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03 mai 2007

Yves-William Delzenne

 

Concernant cet écrivain, voir mon  Journal de lecture,

 

littérature,belgique

 

 

 

Afin de mieux faire connaître cet homme si singulier et au talent reconnu, je suis allé le voir dans son refuge ostendais.

Christopher Gérard : Qui êtes-vous ? Comment, vous, définiriez-vous celui que Jacques De Decker qualifie d’auteur belge « qui se distingue par sa discrétion et son élégance »?

D’abord, je ne me  vois pas comme un auteur belge, pas davantage français. J’ai l’impression curieuse de traduire une langue inconnue quand j’écris dans ce français qui est le mien : un français le plus  pur, le plus élégant et le plus précis possible. Le texte doit « chanter » au final pour rendre cette langue intérieure, exotique, qui est la mienne. Je suis quelqu’un de très exotique en somme. « Élégant et discret », cela me convient, je le prends comme un compliment. Mon monde de prédilection a toujours été celui des ambassades - j’ai eu des amitiés profondes dans ce milieu - parce que dans ce cadre mes qualités sont facilement reconnues, ailleurs je chante résolument trop haut, mais j’aime aussi les bouges, l’envers des villes, les vies cachées. On ne sait jamais qui je suis exactement, même moi peut-être.

Quelles ont été pour vous les grandes rencontres? Un mot sur vos débuts, l’atmosphère à l’époque, les salons…

Cocteau, Markevitch encore plus (même sur le plan, sinon littéraire [il a écrit ses mémoires cependant ] romanesque… de la personne), le prince Youssoupoff et Louise de Vilmorin. (Elsa Triolet dans le métro, pas un mot. Elle me regarda longuement. J’avais dix-sept ans.) En Belgique : Andrée Sodenkamp : une reine de l’alexandrin, un peu Folle de Chaillot dans la vie, et Marcel Lobet. Marcel Lobet m’a reconnu publiquement (secrètement aussi ; nous avons partagé ce qui, pour lui, était un lourd secret). Sa dernière lettre a été pour moi, sur son lit d’hôpital. Il me disait que de tous les livres lus, il désirait retenir le mien et partir avec lui. C’était L’Orage. J’ai beaucoup négligé la vie littéraire, belge et française, même si on m’a généralement - il y a maintenant plus de quarante ans - favorablement accueilli. Ce ne serait plus le cas aujourd’hui. Pour Jeanine Moulin, par exemple, je savais écrire, elle saluait cela. Si j’ai négligé cette vie, c’est qu’elle m’a paru ennuyeuse, compassée (contrairement à l’ambiance des ambassades - celle de l’Iran du Shah, par exemple, où je disais des poèmes devant des femmes couvertes de diamants et des jeunes secrétaires lustrés). J’ai fréquenté des salons, rares et déjà décrépits, mais j’ai aussi rencontré des poètes au sauna !   

Les grandes lectures, les auteurs dévorés avec passion… et ceux que vous relisez quarante ans après vos débuts littéraires ?

Tourgueniev, Tolstoï, Pouchkine, Musset bien sûr. Une « poétesse » a cru m’insulter un jour en me traitant de Musset du vingtième siècle. Le plus beau compliment qu’on m’ait jamais fait. Nerval. Je relis sans cesse Les filles du feu. Stevenson dont j’adore Le Maître de Ballantrae. Zweig et Mann. Tonio Kröger a déclenché ma vocation. Je l’ai lu très tôt. À treize ans ! J’écrivais déjà des poèmes, déjà publiés dans des revues et dans Le Soir même… Passons. N’oublions cependant pas Dominique de Fromentin. La Redevance du fantôme d’Henry James. Maeterlinck et Apollinaire pour la poésie ; tant d’autres livres ! J’ai tout lu. Je lisais partout, pour m’éloigner de l’école, en tournée lorsque je faisais l’acteur comme un personnage de Nerval, dans les trains - j’en ai tant pris ! -, dans les hôtels - j’y ai vécu si souvent ! -, dans mon lit et ceux des autres. Je n’ai jamais beaucoup respecté les livres. Je les ai perdus, donnés, semés. On ne voit jamais de bibliothèques dans mes appartements. Mais je ne serais pas sincère si je n’évoquais pas la lecture - vers douze, treize ans aussi - des Faux monnayeurs de Gide. J’ai lu tout Gide mais je ne parviens guère à le relire. Tout Colette aussi dont j’aime toujours le français gras et fruité.

Justement, puisque nous parlons de littérature, vous avez rendu publique une protestation intitulée « Un peu de sérieux » (Evelyn Waugh disait « un peu d’ordre ! ») sur l’actuelle cuisine littéraire. Quel regard portez-vous sur celle-ci ? Et sur le monde de l’édition, que vous connaissez ?

J’ai peur, très peur de voir s’effondrer l’art du roman, un peu comme Yves Saint Laurent qui assista à la mort de la haute couture. N’est-ce pas intolérable de penser que des auteurs acceptent de voir « retoucher » leur livre quand on ne les « conseille » pas ?  J’ai quitté un éditeur pour cela. Je ne voulais pas qu’on tripatouille ma prose, encore moins qu’on rabote mes idées, si peu correctes il est vrai. Pour moi, la littérature est un duel entre soi et soi. Un métier d’aristocrate ou de voyou. Un métier d’homme libre. Oui, un métier cependant, car pour bien écrire il faut beaucoup écrire, longuement. Je n’ai pas dit : beaucoup publier. Je suis horrifié par l’état des Lettres en France, par un certain renoncement des éditeurs devant les médias et les agents. Que l’avenir nous préserve des agents ! En Belgique tout est verrouillé. Quelques personnes se font des courbettes et voilà tout, pas ou très peu de polémique. On écrit que je suis élégant et discret dans la marge d’un journal et le même journal - tombé bien bas depuis quelque temps -  encense un cuistre qui publie dix pages sur Zidane, à Paris, avec de l’argent belge probablement. Les éditeurs ?  Ils se regardent en chiens de faïence. C’est très triste mais je ne vais pas en faire une maladie, même si mon éditeur devait renoncer à publier Le petit livre belge, une pochade un peu encombrante bien que légère en quantité.               

Tous vos écrits, prose et poésie confondues, portent l’empreinte d’une profonde culture musicale. Votre épouse est pianiste, vous-même ne manquez pas le festival de Salzbourg. « De la musique avant toute chose » ?

