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05 juin 2017

Orphée et Mélusine. Entretien avec Claude Lecouteux

 

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Christopher Gérard : Qui êtes-vous ? Comment vous définiriez-vous ?

Je suis professeur à la Sorbonne (Paris IV), titulaire de la chaire de littérature et civilisation allemandes du Moyen Age.  Bien que cette matière ne soit qu'une option au sein du cursus, elle attire suffisamment d'étudiants pour former ensuite de futurs chercheurs.  Mon enseignement porte essentiellement sur les textes littéraires et riches en croyances de toutes sortes, puis, au niveau du Diplôme d'Etudes approfondies, mon séminaire aborde des thèmes plus spécialisés.  Ces dernières années, j'ai traité des listes de superstition au bas Moyen Age, de la Chasse infernale, des Charmes et conjurations ; en 1998-99, je parlerai des morts malfaisants et de la préhistoire du vampire. Pour me définir, je dirai que je suis médiéviste avant d'être germaniste, ce qu'on me reproche parfois, m'intéresse essentiellement à l'univers des mentalités dont je tente de retrouver la cohérence par-delà toutes les dénaturations, soient-elles dues à l'influence de l’Eglise ou à l'évolution historique.  C'est ainsi que je peux suivre la dégradation d'anciens mythes au rang de légendes et la survivance des grands archétypes.  Bref, mes collègues m'appellent le chasseur de curiosités.  Mais grâce à ce domaine de recherches, j'ai pu constater que ce que je mettais au jour n'intéressait pas que les médiévistes, et j'ai donc des contacts très intéressants, par exemple avec Philippe Wallon, médecin psychiatre chercheur à l'INSERM, qui travaille sur le paranormal, avec l’équipe que le professeur Yoko Yamada anime à Nagoya et qui étudie les conceptions de l'au-delà.

Quels furent vos maîtres, vos éveilleurs et d'où vous est venue cette passion pour notre héritage païen que, de livre en livre, vous mettez au jour?

C'est la lecture des contes et légendes qui m'a peu à peu mené au domaine de recherches que je défriche depuis un quart de siècle. Puis j'ai découvert Mircea Eliade, Gaston Bachelard, Gilbert Durand, A.H. Krappe, Th.  Gaster, qui m'ont ouvert les yeux vers des domaines fascinants.  Ensuite, tourné vers les anciens textes depuis mon adolescence, je me suis consacré au Moyen Age, croyant naïvement que je pourrais un jour en faire le tour et, dès la Maîtrise, j'abordai le merveilleux dont je ne tardai pas à discerner la complexité.  Grâce à Jacques Le Goff, je commençais bientôt à tenter de voir au-delà des apparences, puis I'aide de Régis Boyer m'orienta vers mes recherches actuelles.  La rencontre de représentants de diverses disciplines - anthropologie, ethnologie, histoire, romanistique, slavistique, folklore - m'apprit que dans le domaine que j'avais choisi rien ne pouvait déboucher sur des conclusions pertinentes si l'on ne prenait pas un cap pluridisciplinaire.  Les travaux des chercheurs d'outre-Rhin, Felix Karlinger, Lutz Röhrich, Will-Erich Peuckert, Leander Petzold, Dieter Harmening, Rudolf Schenda m'ont beaucoup apporté au départ, puis ce furent ceux des chercheurs scandinaves - C. von Sydow, D. Strombiik, R. Grambo par exemple - et belges , ici je citerai les noms de Samuel Glotz (Binche), Roger Pinon et André Marquet.  En France, les travaux de Jacques Berlioz, Nicole Belmont, Marie-Louise Ténèze et ceux du Centre Alpin et Rhodanien d'Ethnologie (Grenoble), avec Christian Abry et Alice Joisten, Robert Chanaud et Donatien Laurent, m'ont révélé que dans le domaine étudié nous étions confrontés à des croyances et des traditions qui se rient des frontières et qui relèvent des structures anthropologiques.  J'ai enfin une grande dette de reconnaissance envers Georges Zink (Paris IV) qui m'a initié aux arcanes de I'analyse des textes, et envers Jean Carles (Clermont II) qui m'a appris à écrire pour un lectorat qui ne se compose pas uniquement de spécialistes.  II ne faut pas que j'oublie Jacob Grimm, génial précurseur, dont j'ai eu plus d'une fois l'occasion de vérifier la justesse de ses intuitions.  C'est un modèle de pluridisciplinarité, de curiosité intellectuelle, qui a su mettre la philologie au service de la mythologie. Si je me consacre à l'étude de ce que vous appelez notre héritage païen, c'est parce qu'il structure notre pensée jusqu'aux premières décennies du XXe siècle.  Donc, connaître le passé permet de mieux comprendre le présent.  Cet héritage est richissime et se cache derrière ce que l'on a appelé “ superstitions ”, mais dès que l'on creuse un peu, on s'aperçoit qu'il s'agit de croyances reposant sur une longue tradition que I'Eglise n'a jamais pu éradiquer.  Et aussitôt qu'on jette un regard sur les témoignages d'Europe centrale et septentrionale, on prend conscience des ravages de l'évolution historique.  La confrontation des croyances de pays ayant évolué moins rapidement avec ceux d'Europe occidentale révèle le fonds païen ou, si l'on veut, peu ou pas christianisé, son unité extraordinaire puisqu'on relève des parentés étonnantes entre des pays aussi éloignés les uns des autres que la Bretagne et la Roumanie, la Scandinavie et l'Espagne, sans que l'on puisse discerner de liens génétiques.  On débouche sur un mode d'appréhension du monde très archaïque et sur ce que Gilbert Durand a appelé les structures anthropologiques de l'imaginaire, ou encore la psychic unity de M. Wundt.

Que devez-vous à G. Dumézil, à H. Dontenville?

Je dois à Dumézil la méthode alliant philologie et structure, la notion de fonctions autour desquelles s’organisent les mentalités. Sa lecture des anciens mythes sous leur déguisement en romans m’a beaucoup apporté, m’a en quelque sorte appris à lire, à repérer les indices, les failles, les incohérences, les motifs sans suite, les dédoublements de personnages, bref tout ce qui indique que le texte que l’on a sous les yeux repose sur autre chose, sur des données plus anciennes qui possèdent un autre sens même si elles véhiculent un message semblable. Mes livres de chevet sont ses ouvrages Mythe et épopée, Du Mythe au roman.

Dontenville m’a montré qu’il fallait prendre en compte les traditions populaires et ne pas les considérer comme un simple folklore. Du reste, la Société de Mythologie française qu’il a fondée, produit régulièrement des travaux remarquables, très utiles, dans le cadre de l’Atlas mythologique de la France, - qui sont publiés dans le Bulletin de la Société. Dontenville fut un initiateur, au sens le plus noble du terme. Ses travaux m’ont permis de prendre conscience de l’extraordinaire parenté des croyances européennes entre elles et m’ont conforté sur la voie comparatiste choisie.

Pouvez-vous dire un mot de votre méthode de travail ? Peut-on parler dans votre cas, et dans celui de Philippe Walter, par exemple, d'archéologie de l'imaginaire, d'une sorte de comparatisme continental ?

La méthode que j'utilise est simple et marie aussi bien Descartes, que Claude Bernard, V. Propp, A.J. Greimas et Georges Dumézil.  Je commence d'abord à définir le champ sémantique des concepts clés des croyances que je rencontre.  Philologue de formation - j'ai enseigné la philologie germanique pendant dix ans à l'Université de Caen -, j’ai toujours été choqué de voir que l'on utilisait pêle-mêle des dénominations touchant aux créatures de la petite mythologie. Kobold, Schrat, Mahr, Bilwiz, Zwerg, Elbe, etc., apparaissaient comme interchangeables dans les études que je lisais.  Vérification faite à l'aide des gloses latines du haut Moyen Age, puis des lexiques et vocabulaires, je vis que chaque être possédait une spécificité à l'origine et que c'est au fil des siècles que des amalgames s'étaient produits, que les vocables étaient devenus des mots-valises, d'où la difficulté d'en retrouver le sens premier.  Une fois établi le ou les sens, je rassemble le plus large corpus possible, dans toutes les langues que je connais, sans exclure aucune forme d'écrit.  Pour moi, le texte prime tout.  Ensuite, je classe, confronte, dégage points communs et divergences, établis des critères de pertinence, une grille de déchiffrement -, sépare le fonds païen de sa gangue cléricale, sort du Moyen Age pour voir ce qui a survécu dans les traditions post-médiévales.  Je dois reconnaître que la moisson est très riche et souvent étonnante.  Je constate non seulement des correspondances extraordinaires entre les différents pays d'Europe, mais aussi la survivance - on pourrait même parler de pérennité des antiques croyances jusqu'aux temps modernes, surtout dans les régions écartées qui sont de véritables conservatoires.  En même temps, la cohérence de l'ensemble qui, au Moyen Age, apparaît sous la forme de membra disjecta, prend forme, les grands axes se dégagent: la vie, la maladie, la mort, la prospérité, le malheur.

Pour la mort, j'ai commencé par étudier les fantômes et les revenants non christianisés, bien plus riches que ceux des exempla, ce qui m'a permis de déboucher sur la notion de double (alter ego) et d’âme plurielle, que j'ai complété en me penchant sur les fées, les sorcières et les loups-garous. I1 me restait un gros morceau à défricher, la Chasse infernale, troupe de revenants particuliers.  C'est chose faite.  En marge des enquêtes, je traduis les textes qui servent de support à mes conclusions et les publie, entre autre chose pour contrer la critique pas toujours bien intentionnée et souvent ignorante des témoignages scripturaires : les critiques sont souvent des théoriciens glosant sur des études et non sur des faits, maniant des concepts mal définis et possédant une vision monodisciplinaire.

Avec Philippe Walter, nous faisons de l'archéologie mentale et collaborons depuis de nombreuses années, lui dans le domaine celto-roman, moi dans le domaine germanique, ce qui n'exclut pas, bien sûr, des incursions dans nos champs respectifs.  En utilisant un comparatisme bien pensé, nous découvrons les mêmes choses, et la force de Philippe Walter est son incomparable connaissance des textes, notamment des vitae qui, il I'a prouvé, nous ont transmis l'essentiel de la mythologie de nos ancêtres.

Depuis des années vous dépouillez inlassablement les textes médiévaux, notamment ceux de l'aire germanique. A quelle conception du temps êtes-vous sans cesse confronté ?

Le temps que je rencontre est cyclique, c'est le grand temps de Mircea Eliade, 1'éternel retour, avec des points forts comme les Douze jours, Pâques, la Pentecôte, les Quatre Temps, etc.  Les croyances dessinent un véritable calendrier païen. Philippe Walter en a déjà déchiffré une bonne partie et les travaux de Claude Gaignebet ont apporté beaucoup de lumière.  Un desiderata des recherches serait de faire des monographies sur chacune des dates clés dudit calendrier.  Nous en avons pour le Carnaval, les Douze jours, mais beaucoup reste à faire. Je rencontre aussi un non temps, un temps aboli, celui de I'au-delà, qui parfois est simplement ralenti.  Là encore, diverses notions se télescopent et il faudrait préciser bien des choses car même les dieux sont susceptibles de vieillir, ce qui prouve qu'ils n'échappent pas au temps, et s'ils ne possédaient les pommes de jouvence d'Idunn, que deviendraient-ils ?

Comme le professeur Régis Boyer, vous avez étudié la figure complexe du double, qui semble bien fondamentale dans cette vision du monde...

