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03 décembre 2012

Le temps des avant-gardes

Concernant cet écrivain, voir mon livre Quolibets. Journal de lecture,

aux éditions L’Age d’Homme

http://www.lagedhomme.com/boutique/fiche_produit.cfm?ref=978-2-8251-4296-7&type=47&code_lg=lg_fr&num=0

 

 

 

Ancien directeur du Musée Picasso et écrivain de haut parage, Jean Clair est sans doute la personne la plus à même de juger l’art contemporain, qu’il observe depuis bientôt un demi-siècle. À son retour des États-Unis et aux débuts du Centre Beaubourg, Jean Clair, comme tant d’autres, assiste avec enthousiasme aux premiers « happenings » en se gavant de « concepts ». Il est souvent le premier à écrire sur Boltanski, Buren, Sarkis ; il rencontre avec déférence des artistes pour les revues qu’il anime alors et donc les textes sont aujourd’hui réédités. Puis, l’historien d’art prend peu à peu conscience que l’avant-garde, défunte depuis la fin des années 30, se mue sous ses yeux en « art contemporain », une arme au service du colonialisme culturel des États-Unis. Comme le remarque avec finesse Colette Lambrichs, qui préface ce précieux recueil, cet art d’importation, imposé par le vainqueur de 1945, pénètre en Europe par la Belgique des sixties, qu’elle définit justement comme « une porte dépourvue de serrure dans un territoire au pouvoir politique inexistant ». L’art contemporain constitue bien l’une des machines de guerre de l’hyperpuissance, dont la cible est la suprématie politique et culturelle de la vieille Europe. Les enfants de l’après-guerre seront les dindons de cette farce machiavélienne, victimes consentantes d’une gigantesque lessive, « la dernière humiliation de la défaite, la pire car celle de l’esprit ».

En un mot comme en cent, Jean Clair décrit comment les oripeaux d’une avant-garde mythifiée servent le capitalisme américain, lancé à la conquête d’une Europe divisée et dévastée. Derrière l’imposture, une marque, « un art qui est à l’oligarchie internationale et sans goût d’aujourd’hui, de New York à Moscou et de Venise à Pékin, ce qu’avait été l’art pompier du XIXème ».

Jean Clair pousse plus loin son analyse pour aborder aux racines de notre déclin. N’est-il pas le témoin direct, et compétent, d’une métamorphose qui débute avec Marcel Duchamp ? La quête du vrai, du juste et du beau cède la place à la subjectivité profane, voire profanatrice ; la fidélité au patrimoine ancestral se voit diabolisée et remplacée par le terrorisme de la nouveauté. Or, la beauté, le bonheur, ne sont-ils pas, souvent, dans la répétition ? Aujourd’hui encore, cette seule question suffit à projeter le naïf dans la géhenne tant sont gigantesques les intérêts financiers et métapolitiques en jeu.

Paradoxe suprême pour un directeur de musées comme pour l’organisateur d’expositions célèbres, Jean Clair prône la fin des musées, qu’il décrit comme des nécropoles où s’entassent les parodies, des mouroirs pour œuvres vidées de tout sens - quand elles en ont un. Servi par un magnifique sens de la formule, surtout assassine, Jean Clair déconstruit à sa façon maintes mythologies obsolètes en posant la question qui tue : plutôt que de braire sur tous les tons qu’il faut « démocratiser la culture », une foutaise de la plus belle eau, ne faut-il pas plutôt cultiver la démocratie ?

 

Christopher Gérard

 

Jean Clair, Le Temps des avant-gardes. Chroniques d’art 1968-1978, La Différence, 318 pages, 25€.

 

 

