu verras qui tu es, quelle est ta destination. Tu te comprendras toi-même et tu y parviendras, parce que tu es placé sous ma protection. Celui qui me vénère, je déverse sur lui ma lumière et cette clarté lui sera salutaire, même si elle lui est douloureuse, si elle semble le brûler comme du feu ». On ne conçoit pas de connaissance de soi, pas plus que de conscience de soi, sans douleur. C’est pourquoi rien n’éloigne plus d’Apollon que cet effort qui désirerait à tout prix, même au prix de l’anéantissement de l’esprit, s’affranchir de la conscience et, partant, de la douleur. »

 

 

2669865198.jpg

 

Écrit par Archaïon dans Mythes et Dieux | Lien permanent | Tags : apollon, mythes, paganisme |  Facebook | |  Imprimer |