Avec Régis Boyer, nous avons l'avantage d'avoir accès aux travaux des chercheurs scandinaves, travaux méconnus ici pour de simples raisons linguistiques. Or, se penchant sur les traditions scandinaves, finnoises et altaïques, des chercheurs comme Ivar Paulson ont mis en évidence l'existence de l'âme plurielle, dont le double relève.  R. Boyer présenta les concepts de hamr, hugr et de fylgia et, sur la base de ses travaux et en utilisant les ressources de la philologie, je découvris que les Germains continentaux avaient eu, eux aussi, de semblables conceptions.  Elargissant le champ d'investigation à l'ensemble de l'Europe et en tenant compte de ce que l'on appelle à tort le folklore, j'arrivai à la conclusion que ce que Régis Boyer appelait “ la forme interne ” n'était autre que le double.  La lecture des études de 0. Rank et, surtout, de H. Lixfeld sur la légende du roi Guntram, m'apportèrent les dernières preuves que le double relevait bien de l'univers mental de nos ancêtres et que la christianisation ne I'avait pas fait disparaître.  Le concept de double est fondamental puisqu'il explique les formes non humaines de l'homme - le loup-garou par exemple, les transports au loin alors que le corps est en léthargie, certains rêves enfin.

Peut-on à votre avis encore parler d'Occident chrétien ? Le concept de pagano-christianisme ne correspondrait-il pas mieux à l'Europe médiévale ?

Je crois qu'il est plus simple de parler de foi mêlée, concept utilisé par les clercs islandais du Moyen Age, car nous sommes sans cesse confrontés à des phénomènes de syncrétisme.  Le christianisme est la religion dominante, mais il n'empêche pas les hommes de continuer à agir et penser comme leurs ancêtres. En fait, deux surnaturels vivent parallèlement et s'interpénètrent ponctuellement.  On a recours aux anciens dieux païens quand Dieu ou ses saints ne répondent pas à ce qu'on attend d'eux.  La Saga du christianisme est un bon exemple de cette forme de pensée : le père de Kodran accepte de se convertir si l'évêque lui prouve que Dieu est plus puissant que le génie qu'il vénère ! Si dans l'univers païen le genius catabulli s'occupe du bétail et le protège, il est peu à peu suplanté par des saints spécialisés. Le mixte pagano-chrétien ressort admirablement des charmes et conjurations qui nous sont parvenus : là, les éléments chrétiens sont coulés dans un moule païen et compris comme une forme de magie.  Nous avons affaire à des gens pragmatiques : deux surnaturels valent mieux qu'un, alors autant mettre toutes les chances de son côté en invoquant simultanément tous les dieux connus ou leurs parèdres et hypostases.

Quelle est la place du fond chamanique dans cette religiosité continentale ? Le thème de la Chasse sauvage, que vous étudiez dans votre dernier livre, vous semble-t-il central ?

Le fond chamanique est important, plus qu'on ne le croyait il y a encore une décennie. Il est sous-jacent, souvent bien dissimulé et dénaturé, transposé dans la sphère des miracles par I'hagiographie, mais il transparaît dans la mythologie - les boucs de Thor - et dans la littérature des révélations.  Je pense ici plus particulièrement aux voyages dans I'au-delà qui rappellent étrangement ceux du chamane parti à la recherche de l'esprit du malade que des démons ont emporté.  Toutes les littératures médiévales ne sont pas aussi riches. Peter Buchholz a fait la synthèse éclairante des traces de chamanisme dans les textes norrois. Carlo Ginzburg a montré que les Benandanti relevaient d'antiques conceptions chamaniques.  Les autres traces ont été mises au jour par les ethnologues et les folkloristes.  Des thèmes comme la compréhension du langage des oiseaux ou des animaux, la disposition des os de I'animal sur sa peau afin qu'il revive, la valeur symbolique et religieuse de chiffres (le 9 par exemple), la conception de I'arbre du monde, tous ces thèmes et motifs nous viennent du chamanisme. Il faudrait aussi parler des combats rituels à des dates précises, de la conception de I'au-delà, de la vie et de la mort.  Le terrain de recherche est immense mais nous disposons maintenant des outils qui permettent d'avancer.  Le plus difficile était de découvrir les premières traces, ensuite les morceaux du puzzle s'ajustèrent peu à peu et la cohérence de cet univers mental sortit de l'ombre.  J'attends avec impatience la grande synthèse à laquelle travaille mon ami Ronald Grambo (Kongsvinger, Norvège).

Quant à la Chasse sauvage, c'est l'une des questions les plus ardues qui soit.  D'abord le terme est impropre puisqu'il recouvre Chasse sauvage proprement dite, Chasseur diabolique, personnage surnaturel lancé à la poursuite d'une proie - Philippe Walter a réussi à montrer qu'il s'agissait d'un vestige de hiérogamie, de la traque de la vierge mère afin d'assurer une fécondation, une fertilisation, - et enfin Chasse infernale, cohorte de morts qui passe sur terre à dates fixes.  Je me suis essentiellement consacré à cette dernière forme, montrant qu'il fallait impérativement distinguer ce que Chasse sauvage désignait sous peine de retomber dans les erreurs anciennes, qui ont la vie dure! Il y a peu, Jean-Claude Schmitt affirmait encore que Hellekin est le “ roi des morts ”, interprétation reposant sur une étymologie aberrante.  Toutes les cohortes de la nuit ne sont pas des chasses, j'ai exposé il y a peu les critères de différenciation qui permettent d'y voir un peu plus clair.  Pour compliquer les choses, il y a les travaux de 0. Höfler sur les confréries d'hommes masqués.  Höfler est parti d'une idée préconçue qu'il a tenté de prouver, éliminant ce qui ne cadrait pas avec ses vues, aussi fut-il facile à Friedrich Ranke d'énumérer les failles de son raisonnement. Pourtant, lorsqu'on reprend les textes eux-mêmes dans une perspective européenne - mon corpus comprend plus de 150 textes ! - force est de constater qu'il y a du vrai dans ce qu'affirme Höfler : il existe un lien entre ces confréries et la Chasse infernale. Il est difficile à préciser car le temps a fait son œuvre, et la question à laquelle il faudra répondre un jour ou I'autre est celle du primat: les confréries sont-elles issues de la Chasse infernale, en sont-elles une imitation, ou bien est-ce l'inverse et aurions-nous affaire à une réinterprétation ? Je peux répondre dans l'état actuel de mes travaux, crois même que seul un groupe de chercheurs de disciplines différentes le pourrait. Le thème est important non seulement au Moyen Age mais après, voyez les traditions scandinaves sur Oskoreia, Asgerdreia et Guro Rysserowa.  Nous sommes face à un amalgame, à un écheveau quasiment inextricable où se mêlent l'idée que la mort n'est pas une fin, que les morts règnent sur la fertilité et la fécondité, etc.  Le culte des ancêtres est omniprésent, la transformation desdits ancêtres en génies et en démons (au sens grec !) partout visible.  En ce sens la Chasse infernale est l'un des foyers des représentations qui relèvent du paganisme.

Quel mythe vous paraît le mieux illustrer l'esprit du paganisme européen ?

Je ne me suis jamais posé la question car elle suppose faire un choix et proposer une définition du vocable “ mythe ” - pour moi, c'est avant tout un double langage, un muthos et un logos, qui reflète une vision du monde (Weltanschauung), et c'est celle-ci que je cherche à découvrir derrière le mythe à proprement parler.  Centrale est à mon avis la conception que la mort n'est qu'un état temporaire, une retraite provisoire - on peut revivre, se réincarner -, que la famille comprend les aïeux et les vivants, que l'homme n'est jamais seul mais peut compter sur les habitants de I'autre monde.  Parlerai-je de mythe ? Je ne sais pas, mais s'il en est un qui exprime bien cette idée, c'est je crois celui d'Orphée, qui, justement, concentre en lui de clairs vestiges de chamanisme.  Mé1usine en représente un autre aspect, celui des rapports de I'homme à la transcendance ; il faut y rattacher le mythe des femmes cygnes et des épouses surnaturelles ; la fontaine de jouvence, qui se retrouve dans Wolfdietrich (Xllle siècle), atteste la victoire de l'homme sur le vieillissement qui conduit à la mort.  On peut tracer le stemma des principaux mythes à partir de l'archétype “ trépas ”.

Quelle est la figure du panthéon vieil-européen qui rencontre votre préférence ? Serait-ce Mélusine ?

Oui, vous avez raison ! Mélusine, mythe éternel capable de s'adapter au fil des temps, est un magnifique territoire de recherche, mais si je me suis penché autrefois sur ce qu'il y avait avant elle, sur son origine, je regarde maintenant ce qu'elle est devenue après le Moyen Age, et c'est tout aussi intéressant.  D'anciens archétypes sont réactualisés, de nouveaux sens produits, le mythe sans cesse réé1aboré.  Comme nous savons que des manuscrits se sont perdus, il faut compter sur la transmission orale, ou plutôt, sur la réoralisation.  J'ai eu la chance de découvrir récemment une version inconnue de la légende qui va dans ce sens ; je I'ai traduite et elle paraîtra prochainement.  J'ai même un texte qui narre les retrouvailles de Raymond de Poitiers et de Mé1usine, mais point de happy end: la fée embrasse son époux et le tue ! Ce qui fascine dans ce personnage, c'est la multiplicité des facettes : génie tutélaire, genius loci, banshee, mère, bâtisseuse, par exemple.  Elle possède bien des traits de la fylgia norroise et de l'ayami altaïque, est proche de la nymphe Urvaçi, d'Echidna, mais elle est aussi apparentée à la Mahr germanique qui entre chez vous par le trou de la serrure, reste auprès de vous tant que celui-ci est bouché et disparaît le jour où quelqu'un libère le passage. C'est un personnage hautement syncrétique et, tout à l'heure, vous me demandiez quel mythe pourrait illustrer au mieux l'esprit du Paganisme européen : Mélusine sans doute, tout en sachant bien qu'elle dépasse cette aire géographique.

Paris, septembre 1998.

Professeur de littérature et civilisation germaniques du Moyen Age à l’Université de Paris IV-Sorbonne, Claude Lecouteux a consacré sa thèse aux monstres dans la littérature allemande du Moyen Age. Il a publié une quinzaine d’ouvrages et une centaine d’articles, généralement sur le merveilleux pagano-chrétien. Avec Philippe Walter, auteur d’une indispensable  Mythologie chrétienne. Rites et mythes du Moyen Age (Imago), il a accompli un travail fondamental pour une meilleure connaissance du fonds païen de notre civilisation, tel qu’il se révèle dans les textes médiévaux. A la suite de Dumézil, de Duby et de Le Goff, Cl. Lecouteux a entrepris une authentique archéologie de l’imaginaire européen. L’une de ses intuitions, qu’il corrobore au fil de ses livres, est que, pour nos régions, le Moyen Age germanique est tout aussi important que le celtique ou le roman. Par ses travaux rigoureux, il nous invite à redécouvrir le légendaire germano-scandinave, qui a profondément marqué notre culture. Parmi ses livres, conseillons son Petit Dictionnaire de mythologie allemande (Ed. Entente, Paris 1992), et sa série sur les êtres mystérieux qui peuplent nos légendes: Les Nains et les Elfes au Moyen Age (1988), Fées, Sorcières et Loups-Garous au Moyen Age (1992), Mélusine et le Chevalier au cygne (1997). Voir aussi Chasses fantastiques et Cohortes de la nuit au Moyen Age (1999). Tous ces livres sont publiés par les éditions Imago, qui avaient déjà édité in illo tempore le stimulant essai de David Miller, Le Nouveau Polythéisme (1979).

 

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Écrit par Archaïon dans Mythes et Dieux | Lien permanent | Tags : mythologie, paganisme |  Facebook | |  Imprimer |

31 mai 2017

Merlin ou le savoir du monde

 

 

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Entretien avec Philippe Walter

 

Qui êtes-vous ? Comment vous définir ? Pouvez-vous rapidement retracer votre itinéraire intellectuel ? Qui furent vos maîtres ?