Oui, la musique avant tout. D’ailleurs, pour moi, il y a grande littérature quand celle-ci donne à penser à de la musique. J’ai toujours dit que je désirais égaler Chopin, créer ces formes très contrôlées mais qui paraissent très libres. L’illusion de la confidence, parler au cœur, ce qui demande beaucoup d’intelligence et des moyens raffinés. Je suis un artiste, pas un intellectuel, et sans doute suis-je plus proche du musicien que de tout autre artiste. J’ai épousé une musicienne mais je suis aussi fils de musicien et même petit-fils de musicien. Mes plus chers amis sont des musiciens.

Votre œuvre romanesque, qui culmine dans Ainsi fut dissipé le charme nostalgique (Le Cri), ne fait-elle pas écho à l’incipit de Sur les falaises de marbre, ce  roman fondateur d’Ernst Jünger magnifiquement traduit par Henri Thomas : « Vous connaissez tous cette intraitable mélancolie qui s’empare de nous au souvenir des temps heureux. Ils se sont enfuis sans retour, quelque chose de plus impitoyable que l’espace nous tient éloignés d’eux. » ?

Comme c’est bien dit : « plus impitoyable que l’espace… » ! J’ai la nostalgie du présent même, parfois. Hier, mon épouse essayait des robes du soir ; je lui ai conseillé celles qui m’évoquaient des moments dans le passé, des mots, Proust, et je sais qu’en les revêtant, en les accessoirisant de perles, de fourrures - avec des gants, je tiens beaucoup aux gants, - elle saura créer, au présent, de la nostalgie. Un jour - j’écrivais L’Orage - des spectateurs, dont nous étions croyions-nous, nous ont abordés à l’entracte. C’étaient des Juifs polonais qui avaient cru revoir en nous des princes varsoviens. Ils y croyaient pour de bon comme si nous étions venus de leur passé pour les enchanter. Je me souviens, c’était à un récital, le dernier, de Magaloff. Je ne sais pas d’où vient cette nostalgie dont j’étais déjà conscient enfant. Peut-être de mon grand-père, un bel homme romanesque et cultivé. Ernst Jünger ? Oui, c’est bien, très bien.            

Parmi les leitmotivs de votre œuvre, ce couple ambigu (frère, sœur, amants) et princier…

C’est la question la plus indiscrète. Ce n’est d’ailleurs pas une question, plutôt un constat. Ce couple, est une clé et un idéal. C’est un miroir aussi, le miroir de mon couple, sa liberté et l’indestructible alliance de deux personnes qui se ressemblent, qu’on devine être ensemble même lorsqu’on les rencontre séparément. Un couple comme celui-là demeure toujours un mystère, alors même que certains s’offusquent de sa très - trop - grande liberté. Ce n’est pas un couple bourgeois, vraiment pas. Princier ? Oui. Il est tellement au-dessus de la morale courante, il se prête si mal au moule démocratique. C’est aussi un couple d’artistes mais sans folklore. Une véritable femme du monde et un poète gentleman qui ont décidé de traverser ensemble la vie, celle de quelques autres et la leur, comme un voyage. Après tout ce qu’on peut en dire par rapport à mon épouse et à moi, c’est aussi une métaphore de la beauté et du temps qui passe. Dans Ainsi fut dissipé le charme nostalgique, Cyril prend peur, il décide, après toutes ces années, de ne pas le revoir. À la fin de L’Orage, un jeune homme, moins compliqué, l’attend. C’est qu’il n’a à lui donner que son corps (accessoirement un bijou volé et un livre où manquent des pages) ; pour Cyril, il s’agit de son âme.

Il me semble aussi distinguer dans vos écrits un goût immodéré (et ceci n’est pas une critique) pour les velours, les soieries et les brocarts. Votre côté flamand ?

Je suis un couturier et un décorateur rentrés… J’ai fréquenté ces milieux aujourd’hui ravagés (un peu moins la décoration) par le commerce le plus plat. Villars (l’antiquaire) disait que j’avais un côté Christophe Decarpentrie. Ce n’était peut-être pas tout à fait, dans sa bouche, un compliment. Or Christophe, c’est le Flamand de Tournai (par son père, comme moi). Vous savez, je vis dans un appartement tout blanc, assez vide au premier regard, avec la mer pour cadre mais je collectionne des vêtements féminins avec un goût prononcé pour le somptueux, même de ville. Ah ! Le Givenchy du temps de sa gloire… J’ai dû être marchand d’étoffes dans une autre vie, un marchand vénéto-flamand en effet.

Vos projets ?

Trop. Deux livres au moins (je ne parle pas du Petit livre belge, je l’ai dit, très léger et néanmoins encombrant) mais je ne suis pas pressé. Je suis capable de travailler sur ces deux manuscrits pendant dix ans comme, à peu près, sur Ainsi fut dissipé le charme nostalgique. Je suis capable aussi de les donner sous une identité d’emprunt, l’un des deux en tout cas. Je n’ai pas de statut sinon celui de la discrétion (plus j’y pense, plus je crois que ce mot ne me convient pas). Savez-vous que j’ai, un jour, menacé Hubert Nyssen d’un duel à l’épée ? Il a répondu à cette proposition par un très plat : « N’en faisons pas tout un fromage. » Ces deux livres auront pour centre d’intérêt l’Inde comme un souvenir, une nostalgie. Mais mon principal projet est de faire survivre en moi l’éternel jeune homme, comme disait Lucie Spède dans la préface à mon premier et encore maladroit roman.*

La Course des chevaux libres. (Le Cri.)

Yves-William Delzenne a publié chez Le Cri, éditeur à Bruxelles :

La Course des chevaux libres, roman, 1983 /L’Orage, roman, 1991 /Poèmes, anthologie, 1993

Les Tours de Dresde, roman, 1994 / La Nostalgie batailleuse, nouvelles, 1995 /L’immortel bien-aimé, poème, 1998 /Œuvre complète, 2003

Dernier ouvrage paru : Ainsi fut dissipé le charme nostalgique, roman, 2006

En préparation chez le même éditeur : Le petit livre belge

Chez d’autres éditeurs : Un Amour de fin du monde, roman, Actes Sud, 1987 / Le Sourire d’Isabella, roman, Actes Sud, 1989

Les dés de pierre, Casterman, 1995

Entretien paru dans La Revue générale, avril 2006.                                                                      

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16 janvier 2007

Les 40 ans de l'Age d'Homme

littérature

 

« La littérature représente pour moi une dimension intemporelle qui complète la vie » Vladimir Dimitrijević

S’il y a deux substantifs qui s’appliquent à Vladimir Dimitrijević, le fondateur des éditions de L’Age d’Homme, ce sont bien l’inassouvissement et l’insoumission. Celui que ses amis appellent Dimitri est un bourreau de lecture, l’un de ces hommes de l’ancien monde, qu’un livre élève et métamorphose. Un homme pour qui lire s'apparente à prier. Cette soif-là jamais ne sera apaisée, et Dimitri lira jusqu’à son dernier souffle tant est dévorante sa passion de découvrir une voix originale entre les lignes d’un manuscrit. A l’entendre parler, l’œil en feu, d’un de ces Russes, de ces Suisses ou de ces Anglais encore inconnus, je comprends combien Dimitri est resté l’explorateur qui jamais ne renoncera à boucler son paquetage pour une expédition lointaine.