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27 novembre 2012

Dictionnaire amoureux de la Rome antique

« Je suis aussi attaché à cet idéal de civilisation, héritière de la Grèce, qui a su transformer les peuples vaincus en citoyens. Notre Europe a conservé cet art de s’approprier l’étranger. Notre humanisme et notre œcuménisme nous viennent de là. Depuis les écrits des Lumières, on a tenté de fonder l’héritage de l’Europe sur une opposition entre Athènes (l’hellénisme antique) et Jérusalem (la tradition hébraïque). Mais il faut en revenir à la romanité, qui est accueil, assimilation, capacité à accepter l’emprunt. Cette plasticité est notre dignité. Ce fut notre chance. C’est désormais notre risque, face à d’autres cultures obtuses qui récusent et oppriment toute diversité. » Telle est définie l’optique dans laquelle Xavier Darcos, ancien ministre de l’Education nationale aujourd’hui ambassadeur, spécialiste de Mérimée, d’Ovide et de Tacite, a, d’une plume fluide, rédigé cet attachant dictionnaire, subjectif et sans rien d’exhaustif. A chaque page transparaît la passion déjà ancienne qui unit le lettré et l’homme d’action à une romanité, vue comme « ce je ne sais quoi qui élève l’âme » (Rousseau). En lecteur attentif des Anciens, X. Darcos se révèle humaniste à la culture étendue, jamais convenue : ne se réfère-t-il pas autant aux poètes qui chantèrent Rome (de J. Du Bellay à P. Valéry) qu’à la passionnante série Rome, aux bandes dessinées Alix ou Murena, aux films Gladiator ou Caligula ? La peinture, l’opéra et même l’inframusique électronique sont aussi convoqués dans ce portrait kaléidoscopique du Romain : paysan superstitieux, ingénieur sans pareil, soldat infatigable, citoyen sourcilleux,… Parmi les multiples illustrations de l’expansionnisme romain, X. Darcos évoque ce petit village dont les habitants blonds aux yeux verts descendent d’une centaine de légionnaires romains qui désertèrent en 53 AC, traversèrent l’Iran, se firent mercenaires et s’établirent dans… l’ouest de la Chine ! L’auteur ne craint pas les allusions à notre époque, à ses mythes, vus cum grano salis : si, pour ne citer qu’un exemple, un certain brassage fut bénéfique à Rome, le multiculturalisme qui en résulta en sapa les fondements. D’Aqueduc à Thermes, d’Auctoritas à Virtus, d’Agrippine à Sénèque, ce dictionnaire nous promène dans l’immense espace romain où la Ville et le Monde ne faisaient qu’un.

 

Christopher Gérard

 

Xavier Darcos, Dictionnaire amoureux de la Rome antique, Plon, 720 pages, 26€

 

Écrit par Archaïon dans Mythes et Dieux | Lien permanent | Tags : rome, antiquité |  Facebook | |  Imprimer |

La religion grecque archaïque et classique, vue par W. Burkert

Professeur émérite à l’Université de Zurich, Walter Burkert est l’un des tout grands noms de ce que les Allemands nomment Altertumwissenschaft, la philologie classique. Formé en Allemagne par des maîtres aussi prestigieux que W. F. Otto ou R. Merkelbach, cet érudit mondialement connu bat les records de publications novatrices : tous ses livres depuis 40 ans – rapidement traduits en de nombreuses langues… sauf en français - ont constitué des moments-clefs dans l’élucidation du miracle grec. Le nombrilisme pas toujours désintéressé de l’Université hexagonale, dont divers pontes médiatisés ont allègrement pillé son oeuvre, a retardé les traductions jusqu’au récent travail de dévoilement mené par Les Belles Lettres, qui permit au public francophone de découvrir son étude phénoménologique des cultes à mystères, ainsi que l’un de ses essais majeurs, Homo necans, sur la place de la biologie – de l’éthologie – dans la naissance des rituels et des mythes grecs. Sa thèse, iconoclaste, montre que l’hellénisme, et donc notre civilisation, son héritière de plus en plus oublieuse, plonge ses racines dans un passé paléolithique, celui de « l’homme qui tue » - le chasseur. Le meurtre comme sauvage origine de notre culture !

La méthode de W. Burkert démontre une éblouissante maîtrise des sources littéraires, des documents épigraphiques et archéologiques, de l’ethnologie… que le savant enrichit d’une connaissance désespérante de la pensée grecque, mais aussi des cultures orientales. En outre, ce pionnier de la transdisciplinarité n’ayant jamais été un adepte des dogmes structuralistes (« le panthéon grec ne peut pas être considéré comme un « système » harmonisé et clos »), on comprend mieux son relatif ostracisme par les tenants de systèmes abstraits, plus attentifs à la structure logique qu’aux réalités historiques.

Avec La Religion grecque à l’époque archaïque et classique, dont la première édition remonte à 1977, W. Burkert nous offre la somme sur le polythéisme hellénique de 800 à 300 avant notre ère.

Sacrifices (sanglants ou non) et offrandes, fêtes et sanctuaires, magie et divination sont présentés avec clarté. Le chapitre sur les dieux olympiens insiste sur l’importance accordée par les Grecs aux poètes Hésiode et surtout Homère pour démêler l’enchevêtrement divin : ce recours aux poètes fonda et préserva ainsi l’unité spirituelle de l’Hellade : « Était grec qui était éduqué, et toute éducation se fondait sur Homère ». Burkert définit aussi cette poésie épique comme « l’heureuse union de la liberté et de la forme, de la spontanéité et des règles ». Il étudie ensuite la place des morts, des héros et des divinités chtoniennes dans la polis grecque, le concept de sacré et les expressions de la piété. Les mystères et la tentation ascétique sont abordés avant la religion des philosophes, des Présocratiques à Aristote.

