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12 septembre 2007

Les Demoiselles du Taranne

littérature,matzneff

 

Harem Saint-Germain

 

La lecture de ce volume du Journal 1988 de Gabriel Matzneff sera pleine d'enseignements pour tous ses aficionados: cette année faste ne vit-elle pas la parution (impensable en 2007) d'Harrison Plaza, roman des tumultueuses amours avec "Allegra", la tendre souris que le fauve avait attirée dans ses griffes? Largué par la nymphette peu avant la sortie du livre qu'elle avait inspiré, l'écrivain se lance alors dans un galop d'enfer qui donne le tournis: les demoiselles se bousculent dans le plume de l'hôtel Taranne comme les prénoms s'accumulent sous la plume du diariste. De nombreux crochets témoignent du recul des libertés en vingt ans: les avocats veillent au grain, les éditeurs retranchent l'ivraie … et l'écrivain en est pour ses frais. Il est vrai que, in illo tempore, toutes les victimes du Monstre n'avaient [peut-être] pas l'âge requis. Cette valse rose entraîne notre Don Juan dans les affres d'une jalousie, ô combien incongrue, qu'il noie dans le bon vin, celui qu'il lampe chez Lipp - quelle fortune il aura claquée dans cette célèbre brasserie! - ou en compagnie d'amis fidèles (Cioran, Vrigny, Giudicelli, Pierre-Guillaume de Roux…). Au fil des pages, le lecteur attentif reconnaîtra l'intrigue d'un roman à venir, Les Lèvres menteuses, à paraître en 1992. Matzneff a donc mille fois raison d'affirmer que ses passions nourrissent son œuvre: même en gamahuchant Marie-Ségolène et Nicoletta, il note le détail pathétique ou hilarant, la répartie qui fait mouche. Une telle conscience professionnelle mérite d'être soulignée! Sa quête effrénée du plaisir, qui prend ici des allures de travaux forcés, dicte ces mots à ce chasseur jamais en repos: "Quelle comédie, l'existence! Quelle pitoyable et ridicule et toute-puissante prison, les passions!". Amoureux d'un plaisir donné et reçu comme d'un français servi de façon seigneuriale, le styliste Matzneff ne célèbre jamais que les passions d'un homme atteint de ce que Marsile Ficin, cité à la dernière ligne du Journal, nommait la rabies venerea, la rage vénérienne. Curieusement, peu de visages féminins émergent réellement de ce harem Saint-Germain: la plupart des demoiselles sont décrites à la hussarde, séduites et remplacées en cinq sec. Ce carpe noctem, entonné sur tous les tons, est-il sincère? Mystère. En revanche, lorsqu'il évoque un endroit disparu, un ami emporté par la maladie, Matzneff bouleverse son lecteur. Ainsi, Guy Hocquenghem est salué avec émotion par un débauché devenu pudique comme une jeune fille. Une phrase de Maupassant, que Matzneff découvre avec une joie communicative, me paraît révélatrice: "Je n'ai pas eu, en toute ma vie, une apparence d'amour, bien que j'aie simulé souvent ce sentiment que je n'éprouverai sans doute jamais".

Christopher Gérard

Gabriel Matzneff, Les Demoiselles du Taranne, Gallimard, 396 p., 22 euros.

Paru dans La Presse littéraire 10, été 2007.

 

                                  Voir aussi Les Nobles Voyageurs

 