D’avoir grandi en dictature – la Yougoslavie des années 40 et 50 – fut pour lui un traumatisme : les bons livres prohibés et la mélasse imposée, les imposteurs portés au pinacle alors que les vrais écrivains croupissaient en taule ou en exil. En réaction contre la censure, Dimitri s’est adoubé éditeur, à treize ans, par dégoût pour toutes les polices. Mais qu’est-ce qu’un éditeur ? Quelqu’un qui lit et fait lire, dixit Dimitri. D’abord libraire, et un libraire célèbre à Lausanne, il est devenu, en 1966, éditeur ayant pignon sur rue. Quarante ans et 4000 titres plus tard, dans un système techno-marchand soumis à une mise au pas autrement plus efficace que celle des démocraties populaires, un pareil homme ne peut manquer d’ouvrage. Au contraire, depuis la chute du Mur, j’ai l’impression qu’il a dû mettre les bouchées doubles pour compenser, avec ses maigres moyens, la prudence "citoyenne" de maints confrères. En outre, il doit aujourd'hui comme hier faire face à ce que le regretté Philippe Muray nommait "la fièvre cafteuse" et "l'envie du pénal": dans tous les régimes, les apparatchiks font payer leur talent et leur solitude aux artistes. Nihil novi sub sole.

Le plus remarquable est que cet anniversaire, ce soient les éditions du Rocher qui le fêtent, avec Les Caves du Métropole, étonnante chrestomathie: quarante auteurs choisis en toute subjectivité par le maître d'œuvre du volume, le critique Augustin Dubois. Conseillé par Samuel Brussel, le directeur de la collection Anatolia (et héritier hérétique de Dimitri), A. Dubois a sélectionné des extraits d'auteurs maison, précédés d'une brève introduction non dénuée d'humour ni de courage: si Bloy se voit comparé au capitaine Haddock, Léontiev est qualifié de profond et Nougé, le surréaliste belge, préféré à Breton, Crevel, Tzara et consorts. L'ouvrage se termine par un court texte où Dimitri évoque sa passion en termes imagés: "je cherche dans chaque livre la pièce manquante de cette immense mosaïque qu'est l'existence". Voilà de l'excellent travail, et un beau geste: un éditeur salué par son confrère, n’est-ce pas seigneurial ?

© Christopher Gérard

 

La figure de Dimitri est évoquée dans Les Nobles Voyageurs

 

littérature,chats

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14 décembre 2006

Friedrich Georg Jünger

 

paganisme,Grèce,dieux

Friedrich Georg Jünger, poète et essayiste, et surtout le frère d’Ernst, est encore largement méconnu dans l’aire francophone. Pour le faire mieux connaître, la revue poétique et culturelle Lieux d’Etre proposait en 1998 un choix de poèmes élégamment rendus en français par le professeur Fr. Poncet (Lieux d’Etre, Friedrich Georg Jünger. Choix de poèmes. A commander 17 rue de Paris, F-59700 Marcq en Baroeul). Les textes sont précédés d’une notice biographique d’E. Jaeckle, qui précise à quel point cette poésie singulière est influencée par le thème nietzschéen de l’Eternel Retour. D. Beltran-Vidal, directrice des Cahiers Ernst Jünger étudie ce cas de gémellité littéraire assez rare dans l’histoire des Lettres allemandes. Dans sa pénétrante analyse, on peut se demander si elle accorde toute l’importance méritée aux essais consacré aux Dieux, aux Titans et aux Mythes grecs, les plus païens des livres de Friedrich Georg, traducteur de l’Odyssée, qui marquèrent son frère « Des nombreuses oeuvres qu’il (FG) a écrites, celle que j’ai (E) le plus aimée et que je considère comme son texte le plus important est Griechische Mythen » (Les prochains Titans, p. 57).  La part la plus originale de ce bel ensemble est certainement la courte étude de la cantatrice (mezzo-soprano) Sylvie Oussenko-Poncet, épouse du traducteur et, comme lui, amie d’Ernst Jünger, qu’elle consacre à la mise en musique par trois compositeurs français de poèmes de Friedrich Georg, qui inspira une demi-douzaine de compositeurs allemands dont Carl Orff. Ulrich Frösche, spécialiste de l’oeuvre de Friedrich Georg Jünger et responsable au Deutsches Literaturarchiv de Marbach conclut par une bibliographie essentielle.  La revue Antaios (1993-2001) a publié l’extrait suivant, dans le numéro XIII (solstice d’été 1998).

Dieux et héros des anciens Grecs

Dionysos et le Grand Pan

La victoire des Dieux olympiens ne se remporte pas sans mal. Réduits à leurs seules forces, les Dieux ne sauraient faire pencher la balance. Pour terrasser les Titans, il faut des Titans. Et même eux ne suffisent pas à vaincre la résistance de Japet, d’Atlas, de ses séides. Il faut maintenant que s’ouvrent les portes des abysses, il faut qu’apparaissent les formidables veilleurs chthoniens qui demeurent perpétuellement dans l’occulte, et ne montent au jour de la conscience et de la lumière que lors des ébranlements les plus profonds. Ils ne viennent que si la totalité du pouvoir est en jeu, si les atteint le tremblement qui parcourt le ciel et la terre et le tréfonds de l’abîme. Alors s’ouvrent d’un coup les portes d’airain du Tartare, dont l’Iliade nous dit qu’il s’étend sous l’Hadès, aussi loin au-dessous que le ciel est distant de la terre.

La lutte des Dieux contre les Titans n’implique aucun dualisme. On ne peut en faire le conflit d’un principe lumineux et d’un principe de ténèbres. Les noirs Hécatonchires et autres Cyclopes accourent à la rescousse de Zeus et répondent à son appel. L’attaque contre les Titans est lancée du haut et du bas, il faut bien cette prise en tenailles pour les faire succomber.

