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22 août 2016

Des Dieux et du monde

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Des Dieux et du monde

Lettre à Iseult

 

Dans une lettre écrite de Rome, la belle Iseult, élevée par un père profondément païen et par une mère catholique d’Irlande, me pose de pertinentes questions sur les Dieux et le monde. Je tâche d’y répondre en toute simplicité, dans l’espoir d’éclairer sa lanterne et d’éclaircir mes propres pensées.

Je suis souvent frappée par la vigueur avec laquelle nombre de nos contemporains rejettent le catholicisme. Si je puis comprendre ce refus, je crains qu’il ne conduise à jeter le bébé avec l’eau du bain pour aboutir à un vulgaire athéisme. Pouvons-nous, avec l’écrivain Jean Raspail, considérer le catholicisme comme « le meilleur écrin du paganisme » ? Ou faut-il considérer le syncrétisme comme un leurre ?

Vous posez la question, essentielle, de la réappropriation du sacré - un sacré qui, depuis des siècles, nous a été confisqué par l’Eglise. A priori, je dirais que l’accaparateur, s’il a pu jouer un temps (et malgré lui) le rôle de conservateur, ne me paraît pas le meilleur des inspirateurs. Ce que l’Eglise a récupéré des anciens paganismes, elle l’a mutilé et désagrégé tant qu’elle a pu. La Réforme et ses séquelles ont parachevé ce travail de digestion.

Comme le dit justement l’écrivain orthodoxe Gabriel Matzneff dans Le Taureau de Phalaris, son dictionnaire philosophique : « l’opposition demeure irréductible entre Dionysos et le Crucifié, entre la religion qui est affirmation du vouloir-vivre et celle qui est négation de la vie, entre la pensée païenne qui tend à établir l’harmonie, la sagesse, la beauté et le bonheur sur la terre, et la pensée chrétienne tout eschatologique (« Seigneur, que ton règne arrive ! ») et pleine de mépris pour le monde d’ici-bas. »

Entre Athènes et Jérusalem, c’est bien l’abîme… même si les Galiléens, toutes églises confondues (le profane s’y perd), ont annexé des pans entiers de la pensée païenne, travesti nombre de rites et de mythes de l’ancienne religion cosmique et, surtout, subverti son lumineux message. Immense est la dette de l’Eglise à l’égard des cultes qui ont précédé un triomphe tout politique : songez à la figure de Prométhée, tour à tour enchaîné et libéré, moribond et transfiguré – comme Ieschoua de Nazareth. Songez à la mort de Socrate, telle que narrée par son disciple Platon, qui bouleverse autrement que celle du Crucifié.  Songez à une autre figure, à la fois sublime et tout humaine comme celle de Socrate, Antigone, qui à mon sens surpasse Marie, même si je ne puis m’empêcher de brûler un cierge à Notre-Dame, au Sablon ou à Saint-Germain-des-Prés – car c’est à la Grande Mère que s’adressent mes prières. Songez au mythe d’Œdipe, fondateur pour le roman familial de chacun d’entre nous, autrement plus riche d’enseignements que ces contes à propos de poissons et de pains.

Bien sûr, l’esthète (je pense à l’ami Matzneff) préférera feindre de croire à l’amitié légendaire entre Sénèque et Paul de Tarse… Comment ne pas comprendre cette tentation ? Sans y céder, par lucidité. Comme le disait un vieux païen : « si nous n’appartenons pas à l’Eglise, l’Eglise, elle, nous appartient ». En ces temps de terreur islamiste, ces églises sont des sanctuaires à défendre.

Des cathédrales à l’opéra, comment en effet ne pas respecter l’écrin créé par nos ancêtres ? Rien de plus détestable que l’amnésie volontaire, celle-là même de nos contemporains qui oublient tout, d’Ulysse à Don Juan. Mais ces cathédrales, ces retables et ces cantates, ces épopées, témoignent du génie de nos ancêtres. Ils sont le réceptacle d’une présence, celle des Dieux inspirateurs. Les païens conséquents sont sensibles au genius loci, le génie du lieu, faisceau d’ondes cosmiques bien davantage que marque de propriété. Au Panthéon de Rome, à Chartres ou à Notre-Dame de Paris, nul besoin d’être grand pontife pour sentir une présence qui ne se réduit pas au fantôme d’un ascète hébreu crucifié sous Tibère.

Oui, réapproprions-nous le sacré, qui n’est le monopole d’aucune structure de pouvoir, d’aucune église ou chapelle (même païenne). A chacun, selon son expérience et sa sensibilité, de faire le tri.

Si le temps des païens est cyclique, comment et pourquoi travailler au retour d’un printemps qui adviendra de toute manière ? Notre impuissance face aux cycles n’est-elle pas accablante ?

Accablante ou libératrice ? Le fondement de notre vision du monde, bien plus que la chatoyante diversité de ses panthéons, c’est l’esprit tragique, que le père de l’Europe, Homère, a illustré de façon inoubliable sous les traits d’Hector, le guerrier qui, malgré les objurgations de son épouse Andromaque sur les remparts de Troie, s’interdit toute lâcheté, toute fuite, alors qu’il sait le combat perdu. Tel est l’homme européen idéal, libre et tragique – celui qui accepte son destin. Lisez à ce sujet La Philosophie tragique, le maître essai de Clément Rosset, l’un des rares philosophes de nos temps si bavards.

 

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Que pèsent, face à une telle posture, les consolations paradisiaques, anti-tragiques par essence (et donc non-européennes), les fables pour marmots sur la résurrection des corps, les réponses toutes faites des catéchismes, les mensonges moralisateurs sur le « péché » ? En ce sens, la conversion, le plus souvent forcée, de l’Europe à un messianisme étranger à son mental constitue une régression – la vraie chute.