 

Messin d’origine, j’ai commencé ma carrière universitaire à la Sorbonne comme assistant avant de prendre en 1990 la chaire professorale de littérature française du Moyen Age à l’Université Stendhal (Grenoble 3). C’est là que je dirige aujourd’hui le Centre de Recherche sur l’Imaginaire qui a été fondé en 1966 par Léon Cellier et Gilbert Durand et qui a rayonné un peu partout dans le monde. On sait que c’est à Grenoble qu’est née la notion d’imaginaire, véritable pivot d’une recomposition dans la pluridisciplinarité des disciplinaires universitaires classiques relevant de la “science de l’homme” (philologie, psychologie, sociologie, anthropologie en particulier). Cette reconstruction n’est pas terminée actuellement (le sera-t-elle jamais ?) et elle est menée dans des secteurs très différents par des chercheurs qui ne sont pas tous durandiens d’origine. Mon seul vrai maître, au sens universitaire du mot, a été le regretté Daniel Poirion avec qui j’ai eu le plaisir de faire entrer Chrétien de Troyes et le Moyen Age dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard. Je peux dire que c’est Daniel Poirion qui a orienté de manière décisive ma carrière de médiéviste. Lui seul avait compris et encouragé ce qui demandait à naître dans les travaux balbutiants de mes débuts. Lui seul (parmi tous les médiévistes de sa génération) me paraissait manifester de profondes vertus d’accueil et de respect envers les idées nouvelles de toute une jeune génération de médiévistes à laquelle j’appartenais alors et qui cherchaient leur voie dans la grande cacophonie intellectuelle des années post-68. Plus qu’un système idéologique ou un arsenal de “méthodes”, il m’a légué une vision à long terme de ma discipline d’enseignement et de recherche. Je veux dire qu’il est important aujourd’hui, plus que jamais, d’avoir une vision de son champ de recherche et de ses objectifs : il ne s’agit plus de produire des articles ou des livres comme d’autres produisent du chou-fleur ou du maïs transgénique. Il s’agit de se demander à quoi nous servons et qui nous devons servir. Cette question je ne cesse de me la poser. La seule réponse possible: défendre la culture européenne contre tous les marchands du temple, contre la macdonaldisation des esprits, contre la pensée du supermarché (pour savoir ce que cette expression signifie, il suffit de se rendre au rayon “culture” de son supermarché  et cela se passe de commentaires en général...). Je ne suis pas contre les U.S.A. et la culture américaine en bloc (elle est d’ailleurs née de la culture européenne) mais je suis contre une dictature de l’anglo-américain qui se prendrait pour l’unique langue de culture du monde (le latin du XXIème siècle en quelque sorte via Internet) et qui mépriserait ainsi tout le reste du monde non américain. Je suis pour la défense de toutes les cultures du monde parce que chacune contient une part irremplaçable et unique du secret de l’homme comme chaque groupe humain (il n’y a qu’une seule race humaine) contient les secrets génétiques de toute l’espèce humaine. Chaque élément est nécessaire au puzzle. Si l’on en détruit un, c’est tout le puzzle humain qui restera à jamais inachevé et incompréhensible.

Sur un plan plus personnel, je me définirais volontiers comme un “aventurier de l’art perdu” (l’expression est de deux étudiants de la Sorbonne qui avaient intitulé ainsi un entretien qu’ils m’avaient demandé à propos d’un de mes livres). Il est vrai que le père d’Indiana Jones était professeur de littérature médiévale, ce qui est plutôt flatteur pour la corporation!  A vrai dire, comme un explorateur, je m’occupe de tout un continent perdu de la culture européenne (la littérature du Moyen Age) et pour moi, elle est inséparable d’une réflexion sur la culture en général. Car si je pose, comme Dumézil et Lévi-Strauss, la question littéraire en termes de mythologie, c’est bien parce que le mythe est la seule voie d’accès possible aux secrets de l’humanité dans son ensemble. Je crois au sens des textes, au sens de la vie et au sens de l’homme (je dois être un vieil utopiste...). En tout cas, lorsque j’étais étudiant, je dois dire que je  détestais les études sémiotico-narratologiques de la littérature qui étaient le pain quotidien de l’Université dite  progressiste. En réalité elles étaient souvent le fait de gens qui n’avaient rien à dire et rien à penser sur les textes (l’Esprit souffle où il veut !) et aussi de gens qui n’aimaient ni la littérature ni la culture (inutile d’être cultivé pour mettre un texte en équations algébriques). Tout ce formalisme linguistique ou non est une dangereuse fumisterie (on le voit sévir encore aujourd’hui dans la formation des maîtres et l’on s’étonne que les nouveaux maîtres ainsi formés soient affrontés à un monde scolaire de plus en plus rebelle, violent et désemparé... On marchesur la tête). J’ai souffert jadis du formalisme béat, de l’académisme sénile et du rationalisme creux. Je pense que mon intérêt pour l’anthropologie et la mythologie vient de ce besoin de retrouver l’humanité dans la littérature ou d’approcher ce coeur poétique de la pensée humaine qu’est le mythe (je me sens très bachelardien en ce sens). Aujourd’hui encore, il faut résister à toutes  sortes de réductions intellectuelles : historiques, formalistes, psychanalytiques ou autres. Je juge une approche intellectuelle aujourd’hui à sa capacité d’intégrer dans sa démarche le plus de disciplines différentes possibles. La bonne méthode d’analyse est celle qui n’exclut rien (rien de ce qui est humain ne m’est étranger) et qui prend en charge de multiples savoirs pour les faire dialoguer entre eux. Dans une université où règne souvent la spécialisation disciplinaire la plus étroite, ce n’est évidemment pas bien vu.

La démarche comparatiste est la seule qui me paraît ouvrir aujourd’hui des perspectives novatrices. Comparer un roman arthurien avec un mythe persan ou une saga scandinave ouvre infiniment plus de perspectives que de compter le nombre d’apparition du mot cheval ou chevalier dans les textes médiévaux. Dans ce trajet comparatiste, il y a aussi la confrontation à d’autres cultures et à d’autres civilisations, mais il y a aussi souvent retour vers le même. Vieille dialectique du même et de l’autre qui est l’expérience de base de toute l’anthropologie moderne. Dans le champ vaste du comparatisme que j’assume, les travaux de Dumézil m’ont été précieux. Je n’ai pas eu la chance de rencontrer Dumézil (après tout, cela aurait peut-être été une malchance...) mais je ne cesse de le lire avec passion. Même ses erreurs sont instructives. Pour le monde celtique, je dois tout à Françoise Le Roux et Christian Guyonvarc’h, deux grands savants qui ont longtemps été pillés par des vulgarisateurs sans talent. Leurs travaux éblouissants m’inspirent journellement. Ma dette est grande à leur égard et je les cite en permanence dans mes propres recherches. Dans le domaine germanique, c’est de Claude Lecouteux que je me sens incontestablement le plus proche. Depuis longtemps, nous échangeons régulièrement les résultats de nos recherches respectives, nous organisons des colloques en commun  en espérant toujours saisir ce fonds celto-germanique qui est une des bases de la culture de l’Europe ancienne (je renvoie ici à une période antérieure à la romanisation et à la christianisation). Claude Lecouteux est le modèle parfait du chercheur qui veut résister à l’enfermement dans sa discipline. Il veut échapper à ce qu’on pourrait appeler  le ghetto de la pensée monodisciplinaire et qui est trop fréquent dans l’Université d’aujourd’hui hélas. Tous ses travaux sont une admirable illustration de la pluridisciplinarité en acte. L’art est difficile. Les spécialistes ont toujours beau jeu de vous jeter la pierre parce que vous chevauchez plusieurs disciplines. Eux, ils ne sont jamais sortis de leur jardin et ils s’imaginent que leur jardin est le centre du monde... Le problème est qu’avec une attitude comme celle-là, ils tuent leur discipline. Ils la figent dans des raisonnements et des méthodes obsolètes.

Pouvez-vous en quelques mots décrire votre méthode de travail ?

Mon travail commence toujours par une démarche de type philologique. C’est la raison pour laquelle je ne dissocie pas les éditions d’oeuvres médiévales et les essais critiques. J’aime me concentrer dans un premier temps sur les difficultés rencontrées par mes devanciers. Je suis attentif à tout ce qu’ils ont trouvé de bizarre, de saugrenu ou d’incompréhensible dans les textes médiévaux. Je me suis aperçu que les prétendues absurdités médiévales étaient le résultat de préjugés modernes ou de méthodologies inappropriées voire d’ignorances flagrantes. En reprenant ces énigmes à la lueur de tout ce que peut nous révéler le folklore et la mythologie par exemple, on peut retrouver la cohérence perdue. Par exemple, il y a chez Marie de France l’expression pierre lée que l’on a traduit n’importe comment jusqu’à présent. Or je crois qu’il faut réfléchir à cette Pierre Lée (c’est ce que j’ai fait dans mon édition des Lais de Marie de France, Gallimard/Folio). Car, il y a un peu partout en France des toponymes en Pierrelatte (petralata devient, phonétiquement,  pierre lée en ancien français) ou Pierrefitte qui désignent d’anciens monuments mégalithes. C’est à cet endroit pierreux que le héros du lai de Bisclavret se transforme en loup-garou. Voilà qui jette une lumière singulière sur le mythe du loup-garou lié aux mégalithes. C’est alors à la mythologie (toutes les mythologies!) d’entrer en scène. Je prône donc pour une pluridisciplinarité raisonnée: anthropologie, histoire des religions, ethnologie, folklore, mythologie comparée. L’essentiel aujourd’hui est de réaliser une nouvelle synthèse des savoirs. Nous vivons sur des découpages arbitraires de disciplines qui sont amenées à se reconstruire conceptuellement et méthodologiquement dans les années qui viennent. C’est à ce travail de recomposition que je participe avec d’autres. Mais je dois déplorer que dans leur grande majorité les médiévistes restent totalement ignorants des problématiques mythologiques. L’ancien président de la Société internationale arthurienne a par exemple déclaré à propos d’un de mes livres dont il faisait un compte rendu que je croyais (sic) qu’il existait des mythes anciens dans la littérature arthurienne (je ne suis pourtant pas le premier à le dire: Jean Marx dans les années 1950 se heurtait à la même incompréhension!). Il est vrai que mon contradicteur avait écrit une thèse sur le rire et le sourire dans la littérature du Moyen Age et cette thèse fait vraiment rire plus d’un aujourd’hui par sa naïveté. C’est tout dire.

Depuis des années, vous étudiez les traces qu’a laissées la tradition celtique dans la littérature médiévale. Quelle est l’importance de cette empreinte ? Est-elle suffisamment reconnue par la recherche ?

Je ne pense pas qu’il s’agisse seulement de traces. C’est plutôt de socle qu’il faudrait parler tout au moins pour la littérature arthurienne et la chanson de geste. On sait bien que les écrivains médiévaux n’inventaient pas la matière de leurs oeuvres. Ils puisaient celle-ci dans une tradition orale qui remonte certainement fort loin. Bien évidemment, il n’est pas facile aujourd’hui de se faire une idée de ces mythes supposés originels. On peut parier d’ailleurs qu’ils n’étaient eux-mêmes que la reformulation de mythes plus anciens encore qui remonteraient à ce que j’appelle l’ère eurasiatique (antérieure au monde indo-européen) et dont le chamanisme semble avoir été le pivot. Bref, lorsqu’on examine la littérature médiévale on se trouve devant un édifice restauré. Les murs et le bâti sont antiques mais la couleur et les aménagements sont médiévaux. On peut s’intéresser tantôt au papier peint ou au tapis du décor (médiévaux), tantôt aux murs et aux fondations (antiques) de l’édifice. Je préfère la seconde perspective, c’est-à-dire le bâti ancien, les fondations, peut-être par goût de l’archéologie, mais aussi et surtout parce que j’ai l’impression qu’on ne peut comprendre l’élément le plus récent qu’à partir de ce qui le fonde. L’homme de l’avenir, disait Nietzsche, est celui qui possède la plus longue mémoire. C’est-à-dire qu’il faut remonter le plus loin possible dans notre culture et dans notre civilisation pour avoir une chance de comprendre notre présent et notre avenir immédiat. Le Moyen Age est pour moi un socle essentiel de l’Europe. On ne comprendra rien à la culture européenne si l’on persiste à en dater l’émergence au XVIIIème siècle dans la Déclaration des droits de l’homme.