Dionysos lui prend part à la lutte. Il entretient avec les Titans un rapport bien particulier. Le dionysiaque et le titanesque sont dans une contradiction qu’exacerbe la parenté de leur nature. Ce qui différencie Dionysos des Dieux olympiens, c’est d’être un Dieu du devenir, de l’altération et de transformation perpétuelles. En quoi il se distingue aussi des Divinités du phallus, dont l’office permanent et immuable est de veiller en gardiens tutélaires sur le sexe. Dieu du devenir, Dionysos est proche des Titans, surtout par la fougue juvénile, éruptive, de son épiphanie. Sa démence, lorsqu’elle éclate, semble offusquer le lucidus ordo du monde des Dieux et des hommes, voiler la trame de leurs rapports : un homme sans imagination ni finesse, comme l’était le roi Penthée, pouvait se dire avec quelque apparence de raison que cette fureur était destruction pure et simple, et qu’il fallait y mettre bon ordre. Il n’est pas toujours aisé de reconnaître un Dieu, et Penthée, souverain d’une époque de transition, dut expier d’effroyable manière pareille méconnaissance.

Dionysos n’est pas un Titan, aussi titanesque que puissent paraître ses premiers pas. Il ne vient pas prêter main-forte à la maison de Cronos, il entre en conquérant dans le royaume que lui assigne Zeus, pour y établir son règne et le consolider. Sans plus attendre, il intervient dans la lutte contre les Titans, aux côtés de Zeus, dont il est le fils et fidèle homme lige. On voit bien ce qui le sépare des Titans, du cercle des douze Grands comme de Prométhée. Devenir titanesque et devenir dionysiaque diffèrent, le retour lui non plus n’est pas le même pour chacun. Le tournant qui s’amorce avec Dionysos suit un autre chemin, mène à un autre but. Son devenir à lui n’est pas la sempiternelle réitération de l’élémentaire à quoi se bornent course et démarche des Titans, incapables d’aller au-delà. Leur activité tellurique n’entaille que faiblement la Terre, glissant sur elle comme le ballet des orages. Dionysos ne se contente pas d’être le Dieu du tournant, c’est un Dieu de la mutation, par qui l’être en devenir prend conscience de la contradiction qu’il porte à l’anciennement devenu. Il déboîte de leurs gonds passé et avenir, ouvrant l’accès du présent. L’insatiabilité dionysiaque n’est pas l’insatiabilité titanesque. L’une des tâches assignées à l’homme est de muer sa nature titanesque en nature dionysiaque. La démence que Dionysos insuffle aux mortels accomplit cette catharsis. Sous le coup de cette démence, ils accèdent à la communauté dionysiaque, éprouvant en eux-mêmes la puissance du Dieu. L’union avec le Dieu abolit du même coup toute notion de temps, abolit toute limite, ouvre tout grand l’Hadès, le superflu, l’ivresse, la fête immense. Chez les Titans, la fête était inconnue. Le monde d’airain de la nécessité ne connaît rien de festif, ni d’ailleurs de tragique ou de comique. Les Titans sont empreints d’une gravité profonde et fruste, d’abord par leur confiance aveugle en ce qu’ils sont, ensuite parce que chacun ne connaît que soi, nul ne se soucie des autres. Chacun se meut dans sa propre voie. Dionysos, lui, est communauté d’esprit, spiritualité indivise, l’élément même de la fête dionysiaque. Non content de créer la tragédie, Dionysos, contrairement aux Titans, est lui-même un Dieu tragique, mais aussi le maître des fêtes, l’ordonnateur des grandes processions du phallus. Le conflit, tragique ou comique, naît de ses oeuvres; il est le fruit du temps, de la notion nouvelle du temps que Dionysos introduit. Cela fait de lui le maître de l’Histoire, qui met fin au simple devenir anhistorique. Il institue la césure par quoi l’Histoire devient possible. Cela n’est pas aisé à concevoir, si l’on n’a pas compris que toute Histoire suppose un préalable extérieur à elle-même. Si l’on en restait à la course en rond des Titans, toute l’Histoire serait impossible.

Les Titans sont les champions d’un ordre ancien aux murailles cyclopéennes et quasiment inaltérables, puisqu’elles sont l’oeuvre de la nécessité même. Mais le nécessaire n’a jamais soulevé personne d’admiration, et la peine des hommes n’est qu’un effort ininterrompu pour rompre ces chaînes pesantes, dont leurs chairs sont lésées. Est nécessaire ce qui paraît à l’entendement déterminé, produit par certaines conditions. Mais nous déclarons nécessaire, dans le même temps, l’inconditionnel absolu. Non qu’il ne paraisse lié à des conditions, mais parce qu’il ne nous laisse pas le choix, parce qu’il est contraignant, qu’on ne saurait l’infléchir. Là où la nécessité se présente comme un processus mécanique, nous la reconnaissons comme mécaniquement conditionnée. Cependant l’absolu, selon notre langage, est lui aussi nécessaire. Il y a là une antinomie dans les termes, mais elle exprime une similitude. On discerne toutefois une différence. Ce qui procède de déterminations tire sa nécessité de la succession de celles-ci, série continue, et par là contraignante. Nous en retirons l’idée d’un enchaînement de causes et d’effets. Mais lorsque nous qualifions la nécessité d’absolue, nous passons sur la série des déterminations, pour retenir uniquement que nous n’avons plus le choix. Ouranos règne sur un espace où il n’arrive pas grand-chose. Son règne est celui de la durée, d’une stabilité d’airain : le devenir titanesque n’a pas encore commencé. Les Titans n’emplissent pas encore la Terre de leur vigoureuse existence, partout règne un silence intemporel. Ouranos a le visage d’une nécessité d’airain. Cette nécessité ouranienne n’est pas celle du devenir, celle dont sont pétris les enfants d’Ouranos. Le temps semble immobile, il faut attendre Cronos pour qu’il commence à s’écouler vraiment. Là où tout est donné pour nécessaire, il n’y a pas de liberté qui tienne; on n’en sent même pas le besoin. Mais si jamais l’esprit, se sachant fait pour ce jeu, commence à le ressentir, il ne peut plus s’en défaire. Le pouvoir et l’attrait du Beau tiennent à cette liberté dont il jouit en lui-même. Le monde du devenir titanesque ne connaît pas cette soif du Beau, cette passion dévorante. Il ne s’y forme aucun surplus ni superflu, car les énergies se consument à mesure qu’elles s’exercent, et si elles se renouvellent sans cesse, c’est pour retomber de plus belle dans cette consomption. Les Titans ne connaissent pas le loisir. Dionysos fuit leur besogne, à laquelle il n’a point de part. Il est le Dieu du superflu, répand le superflu où qu’il aille. Il est source de richesse, d’ivresse, d’oubli. Les Titans ne font de dons à personne; ils ne donnent rien d’eux-mêmes, se calfeutrant en d’inaccessibles demeures d’où nul fruit ne se peut emporter. Ils n’ont pas de soin des mortels, ne veillant pas sur eux. Dionysos, lui, est le Dieu qui soigne. Veillant à la santé du peuple, ordonnateur des fêtes, commis aux soins des vignes et des moissons, époux d’Ariane, il est bien éloigné de l’engeance titanesque.