« Le » Burkert s’était imposé partout comme un classique : le voilà enfin accessible en français, traduit et actualisé de main de maître par le Québécois P. Bonnechère.

 

Christopher Gérard

 

Walter Burkert, La Religion grecque à l’époque archaïque et classique, Picard, 478 pages, 61€.

22 novembre 2012

Luc-Olivier d'Algange, le réfractaire

littérature,tradition,philosophie

 

 

Lecteur ébloui de Balzac dès l’âge de dix ans, Luc-Olivier d’Algange a retenu de ses multiples éveilleurs, parmi lesquels Raymond Abellio et Henry Montaigu, comme d’immenses lectures, de Platon à Nietzsche, qu’il faut « sauvegarder en soi, contre les ricaneurs, le sens de la tragédie et de la joie ».

 

Dans son dernier opus, Propos réfractaires, un recueil de réflexions bien incorrectes, il exhorte ses lecteurs à résister à la mise au pas opérée par le Gros Animal, celui dont la technique d’asservissement consiste à « effrayer, épuiser, distraire ». Adepte d’une pensée anagogique et initiatique, en un mot aristocratique, Luc-Olivier d’Algange entend préserver sa commanderie la plume à la main et continuer de célébrer l’ensorcelante beauté du monde, malgré la laideur qui s’étend - et il faut le louer de préciser : une laideur à quoi le monde ne se réduit jamais. Ce contre-moderne qui ne se complaît donc pas dans la déploration morose a le sens latin de la formule : « Un homme qui garde un secret est un vivant rempart contre l’infamie », ou encore celle-ci dans laquelle je ne puis que me reconnaître, surtout en ces temps de chasse à courre : « Nos meilleurs écrivains ont du cerf, du renard et du sanglier - et comme ce dernier, ils vont seuls ».

 

Propos réfractaires est donc un manifeste, celui des écrivains « hostiles aux voies ferrées », ceux qui se verraient plutôt du côté de Peter O’ Toole, à faire dérailler les trains de l’armée ottomane ! Ce recueil sera lu comme une exhortation à maintenir, contre toutes les formes d’hébétude et d’anesthésie, les yeux ouverts sur le monde et à honorer tout ce que notre société, celle des Modernes, offense et bafoue. Dandysme vain ? Pose pseudo-aristocratique ? Nenni : l’homme d’Algange est un passionné, un rebelle à la massification comme aux formes nouvelles d’obscurantisme, un fidèle d’Aphrodite aux mille parfums. Un platonicien de l’ancienne France royale et chevaleresque comme jadis ceux de Perse ou de Cambridge. Un gnostique au sens hellénique qui appelle à la reconquête de notre souveraineté intérieure, mais qui sait que « le Diable rit chaque fois qu’il, parvient à opposer le corps et l’esprit, et exulte chaque fois qu’il parvient à anéantir un esprit par le corps ». Un impertinent qui soutient que le premier droit de l’homme est le droit au silence, un écrivain qui sait que « tracer un mot avec le l’encre sur le papier est un acte prodigieux ».

 

Luc-Olivier d’Algange ou le fol en Dionysos.

 

 

 

Christopher Gérard

 

 

 

Luc-Olivier d’Algange, Propos réfractaires, Editions Arma Artis, 74 pages.

 

 

Entretien paru en 2007

Christopher Gérard : Qui êtes-vous ? Comment vous définir : homme de Tradition (plutôt que traditionaliste ?), dandy ?

Les vastes questions inclinent aux réponses les plus ingénues. Nous sommes ce que nous devenons dans une « inscience » divine, que je me figure assez bien sous la forme d’un tourbillon ou d’une spirale. Nous allons à la conquête de notre propre élan. La vie m’apparaît plus hélicoïdale que linéaire… Qui suis-je ? Le plus simplement du monde : un écrivain français pour qui le monde existe. Le monde, c’est-à-dire la terre, le ciel, les hommes et les dieux.  Notre langue nous définit de façon plus précise que maintes théories, politiques ou philosophiques, plus ou moins abstraites. La langue française est, pour moi, une rivière scintillante, je la vois courir à travers des paysages, des temporalités, des états d’âme, des nuances qui m’apparaissent d’autant plus précieux que menacés par l’actuelle morale de Panurge, cette « ruée vers le bas », pour reprendre le mot de Léon Bloy. Or, les nuances sont, étymologiquement, les nuages, et le propre des plus belles rivières, de celle dont le bruissement accompagne nos songeries, est de naître de la nuit et de se perdre dans le ciel (ou de s’y retrouver !)… C’est, à tout le moins, ce que nous dit notre rêverie !  Le cours de la langue française, que nous préférons aux discours, féconde les paysages où il passe.  Notre langue, comme la France, vient de haut et de loin. Nous en avons une certaine idée née de l’expérience.  Et comme le rappelle Novalis, tout est écriture magique, les ailes des papillons, les fleurs de givre, les runes étranges que l’érosion trace sur les pierres. Le monde est récitation et prière, quand bien même «  on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » La Tradition est ainsi l’exact contraire de l’immobilité ; elle suppose le tradere, c’est à dire la traduction. Et la traduction, selon la  vox cordis, la voix du cœur, qu’évoque Pierre Boutang, prouve l’existence du sens, c’est à dire d’un mouvement ou d’une émotion.