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06 septembre 2007

Jean-Loup Seban

Otiose ou l’ociosité vengée

Tel est le titre d’un curieux opuscule qui se lit sous le manteau de Paris à Amsterdam et de Genève à Bruxelles. L’ouvrage, somptueusement édité par Magermans à Andenne, se présente comme « un préservatif contre l’éthique protestante du travail » : il s’agit bien d’un brûlot contre « l’infernale religion du labeur », mais aussi, horresco referens, contre « les négriers du Dieu terrible ». Le piquant de l'affaire est que son auteur est professeur de théologie et pasteur de l’Eglise Protestante Unie de Belgique! Lecteur de Bayle et du divin marquis (je veux dire Boyer d’Argens), Jean-Loup Seban est issu d'une vieille lignée alasacienne, qui a donné à la France des rabbins, puis des pasteurs et des officiers. L'homme  est  un érudit raffiné qui a tout lu en édition originale jusqu’à 1789 en dégustant du thé de Chine et des brioches au cacao. Ce théologien est un sybarite qui ne dédaigne ni les vins de Bourgogne ni un pâté de héron, qui a lu Sénèque et Pyrrhon avant d’enseigner à Oxford et à Princeton. Un homme singulier, auteur d'une œuvre qui ne ressemble à rien: Otiose ou l’honnête ociosité vengée, lequel se présente comme un roman philosophique tel que l’affectionnaient les moralistes du XVIIIè siècle. J.-L. Seban y développe avec grâce sa vision de la théologie rationnelle, de la bibliophilie (-manie ?), de l’amitié, et même des chats,… Manifeste déiste et pamphlet aristocratique, l’essai est rédigé dans « la langue des Quarante », pétrie de latinismes et de termes archaïques pêchés chez Scarron ou Rabelais. L’humour n’en est jamais absent, juste sous-entendu à l’anglaise (Maître Seban me pardonnera de ne point écrire « angloise ») : je songe à la parabole des abeilles, par exemple. Je l’ai lu (et découpé, puisque le volume n’est pas massicoté) avec une jubilation constante tant son allégresse est communicative, à mille lieues du jargon académique ou des autofictions triviales. J’en ai apprécié le libertinage intellectuel et spirituel, par exemple à propos de « Mahome », « le chamelier péninsulaire » ou de l’indispensable indocilité par rapport à la créance officielle. En vérité je vous le dis, la République des Lettres compte un écrivain de plus, et un écrivain de haut parage.

Questions à Jean-Loup Seban

Qui êtes-vous ?

Rejeton hybride d’une couple de traditions séculaires et antagonistes, la sépharade et la huguenote, j’ai longtemps suivi la foi ancestrale en  son sillon orthodoxe, enduré son dogmatisme, son puritanisme et son intolérantisme. Aujourd’hui, dessillé, détrompé, émancipé, je me complais dans l’empyrée de la créance hétérodoxe, au panthéon duquel figurent notamment Uriel da Costa, Spinoza et Mendelssohn du côté judaïque ; Aubert de Versé, Tyssot de Patot, Dippel et Kant du côté chrétien, sans omettre François Hemsterhuis, l’Hellène. Les libertins érudits et les libres-penseurs exercent sur moi une fascination diabolique ! «  Les vieux fous sont plus fous que les jeunes » disait La Rochefoucauld, le lucide. En ce repaire d’hérétiques, havre hospitalier, je me nourris d’une pensée éclectique, féconde et radiante, puisée aux sources du Grand Siècle et du siècle des Lumières.

Les grandes lectures  et les grandes rencontres ?

Outre la pléiade académique de rigueur – Platon, Horace, Sénèque, Montaigne, Calvin, La Mothe Le Vayer, Bayle, d’Argens et Voltaire – une foison de minores, théologiens ou littérateurs, souvent moralistes, qui se révélèrent dans l’instant d’ensorcelants « maîtres muets. » Fors mes maîtres aux Hautes Etudes à Paris et quelques savants de renom, croisés au cours de mes voyages ou lors de colloques, aucune rencontre conséquente, à l’heureuse exception d’un érudit, chantre du Sublime, qui m’inocula la dilection bibliophilique, j’ai nommé : Daniel Berditchevsky. Comme l’ambition m’a négligé régulièrement et l’indocilité flatté avec autant de régularité, je n’ai jamais éprouvé ce désir, ni ressenti ce besoin, qui pressent ordinairement l’opportuniste à s’agréger à une école philosophique en vogue ou à s’inféoder à une secte maçonnique influente.

Qui est donc ce mystérieux Otiose que nous voyons évoluer, discourir et faire bombance en amicale compagnie ?

Un patricien d’autrefois, un protestant baptisé à l’Eglise Wallonne des Pays-Bas, qui demeure dans une cité marchande à la veille du grand basculement qui va transsubstantier la société et ruiner l’art de vivre. Nous sommes à l’automne de l’an 1765. Bientôt le travail perdra, au sein de la Res publica, son caractère de malédiction divine pour revêtir celui de bénédiction sociale. Otiose est un homme de loisir, hypocondre et un tantinet misanthrope. En religion, c’est un déiste ; en éthique, un épicurien discrètement teinté d’hédonisme et un thériophile ; en épistémologie, un pyrrhonien qui adopte, selon son besoin, le platonisme, le cartésianisme ou l’empirisme. Mais c’est avant tout un sage qui a eu la prudence de substituer l’amour intellectuel à l’amour sensuel, l’amitié à la passion charnelle ; un solitaire qui vit avec Anacharsis, son chat confucien, et Jeannot, son jeune protégé, et qui s’est entouré d’une poignée d’amés complices avec lesquels il disserte : un papiste, un juif, un athée et un mahométan.  