Les Titans le poursuivent d’une haine attentive, âpre, persévérante, telle qu’ils ne l’ont pour aucun autre Dieu. Ils semblent constamment l’observer, le guetter, sans jamais le perdre de vue. Le titanesque et le dionysiaque se jouxtent. A tous les stades de son épiphanie, les Titans suivent Dionysos à la trace, et finissent par lui tomber dessus. Il se défend en usant contre eux de son art des métamorphoses, se fait lion, serpent et tigre, avant de succomber, sous l’apparence d’un taureau qu’ils lacèrent et mettent en pièces.

Comme Dionysos, Pan vient se mêler à la lutte contre les Titans. On dit qu’il embouchait la trompette d’une conque marine dont le mugissement plongeait les Titans dans l’effroi. Quelle querelle veut-on vider, de quoi s’agit-il au fond? Le Dieu phallique n’aime guère le titanesque, il garde ses distances, il est au refus. Il montre son pouvoir dans un autre ordre. Sa seule façon de se mouvoir tranche sur les mouvements titanesques. C’est un chasseur, qui cherche et qui trouve. Ses allées et venues inlassables ont trait au sexe; le phallique en est l’origine et la fin. Son domaine s’étend, empli de foisonnante vie, dans un silence inviolé, qui vers l’heure de midi se condense en mutisme panique. Le mutisme de Pan, son repos sont phalliques, tout autant que son goût du vacarme, du rire et de la frénésie. Il vient du fond des origines, en géniteur, en fils des Dieux et des Nymphes. Qu’il dorme de son profond somme méridien, ou qu’il s’éveille et déambule, ses traits sont ceux du géniteur. La force de procréation n’est pas enclose en lui comme le fleuve Océan dans le Titan de même nom. Il n’a pas de place dans le monde du devenir titanesque, tissu d’efforts de volonté. Dieu qui muse parmi les Muses, présidant aux ébats du sexe, Pan s’oppose diamétralement au caractère titanesque. Dans le loisir de Pan s’exprime une facilité de l’être propre à un Dieu qui ne connaît ni la détresse ni l’effort; elle s’exprime dans le plaisir qu’il prend à l’oeuvre des Muses. C’est le Dieu des solitudes d’Arcadie, le Dieu des campagnes à Nymphes, des danseurs aux silhouettes d’or découpées sur le bleu éternel et profond du ciel arcadien. Pan est un Dieu de maturité, propice à tout ce qui mûrit, tout comme Dionysos est un Dieu du superflu et de fécondité, d’accroissement et de don. Les Titans ne dissipent rien; tout puissants qu’ils sont, il y a de la pingrerie en eux. Pan l’oisif n’a que faire de leurs efforts; ses combats sont d’autre nature. Ils ressemblent aux chasses qu’il entreprend; c’est un grand chasseur, ce qui dit bien sa relation au sexe. D’un coup, les Titans sont saisis d’effroi par l’irruption fracassante du Dieu phallique : attaqués sur le flanc où ils n’attendaient pas de l’être, avec des armes auxquelles on ne sait trop quoi opposer.

Héraclès et Achille

Au camp des Grecs sous Ilion, Nestor est l’unique survivant de la vieille génération des Héros. Il est le dernier témoin d’états de choses révolus sur lesquels l’épopée jette un regard en arrière, un grand ancêtre qui régna sur trois âges d’hommes. Il est l’arche et la gloire des Achéens, l’homme le plus avisé du conseil, et dont l’avis est le plus recherché. Il prend une part considérable aux événements; nulle décision d’importance n’est prise qu’il ne soit écouté. On voit en lui le calme et la sérénité du grand âge. Mais ni mêlées ni beuveries ne lui font peur; la coupe où il aime à boire est si lourde que des hommes plus jeunes peinent à la soulever. Il use de son influence pour concilier et adoucir, discourt sans passion, pèse le pour et le contre. Il aime à évoquer le passé, et s’entend à lui rendre gloire; il mêle à ses paroles de miel le fil d’événements plus anciens, les combats d’Héraclès contre son père Nélée, les siens propres contre Arcadiens, Eléens, Epéens, Molionides, et la part qu’il prit tout jeune à la querelle des Centaures et des Lapithes. Les Héros d’antan, il en est convaincu, étaient plus forts que ceux d’aujourd’hui, si forts qu’aucun de leurs cadets n’en serait venu à bout. Au premier chant de l’Iliade, il exalte la force incomparable d’hommes tels que Pirithoos, Dryas, Caineus, Exadios, Polyphème et Thésée. Tous, si l’on excepte Thésée, sont des Lapithes. Il s’en était fait des amis, et courait avec eux les déserts des bois et des monts. Si l’on veut donner à cet âge des Héros le nom propre à le résumer, on l’appellera âge d’Héraclès. Il est justifié par la situation que l’épopée nous suggère; l’Iliade trace des limites, est elle-même le fort remblai qui sépare le passé du présent. Ce sont deux âges héroïques distincts, le poète épique en a clairement conscience, et Nestor, qui fait le lien entre les deux, se met en devoir de les comparer et confronter l’un à l’autre. Nous-mêmes sentons bien la différence. Et d’abord que nous ne sommes plus aux commencements des temps héroïques, mais que nous touchons à leur terme ultime. L’épopée est une stèle à la mémoire de ce temps. Les poèmes homériques y jettent un jour dont nous comprenons mieux la lumière si nous songeons à tout ce qu’il a de réverbéré, de réfléchi, de luminosité d’un grand miroir ou d’un grand bouclier. Et puis nous distinguons entre épopée et tragédie, celle-ci contemporaine d’une conscience historique éveillée, et faite pour traiter du conflit entre cette conscience et les événements du mythe. La scène tend en soi, par son mécanisme propre, à exposer ce conflit, de même que les choeurs, monologues et dialogues des tragédies énoncent la solitude d’un Héros qui, à mesure que les Dieux se retirent, devient l’immanquable victime de la nécessité tragique.