Sans bien savoir qui nous sommes, nous savons cependant que nous sommes uniques (non par introspection psychologique ou conviction individualiste, mais en nous remémorant les arguments décisifs de Parménide et de Zénon prouvant que le propre de l’être est d’être unique). Notre dissemblance témoigne de l’Un. Jünger distingue à juste titre, en usant d’un privilège de la langue allemande, le « Einzelne » de l’ « Individuum », l’individu créateur, libre, héritier, selon la formule de Dominique de Roux, d’une « certaine conscience européenne de l’être », de l’individu perdu dans l’individualisme de masse qui nous condamne à laisser parler « autre chose » à notre place, cet « autre chose », n’étant nullement le chant des Muses ou les voix sidérales des dieux mais de piètres idéologies, autrement dit des lieux communs. S’il y a un génie propre à la littérature française, j’aimerais y voir justement le génie des hommes libre. Tout se joue dans cette audace : ne rien laisser parler à notre place, avoir l’audace de cette singularité qui est la véritable fidélité. Les dandies en eurent l’intuition, qui leur épargna les errements des idéologues, des militants, des grégaires. Lorsque le clerc honteux, l’âme viciée par la mauvaise conscience, s’adonne aux marches forcées du « progrès », aux totalitarismes, aux morales collectivistes, le dandy sauvegarde la vérité sous les atours de la beauté.

Etre homme de Tradition, c’est tenter, avec la témérité de ceux qui s’engagent dans une cause qui semble perdue, une résistance à l’idéologie du progrès, sans pour autant devenir platement réactionnaire. Au demeurant, ce qui résiste à la progression du monde moderne, ce n’est pas la réaction ou la régression mais bien la digression, la « sente forestière » dont parlait Heidegger. A la table rase de la modernité, l’homme de Tradition oppose le palimpseste ; au progrès, à la linéarité, il oppose la digression, - ce qui suppose d’abord un autre rapport au temps. Pour le Moderne la fin justifie les moyens, et « l’avenir reconnaîtra les siens ». Pour l’homme de Tradition, le temps rayonne, il émane de l’instant, qui est l’éternité même, les finalités appartiennent au mystère ou à l’indiscernable, la beauté du geste est salvatrice.

J’aime particulièrement cette tradition des écrivains fragmentaires ou digressifs, illustrée par Montaigne ou Pascal, Joseph Joubert, les fusées baudelairiennes, les promenades de Valery Larbaud, les « graviers des vies perdues » de Dominique de Roux, les « Baraliptons » de Philippe Barthelet. Ces écrivains hostiles aux voies ferrées, semblent n’aller nulle part, s’éloignent des voies communes pour mieux faire l’expérience de la proximité ardente. Il me vient à croire que les plus beaux livres sont constitués de paralipomènes ; ce qui importe dans un livre est une invitation vers « l’en-dehors ».

Pouvez-vous retracer les grandes étapes de votre parcours spirituel et littéraire ? Les grandes lectures qui vous ont marqué à jamais, les grandes rencontres ?