Pour répondre à votre question, il ne nous incombe pas de travailler au retour d’un printemps inscrit dans les astres. Votre question « trahit » d’ailleurs une vision activiste et utilitaire. Méditez, je vous prie, cette sentence de la Bhagavad-Gîtâ (II, 47 et suiv.) ou Chant du Seigneur, l’une des plus belles fleurs de notre sagesse indo-européenne, où, à la veille d’une bataille décisive, le héros Arjuna reçoit les enseignements divins : « Ne te préoccupe que de l’acte, jamais de ses fruits. N’agis pas en vue du fruit de l’acte. » Ce détachement ne se confond en rien avec l’inaction : Arjuna ne fuira pas le combat, mais ce qui importe est bien l’indifférence au succès comme à l’insuccès.

Ni espérance (le propre de l’esclave qui gémit sous le fouet) ni pathétique désespoir. Ne confondez pas l’activisme et ses illusions d’efficacité avec la quête spirituelle, qui est avant tout connaissance de soi, des Dieux et du monde – je pense ici à Socrate, l’un de nos sages.

Libérée d’un combat sans objet, vous voici prête à affiner le regard que vous portez sur le monde ; vous voici attelée à une tâche d’une autre ampleur : en comprendre les cycles, vivre en harmonie avec eux, devenir vous-même. Toute révolution commence à l’intérieur de chacun. Ceci est moins accablant que douloureux, car il faut se libérer des postures et des palabres.

Après la sagesse hindoue, après Socrate, citons Sénèque, le maître du stoïcisme romain. Dans ses Lettres à Lucilius, l’un des sommets de la sagesse européenne (autrement stimulantes que Les Aventures des Douze Palestiniens, pour ne rien dire du Chamelier de Médine), vous lirez que, si les rapides destins sont fixés, le combat pour la maîtrise de soi et pour la liberté intérieure demeure la priorité – un idéal à atteindre pour tout amant de la sagesse. Prenez le Livre I, Lettre 7 : « Retire-toi en toi-même autant qu’il est possible. Attache-toi à ceux qui te rendront meilleur ; ouvre ta porte à ceux que tu as espoir de rendre toi-même meilleurs. Ce sont offices réciproques. Qui enseigne s’instruit. »

Devenir « l’ami de soi-même », pour citer Sénèque, me semble autrement plus important que de « travailler au retour du printemps ». Cela ne fait pas de vous une femme soumise, « accablée », loin de là, mais une femme éveillée dont les actes auront davantage de poids.

 

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A la lecture de votre roman philosophique, Le Songe d’Empédocle, j’ai été étonnée par les multiples références à l’Amour, concept que je croyais chrétien par excellence et que trop peu de païens contemporains exaltent, au contraire de la volonté de puissance et de l’esprit prométhéen…

Vous avez raison de déplorer ce culte de la force qui, souvent, tient lieu de doctrine chez ceux qui se réclament du paganisme. Pour ma part, ce culte puéril des Vikings à tresses blondes et à double hache m’inspire de la répulsion. Mes maîtres en paganisme sont Homère et Lucrèce, Botticelli et Friedrich, Bach le Pythagoricien et Mozart… Il s’agit bien d’une assomption, et non d’une régression vers une barbarie caricaturale, digne d’un médiocre péplum.

Le païen est un civilisé, l’héritier conscient d’une culture plurimillénaire qu’il entend maintenir, enrichir et transmettre. Aux antipodes donc du jeu de rôle pour adolescents attardés, adeptes du style « motard » ou du kitsch gothique. Aux antipodes aussi de nostalgies incapacitantes dictées par l’adversaire. Naguère, dans la pensée dominante, le paganisme était assimilé à une religion de pékins et de cul-terreux, les pagani ; aujourd’hui, se réclamer de l’ancienne religion de la vérité, c’est passer pour le complice de crimes bestiaux, pour l’idolâtre de régimes policiers. Un comble.

Empédocle nous livre un commandement païen qui me paraît fondamental : « jeûner du mal » (fragment 144). A méditer par ceux qui confondent trouble fascination pour la force et religion cosmique de la vérité.

Quant à l’Amour, relisez bien Empédocle, et avant lui Hésiode, qui fait d’Eros une force fondamentale du monde, à laquelle même les Dieux sont soumis : « le plus beau parmi les Dieux immortels, celui qui rompt les membres et qui, dans la poitrine de tout Dieu comme de tout homme, dompte le cœur et le sage vouloir » (Théogonie, v. 120).

Pour Empédocle, l’Amour, qui porte aussi les noms d’Harmonie, de Joie ou d’Aphrodite, est une force unificatrice, une immense poussée vitale qui anime et ordonne l’univers : elle est combattue de toute éternité par la Haine, principe de division et de fragmentation. Parménide, un autre antésocratique, voit en Eros « le premier de tous les Dieux » (fragment 13).

Toute la théologie païenne repose sur Eros, divinité archaïque née du Chaos primitif ou de l’Oeuf primordial. Et que dire de la puissance d’Aphrodite, Déesse de l’Amour ? De Vénus, chantée par Lucrèce et Rimbaud ?

Lisez Le Banquet de Platon, l’un des livres qui a le plus influencé la pensée de l’Occident, je veux dire la pensée mythique et symbolique, de Plotin à Michel-Ange. L’Amour y est défini comme la plus ancienne divinité et la source des biens les plus grands (Banquet, 178 c), « ce qui doit en effet guider toute la vie des hommes ».

Ce principe sublime, d’une complexité inouïe, les théologiens l’ont réduit à un dogme, qui n’est jamais qu’une forme dégénérée du mythe, celui de l’« amour du prochain » (à l’origine, le membre de la secte), aussi mièvre qu’impossible à respecter dans la vie réelle, donc voué à la parodie et au mensonge.

Revenons aux mythes qui irriguent notre imaginaire et laissons là les dogmes qui le stérilisent. Seuls les mythes induisent, par une voie allégorique ou symbolique, une connaissance réelle qui libère celui qui l’acquiert ; les dogmes, quant à eux, n’enseignent jamais que l’ignorance et la soumission.