Il se peut que l’ancien état des choses se pare aux yeux de Nestor des prestiges du souvenir, car le temps rehausse les contours du passé, et le penchant personnel joue son rôle. Cela se peut, mais nous ne pouvons nous empêcher de conclure qu’il a raison. Qu’est-ce donc qui nous amène à le faire? A l’évidence, la simple description de ce paysage mythique, plus ancien et plus jeune à la fois, le charme d’un sol intact, vierge, qu’on n’a point encore foulé. La Terre est plus sauvage, son mutisme plus profond; elle semble à l’affût, dans le silence des aguets, à la panique et centaurienne densité. La vie des Héros anciens par monts, bois et rivières ranime en nous une ferveur dormante. Leurs errances les mènent loin dans les libres terres de chasse. Leurs yeux s’ouvrent sur des fonds et des espaces inviolés, soumis à perte de vue au règne des bêtes mythiques. En revanche, navires et navigation restent à l’arrière-plan. On le voit à l’exemple de la nef Argo, encore auréolée de la gloire de l’invention, ouvrage prodigieux, habité, animé, qui suscite un étonnement durable bien après lui, et lui vaut d’être mise au rang des constellations. Dans le catalogue des vaisseaux de l’Iliade, aucun nom de nef n’est cité, pas plus qu’on ne s’étonne de voir des flottes entières courir l’Archipel et les côtes du continent. La construction navale est un artisanat des plus communs, même si l’on se rend compte, à la lecture de l’épopée, que le domaine de Poseidon n’est entamé qu’avec réticence, et que l’exploration se limite au cabotage côtier.

Les combats narrés par Nestor l’opposent aux piqueurs de taureaux, les Centaures à corps d’homme de Thessalie, aux monstres "velus, habitants des monts", hôtes des cavernes. Les Centaures, les Lapithes, et tout l’énorme combat qui se livre entre eux font partie intégrante des temps héracléens, tout comme la puissante figure du roi des Lapithes Pirithoos, au premier rang, avec Héraclès et Thésée, de la Centauromachie. Lui-même est apparenté à la branche des Hippocentaures. La lignée des Héros achilléens est la dernière éduquée par le Centaure Chiron. Le duel contre les bêtes mythiques appartient à l’âge héroïque d’Héraclès, tout comme l’existence d’une Atalante d’Arcadie, chasseresse à la manière d’Artémis, ou encore la chasse, dans les campagnes d’Etolie, du sanglier Calydon, la plus grande chasse que le mythe nous ait rapportée. On ne quitte pas la sphère d’Artémis; c’est elle qui a lâché le sanglier, et Atalante elle-même est mêlée au récit.

Les événements ont un cours parallèle. De grandes expéditions de l’âge héracléen ressortent la première campagne contre Ilion, menée par Héraclès, l’expédition des Sept contre Thèbes et celle des Argonautes, que Jason mène jusqu’en Colchide. La deuxième guerre d’Ilion est conduite par Agamemnon, la seconde marche contre Thèbes par les Epigones commandés par Adraste. Les Argonautes ont pour pendant les voyages d’Ulysse, la grande errance odysséenne. Les pères reviennent dans les fils.

Si l’on compare Héraclès et Achille, des différences se font jour. Le fils de Zeus et d’Alcmène est créateur et fondateur; il donne à l’âge des Héros ses assises et ses bornes. Une veine de force héracléenne se mêle à tous événements. Le mythe héracléen, non content d’être le plus riche et le plus puissant des mythes héroïques, offre le fidèle reflet des forces et des conflits dont le Héros forme le noeud. L’amour du père pour ce fils est amplement payé de retour. C’est le nomos de Zeus dont son fils balise ses voies, qu’il accomplit, selon lequel il aménage la Terre. Il mesure sa force à tout ce qui s’en écarte. Les combats qu’Héraclès a livrés appartiennent aux temps révolus, Achille n’a nul besoin de les reproduire. Il trouve tout bâti ce dont Héraclès a jeté les fondations. La Royauté héroïque est dûment jalonnée, arpentée, Thésée l’a encore élargie et consolidée. Achille est élevé dans le sein de ces fermes institutions. Aux Centaures ne le lie plus que l’éducation donnée par Chiron; une dernière fois, les Amazones se mesurent à lui, mais ce combat n’est plus qu’un épisode de la lutte pour Ilion. En lui, Homère a réuni tout ce qui distingue la nouvelle génération, dont il est le protagoniste et l’archétype héroïque. Ses traits caractéristiques ne relèvent plus de la force archaïque native, quasi divine, qui se mesure aux monstres et remodèle la Terre en sûr asile des humains; si fort qu’il soit, il a grandi dans un climat moins rude, et sa nature est plus amène. Il est le préféré d’Homère, qui ne le montre pas toujours terrible, effréné, inflexible, mais parfois tendre, accueillant et ouvert. C’est un grand coeur épris de liberté, c’est pourquoi son commerce n’a rien d’oppressant, de dégradant; sa vue réjouit et rassérène les plus humbles, qui respirent plus librement. Une noblesse innée émane de lui, dont la force l’emporte sur tout.

Friedrich Georg Jünger

Traduit de l’allemand par François Poncet. Texte tiré de Griechische Mythen. Die Titanen.Götter. Heroen, éd. Vittorio Klostermann, 1994, ISBN : 3-465-02664-0.

 

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04 décembre 2006

Le Tchékhov belge

Entretien avec Jacques Henrard

Christopher Gérard : Qui êtes-vous ? Comment vous définiriez-vous ?

D'un naturel paresseux, je suis grand travailleur par passion, mélancolique de tempérament, mais furieux optimiste de conviction. Mon credo le plus essentiel : la vie est bonne, le bonheur est au bout. La clé de ce bonheur, c’est  l'amour, dans son acception la plus large.

Quelles ont été pour vous les grandes lectures ? Les grandes influences ?

Mauriac, dans ma jeunesse, m’a donné le goût de la densité sculpturale, Dostoïevski m’a communiqué un peu de son immense empathie avec le drame humain. Plus tard, le nouveau roman a renforcé ma conviction de notre impuissance à rendre compte du mystère du monde et à le faire rentrer dans les catégories de notre esprit. Il m’a détourné de la suffisance intellectuelle et orienté vers une attitude plus modeste et plus concrète pour aborder les êtres et les choses.

Les grandes rencontres littéraires et artistiques en plus de quarante ans de carrière?

Trois rencontres furent pour moi capitales. Franz Weyergans, dans les années soixante, fut le premier à croire en moi et à m’introduire dans le milieu de l’édition. Charles Bertin, ensuite, m’a aidé de ses conseils avec une lucidité et une générosité dont je lui sais infiniment gré. Vladimir Dimitrijévic, enfin, par l’accueil chaleureux qu’il m’a réservé aux Editions de l’Age d’Homme, m’a donné la confiance nécessaire pour écrire mes cinq derniers romans.

Dans votre dernier roman A Samedi ?  (L’Age d’Homme), vous mettez en scène un sympathique trio de potaches devenus avec le temps des amis fidèles. Quelle est la part d’autobiographie dans ce roman intimiste.