Pour vous la christianisation de l’Europe est-elle superficielle ou profonde ? Peut-on parler d’assimilation ou de neutralisation du paganisme ? De récupération ? Le concept de pagano-christianisme vous semble-t-il pertinent ?

Il est indéniable qu’au cours du haut Moyen Age (disons aux alentours du Vème et du VIème siècle) a commencé un vaste mouvement d’assimilation du paganisme par le christianisme. Tout cela ne s’est pas accompli en un jour mais est le fruit d’une longue évolution qu’il est parfois tentant de schématiser, faute de mieux, dans un clivage élémentaire, une sorte de match à deux partenaires (monde chrétien contre monde païen). En réalité, les deux notions sont plus imbriquées qu’on ne le pense ordinairement. Le paganisme n’a pas disparu dans le christianisme mais il l’a partiellement créé; il a même coexisté avec lui beaucoup plus longtemps qu’on ne le croit. C’est grâce au christianisme que le paganisme s’est conservé encore de nos jours. Un exemple à Metz , au 3 février (jour saint Blaise - dont le nom signifie le loup en langue celtique et jour de naissance du géant Gargantua chez Rabelais), on bénit toujours en l’église Saint-Euchaire de petits pains qui sont supposés protéger des maux de gorge. On bénit également des cierges dans le même but (le 3 février est le lendemain de la Chandeleur, fête des chandelles, surlendemain d’Imbolc/sainte Brigitte). Visiblement cette saint-Blaise messine (mais elle existe aussi dans d’autres régions d’Europe) contient des vestiges de rites et de mythes préchrétiens (le loup Gargan, Merlin et Blaise, le géant ogre et bien d’autres choses encore...) Si le christianisme n’avait pas réservé une place à ces rites ancestraux, en aurait-on conservé aujourd’hui la moindre trace ? Je pose la question.

Plus qu’un affrontement, je crois qu’il y a eu mise en correspondance de deux traditions (l’une chrétienne étant fondée sur la Bible, l’autre païenne sur une tradition orale). Il y a eu ainsi, tout au long de la période de christianisation mise en correspondance de symboles, de récits ou de rites appartenant à deux traditions distinctes, le christianisme prétendant donner plus de sens à ces symboles archaïques païens qu’il réinvestissait (qu’on soit ou non d’accord avec ce “supplément de sens” est une autre question, à mon avis distincte de l’examen des symboles ou mythes religieux eux-mêmes...). Un exemple, le dieu lieur indo-européen dont a si bien parlé Mircea Eliade (dans Images et symboles) a été “traduit” en termes chrétiens (c’est-à-dire mis en correspondance) avec la figure de saint Pierre à travers la formule des écritures: “Tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera aussi délié dans les cieux”; d’où la fête de saint-Pierre-aux-liens (1er août) qui correspond à la fête celtique de Lugnasad. Saint Pierre(le premier pape !)  n’est pas le seul correspondant chrétien du dieu lieur mais il est probablement le plus éloquent. A travers ce seul exemple, on voit très bien comment l’hagiographie chrétienne est le réceptacle (très conservateur) du polythéisme païen. Mais c’est un réceptacle actif si je puis dire: le mythe païen continue de vivre dans le christianisme et il a même besoin de lui pour vivre. Le culte des saints en témoigne parfois aujourd’hui encore. Donc dans l’étude du pagano-christianisme, on peut mettre l’accent tantôt sur le paganisme tantôt sur le christianisme mais il y a aussi une autre option: mettre en correspondance typologique les symboles religieux des deux traditions pour comprendre comment ils dialoguent, comment ils se fécondent réciproquement, comment ils se recréent l’un l’autre. Tout le mythe du Graal s’explique de la sorte pour peu qu’on se donne la peine (et qu’on soit capable de lire en ancien français !) les textes originaux sur le Graal qui datent des XIIe et XIIIe siècles. Cette reconnaissance de l’interdépendance de fait du paganisme et du christianisme me semble tout à fait primordiale pour éviter peut-être de tomber dans l’illusion d’un paganisme supposé originel et qui serait paré de toutes les perfections théologiques. Encore une fois, ce paganisme n’a de sens et n’est perceptible aujourd’hui que dans le christianisme. L’un et l’autre sont interdépendants. Toute disparition de l’un entraîne la disparition de l’autre. C’est bien le problème des églises chrétiennes d’aujourd’hui (principalement de l’Eglise catholique). En éliminant ce qu’on appelait jadis (assez mal!) la “religion populaire” (pèlerinages dans des forêts, devant des sources plus ou moins christianisées, cultes des vierges noires, etc...) au nom de la superstition, le christianisme a détruit sa mémoire et ses fondations. Il a coupé la branche sur laquelle il s’est assis.

En ce qui concerne votre question sur la christianisation plus ou moins profonde de l’Europe, je crois que cela dépend beaucoup des régions. Pourquoi certaines régions d’Europe ont-elles été christianisées plus facilement, plus profondément et plus rapidement que d’autres ? Je crois que c’est parce que ces régions étaient préparées par leur propre tradition religieuse à recevoir le message chrétien. Le plus bel exemple est celui de l’Irlande évidemment. Lorsque les Irlandais du haut Moyen Age ont reçu l’Evangile, ils n’ont pas senti une différence qualitative entre l’ancienne et la nouvelle religion: les vierges mères qui enfantent un enfant-devin, figure du Verbe divin, ils connaissaient (Tuan Mac Cairill). Le christianisme prolongeait ou ravivait peut-être leur foi ancienne. Il ne leur a pas posé de problèmes métaphysiques. Ce mécanisme de christianisation a eu pour nous, chercheurs du XXème siècle, une conséquence qui n’est pas négligeable: la valorisation de l’écriture. C’est parce que la Bible (donc un Livre) devenait le support de la religion que l’on pouvait enfin lever le tabou séculaire (et druidique) de l’écriture. On s’est mis alors progressivement à consigner les mythes dits païens par écrit et c’est ainsi que nous en conservons une trace précieuse (on sait bien aujourd’hui que nous ne disposons plus que des livres irlandais médiévaux et chrétiens pour reconstituer  (si cela est possible) l’ancienne mythologie des Celtes insulaires. C’est peu mais c’est mieux que rien.

Vous avez publié une remarquable Mythologie chrétienne (Ed. Entente, 1992). Que nous apprend cette étude sur la conception du temps et de l’espace qu’avait l’Europe médiévale qui semble bien avoir été receltisée ? Quid de l’importance du Carnaval dans cette vision du monde ?

Mythologie chrétienne est la version allégée d’un ouvrage plus volumineux (ma thèse de 1987 présentée en Sorbonne) dont le titre est : La Mémoire du temps: fêtes et calendriers de Chrétien deTroyes à La Mort Artu (Champion, 1989). Je tiens beaucoup à ce concept de “mémoire du temps” car il y a pour moi une fondation imaginaire de notre rapport au temps. Le Moyen Age a obéi à une pulsation imaginaire du temps qui remonte à un passé archaïque (et dont Carnaval est sans doute le conservatoire le plus durable). On pourrait sans doute parler ici des mythes fondateurs de l’Eurasie. Le christianisme a inscrit ses commémorations dans le vieux cadre de ce temps païen ritualisé. En ce sens, il est tributaire de la “mémoire du temps” archaïque. Tout mythe digne de ce nom (je parle de mythes ethno-religieux et non de mythes inventés par la littérature comme celui du Graal par exemple) s’inscrit dans cette pulsation imaginaire du cosmos, ce que Gilbert Durand appelle le drame agro-lunaire de notre monde. Le mythe accompagne le rite qui s’accomplit toujours sur certains sites. Avec le mythe, on se trouve bien comme l’a admirablement dit Mircea Eliade devant le Temps et l’Espace originels commémorés rituellement dans le présent d’une liturgie. Or la littérature médiévale (romans arthuriens ou chansons de geste) est tributaire de ces mythes anciens. Elle n’est pas inventée par des écrivains médiévaux imaginatifs mais colporte une vieille matière orale qui remonte aux mythes archaïques de l’Europe. Pour comprendre quelque chose à ces récits archaïques, à leur structure et à leurs motifs, je propose de les replacer dans un calendrier rituel. Le cadre calendaire et rituel éclaire certaines significations des mythes anciens. Carnaval est évidemment l’ensemble rituel et mythique central de cette mémoire ancestrale. Encore ne faut-il pas réduire le carnaval aux théories sociologiques modernes (à la Bakhtine, voir son ouvrage fort discutable et réducteur sur la culture populaire au Moyen Age et à la Renaissance). Il faut plutôt faire de Carnaval le coeur de tout un système de pensée que les travaux de Claude Gaignebet, le plus grand folkloriste français contemporain, ont bien illustré. Carnaval est une religion du souffle cosmique, c’est-à-dire une célébration rituelle du voyage des âmes entre les deux mondes, tout autre chose que le défouloir télégénique ou le bazar touristique qu’on voudrait aujourd’hui nous confectionner. Avec le vrai carnaval on est plus proche d’un théâtre primitif qu’Antonin Artaud appelait le “théâtre de la cruauté” que d’un divertissement pour gogos en goguette. Ce vrai carnaval (mot qui semble bien apparenté à cette déesse Carna dont parle Dumézil) nous replonge dans un système mental qui est exactement celui que l’on peut observer dans le théâtre médiéval (je pense par exemple au Jeu de la Feuillée d’Adam de la Halle) mais je pourrais citer une multitude d’autres oeuvres qui en témoignent (du Satiricon de Pétrone aux romans de Rabelais, ou à rebours de Finnegans Wake de Joyce aux chansons de geste). Voilà la vieille culture de l’Europe: elle est dans cet imaginaire foisonnant que certains s’acharnent aujourd’hui à faire disparaître des écoles et universités au motif suivant: produit périmé car date limite de consommation dépassée.

Pourquoi s’interroger sur Merlin à qui vous venez de consacrer un passionnant essai (Merlin ou le savoir du monde, Imago, 2000) ? Et tout d’abord, qui est-il ?

Merlin est par définition l’Etre primordial, la figure de l’Origine. Défini comme devin, il est une figure du Verbe divin. A travers lui, c’est une part essentielle du dogme chrétien de l’incarnation du Verbe qui se trouve éclairée (en fait, un dogme est un mythe vivant). Il s’agit d’une de ces correspondances dont je parlais plus haut. dans le mythe de Merlin on peut mettre en correspondance la parole sacrée des Celtes et le Verbe du Christianisme. Figure protéenne (comme le gallois Taliesin ou l’irlandais  Tuan Mac Cairill), cet être virtuel des origines est à un moment de son mythe absorbé par une femme alors qu’il est sous la forme d’un poisson (saumon). En mangeant cette chair du saumon de science, cette femme va procréer le devin, c’est-à-dire un être dont le Verbe est la seule justification. Autrement dit: cette vierge va mettre au monde un enfant sans le concours d’un homme. Cela peut rappeler la naissance du Christ évidemment. Enfant sans père, Merlin l’est au même titre que le Christ et c’est d’ailleurs la formule qui le définit dans les textes médiévaux. En réalité, un enfant sans père est un enfant qui a plutôt un père surnaturel ou un enfant qui renaît de lui-même: c’est finalement le cas du devin celtique qui se réengendre lui-même. Après avoir été sous une forme animale, il est absorbé par une femme qui l’engendre comme devin. On peut donc dire qu’il est à la fois Père, Fils et Esprit. Il est consubstantiel selon la formule du Credo. En fait, quand on regarde bien les textes médiévaux, on s’aperçoit que l’histoire de Merlin telle qu’elle est racontée par Robert de Boron (roman en prose du XIIIème siècle) est déjà fort christianisée . Le sens profond de cette transformation chrétienne apparaît lorsqu’on compare Merlin à ses analogues celtiques: Lailoken, Taliesin ou Suibhne. On voit bien que tous ces personnages remontent à la figure primordiale du devin.