Qu’appelez-vous ociosité ? Comment distinguez-vous cette ociosité du quiétisme voire du nihilisme ?

L’honnête ociosité (honesta ociositas), distinguée des autres formes d’otium, comme catégorie du temps social et privé, c’est d’abord le refus du travail rémunéré, de l’enrichissement, de l’action, du pouvoir comme entéléchies de l’étant (libido dominandi) ; c’est ensuite une philosophie pratique qui livre la manne céleste à la concupiscence intellectuelle de l’âme (libido sciendi) - la contemplation de la nature, la méditation du divin et la création poétique - sans renier pour autant les œuvres de la chair, si toniques. Il se pourrait bien que l’honnête ociosité occupât une place médiane entre le quiétisme du Grand Siècle, qui participe du salutaire retirement du monde, et le nihilisme du siècle des idéologies mortifères.

Votre personnage est tout sauf tendre pour les diverses confessions abrahamiques qu’elles soient hébraïques, papistes ou parpaillotes, ceux que vous appelez « les négriers du Dieu Terrible » en prennent pour leur grade. Peut-on lire votre essai comme une sorte de manifeste déiste ? Pastiche du livre du XVIIIème siècle, amusement d’érudit…ou confession d’un solitaire ?

Certes, Otiose vit à l’ombre de Voltaire. Vous avez parfaitement raison : c’est un manifeste en faveur du déisme, cette panacée philosophique qui prétendait guérir, au dix-septième siècle comme au dix-huitième, les maux sociaux et politiques engendrés par les querelles religieuses. A mon estime, le déisme est, aux côtés de la mystique, une voie de la transcendance qui affranchit le sujet pensant de la bibliolâtrie, du sectarisme et du communautarisme, fléaux d’aujourd’hui. Je vous concède volontiers que cet essai est un amusement de lettré, peut-être même un radotage d’érudit. Dans la clairière du soi, le bibliophile danse avec le moraliste. Ce nonobstant, je me rebecque contre la suggestion qu’il s’agirait d’un pastiche, bien que quelques pastiches l’embellissent. Car, au siècle des Lumières, personne n’écrit de cette manière. Ce style, perfidement archaïsant et précieux, latinisant parfois, pédantesque toujours, je le revendique hautement comme mien.

Puis-je aussi y voir un manifeste du dandysme, car il y a du Des Esseintes chez votre héros ?

Le rapprochement que vous proposez me surprend. Rassurez-vous, cette parenté accidentelle ne me gêne aucunement ! En vérité, le héros vit à l’image des gens de condition de son époque. En ce qui concerne ma posture littéraire, je ne crains point d’être taxé d’antiquomanie, ni d’ailleurs d’être stigmatisé pour mon amphigourisme, voire conspué comme esthète du verbe. Il me convient que ma posture soit résolument à contre-courant. Notre langue étant si élégante et opulente, et le sabir contemporain si vulgaire et indigent, c’est lui rendre hommage que d’exhumer des vocables choisis, de les rédimer de la désuétude où ils croupissent ! Le troupeau des litterati se divise, me semble-t-il, en deux classes : les brebis qui suivent le berger du « politiquement correct » et celles qui s’en écartent. Pour mon salut, j’appartiens à la seconde catégorie. Surtout qu’aucun berger ne s’avise à me contraindre à rentrer au bercail ! «  On renonce plus aisément à son intérêt qu’à son goût » de l’aveu même du sapientissime duc et pair. D’une certaine manière, votre inquiétude philosophique rejoint la mienne. Mais que j’eusse aimé posséder ce courage qui est le vôtre, pour oser proclamer urbi et orbi l’horreur que l’anti-culture contemporaine m’inspire ! Elle a sur mon cœur l’effet d’un émétique. Au demeurant, si ma pensée et ma parlure avaient l’heur de déplaire aux coryphées de la bien-pensance et de la bien-jactance, thuriféraires stipendiés de la néo-barbarie, croyez bien que j’en serais fort satisfait. Une vocation, que je n’ai point, se trouverait magistralement justifiée, avant même que j’eusse à m’inquiéter de l’utilité éventuelle de mes lucubrations intempestives de petit savantas en robe de chambre.