Le regard rétrospectif est souvent trompeur, les grandes étapes que nous croyons distinguer dans notre cheminement témoignent bien mieux de ce que nous sommes au moment où nous parlons que du chemin parcouru. Nous confondons, souvent de bonne foi, les auteurs qui nous ont véritablement influencés avec ceux qui nous apparurent comme des confirmations d’une pensée déjà éprouvée. De même que l’histoire est écrite par les vainqueurs, le moment présent détient le secret de ce que nous pensons de notre passé. Or, de  mon propre passé, je ne trouve à dire que du bien, mais un bien indéfinissable, polyphonique, versicolore, chatoyant.  Je ne puis m’empêcher de voir dans le passé personnel ou hérité un faisceau de circonstances heureuses, de coups de chance, de bonheurs inexplicables, de dons inespérés, quand bien même rien ne m’inclina jamais à me dissimuler à moi-même le caractère désastreux de la situation d’ensemble, dans une France triplement, ou quadruplement vaincue, dont l’hébétude s’est changée peu à peu en un conformisme assez hargneux, voire inquisitorial, au point de faire de tout auteur, une figure assez crédible d’accusé. Dans le domaine littéraire, de nos jours, le rôle de procureur ne le cède, et rarement encore, qu’à celui de l’avocat. Il me semble, au contraire, que les œuvres, par les joies qu’elles nous donnent, par l’énergie nerveuse qu’elles nous communiquent, par les sollicitations sensibles et intellectuelles qu’elle prodiguent, appartiennent aux bienfaits de l’existence, quand bien même elles contredisent à nos convictions ou à nos croyances.

Ma première grande lecture, fut celle, vers l’âge de dix ans, de Balzac. Expérience prodigieuse : l’impression que le Saint-Esprit lui-même était descendu sur terre pour connaître l’humanité ! Je vous livre mon sentiment d’alors dans toute sa naïveté… Il n’en demeure pas moins que ma lecture de René Guénon, de Raymond Abellio ou de Henry Corbin est issue, pour ainsi dire de ma lecture du Louis Lambert de Balzac. Loin de moi d’exclure l’hypothèse que ma curiosité pour la Chine et le Tibet, ma lecture des taoïstes et de Milarepa n’eût été influencée, depuis l’enfance, par les albums de Hergé. Mon père eut l’excellente idée de me faire lire Voltaire et Barbey d’Aurevilly, sans me dire exactement s’il fallait préférer l’un ou l’autre. J’eus ensuite la chance d’avoir pour professeur en classe en cinquième, Jacques Delort, auteur d’un beau livre sur la poésie et le sacré, qui nous fit découvrir, entre autres, Rimbaud, Mallarmé, Stefan George, Saint-John Perse, André Breton et René Daumal. J’étais armé. Mes promenades du côté du Quartier Latin et de Saint-Germain, du temps où les librairies et les salles de cinéma n’avaient pas encore cédé la place aux marchands de ticheurtes et de bouffe, me permirent de parfaire une culture improvisée, je ne dirais pas d’autodidacte, mais d’amateur ou de promeneur. Quelques expériences dionysiaques me portèrent à m’intéresser à Mircea Eliade, Julius Evola et Ernst Jünger. Enfin, je devins un lecteur éperdu des romantiques allemands et anglais dont les œuvres me semblaient non seulement une admirable révolte contre la platitude imposée, mais comme l’approche d’une connaissance de l’âme humaine et de l’âme du monde. Novalis, Jean-Paul Richter, Arnim, Brentano, Chamisso, Eichendorff, Hoffmann, Schlegel, ces noms évoquent une pensée déliée, heureuse, légère où la raison et les mystères s’épousent plus qu’il ne se heurtent, où l’on pouvait croire encore en une civilisation, c’est à dire en une civilité romane, placée sous le signe des Fidèles d’Amour. Si l’on connaît mieux un écrivain en lisant ses livres qu’en dînant avec lui, au contraire du préjugé journalistique et de la psychologie de bazar, deux rencontres demeurent marquantes pour moi, celle de Raymond Abellio, attentif et généreux, et celle de Henry Montaigu, chevalier de l’Idée Royale «  quêteur de Graal et chercheur de noise ».

Dans ce monde allergique à la fidélité, quelles sont vos fidélités, vos citadelles pour citer Saint-Exupéry ?

Pour commencer, le beau livre de Saint-Exupéry, Citadelle, auquel vous faites allusion, ouvrage méconnu mais de grand souffle, - un souffle de soleil brûlant, et « politiquement incorrect » comme par inadvertance, sans poses ni grimaces. Remarquons, en passant, à quel point nos classiques sont ignorés. Qui sont les lecteurs de la Vie de Henry Brulard de Stendhal, ou de son Voyage en Italie ? La littérature européenne s’éloigne vertigineusement de nos mémoires. Voyez les commémorations de Corneille, plus que discrètes ! Or, les tragédies de Corneille sont un diapason de l’âme française. Péguy en parle admirablement.  Qu’en est-il de la grandeur d’âme ?