Autre figure essentielle: celle d’Arthur. Quelle est l’importance du fonds druidique dans sa légende ?

Je dois faire paraître prochainement un ouvrage sur Arthur (aux éditions Imago) qui étudiera particulièrement cet aspect. C’est en réalité tout le problème de la souveraineté qui est posé à travers votre question. La base de la souveraineté celtique, on le sait bien depuis les travaux de Christian Guyonvarc’h, c’est la collaboration du druide (souveraineté sacerdotale) et du roi (souveraineté guerrière). Arthur ne possède que la souveraineté guerrière. Il lui faut la collaboration d’un druide qui, contrairement à ce que l’on pense parfois, n’a pas été originellement Merlin mais pourrait bien avoir été l’échanson ou le sénéchal qui accompagne Arthur dans les fragments archaïques du mythe que nous avons conservés. Merlin s’est introduit tardivement dans l’histoire d’Arthur et il a pris la place de figures druidiques, tout aussi importantes dans la structure archaïque du mythe, mais peut-être moins prestigieuses. Je pense à Lucan le Bouteiller ou au sénéchal Keu qui sont dévalorisées par la littérature du XIIème et du XIIIème siècles mais qui possédaient originellement un rôle très important (je pense par exemple à la figure du porcher, le gardien des porcs royaux). La signification essentielle de ces détails apparaît lorsqu’on compare la littérature celtique et la littérature grecque ancienne (homérique) en particulier. Le comparatisme encore et toujours !

Vous vous êtes penché sur le mythe de Tristan et Yseut (Le Gant de verre, Artus, 1990 et l’édition de poche de la légende en 1989). Quelle est l’importance de ce mythe pour l’imaginaire européen ? Que nous apprend le destin tragique de Tristan ?

Il faut bien voir que Tristan ne devient un mythe qu’avec le Moyen Age. Même si son histoire est plus ancienne (du moins certains épisodes de son histoire), sa figure mythique ne se dessine qu’aux alentours de 1180-1200. Et le mythe de Tristan n’a aucune signification sans Yseut évidemment. Ce mythe pose d’abord et avant tout le problème de la Femme et du pouvoir de la féminité dans un univers dominé par les hommes (je renvoie ici à l’ouvrage de l’historien Georges Duby, Mâle Moyen Age). J’y vois un témoignage sur l’agonie du matriarcat dans les sociétés occidentales chrétiennes. C’est aujourd’hui que nous en percevons vraiment toute la charge imaginaire profonde. Michel Cazenave dans un brillant essai tristanien (La subversion de l’âme) a analysé ce syndrome tristanien en termes jungiens. Car aujourd’hui, c’est le patriarcat qui s’effondre sous la poussée du féminin (beaucoup plus que du féminisme). Yseut a pris sa revanche. Le pouvoir des mères est de retour. On me dira qu’Yseut n’est jamais mère dans les textes et c’est vrai car cet amour tristanien est un amour qui trouve dans le plaisir sexuel sa propre légitimité (il s’oppose à l’amour matrimonial béni par l’Eglise et qui est légitimé par la procréation). Mais Yseut est fille de sa mère qui s’appelle Yseut comme elle ! Elle n’a pas de père connu ! Et enfin plus que l’amante, elle apparaît à bien des égards comme la mère de Tristan ! Mère et épouse à la fois, Yseut est bien une fée celtique, l’avatar littéraire d’une Déesse-Mère (comme j’ai essayé de le montrer dans mon essai intitulé Le Gant de verre). Mais le Moyen Age introduit un raté dans l’ancien schéma mythique. Yseut devrait avoir, en principe, tout pouvoir sur les hommes (la magie, le philtre d’amour). Toutefois, les écrivains chrétiens (surtout Thomas d’Angleterre qui raconte la mort tragique des amants) remettent en cause le pouvoir de cette fée dans laquelle ils ne voient qu’une fille d’Eve comme les autres. Elle a entraîné Tristan dans une impasse tragique. En lui révélant l’amour absolu, elle l’a finalement tenté et détruit. Conclusion: l’amour n’est pas de ce monde: il appartient à l’Autre Monde, en cela les écrivains chrétiens du Moyen Age retrouvaient l’esprit des mythes celtes mais évidemment pour faire de cet Autre Monde celte un Paradis chrétien. Il n’est d’ailleurs pas certain du tout que Tristan et Yseut soient dans ce paradis-là... A mon avis, ils seraient plutôt dans cette île au-delà des vagues dont parlent les Aventures de Condle, le pays de l’éternelle jeunesse:

“C’est le pays qui rend plein de joie

l’esprit de quiconque y va.

Il n’y a là d’autres gens

que des femmes et des jeunes filles”

Pour les Celtes, l’Autre Monde est féminin: c’est le monde de l’origine et de la fin, c’est là que le monde se régénère (éternel retour). La femme est l’avenir de l’homme.

Votre figure préférée de l’imaginaire celtique ?

Incontestablement la figure de l’ours, puisque c’est le nom d’Arhur (art signifie “ours” en irlandais et gallois). C’est aussi pour moi la plus riche des figures de la mythologie non seulement parce qu’elle est captivante à étudier dans le monde  celtique mais aussi cellequi ouvre le plus de perspectives sur les mythes archaïques de l’Europe. On le retrouve aussi bien en Scandinavie qu’en Espagne ou en Gaule, bien avant la période dite indo-européenne. On peut donc dire que la mythologie de l’ours est certainement l’une des plus anciennes du monde eurasiatique (elle se rencontre évidemment en Sibérie et même au Japon). Elle nous met sur la piste des plus grands mythes européens (celui de l’Homme sauvage par exemple, mais aussi Ulysse dont une étude déjà ancienne de Rhys Carpenter a montré le lien avec le mythe de l’ours, Arthur bien sûr, Beowulf  “le loup-ours”  (Bear-Wolf)” selon une étymologie récente mais l’ours était déjà présent dans l’étymologie traditionnelle “le loup des abeilles” (Bee-Wolf). Aujourd’hui, lorsqu’on offre un ours en peluche à un enfant, on ne lui donne pas seulement un compagnon de jeu, on perpétue un très vieux mythe de l’ours qui vient du plus lointain de l’Eurasie.

Propos recueillis au printemps MMI


 

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14 mai 2017

Génie du Polythéisme

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Quiconque étudie la prétendue conversion du monde antique, base de notre identité culturelle, ne peut que s’étonner de l’apathie des Païens face à l’intolérance d’un empire devenu chrétien : aveugles face à la menace, les Gentils ne se sentent pas concernés et demeurent indifférents. La multiplicité des approches du divin leur paraît à ce point normale qu’ils ne comprennent pas – ou trop tard, qu’ils ont contre eux une secte de fanatiques, dont le triomphe, tout politique, ne se traduit que par une conversion lente, le plus souvent forcée, et condamnée à l’inachèvement.

Un essai aussi stimulant qu’ambigu d’un philologue italien permet d’affiner le regard porté sur ce phénomène. Dans son Eloge du Polythéisme, le professeur M. Bettini, spécialiste des mythes d’Hélène et de Circé, s’interroge sur «  ce que peuvent nous apprendre les religions antiques ». Bienvenue, la nouveauté réside dans la vision que l’auteur propose du conflit entre monothéisme et polythéisme, à mille lieues de la doxa historiciste et évolutionniste partagée par des générations de chercheurs d’obédience chrétienne… ou même laïque. La vision d’un Bettini est clairement postchrétienne ; elle doit beaucoup aux intuitions de son célèbre collègue français, J.-P. Vernant, qui disait naguère que « les religions antiques ne sont ni moins riches spirituellement, ni moins complexes et organisées intellectuellement que celles d’aujourd’hui ». L’homme a lu Jung et Pessoa, et même Pound, qui s’exclamait « j’affirme que les Dieux existent ! » - il est donc conscient de la place occupée par les Dieux dans l’imaginaire européen. A la bonne heure.

Observer le polythéisme antique de la même manière que le shintoïsme ou l’hindouisme contemporains constitue le premier effort à fournir pour se libérer de dogmes qui sont autant d’obstacles épistémologiques. Il s’agit bien de considérer le polythéisme comme « une expérience politique et sociale, individuelle et collective » pour en déceler « les potentialités refoulées, voire réprimées ». A la bonne heure.

Son essai entend repenser la tolérance par un recours au polythéisme en tant que mode d’interprétation et art de l’équivoque.

Dans cette démarche, Bettini repère bien que ce qui sépare le monothéisme, exclusif par définition, du polythéisme, inclusif par essence, c’est le refus du premier de penser les Dieux des autres. En vertu des divins commandements « Tu n’auras pas d’autres Dieux devant moi » et « Yahvé a pour nom j    aloux : c’est un Dieu jaloux » (Exorde, 20 et 34 – texte supposé rédigé par l’Eternel en personne, et donc figé dans les siècles des siècles, condamné à une éternelle resucée), le monothéiste cohérent est condamné à la conversion des « infidèles », aux croisades et à l’obscurantisme.

Bettini comprend bien que le cadre mental polythéiste implique de ne jamais renoncer d’office aux correspondances possibles, de se donner la peine de traduire et d’interpréter les Dieux d’autrui. Le polythéiste se révèle curieux, comme l’historien Tacite qui, proposant dans sa Germanie des équivalences entre déités germaniques et latines, pratique l’interpretatio romana, subtilissime démarche fondée sur une saine curiosité comme sur un pragmatisme de bon aloi. Loin d’être faux, les Dieux, les fées ou les génies du voisin pourraient bien servir ma communauté, d’où l’intérêt, sous certaines conditions d’ordre politique (car il s’agit bien de politique, et non de vérité), d’être intégrés au panthéon de ma cité. « Pourquoi pas ? » pourrait bien être le leitmotiv du polythéiste d’aujourd’hui et de toujours. Pourquoi pas des correspondances entre Zeus et Jupiter, entre Shiva et Dionysos ? Pourquoi ne pas faire le pari de la malléabilité, de l’assimilation et de l’identification ? Pourquoi ne pas comprendre le divin comme fluide, en perpétuel mouvement ?

Impensable posture pour le monothéiste qui, sans toujours y croire,  prétend détenir une vérité intangible, gravée sur des tablettes, aussi fermée aux apports extérieurs que muette sur ses sources. Plus faible sa croyance intime, plus tenace son obsession de convertir autrui – une monomanie.

Plurivoque en revanche, le langage polythéiste traduit et interprète sans cesse ; monotone, le monothéiste se bloque pour se déchirer en controverses absurdes – les hérésies. A la disponibilité païenne, à la capacité de penser le monde de manière plurielle répond la crispation abrahamique, source de divisions et de conflits : ariens contre trinitaires, papistes contre parpaillots, shiites contre sunnites – ad maximam nauseam.

L’essai de M. Bettini ne semble pas dépourvu d’arrière-pensées et là réside la faiblesse de son argumentation, car ce savant aux innombrables références, féru de détails parfois mineurs, oublie tout d’abord que ce qui définit le polythéisme, c’est avant tout le principe hiérarchique : les panthéons ne sont jamais des ensembles désordonnés ni des accumulations de divinités interchangeables, mais des hiérarchies célestes de puissances (Dieux, saints, anges, esprits,…) à la fois autonomes et complémentaires, regroupées en armatures souples et organiques. Tout polythéisme, antique ou actuel, se fonde sur une hiérarchie stricte des figures divines, souvent exprimées par le biais du schème de la parenté – les généalogies divines. Ces configurations hiérarchiques sont illustrées par le mythe, le rite et l’image. Bettini oublie cela pour n’y voir qu’un charmant ensemble, chatoyant et disparate. D’après lui, nous devrions redevenir polythéistes … pour accepter les Dieux des autres. Celui de Médine, par exemple ?