 

Jean-Loup Seban, Otiose ou l’ociosité vengée, Ed. Magermans, Andenne, 20 €. Se trouve chez Touzot à Paris.

 

                                    Lire aussi Les Nobles Voyageurs

 

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Écrit par Archaïon dans Mousquetaires et libertins | Lien permanent | Tags : littérature |  Facebook | |  Imprimer |

05 septembre 2007

Bruno Favrit

 

Concernant cet écrivain, voir mon livre Quolibets. Journal de lecture,

aux éditions L’Age d’Homme

http://www.lagedhomme.com/boutique/fiche_produit.cfm?ref=978-2-8251-4296-7&type=47&code_lg=lg_fr&num=0

 

Grand voyageur devant les Immortels, Bruno Favrit est un adepte de la haute montagne, l’un de ces esprits solitaires qui aiment à méditer du haut des cimes. Dans son premier roman, qui fait suite à plusieurs essais (dont un rafraîchissant Nietzsche aux éditions Pardès), il entraîne le lecteur des sommets balkaniques aux vignes de Provence sur les traces d’un proscrit, un reître en cavale, rescapé d’une guerre perdue. Fanatiquement rebelle au monde techno-marchand, ce ksatriya égaré fuit le siècle et ses tentations, vivant comme un animal traqué et pratiquant une méditation sans rien de transcendantal. Il s’agit bien d’un périple spirituel, une peregrinatio, aventure autant intérieure qu’extérieure, et d’une leçon de liberté. L’homme recourt aux forêts et aux rochers pour s’immerger dans une nature divine, la seule loi qu’il accepte encore. Pour dépeindre cet éreintant parcours, B. Favrit use d’une prose anguleuse comme une paroi, dont l’âpreté souligne son indocilité foncière, celle du desperado. Disciple de Diogène et de l’empereur Julien, le héros nous convie à le suivre dans sa guerre sainte, celle qu’il mène contre les Infidèles – et contre lui-même. A lire ce récit abrupt, comment ne pas songer au fragment XVIII d’Héraclite : « Qui n’espère pas n’atteindra pas l’inespéré, qui est au-delà de toute recherche et à l’écart de toutes les routes » ?

Bruno Favrit, Criminel de guerre, Editions ACE, 126 p., 15€

Écrit par Archaïon dans Figures | Lien permanent | Tags : littérature, montagne |  Facebook | |  Imprimer |

06 juillet 2007

Contre les Galiléens

Le Contre les Galiléens de l'empereur Julien (Ousia, 1995)

et Julianus redivivus (Antaios, 2002)

"La présentation et la traduction de Gérard sont d'une élégante érudition." Jacques Franck, La Libre Belgique

"Aisance du style, clarté de présentation, subtilité des analyses, tout est réuni pour permettre au lecteur avisé ou totalement néophyte de se sentir en pays de parfaite connaissance." André Murcie, Alexandre

"J'ai beaucoup plus apprécié la belle édition procurée par Christopher Gérard que l'imprécation elle-même". Marcel Conche, Antaios

"Comme vous l'aviez deviné, j'ai une certaine affection pour Julien et je trouve votre livre - traduction et commentaire - réellement tonique." Claude Imbert

"Julien est pour moi une figure mythique." Michel Maffesoli

"J'ai une particulière amitié pour l'Empereur Julien. C'est dire si votre petit livre m'a intéressé." Jean Dutourd

"Ces quelques pages montrent bien la ferveur de votre érudition. Le sujet, Julien, est admirable. Il y a toujours des moments dans la vie où son exemple fait chanceler." Michel Déon

"Merci pour votre jolie et intelligente plaquette sur notre ami Julien. C'était un type bien, comme nous disons par ici." Lucien Jerphagnon

"Merci de m'avoir adressé votre beau Julianus. Je demeure chrétien, mais je ne suis pas fermé à l'héritage polythéiste de l'Europe." Vladimir Volkoff

"Quarante pages d'érudition pure, un nectar digne des Dieux! (…) Mais les dernières pages de la brochure restent les plus fascinantes. C. Gérard y déverse assez d'idées, de vues, de réflexions, de pistes d'études et de préhension, pour nourrir les thématiques contradictoires de quatre ou cinq colloques…" André Murcie, Incitatus

Écrit par Archaïon dans Opera omnia | Lien permanent | Tags : philosophie, paganisme, christianisme |  Facebook | |  Imprimer |

03 mai 2007

Yves-William Delzenne

 

Concernant cet écrivain, voir mon  Journal de lecture,

 

littérature,belgique

 

 

 

Afin de mieux faire connaître cet homme si singulier et au talent reconnu, je suis allé le voir dans son refuge ostendais.