Tout roman est autobiographique, me semble-t-il, dans la mesure où le thème choisi par l’auteur l’est en fonction d’un souvenir à raviver, d’une peur à exorciser, d’un remords à apaiser, d’un manque, d’un regret, d’une nostalgie à combler. Pourquoi ai-je ressenti l’impérieux besoin d’écrire un livre sur l’amitié ? Pour le savoir, il faudrait une psychanalyse. Ceci dit, ce récit est purement imaginaire et je n’ai jamais vécu d’amitié en trio.

Quand vous écrivez : « Le triomphe de mon trio, quelle injure aux naufrages de nos duos passés », voulez-vous dire que l’amitié l’emporte souvent sur l’amour ?

Un de mes petits fils, depuis ses premières années de primaire, me parle de deux copains avec lesquels il forme un trio très soudé. Il a grandi. Comme la plupart des  jeunes, il a mis quelque temps avant de se fixer en amour et je me suis posé la question : comment l’amour, beaucoup plus essentiel dans une vie que l’amitié, est-il souvent plus fragile qu’elle ? Pour mettre en lumière ce paradoxe, j’ai imaginé que le narrateur raconte cette aventure à son amante et que le souvenir de l’amitié se mêle constamment au vécu de l’amour. Chacun des deux partenaires a connu des échecs en amour. Aspirant à rendre leur union définitive et à la sceller par la venue d’un enfant, il est naturel qu’ils mettent en regard la solidité d’une amitié de jeunesse avec le naufrage de leurs amours passées.

Votre éditeur et ami Vladimir Dimitrijévic, quand il parle de vous, vous qualifie de Tchékhov belge. Alors, quid de Tchékhov ?

Je suis absolument confus de ce rapprochement. Mais quand il l’a risqué, Vladimir Dimitrijévic ignorait – et il va sans doute seulement apprendre – que Tchékhov est depuis quarante ans mon auteur fétiche en théâtre et que je lui voue un véritable culte. Je me sens à des années lumière du génie de Tchékhov, mais qu’on ait pu déceler une parenté, même lointaine, entre lui et moi, c’est pour moi un grand bonheur.

Le ton de vos romans varie en fonction des personnages. Comment caractériser le ton de A Samedi ? 

Celui de l’autodérision. Il faut imaginer le narrateur un demi-sourire au coin des lèvres. Par pudeur, pour masquer son émotion, il fait des phrases, pastichant sa propension à la littérature et sa déformation de professionnel de la culture. Il exagère ironiquement les manifestations de son vieillissement, jouant au vieillard précoce, pour monter en épingle l’écart entre son âge et celui de sa compagne plus jeune.

Publié dans la Revue générale, janvier MMV

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Michel Rosten

Autour de L'Immortelle

Jacques Franck a parfaitement défini le pari réussi de Michel Rosten, jeune écrivain de soixante printemps, en parlant de "roman qui tranche sur la production littéraire belge, où les esprits chétifs et les âmes fragiles surabondent" (La Libre Belgique du 25 février 2005). Nul nombrilisme en effet dans cette vaste fresque qu'est L'Immortelle (L'Age d'Homme), mais une œuvre très slave qui emporte le lecteur dans ses flots tumultueux, qui sont ceux de la grande histoire. Servi par une solide culture classique (de Thucydide à Montaigne, en passant par Salluste et Chateaubriand) comme par une connaissance encyclopédique du monde communiste, Michel Rosten retrace le paysage tant physique que mental de l'Europe captive, celle qui fut sacrifiée à Yalta. Nous suivons ainsi ses multiples personnages pendant trente ans, des premières lueurs du dégel jusqu'à l'effondrement sans gloire du Rideau de fer. L'architecture rigoureuse du roman, calquée sur le plan d'une célèbre partie d'échecs, permet de passer sans peine d'une séance de comité central à une beuverie d'officiers, d'un meurtre politique aux tourments amoureux de dissidents indomptables. L'auteur démonte avec brio la langue de bois en vigueur à l'époque - chacune possède la sienne - et, magie de la littérature, nous fait rencontrer de nouveaux amis qui nous accompagneront longtemps dans nos rêveries.

Christopher Gérard : Qui êtes-vous? Par quel chemin êtes-vous devenu ce que vous êtes?

Socrate recommandait de « se connaître soi-même », ce qui démontre de manière indirecte la difficulté de l’exercice. Pour ma part, je doute de l’avoir convenablement mené à son terme ; mais, en même temps, je crois que cet inachèvement fait partie du charme de l’existence : ne plus se surprendre soi-même ne peut que conduire à un désastre intérieur. Je n’ai donc que de rares convictions. Je ne fréquente aucune église (si ce n’est les grandes cathédrales romanes, pour admirer tympans et chapiteaux), je n’ai jamais adhéré à un parti politique ni à un syndicat. Cela n’a rien d’exceptionnel, évidemment ; mais il ne m’en faut pas davantage pour entretenir une grande sympathie pour « l’anarque », dont Ernst Jünger a tracé le portrait, et m’en sentir très proche. Si je me réfère à cet écrivain, qui a beaucoup compté pour moi, c’est pour avouer que la littérature aura été, in fine, mon véritable credo. C’est la lecture qui, dans un premier temps, m’a façonné : depuis les romans de Stendhal que, adolescent, je lisais la nuit, sous ma couverture, à l’aide d’une torche électrique, jusqu’à Climats de Maurois, que j’ai dévoré au lieu de préparer un examen de chimie, en passant par le théâtre de Ghelderode, un auteur que, rhétoricien, j’admirais d’autant plus qu’il me permettait de lui rendre visite de temps en temps et d’imaginer la bataille de Waterloo qu’il rejouait sur une grande table couverte d’innombrables soldats de plomb…

Quelles ont été pour vous les grandes lectures? Les grandes influences? Quelles sont les principales figures de votre panthéon personnel?

En troisième gréco-latine, un professeur de français, Franz François, fit de moi un lecteur boulimique, passionnément attaché à André Malraux et à André Gide. Ensuite, pendant deux ans, Paul Delsemme acheva de m’inoculer le « vice impuni de la lecture », partagé par un ami de toujours, Frédéric Baal - un condisciple qui allait marquer, quelques années plus tard, le théâtre d’avant-garde en fondant le Théâtre Laboratoire Vicinal, qui se produisit dans le monde entier. A la fin des années cinquante, lors d’une année de transit à l’Université Libre de Bruxelles, nous avions l’habitude, pendant les heures de fourche, de nous lire à voix haute, dans les allées du cimetière d’Ixelles, les romans de Beckett, les poèmes de Michaux, L’Homme sans qualité de Musil, etc. Puis vint l’illumination du Voyage au bout de la Nuit, souvent relu. Je n’ai plus connu, par la suite, des émotions aussi violentes, bien que les Essais de Montaigne, les Confessions de Rousseau ou les Mémoires d’outre-tombe aient toujours compté à mes yeux un peu plus que le reste, au même titre que Tolstoï ou Proust. J’ai connu aussi quelques passions : Boulgakov et Grossman, Jünger et Corti.