Marcel Conche, l’un des authentiques philosophes de nos temps si bavards, écrit justement que la leçon des Grecs est « d’entendre l’appel du réel » et de ne jamais faire dépendre sa sagesse d’une foi ou d’un dogme. Il s’agit bien de rechercher la vérité (et non la fausse consolation que propose l’espérance, cette lâcheté) et de penser (et non de croire comme une béguine). Conche a livré ses réflexions sur l’amour dans Analyse de l’amour : « le véritable amour est philosophique, parce que en font partie la méditation, la réflexion sur la vie (…) Il est ce  par quoi, même vieux, l’on se sent jeune, même près de la mort, l’on se sent vivant, et aussi  ce par quoi l’on se sent fort contre les coups du sort, la malignité d’autrui ou sa bêtise, et les aspérités de la vie. » Vous le voyez, chère Iseult, comme la joie, l’Amour païen est tragique.

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Aujourd’hui le terme « païen » est souvent employé comme un synonyme de polythéiste. Le paganisme que vous décrivez dans votre essai La Source pérenne et dans votre roman Le Songe d’Empédocle se réduit-il à un polythéisme ? Peut-on parler d’un paganisme européen, et celui-ci peut-il s’inspirer de la tradition hindoue ? N’est-ce pas une erreur de se référer à Shiva, qui ne fait pas partie de notre imaginaire ?

Les divers paganismes reconnaissent l’infinie diversité du divin et la multiplicité de ses approches ; ils acceptent les Dieux d’autrui sans les nier. Pour un païen, le divin est hiérarchisé, ce qui s’illustre par exemple dans les mythes par le schème de la parenté – les généalogies divines. Plotin, le successeur de Platon, a décrit les hypostases (les degrés) du divin, plus tard récupérées par les théologiens chrétiens (Pseudo-Denys l’Aréopagite, le père de l’angélologie chrétienne, était un platonicien aussi honteux que que malhonnête). La Trinité des théologiens, source de polémiques et d’hérésies sans fin (et donc de massacres interchrétiens, car rien de plus féroce qu’un chrétien à l’égard d’un autre, s’il est jugé hérétique ou schismatique), témoigne d’ailleurs de la persistance des structures mentales héritées de la religion cosmique. Le monothéisme abrahamique et ses rejetons galiléen et mahométan nient les Dieux des autres et tentent d’imposer urbi et orbi le principe d’une création ex nihilo de l’univers, une vision dualiste (souvent manichéenne) du monde, un temps segmenté et linéaire, une seule et unique voie d’accès au divin (monopolisée par une caste de prêtres infaillibles et intouchables). Bref, il s’agit, comme l’a bien expliqué Alain Daniélou dans Le Polythéisme hindou, d’une erreur métaphysique : « Partant de la vaste base et solide que forme la multiplicité des aspects de la manifestation, le polythéiste peut s’élever peu à peu vers le but jamais atteint du non-dualisme et vers l’illusion d’une identification à l’Etre absolu. A chaque degré de sa montée, il découvre un état de moindre ou de plus grande multiplicité qui convient à son propre état de développement et il évolue, partant des formes extérieures du rituel et de la morale, vers les aspects les plus abstraits de la connaissance et du non-agir. Ces aspects sont représentés formellement par divers groupes de symboles statiques, les Dieux, et de symboles actifs, les rites. L’adepte, à mesure qu’il avance sur le chemin qui mène à la libération, choisit pour chaque degré les Dieux et les rites qui conviennent à son développement et qui sont à sa portée. Durant le pèlerinage de sa vie, le polythéiste va d’un temple à un autre, il pratique différents rituels, différents modes de vie, différentes méthodes de développement intérieur. Il reste constamment conscient de la coexistence d’une multitude de voies menant vers le divin et pouvant convenir à des êtres dont le développement est différent. »  Longue est la citation, chère Iseult, mais quelle lucidité et quelle clarté dans l’expression ! Vous voyez qu’être païen implique d’être polythéiste, même si la plupart n’invoquent le plus souvent qu’une seule divinité à la fois. Mais le païen reste conscient que l’univers est un jardin peuplé de dieux, éternels, omniprésents et indifférents à notre sort. Poursuivons la lecture de cet extrait du Polythéisme hindou : « Il est beaucoup plus difficile, pour l’individu qui se trouve emprisonné dans un système monothéiste, d’établir une hiérarchie dans ses attitudes envers le divin au cours des divers stades de son développement spirituel. (…) C’est à cause de cet équilibre précaire que nous trouvons dans les systèmes monothéistes si peu de marge entre le prosélytisme et l’irréligion, si peu de place pour la tolérance, si peu de respect pour les modes de penser, de culte, de conduite différents de « la norme ». Le monothéisme confond généralement les plans religieux et moraux, les observances conventionnelles et le progrès intérieur. Il mélange foi et propagande, émotion mystique et progrès spirituel. »

Vous voyez que l’Inde vaut le détour ! Alain Daniélou en effet, bien que né dans une famille catholique bretonne, avait été initié au shivaïsme. Il a pu ainsi jouer le rôle de passeur en Occident de doctrines archaïques (mais toujours bien vivantes) qui nous permettent à nous, polythéistes d’Europe, de mieux comprendre notre héritage pré-abrahamique. L’Inde (ou le Japon shintoïste, ou la Chine taoïste) est une école et un conservatoire. Il ne s’agit pas d’imiter servilement des rites bizarres, mais bien de s’inspirer de ces traditions plurimillénaires. Nul n’impose de « croire » à Shiva, mais la figure du Dieu au trident éclaire celle de Dionysos, qui, elle, n’a rien d’exotique !

Pour conclure, chère Iseult, vous qui avez le bonheur de résider à Rome, je ne puis que vous exhorter à vous rendre au Panthéon, le temple de tous les Dieux et la matérialisation du paganisme antique. Grâce au génie de ses architectes, le Panthéon symbolise et incarne, si j’ose dire, cette quête païenne d’harmonie et d’équilibre. Honorez-y les Dieux et les Déesses de votre choix, ceux qui correspondent à cette étape de votre pèlerinage.