Christopher Gérard : Qui êtes-vous ? Comment, vous, définiriez-vous celui que Jacques De Decker qualifie d’auteur belge « qui se distingue par sa discrétion et son élégance »?

D’abord, je ne me  vois pas comme un auteur belge, pas davantage français. J’ai l’impression curieuse de traduire une langue inconnue quand j’écris dans ce français qui est le mien : un français le plus  pur, le plus élégant et le plus précis possible. Le texte doit « chanter » au final pour rendre cette langue intérieure, exotique, qui est la mienne. Je suis quelqu’un de très exotique en somme. « Élégant et discret », cela me convient, je le prends comme un compliment. Mon monde de prédilection a toujours été celui des ambassades - j’ai eu des amitiés profondes dans ce milieu - parce que dans ce cadre mes qualités sont facilement reconnues, ailleurs je chante résolument trop haut, mais j’aime aussi les bouges, l’envers des villes, les vies cachées. On ne sait jamais qui je suis exactement, même moi peut-être.

Quelles ont été pour vous les grandes rencontres? Un mot sur vos débuts, l’atmosphère à l’époque, les salons…

Cocteau, Markevitch encore plus (même sur le plan, sinon littéraire [il a écrit ses mémoires cependant ] romanesque… de la personne), le prince Youssoupoff et Louise de Vilmorin. (Elsa Triolet dans le métro, pas un mot. Elle me regarda longuement. J’avais dix-sept ans.) En Belgique : Andrée Sodenkamp : une reine de l’alexandrin, un peu Folle de Chaillot dans la vie, et Marcel Lobet. Marcel Lobet m’a reconnu publiquement (secrètement aussi ; nous avons partagé ce qui, pour lui, était un lourd secret). Sa dernière lettre a été pour moi, sur son lit d’hôpital. Il me disait que de tous les livres lus, il désirait retenir le mien et partir avec lui. C’était L’Orage. J’ai beaucoup négligé la vie littéraire, belge et française, même si on m’a généralement - il y a maintenant plus de quarante ans - favorablement accueilli. Ce ne serait plus le cas aujourd’hui. Pour Jeanine Moulin, par exemple, je savais écrire, elle saluait cela. Si j’ai négligé cette vie, c’est qu’elle m’a paru ennuyeuse, compassée (contrairement à l’ambiance des ambassades - celle de l’Iran du Shah, par exemple, où je disais des poèmes devant des femmes couvertes de diamants et des jeunes secrétaires lustrés). J’ai fréquenté des salons, rares et déjà décrépits, mais j’ai aussi rencontré des poètes au sauna !   

Les grandes lectures, les auteurs dévorés avec passion… et ceux que vous relisez quarante ans après vos débuts littéraires ?

Tourgueniev, Tolstoï, Pouchkine, Musset bien sûr. Une « poétesse » a cru m’insulter un jour en me traitant de Musset du vingtième siècle. Le plus beau compliment qu’on m’ait jamais fait. Nerval. Je relis sans cesse Les filles du feu. Stevenson dont j’adore Le Maître de Ballantrae. Zweig et Mann. Tonio Kröger a déclenché ma vocation. Je l’ai lu très tôt. À treize ans ! J’écrivais déjà des poèmes, déjà publiés dans des revues et dans Le Soir même… Passons. N’oublions cependant pas Dominique de Fromentin. La Redevance du fantôme d’Henry James. Maeterlinck et Apollinaire pour la poésie ; tant d’autres livres ! J’ai tout lu. Je lisais partout, pour m’éloigner de l’école, en tournée lorsque je faisais l’acteur comme un personnage de Nerval, dans les trains - j’en ai tant pris ! -, dans les hôtels - j’y ai vécu si souvent ! -, dans mon lit et ceux des autres. Je n’ai jamais beaucoup respecté les livres. Je les ai perdus, donnés, semés. On ne voit jamais de bibliothèques dans mes appartements. Mais je ne serais pas sincère si je n’évoquais pas la lecture - vers douze, treize ans aussi - des Faux monnayeurs de Gide. J’ai lu tout Gide mais je ne parviens guère à le relire. Tout Colette aussi dont j’aime toujours le français gras et fruité.