Mais, en définitive, la plus grande figure de mon panthéon personnel, pour reprendre votre expression, reste Beethoven car, en toutes circonstances (joie ou misère), c’est toujours vers lui que je me suis tourné. La profusion de ses chefs-d’œuvre, la rigueur de son écriture, l’évolution exceptionnelle de ses conceptions musicales (la dimension du jazz se perçoit même dans sa dernière sonate pour piano, l’opus 111…) en font, à mes yeux, un génie absolu dans l’histoire de l’humanité.

Pendant plus de trente ans, vous avez été journaliste à La Libre Belgique. Responsable des affaires est-européennes, vous avez voyagé dans toute l'Europe communiste. Vous avez rencontré ses élites officielles (aujourd'hui aux oubliettes de l'histoire) et clandestines. Quelles figures vous ont le plus marqué?

Il va sans dire que ce sont les élites clandestines qui m’ont le plus marqué. Un courage inimaginable habitait ces gens qui savaient que, du jour au lendemain (aussi connus fussent-ils), ils pouvaient disparaître. Au début des années soixante-dix, lors d’une soirée qu’il avait organisée chez lui, Adam Kreczmar, un jeune dramaturge polonais de mes amis - hélas décédé prématurément -, mit à la porte un dignitaire communiste (qui allait finalement atteindre les plus hautes sphères du pouvoir) avant que ne dégénère une discussion sur Soljenitsyne ! Cela dit, l’homme qui m’a le plus impressionné reste Mstislav Rostropovitch que la bonne fortune m’a permis de rencontrer longuement à trois reprises. En dehors de l’admiration, largement partagée, qu’impose ce violoncelliste exceptionnel, l’homme est d’une générosité - dans tous les sens du terme – sans pareille. Au lendemain de la guerre, alors que Prokofiev était considéré comme un musicien dégénéré, le jeune « Slava » s’est installé pendant six mois chez le compositeur pour lui montrer toutes les ressources de son instrument et lui permettre d’écrire un concerto pour violoncelle. Puis, au début des années cinquante, il tapa les amis afin que le musicien, en complète disgrâce, ne meure pas de faim ! Deux décennies plus tard, il accueillait dans sa datcha Soljenitsyne, devenu un écrivain pestiféré... Bref, jamais homme ne m’a paru aussi parfaitement en accord avec sa conscience et représenter, avec une modestie sans pareille, un exemple aussi difficilement imitable – la personne étant, dans son cas, à la mesure de l’artiste.

Je voudrais aussi mentionner, pour répondre à votre question, le père Popieluszko, dont les messes pour la patrie apportèrent un prolongement (redoutable et redouté) aux homélies que Jean-Paul II prononça lors de ses premiers pèlerinages en Pologne, ainsi que l’action déterminée de Lech Walesa que j’ai rencontré à Gdansk (malgré la surveillance policière), peu après qu’il eut obtenu son prix Nobel, « Solidarnosc » étant délégalisé. Soit dit en passant, l’électricien des chantiers Lénine à Gdansk me fascina bien davantage que le chef de l’Etat que je revis par la suite dans l’exercice de ses fonctions.

Vous avez intitulé votre roman L'Immortelle. Pouvez-vous dire quelques mots du titre?

Le titre est emprunté à une partie d’échecs, jouée à Londres en 1851 et considérée comme la plus belle qui se vit sur les soixante-quatre cases. Les personnages de mon roman ont donné vie - si j’ose dire... – aux pièces et aux pions, dont ils ont emprunté le destin sur l’échiquier. J’ai établi un parallélisme entre l’effondrement inattendu des noirs (qui avaient pris la reine, les deux tours, un fou et deux pions aux blancs) et la débâcle des régimes communistes qui disposaient de tous les moyens (l’armée, la police, l’administration…) grâce auxquels ils pouvaient réduire à néant les prétentions de l’opposition. Mais l’Histoire nous a appris depuis longtemps que les peuples acharnés à conquérir leur liberté finissent d’ordinaire par l’obtenir…

L'Immortelle est le roman de la décadence, celle de régimes perdus d'orgueil. Pourtant, à chaque page, à travers la grisaille, transparaît l'espoir, ténu mais toujours invaincu. Ce balancement permanent correspondrait-il à votre nature profonde? Quand vous parcouriez la Pologne ou la Tchécoslovaquie dans les années 70, quel était votre état d'esprit? Espoir, désespoir?

Vous avez raison de considérer qu’il s’agit d’un roman de la décadence. Mais, à vrai dire, que représente la décadence d’un régime politique, sinon un épisode insignifiant dans le cours turbulent des siècles ? Et s’il est vrai que l’espoir à une place non négligeable dans mon récit (sinon comment justifier que des hommes se résignent à se battre au nom de leur idéal ?), je préférerais que l’on y reconnaisse la chronique d’une rébellion car celle-ci, dans toute société, demeure un puissant facteur de renouvellement. C’est en suivant de Sirius le déroulement de ces révoltes - mais aussi leur écrasement à Prague et à Gdansk - que j’ai rassemblé le matériel et les impressions dont je me suis servi pour écrire L’Immortelle, sans avoir eu pour autant, à l’époque, le désir d’en tirer un autre parti que professionnel.

Le personnage central du roman, le dissident russe Kareline, doit-il beaucoup à un certain Rosten?

Votre perspicacité m’embarrasse. Il est vrai que j’ai mis beaucoup de moi-même dans ce personnage qui m’a été inspiré par le dissident polonais Adam Michnik que j’interviewais chaque fois qu’il ne croupissait pas en prison. Et, j’ajoute que les « notes éparses » de Kareline, qui ponctuent chaque chapitre du roman, correspondent, pour l’essentiel, à ma perception des choses.

Je me trompe peut-être, mais il me semble que L'Immortelle est aussi une critique subtile du système occidental…

Si la critique est subtile, tant mieux ! Mais il n’y a aucune raison de cacher que je n’ai pas voulu me limiter à une critique des régimes communiste disparus. Je me suis servi de cette toile de fond misérable pour dépeindre en même temps notre société occidentale, si vertueuse, si démocratique et toujours prête à donner des leçons. Car les hommes restent les mêmes partout (ambitieux, autoritaires, injustes, ignobles - à l’exception du « happy few ») quel que soit le régime sous lequel ils vivent.

Publié dans la Revue générale, novembre MMVI.

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