Une offrande de fleurs et d’encens, une libation de thé, un salut à la Lune ou au Soleil levant, un poème, une chanson, une méditation silencieuse, tout fait signe et réenchante.

Portez-vous bien.

Christopher Gérard

Lugnasad MMXVI   

 

 

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 Voir aussi le texte précédent :

http://archaion.hautetfort.com/archive/2016/03/10/portrait-paien-5772377.html

 

 

 

 

05 août 2016

Portrait païen

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Né en 1962 à New York d’une mère d’origine anglo-irlandaise et d’un père brabançon, j’aurais pu devenir a quite American si mes parents n’avaient décidé de revenir en Europe. De fait, j’ai vécu et continue de vivre à Bruxelles, capitale d’un pays bizarre que Baudelaire, cette mauvaise langue, décrivait comme le résultat du mariage de la carpe et du lapin.

La Belgique est un pays fort singulier, difficile à comprendre, car encore très médiéval, traversé de clivages qui peuvent (à tort) prendre l’apparence de frontières : la langue, l’argent (comme partout), la sensibilité philosophique. On appartient au pilier catholique ou laïc – ce qui conditionne le choix de l’école, de l’université, et donc du milieu fréquenté. Du conjoint même.

Né dans un milieu déchristianisé depuis le XIXème siècle – des socialistes purs et durs qui, en 1870, par solidarité avec la Commune, descendirent dans la rue avec le drapeau rouge – je suis le fruit de l’école publique, et fier de l’être. J’ai étudié à l’Université de Bruxelles, créée peu après notre indépendance en réaction à la mainmise du clergé catholique sur l’enseignement (et sur toute la société). Par tradition familiale et scolaire, j’appartiens à ce milieu anticlérical qui a ses ridicules et ses grandeurs, au même titre que la bourgeoisie catholique.

Dès l’âge de douze ans, j’ai eu la chance d’étudier le latin à l’athénée (et non au collège – clivage oblige), un latin exempt de toute empreinte chrétienne : l’Antiquité, la vraie, la païenne, m’a donc été servie sur un plateau d’argent par des professeurs d’exception, de vrais moines laïcs que je ne manque jamais de saluer. Comme en outre, j’ai participé dès l’âge de treize ans à des fouilles archéologiques dans les Ardennes, le monde ancien m’a très vite été familier. J’en parle dans mon essai La Source pérenne, qui retrace mon itinéraire spirituel : en dégageant les ruines d’un sanctuaire païen du Bas Empire, en nettoyant tessons et monnaies de bronze portant la fière devise Soli invicto comiti, en reconstruisant les murs du fanum gallo-romain, j’ai pris conscience de mon identité profonde, antérieure. Ce paganisme ne m’a pas été « enseigné » stricto sensu puisque mon entourage était de tendance rationaliste. Je l’ai redécouvert seul… à moins que les Puissances - celles du sanctuaire ? - ne se soient servies de moi. Les lectures, les fouilles, le goût du latin puis du grec, des expériences de type panthéiste à l’adolescence en forêt, tout cela a fait de moi un polythéiste conscient dès l’âge de seize ans. Depuis, je n’ai pas dévié et n’ai aucunement l’intention de le faire : je creuse mon sillon, en loyal paganus.

Lors de ces fouilles et de ces randonnées, j’ai perçu confusément la présence du divin, la subtile approche des Dieux. Bien plus tard, en Inde, ce sentiment s’est mué en certitude : les Dieux sont partout, innombrables et indifférents à notre sort.

Après mes études secondaires à l’athénée, j’ai choisi d’étudier les langues dites « mortes » (latin et grec) à l’Université, histoire d’approfondir ma connaissance de la pensée païenne. Mon mémoire de fin d’études portait sur l’empereur Julien : une traduction commentée de son Contre les Galiléens, un ouvrage de polémique anti-chrétienne (comme ceux, antérieurs, de deux autres philosophes, Celse et Porphyre).

 

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J’étais alors un jeune lettré, lecteur de Nietzsche, admirateur de Julien et de la résistance païenne. Je vibrais au souvenir de la belle Hypathie, assassinée par des moines fanatiques, les talibans de l’époque. Non sans naïveté, je m’identifiais au sénateur romain Symmaque, à tous les Païens convertis de force par une Eglise avide de pouvoir temporel. A cette époque, je découvris l’existence d’une résurgence païenne, consciente quoique maladroitement camouflée, au XVème siècle, celle du philosophe Pléthon et de sa Phratrie des Hellènes. Le renouveau païen de la Renaissance m’éblouissait, et continue de m’éblouir : les académies platoniciennes d’Italie, les arts régénérés par le retour à l’antique…

Ce jeune lettré urbain que j’étais ne pouvait qu’être révulsé par ce qui me semblait caractériser mon temps : l’inversion des valeurs, l’ostracisme contre toute verticalité, le règne des parodies, la plébéianisation du monde qui meurtrissent et obligent de vivre dans une clandestinité supérieure. Il n’est jamais drôle de participer au déclin d’une civilisation, déclin dont j’ai eu, très jeune, l’intuition profonde. Dans son Introduction à la métaphysique, Martin Heidegger dit l’essentiel sur l’âge sombre qui est le nôtre : « obscurcissement du monde, fuite des Dieux, destruction de la terre, grégarisation de l’homme, suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre ». C’est exactement ce que je ressens depuis le début de ma vie intellectuelle et spirituelle.

Les idéologies séculières, toutes issues de théologies dégénérées, les religions historiques ne répondent pas aux interrogations que pose l’âge sombre, car toutes nient le caractère tragique de l’existence, ce qu’avaient bien compris les Anciens, je veux dire les Païens archaïques – mes modèles. Lire Héraclite, surtout traduit et commenté par Marcel Conche, ou Platon expliqué de façon lumineuse par Jean-François Mattéi, écouter la voix de ces deux Grecs d’aujourd’hui m’ont armé contre l’imposture, fût-elle généreuse en apparence. Retour au réel, refus de toute consolation.