Justement, puisque nous parlons de littérature, vous avez rendu publique une protestation intitulée « Un peu de sérieux » (Evelyn Waugh disait « un peu d’ordre ! ») sur l’actuelle cuisine littéraire. Quel regard portez-vous sur celle-ci ? Et sur le monde de l’édition, que vous connaissez ?

J’ai peur, très peur de voir s’effondrer l’art du roman, un peu comme Yves Saint Laurent qui assista à la mort de la haute couture. N’est-ce pas intolérable de penser que des auteurs acceptent de voir « retoucher » leur livre quand on ne les « conseille » pas ?  J’ai quitté un éditeur pour cela. Je ne voulais pas qu’on tripatouille ma prose, encore moins qu’on rabote mes idées, si peu correctes il est vrai. Pour moi, la littérature est un duel entre soi et soi. Un métier d’aristocrate ou de voyou. Un métier d’homme libre. Oui, un métier cependant, car pour bien écrire il faut beaucoup écrire, longuement. Je n’ai pas dit : beaucoup publier. Je suis horrifié par l’état des Lettres en France, par un certain renoncement des éditeurs devant les médias et les agents. Que l’avenir nous préserve des agents ! En Belgique tout est verrouillé. Quelques personnes se font des courbettes et voilà tout, pas ou très peu de polémique. On écrit que je suis élégant et discret dans la marge d’un journal et le même journal - tombé bien bas depuis quelque temps -  encense un cuistre qui publie dix pages sur Zidane, à Paris, avec de l’argent belge probablement. Les éditeurs ?  Ils se regardent en chiens de faïence. C’est très triste mais je ne vais pas en faire une maladie, même si mon éditeur devait renoncer à publier Le petit livre belge, une pochade un peu encombrante bien que légère en quantité.               

Tous vos écrits, prose et poésie confondues, portent l’empreinte d’une profonde culture musicale. Votre épouse est pianiste, vous-même ne manquez pas le festival de Salzbourg. « De la musique avant toute chose » ?

Oui, la musique avant tout. D’ailleurs, pour moi, il y a grande littérature quand celle-ci donne à penser à de la musique. J’ai toujours dit que je désirais égaler Chopin, créer ces formes très contrôlées mais qui paraissent très libres. L’illusion de la confidence, parler au cœur, ce qui demande beaucoup d’intelligence et des moyens raffinés. Je suis un artiste, pas un intellectuel, et sans doute suis-je plus proche du musicien que de tout autre artiste. J’ai épousé une musicienne mais je suis aussi fils de musicien et même petit-fils de musicien. Mes plus chers amis sont des musiciens.

Votre œuvre romanesque, qui culmine dans Ainsi fut dissipé le charme nostalgique (Le Cri), ne fait-elle pas écho à l’incipit de Sur les falaises de marbre, ce  roman fondateur d’Ernst Jünger magnifiquement traduit par Henri Thomas : « Vous connaissez tous cette intraitable mélancolie qui s’empare de nous au souvenir des temps heureux. Ils se sont enfuis sans retour, quelque chose de plus impitoyable que l’espace nous tient éloignés d’eux. » ?

Comme c’est bien dit : « plus impitoyable que l’espace… » ! J’ai la nostalgie du présent même, parfois. Hier, mon épouse essayait des robes du soir ; je lui ai conseillé celles qui m’évoquaient des moments dans le passé, des mots, Proust, et je sais qu’en les revêtant, en les accessoirisant de perles, de fourrures - avec des gants, je tiens beaucoup aux gants, - elle saura créer, au présent, de la nostalgie. Un jour - j’écrivais L’Orage - des spectateurs, dont nous étions croyions-nous, nous ont abordés à l’entracte. C’étaient des Juifs polonais qui avaient cru revoir en nous des princes varsoviens. Ils y croyaient pour de bon comme si nous étions venus de leur passé pour les enchanter. Je me souviens, c’était à un récital, le dernier, de Magaloff. Je ne sais pas d’où vient cette nostalgie dont j’étais déjà conscient enfant. Peut-être de mon grand-père, un bel homme romanesque et cultivé. Ernst Jünger ? Oui, c’est bien, très bien.            