Nos citadelles intérieures sont la condition de notre survie individuelle et collective. Elles appartiennent au temps, en tant que succession d’événements sacrés, non moins qu’à l’espace qualifié, et relèvent de ce que Henry Corbin nommait le monde imaginal, qui unit le sensible et l’intelligible. La plus haute de ces citadelles est sans doute l’œuvre de Sohravardî, qui sut unir en une seule force téméraire, l’herméneutique abrahamique, la fidélité zoroastrienne, la philosophie néoplatonicienne et les aperçus védantiques sur la « non-dualité ». Œuvre poétique, spéculative et visionnaire, œuvre héroïque de résistance aux « docteurs de la Loi », l’œuvre de Sohravardî nous montre qu’un philosophe, au vrai sens du terme est d’abord à lui-même son temps propre, l’inventeur d’une temporalité toujours nouvelle, qui n’appartient pas au passé, et moins encore à l’avenir, mais bien à la présence réelle des êtres et des choses. Nous comprenons alors que ce n’est point l’homme qui est dans l’histoire mais l’histoire qui est dans l’homme, de même que ce n’est point l’âme qui est dans le corps, comme un attribut ou une composante, mais le corps qui est dans l’âme, à fleur d’âme, comme on dit à fleur de peau.

Mais citadelles aussi, et par allusion au beau livre de Pierre Hadot, outre les œuvres déjà nommées, les Pensées de Marc Aurèle, les Grands Hymnes d’Hölderlin, - car sont également nécessaires la rectitude intérieure et la foudre d’Apollon, les pierres taillées de la citadelle et le vertige du ciel très-haut, l’impondérable nostalgie de la terre céleste, et même ce péril, «  cet azur qui est du noir » dont parle Rimbaud… Les citadelles nous protègent autant qu’elles nous livrent à des forces qui nous dépassent. Elles sauvent autant qu’elles mettent en danger. Je songe à la forteresse d’Alamût, où se réfugièrent les ismaéliens, annonciateurs d’une « Grande Résurrection » paraclétique et dont l’Histoire ne garde qu’une légende noire.

Depuis trente ans, vous écrivez sans relâche, imperturbable. Pouvez-vous évoquer en quelques mots votre conception du travail de l’écrivain, par exemple en partant de deux citations de L’Ombre de Venise («  Les œuvres ne valent qu’opératoires, je veux dire en tant qu’instrument de connaissance. Toute poésie est gnose » et « faisons du mot saveur un mot-clef ») ?

Ces trente ans que vous évoquez me donnent un vague sentiment d’effroi. J’ai toujours l’impression d’écrire pour la première fois et dans la plus grande improvisation. L’art d’écrire m’évoque la navigation. Nous prenons le large sur une embarcation plus ou moins frêle, avec une vague idée de retour, et sommes ensuite livrés à toutes sortes de chances maritimes ou météorologiques auxquelles nous ne pouvons presque rien. La notion de « travail du texte » me semble incongrue : elle  vaut pour ceux qui restent à quai et passent leur temps à ripoliner leur coque. Si les œuvres ne sont pas des instruments de connaissance, si elles ne nous portent pas vers des Hespérides inconnues, vers ces « Jardins de la mer » qu’évoquent les Alchimistes, si nous ne sommes pas tantôt encalminés tantôt jetés dans la bourrasque, à quoi bon ? La saveur est le savoir, le sel de Typhon. La saveur est exactement le « gai savoir » nietzschéen, la sapide sapience qui est le secret de tout art de l’interprétation.  L’écrivain est aruspice, il s’inspire des configurations aériennes ; ses signes sont des vols d’oiseaux sur le ciel blanc. La fin de l’interprétation est de prendre les choses pour ce qu’elles sont, des Symboles, autrement dit de magnifiques évidences. Nous écrivons pour que les choses redeviennent ce qu’elles sont, dans toute leur plénitude. Nous témoignons d’une préférence pour ce qui est, nous ne voulons pas d’autre monde que celui-ci, qui est à la fois naturel et surnaturel, en gradations infinies, du plus épais au plus subtil, du plus tellurique au plus archangélique. Nous aimons cette joie qui nous est donnée et nous détestons ce qui voudrait nous en exproprier.

L’Ombre de Venise : quelle en est la genèse ? Et le principal angle d’attaque… Car il s’agit d’un livre de combat, n’est-ce pas ?

Toute œuvre est de combat ; c’est exactement ce qui distingue une œuvre d’un travail. La genèse de L’Ombre de Venise fut simplement le dessein de capter un moment de ce dialogue intérieur qui accompagne mes promenades. Je suis, en effet, comme Powys, un écrivain du grand air… Quant au combat, c’est un combat contre l’abrutissement, l’inertie, le ressentiment, un combat contre l’indifférence et l’oubli qui nous menacent à chaque instant. Un combat contre le travail et contre la distraction, un combat pour l’otium. Un combat pour la possibilité d’être dans un corps, une âme et un esprit, autrement dit un combat pour la multiplicité des états de la conscience et de l’être. Tout, dans le monde moderne, semble vouloir nous réduire individuellement et collectivement à un seul état de conscience plus ou moins harassé, hypnotique, triste et morose. Il s’ agit de s’éveiller, de reprendre possession des biens qui nous sont offerts, à commencer, par notre pouvoir d’énonciation de ce beau cosmos miroitant qui nous entoure. La morale procustéenne dispose de mille ruses pour nous affaiblir, j’écris pour en déjouer quelques unes. D’où l’importance de l’œuvre de Nietzsche, qui inspire ces déambulations vénitiennes, exhortations à « l’éternelle vivacité » que nous préférons à la « vie éternelle ».