Durant mes études de philologie classique, j’avais découvert, lors d’une vente de livres anciens, un exemplaire d’Antaios, une revue allemande dirigée par Mircea Eliade et Ernst Jünger (1959-1971). Ces deux auteurs faisaient déjà partie de mon panthéon littéraire, et de savoir qu’ils avaient travaillé de concert me combla.

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La haute tenue de cette revue, l’éventail des signatures (de Borges à Corbin) et cette volonté de réagir contre le nihilisme contemporain m’avaient plu. A l’époque, au début des années 80, le milieu universitaire se convertissait déjà à ce qu’il est maintenant convenu d’appeler « politiquement correct », expression confortable et passe-partout à laquelle je préfère celle d’imposture matérialiste et égalitaire.

En 1992, comme il n’existait aucune revue sur le paganisme qui correspondît à mes attentes de rigueur et d’ouverture, j’ai décidé de relancer Antaios, deuxième du nom, dans le but de défendre et d’illustrer la vision païenne du monde, et aussi, je le concède, de me faire quelques ennemis. Jünger m’a écrit assez rapidement pour m’encourager ; il me cite d’ailleurs dans l’ultime volume de ses mémoires. Pour son centième anniversaire en 1995, je lui ai fait parvenir la réplique en argent de la rouelle gallo-romaine qui servait d’emblème à Antaios.

L’esprit de la revue se caractérisait par une ouverture tous azimuts – ce qui m’a été reproché à ma plus profonde jubilation. Le franc-maçon progressiste côtoyait l’anarchiste et le dextriste déjanté ; l’universitaire frayait avec le poète : de Jean Haudry, sanskritiste mondialement connu, à Jean Parvulesco, l’ami d’Eliade et de Cioran, tous communiaient dans une quête des sources pérennes de l’imaginaire indo-européen, de Delphes à Bénarès. Seule l’originalité en ouvrait les portes, ainsi que la fantaisie et l’érudition. Jamais l’esprit de chapelle (présent aussi chez les Païens), qui m’exaspère. Ce fut un beau moment, illustré par les trois aréopages parisiens, où nous reçûmes des gens aussi différents que Michel Maffesoli et Dominique Venner, le libertin et le hoplite. Je suis particulièrement fier des livraisons consacrées à Mithra, aux Lumières du Nord. Quand je suis allé aux Indes et que j’ai montré Antaios à des Brahmanes traditionalistes, j’ai eu la joie d’être approuvé avec chaleur.

 

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La revue m’a mis en contact avec toutes sortes de gens, et bien entendu nombre de Païens : druidisants ânonnant un gaulois de cuisine, wiccans rose bonbon, shamanes du dimanche, militants schizoïdes. Pas mal de zigotos, d’esprits sectaires ; quelques belles figures aussi, conviées à participer à la revue. De cette aventure, j’ai retiré un livre, La Source pérenne. Quelques solides amitiés aussi – l’essentiel. Elle m’a servi de carte de visite lors de mes voyages aux Indes, où j’ai vu vivre des Polythéistes. Mes séjours à Bénarès ont probablement changé mon existence bien davantage que les articles d’Antaios. Qu’est-ce qu’un texte, même bien ficelé (et qui n’est pas un poème) à côté d’un bain dans le Gange, au lever du soleil ? A côté de ces quelques gestes si simples dans les temples ? Du sourire d’une orante ?

 

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Peu après la mise en sommeil de la revue, j’ai commencé à écrire, non plus des textes « sérieux », mais de fiction. Je me suis lentement libéré des blocages mentaux induits par ma formation universitaire (et rationaliste). L’œuvre d’un Michel Maffesoli a fort compté, ainsi que celle de Clément Rosset. Surtout, D.H. Lawrence, M. Yourcenar, E. Jünger, M. Eliade, H. Hesse m’ont nourri … et c’est ainsi que je suis devenu écrivain.

Pour répondre à l’une de vos questions, voilà comment je vis le paganisme : par la magie de l’écriture. Créer de la beauté (le beau n’est jamais faux), comprendre l’ordre des choses me paraissent les plus belles manières de vivre mon paganisme, qui se fonde avant tout sur le gnôthi seauton delphique : « connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et ses Dieux ». Platon, pour définir une beauté associée au vrai et au bien, parle dans le Philèbe de juste proportion des parties et d’harmonie du tout. L’artiste authentique trouve ces consonances entre les parties et le tout ; il glorifie ce qui élève et réjouit l’âme ; il résiste aux sirènes du nihilisme comme aux facilités de la mode. En ce sens, l’art est un sacerdoce. Une rébellion aussi. Comme nombre de Païens d’aujourd’hui, je parle des sincères et des véridiques, j’ai trouvé ma voie dans l’art, un art conçu comme initiatique, qui transforme, et anagogique, qui tire vers le haut. Citons Hölderlin : « Le poète vient des hommes, mais il est exigé par les Dieux ». Ou le grand helléniste d’Oxford C. M. Bowra, qui, dans L’Expérience grecque, dit très justement ceci : « c’est le rôle du poète de saisir la beauté qui se cache dans les choses visibles et invisibles, de perpétuer en paroles les instants d’illumination et d’extase qu’il a connus et de les faire partager aux autres hommes. »

Ce sont ces visions qui me guident dans mon travail, et qui me rendent heureux. Or, je crois en la preuve par le bonheur. Ces bavards qui, en faisant la grimace, vous bassinent les oreilles avec leur souffrance ou leur conception de l’écriture… Ces Païens au visage torturé ou asservis au tabac…

Je ne suis pas amateur de grandes cérémonies, même s’il m’est arrivé de participer à des feux solsticiaux dans les forêts d’Ardenne. Je préfère l’intimité de mon cabinet, mes autels domestiques, et les arbres, dont je ne me lasse pas. Par crainte des parodies et de tout folklore, je préfère la méditation solitaire et la célébration à quelques-uns. Discrétion et intensité.