*

 

Peu après ou juste avant la chute du Shah d’Iran et l’avènement de la république islamique, l’indianiste Alain Daniélou avait publié un essai provocateur intitulé Shiva et Dionysos. Il y dressait une longue liste d’étonnants parallélismes entre le Dieu de la danse et celui au trident, tous deux vus comme des divinités hors-la-loi, que Daniélou interprétait comme les survivances d’une religion pré-aryenne ayant influencé le monde antique, de l’Indus à la Méditerranée. A l’époque, les savants avaient fait la grimace, comme souvent à l’égard de précurseurs non estampillés par l’Université. Passionnant, le dossier vient d’être repris par le comparatiste B. Sergent, universitaire pur sucre et président de la vénérable Société de Mythologie française. Disciple de Dumézil, Sergent a, dans le passé, pris des positions politiquement correctes, notamment à l’encontre de son collègue Jean Haudry, dont le Que sais-je ? consacré aux Indo-Européens eut droit à un déluge de critiques à caractère (méta)politique. Ceci ne l’a pas empêché (au contraire ?) de mener des recherches de plus en plus pointues sur les correspondances mythologiques entre l’Inde, la Grèce et les autres aires de l’expansion indo-européenne, de l’Anatolie à la Baltique. Sa synthèse sur les origines de Shiva et de Dionysos, intitulée Le Dieu fou, doit beaucoup à son prédécesseur, l’excentrique et génial Alain Daniélou, un modèle d’esprit libre – et un polythéiste convaincu. Touffu à souhait, l’essai se révèle convaincant : voilà un Dieu de l’extase qui meurt et renaît, un Dieu exterminateur et en perpétuelle métamorphose, ambigu et nomade, fauteur de désordres d’ampleur cosmique et libérateur, créateur et lumineux, destructeur et bruyant – à la fois, taureau, lion et serpent. Dieu des arts, de la musique et des chœurs, le transgresseur Shiva-Dionysos incarne à lui tout seul, dans une version probablement aryenne, notre polythéisme dans son insondable splendeur.

 

Christopher Gérard

 

Maurizio Bettini, Eloge du Polythéisme, Les Belles Lettres.

Bernard Sergent, Le Dieu fou. Essai sur les origines de Shiva et de Dionysos, Les Belles Lettres.

 

 Sur ces questions, je renvoie à deux de mes livres :

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22 mars 2017

Paideia

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Ce qui distingue une grande civilisation, n’est-ce pas, entre autres qualités, son aptitude à transmettre l’héritage ancestral, sa capacité d’assurer la continuité de dessein qui la fait survivre aux aléas de l’histoire ?

En Europe, cette aptitude porte un nom, et un nom grec : paideia.

Notre civilisation semble être la seule, et la première dans l'histoire, à nier ses propres valeurs et à refuser de les transmettre. Ce refus conscient de transmettre, ce refus justifié par toute une faune d’idéologues, ce refus n'est jamais qu'un suicide différé, un suicide sans noblesse ; il illustre à lui seul la décadence d’une société « sans feu ni lieu », celle d’une civilisation « de la digestion et du fumier » – pour citer un écrivain cher à mon cœur, le Normand Jules Barbey d’Aurevilly. Il illustre en réalité l’oubli de notre paideia plurimillénaire.

Cette funeste pulsion, cette ruse de la Mort aux noires prunelles, qui consiste, par haine de soi (généralement grimée en amour de l’autre), à ne pas transmettre, il nous incombe de la combattre sans merci, car telle est la mission qu’impose le rapide destin, une mission d’ordre métaphysique –  maintenir et restaurer la paideia.

Le premier éducateur de notre civilisation, notre grand ancêtre, c’est le divin Homère, dont Platon disait à juste titre qu’il avait éduqué la Grèce.

Dans le chant VI de l’Iliade, Homère décrit le dialogue entre deux adversaires qui s’affrontent en duel dans la plaine de Troie, le Troyen Glaucos et l’Achéen Diomède. Glaucos rappelle sa généalogie ainsi que les consignes données par son père lors de son départ pour la guerre : « Toujours être le meilleur, surpasser tous les autres, ne pas déshonorer la race de tes aïeux ». Il y a trente siècles donc, pour un Hellène digne de ce nom, les trois devoirs de l’homme noble sont : excellence, prééminence, fidélité aux ancêtres. Rien n’a changé et cette devise demeurer celle de tous les Bons Européens qu’évoquait Nietzsche.

Exceller pour continuer à surpasser les autres – n’est-ce pas le défi qui, une fois de plus dans notre longue histoire, nous est lancé par le cruel destin ? Quant aux ancêtres, comment pourrions-nous oublier l’aïeul qui a tenu bon sur l’Yser, la Marne ou dans la boue des Flandres ? Impensable amnésie, assimilable à un crime.

Dans le passage de l’Iliade que j’ai évoqué, Homère utilise, pour la première consigne,  le verbe aristeuein : être l’aristos, le meilleur (superlatif); faire preuve de cette qualité suprême qu’est l’excellence, aretè en grec. Longtemps, le terme aretè a été traduit par « vertu », vocable quelque peu connoté en raison de son acception moralisatrice. L’italien virtu rend bien mieux le sens premier d’aretè :  l’excellence, qu’un poète grec de l’époque classique définit de la sorte : « le pied, la main, l’esprit sûrs, façonnés sans nul défaut ». Retenons cette image de façonner l’esprit et le corps tel que le ferait un potier avec de l’argile.

Cette aretè, cette virtu à la fois physique et morale, qui concerne l’âme, le corps et le caractère, fonde la paideia hellénique, idéal né à l’époque homérique, transmis, avec ses éclipses et ses métamorphoses, jusqu’à nos jours, depuis l’Athènes classique, en passant par l’empire romain, par Byzance, par nos monastères jusqu’aux collèges et aux lycées d’aujourd’hui.

Qu’est-ce donc que cette paideia, terme difficilement traduisible, car « éducation » en réduirait le sens ? Il faudrait ajouter « culture, civilisation, tradition, littérature », ou encore « modelage du caractère humain selon un idéal » pour citer la définition du grand humaniste Werner Jaeger, professeur aux universités de Berlin puis de Harvard, qui avait consacré trente ans de sa vie à étudier la transmission de l’hellénisme. Son maître livre, Paideia, est un classique de la pensée aristocratique et un monument de l’humanisme européen. Avec le Français Henri-Irénée Marrou, lui aussi immense érudit, auteur d’une monumentale Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, nous avons là deux ouvrages de référence sur le thème de la transmission.

 

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Dans son maître-livre, Jaeger rappelle que toutes les renaissances en Europe se sont fondées sur un retour à la paideia antique : renaissance carolingienne, Renaissance italienne, classicisme français, idéalisme allemand - chaque fois, quand il s’est agi en Europe de surmonter l’obscurantisme et la sclérose, chaque fois qu’il a fallu assurer un nouveau départ, les Européens ont recouru à la culture mère – la paideia grecque en tant qu’idéal de modelage, de façonnement du caractère et de la sensibilité, de parachèvement de la nature.

La paideia implique de modeler sa propre statue, de se créer soi-même et de devenir pleinement homme par l’imitation d’un modèle idéal obéissant à des lois universelles. Comme le disait Jaeger, la paideia  « donne le sens de l’harmonie et de la totalité », car elle repose sur la vision d’un monde gouverné par un principe d’unité transcendante, le Logos d’Apollon, régissant de manière harmonieuse et l’âme humaine, et la cité et l’univers tout entier.

La Paideia classique comme principe éducatif et comme idéal de communauté civilisationnelle consiste donc en une discipline progressive qui transforme l’enfant, l’adolescent et même l’adulte sur les plans physique et moral ; elle est un élan créateur et directeur qui s’oppose à la pulsion morbide consistant à refuser de préserver ses traditions. Elle est, comme disait Platon, « le bien le plus précieux » que nous ayons reçu de nos ancêtres et que nous devons, contre vents et marées, transmettre à nos descendants. Platon oppose d’ailleurs paideia, la culture en tant que savoir désintéressé, à technè, le savoir utilitaire. On voit ainsi que l’homme européen, né en Grèce (comme le nom de notre civilisation), s’interroge depuis l’origine sur l’art de transmettre sous peine de disparaître.

Notre paideia se fonde sur deux valeurs essentielles qui distinguent l’Europe des autres civilisations : la première est cet insatiable désir  de liberté, aux antipodes de l’oubli de soi,  de cette soumission orientale qui force à se prosterner.

Déjà, à l’époque homérique, les guerriers groupés autour de leurs princes débattent de la stratégie à adopter. Typiquement grec, et devenu européen, est ce besoin irrépressible de se déterminer soi-même, de se former son propre jugement, de régler sa vie selon ses propres valeurs. Nous sommes loin de la soumission à un Dieu jaloux qui espionnerait les âmes et brimerait les corps. Nous sommes loin de l’obéissance abjecte aux dogmes, économiques (la Croissance) ou religieux (le Salut), qui toujours stérilisent la pensée en la paralysant.

La seconde valeur est la prise de conscience du caractère irremplaçable de la personne humaine. « L’homme est la mesure de toute chose » proclame Platon dans le Protagoras ; « Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est point de plus grande que l’homme » s’exclame Sophocle dans son Antigone. La paideia grecque exalte cette conception de l’homme comme trésor à chérir, ce que les Romains, successeurs des Grecs, ont appelé humanitas, et nous, Modernes, héritiers des Grecs et des Romains, humanisme.

La paideia, c’est donc l’humanisme classique - le fondement de l’identité européenne, que l’école, la famille, la cité doivent transmettre, j’ai envie de dire, « sous peine de mort ». Cet humanisme, savoir désintéressé par excellence mais qui par un étrange paradoxe façonne les élites d’Europe depuis 25 siècles, se traduit avant tout par l’amour de la création, par le respect devant l’œuvre des devanciers, et par donc l’humilité qui  va de pair. Loin, bien loin, de cette manie de la table rase, de ce mépris du passé qui infectent notre modernité finissante.

Certes, le mot humanisme a été galvaudé et souvent vidé de son sens, mais il n’empêche que cette attitude anthropocentrique, née en Grèce au sein de la chevalerie homérique et métamorphosée par les philosophes classiques, demeure l’une des plus belles créations du monde gréco-romain. Nul ne confondra cette paideia avec l’individualisme post-moderne, celui du zombie « sans feu ni lieu », qui n’est jamais ni aristos ni fidèle, ce zombie qui ne se reconnaît plus ni liens ni obligations - uniquement des droits, avec aigreur réclamés.

Nous parlons bien d’humanisme en tant que mise en forme d’une personne, de formation de l’âme, du corps et de l’esprit, de développement en chacun de toutes les possibilités de sa nature, de promotion acharnée de ce que l’enfant, l’adolescent, l’adulte possèdent d’irremplaçable. Il s’agit bien de discipliner le jugement et l’impulsion, de pousser l’enfant à accomplir son devoir sans négligence et de faire de lui un citoyen libre. L'humanisme ne se réduit en rien à une banale et souvent peu sincère forme de philanthropie, mais bien comme un idéal de liberté de l'homme par la connaissance de son héritage plurimillénaire, comme une solidarité effective entre les siècles, les générations, les communautés. En somme, l’héritage est un lien qui rend libre.

Le renier, accepter l’oubli constitueraient des sacrilèges, l’impiété absolue. Impensable posture pour tout homme noble, quelle que soit d’ailleurs sa race ou sa classe.

Cet humanisme, cette paideia sont d’essence élitaire, ne le cachons pas, car cela n’a rien de honteux. Le propre d’une élite digne de ce nom est précisément de se sentir responsable de la sauvegarde de ses traditions, qu’elle livre aux générations futures.

Nous parlons bien d’une aristocratie du mérite et de l’effort qui, seule, fonde l’authentique noblesse, laquelle, pour citer Jaeger, « n’est jamais pur privilège, elle correspond à un certain danger que l’on accepte ». Pour désigner l’homme accompli, l’équivalent du gentilhomme français ou du gentleman anglais, les Grecs disaient kalos kagathos, « beau et bon à la fois », l’homme accompli, excellent et fidèle à son héritage, alliant noblesse d’âme, vigueur physique et beauté intérieure. Le Romain Pline disait des Grecs qu’ils étaient homines maxime homines : des hommes totalement hommes, pour qui le dépassement de soi était la loi.