Vous vous dites anarchiste, comme beaucoup d’hommes d’ordre déçus par la caricature d’ordre à nous imposée. Ne seriez-vous pas, surtout, l’un de ces Impériaux, attaché à une antique légitimité ?

 

 

Anarchiste je ne peux l’être que relativement à l’ordre bourgeois, aux simulacres ou aux antiphrases des « valeurs » pétainistes ou « démocratiques », mais nullement en me rapportant à l’étymologie du mot qui veut dire « sans principes ». Car ce sont  précisément les Principes qui s’opposent aux valeurs, qui résistent à leur despotisme ! Les « valeurs » sont sociales, grégaires, moralisatrices alors que le Principes sont métaphysiques. Les « valeurs » sont réactives, les Principes sont fondateurs. Rien, désormais, n’est plus « anarchiste », au sens étymologique, qu’un bourgeois. «  Ni Dieu, ni Maître », ce pourrait être le slogan du Monsieur Homais nouvelle formule. Ma vie est pleine de dieux et de maîtres, de dieux qui fondent ma liberté, et de maîtres qui me font disciple, et non esclave. C’est la gratitude qui invente en nous les dieux et les maîtres : nous voulons remercier ce beau soleil, nous le nommons : il vit en nous. Tout ceux qui nous ont appris quelque chose sont nos maîtres. Le Prophète Mahomet, parfois bien inspiré, ne dit rien d’autre : «  Celui qui t’apprend un mot est ton maître pour la vie ».  Quant à la légitimité, elle est ce qui vient de la nuit des temps, et elle se reconnaît par contraste. La laideur du pouvoir de l’argent et de la technique suffit à démontrer leur illégitimité à régner sur nous.

Vous évoquez à chaque page le réenchantement du monde, et même une ferveur païenne. Qu’entendez-vous par ce paganisme… aux accents souvent taoïstes ?

Il y eut, aux dernières décennies du siècle précédent, un fort courant « philosophique », prônant le « désenchantement du monde ». Ces philosophes associaient l’enchantement à la barbarie, l’un d’eux n’hésitant pas à écrire, je cite :  « Critiquer la technique au nom de la poésie de la nature est une barbarie » ! On voit bien ce qu’un philosophe héritier des Lumières peut trouver à redire aux enchantements. Mais ces ensorcellements obscurs, cette défaite de la Raison, cette capitulation de l’entendement devant des puissances ténébreuses me semblent bien plus, désormais, le fait de la Technique que d’une « poésie de la nature ». Autrement dit : la conscience humaine, avec ses vertus classiques, ou pour ainsi dire « humanistes », est aujourd’hui bien plus directement menacée par l’hubris technologique, avec ses folies génétiques et ses réalités virtuelles, que par les héritiers de Jacob Böhme ou de Novalis.

L’idée que l’enchantement et l’entendement humain soient exclusifs l’un de l’autre est des plus étranges. Ces dieux et ces mythologies chasseresses dans les jardins royaux, les Contes de Perrault, et, plus proche de nous Jean Cocteau, dans ses œuvres littéraires et cinématographiques, témoignent de l’alliance heureuse entre l’esprit décanté, usant des pouvoirs de la raison et l’enchantement immémorial. Toute pensée naît, pour reprendre l’expression de René Char, d’un « retour amont ». Aux antipodes des philosophes du désenchantement, nous trouvons donc les taoïstes, épris de ces « randonnées célestes » propices aux belles lucidités : «  Après la perte du Tao, écrit Lao-Tzeu, vint la vertu. Après la perte de la vertu, vinrent les bons sentiments. Après la perte des bons sentiments vint la justice. Après la perte de la justice restèrent les rites ». Ainsi nous est donné à comprendre, pour nous en garder, le triomphe des écorces mortes : le fondamentalisme moderne et la modernité fondamentaliste qui se partagent le monde.