Dans mon premier roman, Le Songe d’Empédocle, j’ai imaginé une société secrète antique survivant jusqu’à nos jours (et en fait bien au-delà, vu le caractère en partie uchronique du roman), la Phratrie des Hellènes. Le roman illustre un type d’initiation, apollinienne et solaire. Le style aussi, je l’espère. Son héros, Padraig, me paraît une belle figure de Païen contemporain… qui doit beaucoup au scribe, mais aussi à d’autres personnes, notamment des femmes, qui, elles ne trichent pas quand il s’agit de l’essentiel.

 

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Puis j’ai publié d’autres livres : romans, nouvelles, illustrant ma vision polythéiste et panthéiste d’un monde éternel, soumis à des cycles et habité par des puissances sans visage. Epicure et Sénèque sont mes maîtres, avec les Antésocratiques, Héraclite et Empédocle. Et comme je l’ai dit ces Grecs actuels que sont Conche, Mattéi, et bien entendu Rosset, dont La Philosophie tragique est pour moi comme un bréviaire. Rosset retrouve les postures homériques quand il décrit l’homme tragique, sans espoir ni illusions qui « ne consent jamais à s’avouer vaincu et à courber le front ». Tel est à mon sens l’archétype de l’homme européen – l’insoumis.

Si je devais définir mon paganisme, je dirais donc : tragique et serein. Parfaitement étranger à toute forme d’espérance et de quête d’un salut individuel, des fadaises indignes de l’homme libre, qui ne « croit » qu’au destin, le fatum des Romains. Même le mot charité m’exaspère, surtout si elle implique une forme mortelle de masochisme. Solidaire, oui, mais de manière conditionnelle. Quant à l’amour abstrait, à la malsaine préférence pour le lointain, au goût masochiste pour l’expiation de péchés imaginaires, non merci.

Face à l’assaut migratoire que nous subissons aujourd’hui dans sa phase aiguë, tétanisés et culpabilisés par diverses officines, dont celle du pape des Chrétiens, cette charité mal comprise et instrumentalisée par des esprits sournois et décadents risque de nous être fatale. Grimée en amour de l’autre, la haine de soi fera couler des fleuves de sang.

Mes souhaits pour l’avenir ?

Que les Européens retrouvent leur fierté, ce génie qui a créé le Parthénon et Versailles, Lascaux et la Sixtine. Que s’effondre ce culte abject de la marchandise qui défigure les visages, décompose les corps et ruine les âmes. Que le sacro-saint marché cesse d’incarner la valeur suprême. Que le culte parodique du dieu jaloux qui a pour prophète tel « chamelier péninsulaire » perde le plus de terrain possible ici comme ailleurs. Qu’une prise de conscience globale permette de purifier notre planète des déchets dont nous la saturons. Qu’Apollon et Aphrodite, pour parler grec, guident à nouveau les hommes libres, ceux qui prient debout.

 

Mars MMXVI

 

littérature,paganisme

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26 janvier 2015

Avec Marcel Conche

 

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« Humble et émouvant bréviaire païen », écrit très justement Bruno de Cessole pour qualifier le dernier livre du philosophe Marcel Conche, Epicure en Corrèze. Sous la forme d’une conversation à bâtons rompus, aussi limpide que simple, l’amant de la sagesse explique comment il est devenu ce qu’il est : un sage qui « croit » aux dieux païens. Dans cette confession, Marcel Conche revient sur son enfance et son adolescence paysannes dans la Corrèze des années 20 et 30, quand cet orphelin de mère découvre peu à peu l’importance de la Nature et de ses cycles éternels : le vent, les flots de la Dordogne, les arbres et les bêtes, le lierre cher à Dionysos lui sont des compagnons de méditation et des alliés. Paysan, il apprend à « faire les choses dans l’ordre, en temps et en heure » (à l’opposé des actuelles doctrines pédocratiques en vigueur dans les écoles, où l’on apprend le brouillage des repères et la dispersion). Elevé à la dure, il se révèle vite homme de connaissance et de réflexion, passionné par la seule quête de vérité, et donc rempli de méfiance pour tous les débordements. Il explique ainsi pourquoi il n’a pas rejoint ses camarades au maquis, préférant potasser sa grammaire grecque, et comment il a pu résister au délire amoureux, choisissant sa professeur de lettres, avec qui il vivra un demi-siècle. Suivant d’Apollon, Marcel Conche incarne l’adepte de la phronésis épicurienne, de cette prudence et de cette modération qui forcent à dédaigner les désirs qui nous éloignent de la nature en nous engageant dans l’illimité – la faute par excellence que les Grecs, nos Pères, nomment hubris. Ses réflexions sur le temps, illimité et tout sauf illusoire, sur la liberté de jugement (« ce que je dois faire, je l’entends non pas selon le jugement d’autrui, mais selon mon propre jugement à partir du devoir que je sais avoir envers moi-même »), stimulent nos esprits anesthésiés de moraline. Un exemple : « la clef de la sagesse, dit-il, est qu’il faut penser toute chose sur le fond de l’infini » - n’est-ce pas aussi lumineux que bienvenu, ce rappel des aphorismes d’Anaximandre ? Sur le dieu personnel des monothéismes, sa position est claire : un refus sans concession. Non à la soi-disant providence, une illusion ! Non à la théorie absurde d’un dieu personnel, infiniment bon et omniscient, dont l’existence justifie la souffrance des enfants ! Non aux philosophies modernes (de Descartes à Hegel), qualifiées à juste titre d’impures, car polluées par le théologisme judéo-chrétien ! « Mieux vaut savoir que croire » est son seul credo. Oui à Héraclite, à Pyrrhon et à Epicure, maîtres de sagesse tragique. Oui à Montaigne, le compagnon des jours et des nuits, l’ami fidèle. Lisons Conche, relisons Héraclite et Lucrèce. Et jouissons de la vie en choisissant la singularité contre tous les conditionnements, fussent-ils rassurants !