Parmi les leitmotivs de votre œuvre, ce couple ambigu (frère, sœur, amants) et princier…

C’est la question la plus indiscrète. Ce n’est d’ailleurs pas une question, plutôt un constat. Ce couple, est une clé et un idéal. C’est un miroir aussi, le miroir de mon couple, sa liberté et l’indestructible alliance de deux personnes qui se ressemblent, qu’on devine être ensemble même lorsqu’on les rencontre séparément. Un couple comme celui-là demeure toujours un mystère, alors même que certains s’offusquent de sa très - trop - grande liberté. Ce n’est pas un couple bourgeois, vraiment pas. Princier ? Oui. Il est tellement au-dessus de la morale courante, il se prête si mal au moule démocratique. C’est aussi un couple d’artistes mais sans folklore. Une véritable femme du monde et un poète gentleman qui ont décidé de traverser ensemble la vie, celle de quelques autres et la leur, comme un voyage. Après tout ce qu’on peut en dire par rapport à mon épouse et à moi, c’est aussi une métaphore de la beauté et du temps qui passe. Dans Ainsi fut dissipé le charme nostalgique, Cyril prend peur, il décide, après toutes ces années, de ne pas le revoir. À la fin de L’Orage, un jeune homme, moins compliqué, l’attend. C’est qu’il n’a à lui donner que son corps (accessoirement un bijou volé et un livre où manquent des pages) ; pour Cyril, il s’agit de son âme.

Il me semble aussi distinguer dans vos écrits un goût immodéré (et ceci n’est pas une critique) pour les velours, les soieries et les brocarts. Votre côté flamand ?

Je suis un couturier et un décorateur rentrés… J’ai fréquenté ces milieux aujourd’hui ravagés (un peu moins la décoration) par le commerce le plus plat. Villars (l’antiquaire) disait que j’avais un côté Christophe Decarpentrie. Ce n’était peut-être pas tout à fait, dans sa bouche, un compliment. Or Christophe, c’est le Flamand de Tournai (par son père, comme moi). Vous savez, je vis dans un appartement tout blanc, assez vide au premier regard, avec la mer pour cadre mais je collectionne des vêtements féminins avec un goût prononcé pour le somptueux, même de ville. Ah ! Le Givenchy du temps de sa gloire… J’ai dû être marchand d’étoffes dans une autre vie, un marchand vénéto-flamand en effet.

Vos projets ?

Trop. Deux livres au moins (je ne parle pas du Petit livre belge, je l’ai dit, très léger et néanmoins encombrant) mais je ne suis pas pressé. Je suis capable de travailler sur ces deux manuscrits pendant dix ans comme, à peu près, sur Ainsi fut dissipé le charme nostalgique. Je suis capable aussi de les donner sous une identité d’emprunt, l’un des deux en tout cas. Je n’ai pas de statut sinon celui de la discrétion (plus j’y pense, plus je crois que ce mot ne me convient pas). Savez-vous que j’ai, un jour, menacé Hubert Nyssen d’un duel à l’épée ? Il a répondu à cette proposition par un très plat : « N’en faisons pas tout un fromage. » Ces deux livres auront pour centre d’intérêt l’Inde comme un souvenir, une nostalgie. Mais mon principal projet est de faire survivre en moi l’éternel jeune homme, comme disait Lucie Spède dans la préface à mon premier et encore maladroit roman.*

La Course des chevaux libres. (Le Cri.)

Yves-William Delzenne a publié chez Le Cri, éditeur à Bruxelles :

La Course des chevaux libres, roman, 1983 /L’Orage, roman, 1991 /Poèmes, anthologie, 1993

Les Tours de Dresde, roman, 1994 / La Nostalgie batailleuse, nouvelles, 1995 /L’immortel bien-aimé, poème, 1998 /Œuvre complète, 2003

Dernier ouvrage paru : Ainsi fut dissipé le charme nostalgique, roman, 2006

En préparation chez le même éditeur : Le petit livre belge

Chez d’autres éditeurs : Un Amour de fin du monde, roman, Actes Sud, 1987 / Le Sourire d’Isabella, roman, Actes Sud, 1989

Les dés de pierre, Casterman, 1995

Entretien paru dans La Revue générale, avril 2006.                                                                      

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