L’enchantement, loin d’être le signe d’une dépossession ou d’une régression est le signe d’une recouvrance. C’est au moment où nous nous approchons du sens que le monde s’irise et s’enchante. Nous désirons un monde clair, et le mot lui-même renvoie d’abord au son, avant de dire la lumière ou la raison. C’est d’un chant que naît la clarté, comme le disent les poèmes d’Hölderlin. Un monde désenchanté est un monde obscurantiste, « qui ne rime plus à rien », un monde sans voix, ou dont les voix sont couvertes par « le vacarme silencieux comme la mort ».

Avec L’Etincelle d’Or, vous livrez un traité d’herméneutique. Qu’entendez-vous par ce terme et en quoi êtes vous adepte d’Hermès ?

L’herméneutique est l’art de l’interprétation. Premier et ultime recours contre le fondamentalisme, contre les citernes croupissantes de l’exotérisme dominateur  l’herméneutique n’est autre que la source vive, le tradere de la tradition, l’attention aiguisée par la véritable fidélité à la lettre. Toute herméneutique est une odyssée. Mais encore faut-il préciser que l’interprétation doit être sacrée et cosmique et non point psychologique, historique, ou sociale. En me référant à ma langue maternelle, je dirais que l’herméneutique est ce qu’on appelle, en allemand, Wesenschau, autrement dit la perception intuitive d’une essence. Elle illustre la devise de la philosophie grecque : sôzeïn ta phaïnomena, sauver les phénomènes. Il ne s’agit pas de nier les phénomènes, de refuser les apparences, de porter atteinte à la légitimité de la lettre (et ainsi de faire triompher quelque abstraction) mais bien de les sauver de l’insignifiance et de l’oubli. L’herméneutique s’attache à ce qui se montre en se cachant, pour ainsi dire le Logos du phénomène, cet invisible présent dans le visible, qui est sa présence réelle, son « acte d’être »… Vaste sujet que nul ne traite mieux que Henry Corbin ! L’alchimie et la poésie dont il est question dans L’Etincelle d’Or (« l’étincelle d’or de la lumière nature ») sont des herméneutiques à la fois immanentes et transcendantes. Elles montrent que les disciples d’Hermès n’ont jamais cessé d’œuvrer en une filiation ininterrompue. Inextinguible est cette flamme claire qui veut transmuter le plomb de la réalité quotidienne, l’accorder au soleil et au bruissement des abeilles d’Aristée. La « science d’Hermès » est d’abord une « luminologie ». Les mots et les choses vivent de l’éclat qui les frappe, de l’intelligence qui les illustre. Le disciple d’Hermès consent à l’épiphanie du mot.

Quel serait le conseil que vous donneriez à un jeune lettré ?

Aucun, de crainte d’être de mauvais conseil. Sinon, peut-être, de sauvegarder en lui, contre les ricaneurs, le sens de la tragédie et de la joie.

Paru dans La Presse littéraire, mars 2007.

 

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littérature,chats

 

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21 novembre 2012

Polémiques entre païens et chrétiens

 

Spécialiste de l’Antiquité tardive, S. Ratti s’est penché sur les luttes religieuses et philosophiques du règne de l’empereur Théodose (379-395), moment clef dans l’histoire de l’empire romain, quand les chrétiens, au pouvoir, mènent aux païens une véritable guerre de religion. Dans ce recueil érudit, S. Ratti montre de manière concluante que les protagonistes – surtout les païens réduits à un prudent silence face par la police politique de Théodose, les très répressifs agentes in rebus - usent de la fiction littéraire dans d’impitoyables polémiques idéologiques et religieuses.  Loin de se réduire à un banal divertissement pour lettrés coupés de leur temps, des textes tels L’Histoire Auguste ou Les Saturnales de Macrobe sont ainsi relus à travers le prisme d’allusions cryptées, qui trahissent le malaise païen, quand les tenants de la religion traditionnelle voient s’effondrer un cadre pluriséculaire et s’imposer, par la force politique, les dogmes de l’Eglise. Après le célèbre livre de Pierre de Labriolle, La Réaction païenne (1934), Ratti nous rappelle que les païens, encore majoritaires dans l’Empire, ont résisté à la mise au pas. Parmi ces résistants, se détache la singulière figure de Nicomaque Flavien Senior, haut fonctionnaire païen, qui travaille dans l’entourage de l’empereur, contre lequel il finit par prendre les armes au nom d’un patriotisme civique et religieux. Propagandiste de tendance néoplatonicienne, l’aristocrate Nicomaque Flavien Senior serait l’auteur de L’Histoire Auguste, texte longtemps considéré comme anonyme et sans doute sous-estimé par la recherche.

 

Christopher Gérard

 

Stéphane Ratti, Polémiques entre Païens et Chrétiens, Les Belles Lettres.

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