 

Christopher Gérard

 

Marcel Conche, Epicure en Corrèze, Stock, 160 pages, 17€.

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Marcel Conche est évoqué dans mon livre 

 

 

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A l’occasion de la parution des Essais sur Homère (PUF, 1999), Marcel Conche avait répondu aux questions de ma revue Antaios.

 

Pourquoi relire Homère en 2000? En quoi est-il,  incomparablement, l’Educateur par excellence?

 

L’an 2000 de l’ère chrétienne ne signifie pour moi rien de particulier. Si l’on fait partir l’ère des Olympiades de 776 AC, nous voici, en effet, si je ne m’abuse, dans la six cent quatre-vingt quatorzième Olympiade, chiffre qui n’a rien de particulier. Pourquoi relire Homère aujourd’hui? C’est que nous vivons en un temps où l’on sait que la vie humaine est une vie mortelle. Montaigne nous conte que saint Hilaire, évêque de Poitiers (v. 315-v.367), craignant pour Abra, sa fille unique, les embûches du monde, demanda sa mort à Dieu, ce qu’il obtint et « de quoi IL montra une singulière joie ». En l’an 1000, comme au IVème siècle, la vie éternelle était objet de certitude. En l’an 2000, c’est le contraire. Les philosophes analysent la « finitude » (Endlichkeit) comme nous étant essentielle, et notre « temporalité » (Zeitlichkeit) comme étant, par essence, une temporalité finie. Comment vivre une vie mortelle? Il s’agit de résoudre ce que Leibniz nomme un « problème de maximum et minimum »: obtenir, durant une vie brève, le maximum d’effet. Quel « effet »? Le plus d’argent possible, pensent les financiers, les boursiers. Mais l’argent n’est pas une valeur en soi. Homère est l’Educateur par excellence car il forme notre faculté critique, la krisis, la faculté de distinguer, de choisir - d’un mot qui signifie « trier ». Il nous enseigne à séparer le bon grain de l’ivraie des fausses valeurs, et à choisir les valeurs d’excellence. Comment vivre? De façon à ce que cette vie, dans sa brièveté, réalise la plus haute excellence. Achille perçoit le bonheur comme une tentation. IL choisit quelque chose de plus élevé que le bonheur. Ainsi font les héros de l’Iliade.

 

Mais comment le relire? Avec quels yeux?

 

Lire Homère à la manière des « analystes », qui font de l’Iliade et de l’Odyssée un assemblage de pièces rapportées, c’est sacrifier bien des significations qui n’existent que par l’effet d’ensemble, et comme ôter d’un organisme le tissu conjonctif pour le réduire à un squelette. Les « difficultés » relevées par les « analystes » sont d’ailleurs si peu nettes qu’il a fallu vingt-cinq siècles pour qu’elles soient remarquées. Si elles étaient si peu que ce soit concluantes, les Grecs anciens les eussent perçues. L’Iliade et l’Odyssée supposent la vision visionnaire d’un unique poète qui est aussi un poète unique: les « analystes » vont-ils tomber dans l’absurdité de supposer plusieurs Homère? Il faut lire Homère avec l’oeil non d’un dépeceur mais d’un philosophe, si le philosophe est, comme le veut Platon, l’homme des « vues d’ensemble » (République, VII, 537c) - un oeil, cependant, moins hégélien que goethéen: il ne suffit pas d’être philosophe si l’on n’est pas quelque peu poète. Car la pensée pensante n’est pas seulement conceptuelle: elle ne méconnaît pas la clarté que peuvent apporter la comparaison et la métaphore. Héraclite, Parménide, les Antésocratiques en général ne sont pas les seuls à l’avoir vu, mais aussi Bergson, Heidegger et d’autres. Il est regrettable que Heidegger n’ait pas davantage médité Homère.

 

Dans « Le rationalisme d’Homère », vous écrivez: « les dieux d’Homère ne sont ni en dehors de la nature, ni même en dehors du monde: ils sont, comme nous, au monde - au même monde ». Pouvez-vous préciser votre vision du divin chez Homère?

 

La phrase que vous citez me fait songer au fragment 30 d’Héraclite: « Ce monde, le même pour tous, ni dieu ni homme ne l’a fait, mais il a toujours été, il est et il sera, feu toujours vivant, s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure ». Ce monde, pour Homère comme pour Héraclite, est « le même pour tous »: hommes et dieux. C’est ainsi que la différence du jour et de la nuit vaut pour les dieux comme pour les hommes. Les dieux sont « au monde », comme nous. Le monde n’est pas leur oeuvre, mais l’oeuvre de la nature. Homère voit l’ »origine de tous les êtres » (Iliade, 14.246) dans l’ »Océan », symbole de la puissance et de la fécondité de la nature. L’épopée chante le monde humain, bien que la nature, avec ses météores, ses sources, ses fleuves, ses forêts, ses bêtes sauvages, soit toujours présente à l’esprit du poète. Or, les grands dieux d’Homère sont - on l’a souvent observé - absolument semblables à des hommes - excepté qu’ils sont plus forts et sont immortels: ils mangent, boivent, festoient, aiment, haïssent, se vengent, souffrent, dorment, ont des syncopes, etc. Dès lors, où est le divin? Je crois qu’il faut le chercher moins chez les dieux préoccupés surtout par la guerre des hommes, engagés dans cette guerre et tout pénétrés de passions humaines, que chez ceux qui se tiennent loin des affaires humaines, vivent dans la proximité de la nature, en symbiose avec elle. Le divin est présent sous la forme des innombrables dieux qui sont l’esprit de la nature et dont la pérennité relativise l’aventure humaine - à laquelle les grands dieux s’intéressent beaucoup trop, s’agissant de ce qui agite « de pauvres humains, pareils à des feuilles, qui tantôt vivent pleins d’éclat et mangent le fruit de la terre, et tantôt se consument et tombent au néant ». Le divin précède les dieux: il consiste dans le don initial qui leur est fait, à eux comme à nous, de la vie, de la lumière. Quant au Donneur de ce don initial, c’est la Nature, mais il ne faut pas la personnaliser: elle n’est pas un être, mais le fait même de l’être - mot qui, dit Nietzsche, ne signifie rien d’autre que « vivre ».