Pour les Anciens, l’homme « au pied, à la main et à l’esprit façonnés sans nul défaut » que chantait le poète Simonide, est avant tout raisonnable, car conscient d’être un animal politique (Aristote) obéissant à des lois qui règlent la vie de sa cité. Raison, loi, cité sont donc des mots clefs de la paideia, qui, par le biais de contraintes dont le rôle est de brider les passions dans ce qu’elles ont de destructeur, doit former les hommes à vivre en société. Théorisée entre autres par Platon et Aristote, la paideia consiste à réguler les appétits, à s’exercer à la frugalité, à former des âmes loyales. Idéal aristocratique ? Certes, mais cet idéal, pensé il y a plus de 25 siècles, traverse toute notre histoire, souvent de manière souterraine. Qui dira l’effet de la lecture d’Homère sur un jeune garçon ? Le courage d’Hector, la ruse d’Ulysse, la fidélité du vieux chien Argos ? Qui dira l’émotion ressentie à la lecture de la mort volontaire de Socrate, au sublime sacrifice d’Antigone ? Et l’on voudrait nous priver de ces trésors au nom de l’amnésie programmée de nos contemporains, de la dissolution de la personne dans une masse informe et grisâtre, de la chute dans un présent totalitaire, de la soumission au règne de la marchandise ou à la dictature spirituelle du livre unique.

Derrière les slogans modernistes et égalitaires - donc démagogiques - se cache une idéologie sournoise de la table rase, qui déstructure l'individu et l'enferme dans une hébétude, un narcissisme morbides, pour le livrer pieds et poings liés aux mercantis et aux fanatiques.

En cette phase toute provisoire d’inversion des valeurs, plutôt que de se contenter de verser dans un pessimisme démobilisateur ou dans une déprimante déploration, les hommes libres ont pour mission de maintenir la paideia  - acte révolutionnaire et devoir moral.

 

© Christopher Gérard

Equinoxe de printemps MMXVII

 

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20 février 2017

La Source pérenne

 

mythes,paganisme,spiritualité

 

La Source pérenne retrace une quête singulière, celle d’un « païen » d’aujourd’hui. La pensée des Antésocratiques Héraclite et Empédocle, le souvenir de fouilles archéologiques durant l’adolescence, les expériences et les réflexions tirées de voyages aux Indes ou dans l’Irlande ancestrale, la proximité des dieux et des hommes, tous ces éléments d’une cohérence souterraine constituent le paysage spirituel de l’auteur. Par un appel à la plus ancienne mémoire de l’Europe, Christopher Gérard fait sienne cette phrase de Martin Heidegger : « il faut une méditation à contre-courant pour regagner ce qu’une mémoire tient pour nous, de toute antiquité, en réserve ». Parti à la recherche des divinités enfuies, l’auteur nous convie à une conversion du regard, à la redécouverte d’une source trop longtemps murée, mais jamais tarie. La postérité littéraire de l’empereur Julien, d’Anatole France à Régis Debray, est étudiée dans un chapitre, ainsi que l’importance d’Alain Daniélou dans le parcours païen de l’auteur. Intelligence et sensibilité se conjuguent dans ce livre d’une grande originalité, qui est aussi celui d’un franc-tireur.

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"Pourquoi recommander Parcours païen de Christopher Gérard?  Parce que la pensée païenne abomine la bassesse mercantile. Parce que le païen Christopher Gérard a du talent. C'est un chrétien qui vous le dit." Pol Vandromme, Pan

"Quiconque s'interroge sur l'identité spirituelle de l'Europe ne saurait ignorer cette composante et négliger le livre si pétulant de Christopher Gérard."

Bruno de Cessole, Valeurs actuelles

"Un parcours dont l'honnêteté et comme une fraîcheur lustrale me touchent".

Jacques Franck, La Libre Belgique

"Son parcours, atypique, voire provocateur, n'est pas celui d'un passéiste nostalgique, mais celui d'un homme de conviction entré en résistance".

P.-L. Moudenc, Rivarol

"Il fait sienne la parole du Bouddha: "j'ai vu l'Ancienne Voie, le sentier aryen, la Vieille Route prise par les Tout-Eveillés d'autrefois et c'est le sentier que je suis"."

Jean Parvulesco, Contrelittérature

"Ce parcours païen est un véritable journal spirituel. (…) De Zeus à Mithra, de Cernunnos à Varuna, c'est à une majestueuse mise en ordre de l'univers et de son destin personnel à laquelle C. Gérard se livre. Hiératique et surtout pas erratique le parcours gérardien!" André Murcie, Alexandre

"Votre défense et illustration du polythéisme signifie, pour moi, un effort pour faire vivre l'esprit de tolérance en vue d'une humanité de paix où régneraient des dieux multiples."

Lettre de Marcel Conche

"J'ai aussi pleuré sur la mort de Pan."

Lettre de Vladimir Volkoff

 

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Semper paganus
 

« L’on ne présente plus Christopher Gérard. Dans cette portion d’orbe européenne qui se décline en ce vieil idiome français de racine latine, il est le plus illustre représentant de ce mouvement informel, protéiforme, chaotique et irrépressible que nous nommerons, faute d’un terme revendiqué par ses adeptes mêmes, la Nouvelle  Renaissance Païenne. Nous ne rappellerons pas ici son long combat mené autour de la revue Antaïos, et ses deux premiers romans Le Songe d’Empédocle et Maugis (L’Age d’Homme) qui l’ont classé d’emblée comme l’un des maîtres du renouveau du genre. Nous nous contenterons de renvoyer le lecteur curieux, sur ce même site, à notre troisième livraison du dix-huit janvier 2006, intitulée Un Roman Contemporain.

La Source Pérenne n’est pas à proprement parler un nouveau livre mais la réédition – ce qui est un très bon signe – du premier ouvrage de Christopher Gérard, paru en 2000, sous le titre de Parcours Païen. Pour parler romain, l’opportunité de ce changement ne nous était guère apparue comme relevant d’une priorité absolue. Nous avions peur d’y deviner une peu convaincante manœuvre de communication éditoriale. Reconnaissons que nos frayeurs anticipatives n’étaient guère fondées. Dans sa première mouture Parcours Païen se donnait à lire comme l’itinéraire spirituel d’un jeune européen à la découverte de son originelle identité. Des bois de la Belgique profonde aux rivages de l’Hellade éternelle, de la haute figure de l’Empereur Julien à la rencontre de l’Inde vénérable, du Nord mythique au Sud vivant, nous empruntions des routes qui nous ramenaient aux sources castaliques d’un ancien savoir civilisationnel et rituellique préservé comme par miracle des incessantes attaques menées depuis des siècles par des monothéismes totalitaires, aujourd’hui relayés par des modernités frelatées… 

Sept années ont passé. Ce qui fut donné comme un combat, est désormais vécu comme une victoire. Le regard de Christopher Gérard sur son propre parcours est empli d’assurance. A l’angoissante incertitude des débuts a succédé la sérénité des accomplissements. Le foisonnement antésocratique de l’antique physis heideggerienne est toujours-là. Même si la végétation a obscurci la présence de la margelle sacrée, il suffit de suivre le sillage des couleuvres oroboriques pour tremper son visage dans les limpidités de l’eau lustrale.

Malgré de nombreux textes que le lecteur retrouvera pratiquement à l’identique dans les deux volumes, La Source Pérenne est un livre beaucoup plus important que Parcours Païen. Ce n’est pas que Christopher Gérard aurait trouvé quelques formules plus heureuses ou quelques formulations plus percutantes. Tout est question de perspectives. Dans Parcours Païen Christopher Gérard pare au plus pressé. Il s’attaque à la racine du mal. Paganisme contre christianisme, polythéisme contre monothéisme. Tel l’Héraklès sur les bords fangeux de l’Herne il coupe les têtes sans cesse renaissantes de l’Hydre monstrueuse. Mais il ne suffit pas de lutter contre les rejetons visqueux de la pieuvre lernique. Il faut trancher ras le principe génératif de cette cancéreuse prolifération carnivore.

Le païen qui tente de résister à l’assaut du chrétien est un accident circonstanciel de l’Histoire. Il y a longtemps que les chrétiens se sont aperçus de l’étroitesse de leur point de vue. L’on pourrait décrire l’édification de la théologie chrétienne comme la digestion successive de multiples strates païennes. Le rabbinisme christique des premiers temps a avalé au cours des siècles maints éléments des doctrines stoïciennes, du platonisme et du mithracisme… Nous arrêtons là une liste que nous pourrions longuement poursuivre ou détailler… Dans le chapitre « Mysteria Mithrae » Christopher Gérard nous offre le plaisir d’une analyse descriptive, mais qu’il précise non exhaustive, des plus jouissives de quelques uns de ces emprunts qui sont devenus des piliers essentiels du catholicisme ! Les théologiens ont senti venir le danger. Devant la montée de l’érudition d’une fraction non négligeable des élites à la fin du dix-neuvième siècle et la remise en question au siècle suivant des fondements historicistes et dogmatiques des religions monothéiques ils ont dû trouver quelques parades plus efficaces que les sempiternelles et péremptoires objurgations de rares fidèles récalcitrants  à l’obligation passive de  la croyance en la Vérité révélée. Très malignement le christianisme a tenté de surmonter ses tendances sectaires. Au lieu de gratter là où ça fait mal l’on passera le badigeon de l’oeucuménisme conciliant, l’on ne parlera plus d’hérétiques mais de religions du Livre, la machine du monothéisme a resserré les rangs pour contrer le seul véritable ennemi ; le polythéisme. Mais comme celui-ci embrasse une multiplicité de civilisations en leur essence étrangères à l’idée même de monothéisme, l’intelligentsia d’obédience culturelle catholique a mis au point un concept de tradition religieuse capable de ratisser beaucoup plus large que les instruments messianiques habituels. L’on n’a jamais comparé le travail de René Guénon à celui de Spinoza. Et pourtant un escalier qui permet de s’échapper d’une vision infantile de la représentation de Dieu par un concept philosophique moins naïf est aussi et en même temps l’escalator mécanique qui permet de remonter à ce que l’on avait quitté.

Le lecteur aura compris le sens du nouvel intitulé : le concept de Source Pérenne s’oppose au dogme de Tradition Primordiale. N’allez pas accroire que Christopher Gérard s’en est allé bricoler une notion plus ou moins ingénieuse à opposer aux dogmatiques de la Tradition Primordiale. La Source Pérenne se donne à lire comme une entreprise généalogique de restitution généralisée. Ce qui est en premier n’est pas à l’origine : le christianisme ne s’est pas seulement coulé dans le lit du platonicisme et du plotinicisme il a aussi annexé l’évidence de la multiplicité du monde qui fonde le polythéisme. L’Un exige le Multiple, sans quoi il ne serait que l’indifférencié totalitaire du néant et de l’être. Devant ce scandale de la nécessité de l’existence du Multiple pour assurer sa propre existence, les monothéistes se sont vus obligé de mettre au point cette notion de primordialité temporelle pour assurer la prééminence de l’Un sur le Multiple, qu’ils considèrent comme le gardien du troupeau. Avec la tradition primordiale les pieuses ouailles seront bien gardées !

Avec La Source Pérenne, la vision gérardienne s’agrandit. La pensée de Christopher Gérard a gagné en altitude et en plénitude. Le concept de Source Pérenne est un bélier de bronze qui ne cessera plus de battre les murailles de la Tradition Primordiale jusqu’à leur écroulement final. Ce livre de Christopher Gérard est à méditer. Il est d’abord d’une richesse incroyable. Il n’est surtout pas le résultat de longs et oiseux raisonnements interminables. Il est le fruit juteux de la connaissance savoureuse des choses, des êtres, des gens, des livres et des cultures qui se donnent à vivre selon les concrètes modalités de l’expérience pragmatique de la rencontre d’un poëte, d’un guerrier, d’un Homme libre et ferme, tel qu’en lui-même sa volonté le fonde, avec la chair païenne du monde et des Dieux. »

André Murcie

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« Erudit, profond, pertinent y compris dans ses impertinences, l’essai de Christopher Gérard vient réveiller les consciences dans une défense subtile, vivante et non pas archéologique du paganisme.

Le paganisme dont il est question ici, loin d’être une nostalgie d’un passé idéalisé, un refuge, une fuite, est l’affirmation franche de la reconnaissance du divin dans sa manifestation visible, au quotidien, et du lien sacré entre l’homme et la nature. C’est aussi un combat contre tout ce qui réduit la liberté et la créativité, contre toutes les prisons nées des conditionnements. En ce sens, le paganisme, comme tradition au temps cyclique, est bien davantage le véhicule de voies d’éveil que des traditions au temps linéaire. Christopher Gérard voit aussi dans le paganisme le vecteur du renouveau d’un Occident en détresse, non dans une opposition quelconque à l’Orient mais plutôt en cherchant en Orient, en Inde notamment, les ingrédients du réveil.

Christopher Gérard montre comment derrière le vernis, certes épais, des monothéismes, les mentalités restent païennes et appellent au plus profond d’elles-mêmes au réenchantement du monde :      « La religion de l’Europe est d’essence cosmique. Elle voit l’univers comme éternel, soumis à des cycles. Cet univers n’est pas regardé comme vide de forces ni comme « absurde » comme le prétendent les nihilistes. Tout fait sens, tout est forces et puissances impersonnelles régies par un ordre inviolable, que les Indiens appellent Dharma (concept récupéré plus tard par les Bouddhistes), terme qui peut sembler exotique, mais que les Grecs traduisent par Kosmos : Ordre. Depuis des millénaires, notre religion, reflet de la tradition primordiale, pousse l’homme à s’insérer dans cet ordre, à en connaître les lois implacables, à comprendre le monde dans sa double dimension visible et invisible. Le païen d’aujourd’hui, comme il y a trois mille ans, fait siennes les devises du Temple d’Apollon à Delphes : connais-toi toi-même et rien de trop. »

Cet essai veut délier et réveiller, appeler à l’aristocratie de l’esprit, se souvenant que la voie est d’abord une mise en œuvre et non un discours sur l’œuvre. »

Rémi Boyer, La Lettre du Crocodile

 

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"Voilà un bréviaire plein d'intelligence et de lumineuse vitalité"

Bruno Favrit

 

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Traditio perennis

 

En octobre 2000 paraissait à L’Age d’Homme, providence des dissidents, mon essai Parcours païen, que je qualifiais d’archéologie de la mémoire. L’ouvrage, rapidement épuisé, a reparu en 2007 chez le même éditeur dans une version revue et augmentée, sous le titre La Source pérenne. Voici ce que le jeune Laurent Schang disait de Parcours païen dans Le Baucent, revue littéraire publiée à Metz.

Acte un. Imaginez un gamin, douze ans à peine, pas­sionné d'archéologie, penché sur le squelette d'un guer­rier franc enterré là depuis quoi ? dix, quinze siècles... L'enfant, pas encore un adolescent, s'active pour mettre au jour les restes du vieux Belge qui en son temps dut être un rude gaillard. Pour Christopher plus qu'une pièce de musée, c'est une authentique relique qu'il est en train d'exhumer. Mieux: qu'il ressuscite. Premier senti­ment de religiosité, et déjà, confusément, le sens du tra­gique. L'alchimie s'opère.

Acte deux, quelques années ont passé. Nous retrouvons Christopher, jeune homme toujours passionné de fouilles, dégageant du chantier où il s'affaire une pièce de monnaie romaine du règne de Constantin. On lui a dit que ces rui­nes, tout ce qu'il reste d'un édifice jadis magnifique, re­montent aux premiers chrétiens et à leur frénésie destruc­trice. Pourquoi un tel déchaînement de violence ? Il frotte la pièce, parvient à lire l'inscription qui y est martelée. En bon latiniste, il n'éprouve aucune peine à la tra­dui­re. Soli Invicto Comiti. Sans qu'il s'en rende bien compte, quel­que chose se produit en lui, comme une prise de cons­cience qui va déterminer toute sa vie. Sa religion est faite.

Si vous demandez à Christopher Gérard ce qu'il fait dans la vie, question typiquement occidentale qu'il déteste, sa ré­pon­se sera invariablement la même: «archéologue de la mé­moire». Avec ça, vous serez bien avancé. Demandez-lui plu­tôt qui il est, et d'où il vient. Là, il vous répondra tout ac­cent dehors: «Moi, Irlandais, Germain et Hellène»! Né new-yorkais en 1962, d'un père belge et d'une mère d'ori­gi­ne irlandaise, Christopher Gérard n'attend pas sa première année pour faire son grand retour sur le Vieux Continent. Il n'en bougera plus que pour effectuer des sauts en Inde, ce qui, pour Gérard l'indo-européen revient au même, ou à peu près. Une fois diplômé de l'Université Libre de Bruxel­les (licence de philologie), Gérard se lance dans l'enseigne­ment. Mais pas n'importe lequel, celui de la plus vieille sa­gesse européenne, celle que lui a révélé sa forma­tion de latiniste.

Ne manquant pas d'ambition et prenant son courage à deux mains, il écrit à Ernst Jünger, pour obtenir de lui l'autorisation de repren­dre à son compte la publication d'Antaios, revue que le nonagénaire auteur du Traité du rebelle avait cofondée et animée avec Mircea Eliade de 1959 à 1971. Jün­ger accepte. Le premier numéro d'Antaios nouvelle formule paraît sous le parrainage de l'anarque à l’été 1993 (seize livraisons ainsi que plusieurs plaquettes paraîtront jusqu’en 2002). Antaios se veut une source d'in­spi­ration pour préparer le XXIème siècle, dont on sait de­puis Jünger qu'il sera celui des Titans, et le XXIIème siècle, ce­lui des Dieux. Depuis, Antaios s'ho­nore d'accueillir dans ses pages Michel Maffesoli, Alain Daniélou, Arto Paasilina, Robert Turcan, Gabriel Matzneff, ou Jean-Claude Albert-Weill.

Le paganisme selon Christopher Gérard? L'expression, su­per­be, est de lui: «redevenir soi-même macrocosme». Pas de divinité tutélaire, ni de menu à la carte, façon New Age. Pas question de se convertir au brahmanisme ou à l'hin­douis­me. Ridicule! Pas de mythe de l'Age d'Or. Pas d'illusion sur la technique, mais pas de blocage mental dessus. Pas d'i­dolâtrie non plus. «Méden agan» (rien de trop). Prier une multitude de dieux revient toujours à vénérer le seul et mê­me dieu démultiplié en autant de services à rendre. Non, le paganisme vrai consiste à révérer l'un et son con­trai­re, Apollon et Artémis, Sol et Luna, tous participant d'un même ordre du monde harmonieux, dans une pratique per­sonnelle, libre et joyeusement acceptée. Une ascèse, un combat aussi, contre le monothéisme génocidaire, l'ho­mo­généisation, les idéologies modernes. Rien de plus éloi­gné du paganisme que le fanatisme, le sectarisme reli­gieux. Cest pourquoi Gérard n'aime pas le mot foi, et lui pré­fère fides (sa devise, «Fides aeterna»). Et n'allez pas lui dire que le monde est désenchanté, lui vous rétorquera crépuscule en bord de mer, brame du cerf au petit matin, bruissement du vent dans les branches, chant du ruisseau.

Le Baucent: Pour ceux qui ne vous connaîtraient pas en­core, Christopher Gérard, pourquoi ce titre, Parcours païen ?

Parcours païen est un recueil de tex­tes illustrant le réveil des Dieux dans la conscience d'un jeu­ne Européen d'aujourd'hui. La pensée grecque, surtout celle des présocratiques (sans oublier l'héritage tragique), l'empereur Julien, le souvenir de fouilles archéologiques menées durant l'adolescence, la figure solaire de Mithra, des voyages aux Indes sur les traces d'Alain Daniélou, l'Ir­lan­­de ancestrale, tous ces éléments à première vue dis­pa­ra­tes, mais d'une cohérence souterraine, composent le pay­sa­ge mental d'un «Païen» d'aujourd'hui. La vision proposée est donc personnelle: il s'agit bien d'un itinéraire et d'un témoignage, celui de la permanence d'un courant polythéiste en Europe. En rassemblant ces textes, j'ai voulu offrir au lecteur des pi­­stes de réflexion et montrer que le paganisme est à la fois civilisateur et apaisant. Trop de malentendus, de ca­ri­ca­tures l'ont rendu suspect et il était temps d'en finir avec toute une bimbeloterie. Ce recours à la mémoire païenne constitue un idéal de rési­stance aux ravages de la modernité. Prenons un exemple: les Grecs nous ont livré comme principale leçon de ne se laisser arrêter par aucune question, de refuser tout dogma­tisme. Or notre modernité, héritière d'un christianisme dé­sincarné (protestantisé), se fonde sur des dogmes: auto­no­mie de l'individu, mythe du progrès et de la croissance, etc. Etre Païen, c'est opposer à ces chimères les cycles éternels, la souveraineté de la personne, c'est-à-dire des hommes et des femmes de chair et de sang qui héritent, maintiennent et transmettent des traditions, une lignée, un patrimoine au sens large. Je lisais il y a peu le beau roman d'un authentique Païen, Jean-Louis Curtis, Le Mauvais Choix (Flammarion 1984). E­coutons ce que cet homme remarquable hélas disparu dit du paganisme: «On discerne dans le paganisme une grâce quasi miraculeuse, une intelligence profonde de la vie, du bonheur de vivre. Alors point de religion contraignante, mais seulement des fables gracieuses ou terribles, (...) des choses de beauté qui étaient à la portée de tous». Curtis voit bien que les utopies, ces maladies de l'intelligence, vo­missent le sacré parce qu'elles y voient une menace. Etre païen aujourd'hui, c'est refuser les utopies, la marchan­disa­tion du monde et le déclin de la civilisation européenne. C'est aussi reven­di­quer haut et fort une souveraineté attaquée de toutes parts. Je signale qu'en plus, l'ouvrage comprend une défense de l'Empire: du Brabant à la Zélande, de la Lorraine au Limbourg, nous sommes tous les héritiers d'une civilisation prestigieuse. Il nous appartient de rétablir l'axe carolin­gien, pivot d'un ordre continental digne de ce nom. Ad­ve­niet Imperium!

Le Baucent: Vous citez abondamment Ernst Jünger et on com­prend pourquoi. Mais que pensez-vous de son com­pa­triote Hermann Hesse, dont l'œuvre immense, disponible au format de poche, présente bien des similitudes avec cel­le de Jünger, en particulier s'agissant de la vision du monde, et ce malgré deux cheminements dans le siècle à l'op­posé l'un de l'autre ? Je pense à Siddharta, Demian, ou Le Loup des steppes.

Vous avez raison de faire référence à cet écrivain «alémanique», que Jean Mabire définit très justement dans Que lire II (1995) comme «le plus fidèle disciple de Nietz­sche, mais aussi des romantiques allemands». La lecture de Siddhartha m'a bouleversé autant que celle de Sur les fa­laises de marbre. Hesse, comme Jünger, est l'un des grands éveilleurs de l'aire germanique: tout jeune Européen doit avoir lu Le Loup des steppes, Le Voyage en Orient, Le Jeu des perles de verre,... J'empoigne mon exemplaire annoté de Siddhartha et je tombe sur ces li­gnes: «Qu'un héron vînt à passer au-dessus de la forêt de bambous et Siddhartha s'identifiait aussitôt à l'oiseau, il vo­lait avec lui au-dessus des forêts et des montagnes, il de­ve­nait héron, vivait de poissons, souffrait sa faim, parlait son langage et mourait de sa mort». Quelle plus belle évocation du paganisme?

Propos recueillis par Laurent Schang.

 

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