 

Vous consacrez un chapitre au pessimisme d’Homère. Ne trouvons-nous pas de nombreux traits optimistes dans son oeuvre, à commencer par une forme d’humanisme, illustrée par le bouleversant dialogue entre Achille et Priam?

 

La réussite d’Ulysse montre, ai-je dit, que « décisif est le rôle de la tromperie dans la réussite des hommes ». Comme tromper est un mal, et donc le mal l’emporte sur le bien dans la stratégie de ceux qui veulent triompher dans le monde, on peut parler de « pessimisme ». Mais ce n’en est pas la seule forme que l’on peut discerner chez Homère. Il parle de la mort qui « tout achève »: dès lors que la mort ne laisse, après elle, aucun espoir, il est difficile de parler d’ »optimisme ». Il est vrai que les plus hautes valeurs humaines sont incarnées par les héros, et représentées par leur attitude et leur conduite: le respect de la foi jurée (les Achéens font la guerre en vertu d’une promesse faite à Ménélas), l’esprit de sacrifice, la volonté d’excellence, le courage, bien sûr, mais aussi la fidélité, le respect et l’estime d’autrui, fût-il l’ennemi, l’esprit de bienveillance et la générosité (chez Alkinoos, notamment), la sympathie, la compassion. Mais précisément, les plus belles qualités morales se trouvent chez les hommes, non chez les dieux. or, ce sont les dieux qui ont la force et tiennent en main - dans les limites fixées par le destin - le sort des humains. Une force, en laquelle il y a bien plus d’arbitraire que de bonté essentielle, domine tout. Que les dieux n’aient pas les vertus que l’on voit chez les hommes, il ne peut d’ailleurs en être autrement. Ces vertus viennent, en effet, de cela même que les hommes ont en propre, qui est de mourir. Elles définissent la réaction de l’homme noble face à la mort: à sa mort ou à la mort d’autrui. Certes, ces vertus, du moins les vertus d’humanité, sont comme mises entre parenthèses dans le combat sanglant - ce pourquoi Homère condamne la guerre, comme le lui reproche Héraclite. Et l’on pourrait parler d’ »optimisme », s’il laissait entrevoir un monde humain où régnerait la paix. Mais je ne vois rien de tel. Vous parlez d’ »humanisme ». Soit! si vous entendez: humanisme héroïque. Homère veut que l’homme regarde vers les hauteurs. « Pessimisme », dis-je, mais, certes, pessimisme actif, héroïque, essentiellement viril. Je veux bien admettre que le pessimisme tragique d’Homère, avec, au fond, une telle confiance en l’homme, est autre chose que simplement du « pessimisme », au sens banal.

 

Jacqueline de Romilly a pu consacrer un fort beau livre à Hector. Quelle figure vous séduit le plus chez Homère?

 

Hector est un chef valeureux, un beau-frère rassurant, un père et un époux aimant et tendre, et il a bien d’autres qualités qui en font un bel exemplaire d’humanité. Mais une qualité essentielle, pour celui qui veut le salut de son peuple et des siens, est l’intelligence. Or, Hector en manque parfois. En tel moment critique, ne voyant pas au-delà de l’heure présente, il refuse le « bon conseil » de Polydamas qui, lui, « voit à la fois le passé, l’avenir », et il juge inconsidérément. Et les Troyens approuvent leur chef, « dont l’avis fait leur malheur ». Et puis, j’observe, chez lui, un trait déplaisant. Il demande un éclaireur pour aller, de nuit, surveiller ce que font les Achéens. Soit! Dolon se porte volontaire, à une condition: Hector doit jurer qu’il lui donnera les chevaux et le char de bronze du Péléide. Hector jure. Il sait pourtant - j’en suis persuadé -  que Dolon n’a aucune chance de monter un jour les chevaux d’Achille. Achille, héros démonique et fascinant, m’a captivé davantage qu’Hector. Je lui ai consacré un chapitre (et même deux). Il est le personnage clé de l’Iliade - qui chante, ne l’oublions pas, la « colère d’Achille ». Ce sont ses attitudes et ses choix qui déterminent le mouvement et l’action. Son inaction même, qui joue le rôle de ce que Hegel nomme la « négativité », n’est aucunement une absence. Inactif, mais en attente, il est singulièrement présent.

 

Mais vous me demandez quelle figure me « séduit » le plus. Je ne puis être « séduit » que par une nature féminine. Je laisse de côté les déesses - pour lesquelles j’ai peu d’estime. parmi les mortelles, j’ai le choix entre Briséis, Andromaque et Hélène - les autres ayant moins de présence. J’ai un faible pour Briséis; j’admire et je plains Andromaque. Mais Hélène a besoin que l’on se porte à son secours/ Elle a ce que Gorgias nomme une « mauvaise réputation » - à cause de quoi, il s’est fait son avocat. Avec raison. Hélène infidèle à son mari, Ménélas? A s’en tenir aux apparences, on ne saurait le nier. Car enfin, elle suivit Pâris. de bon gré? Sans doute, sinon eût-elle emmené des trésors et ses esclaves? Mais il y a deux sortes d’amour: l’amour de croisière, calme, raisonnable, médité - Hélène ne cessa jamais d’aimer Ménélas de cet amour -, et il y a l’amour d’emballement, la bourrasque d’amour, où le désir conduit aux décisions que l’on regrette ensuite. Mais la tempête sur la mer n’empêche pas le calme des grands fonds. Et l’amour qui dure est toujours là lorsque l’amour violent s’est exténué. On le voit bien lorsque, du haut des remparts de Troie, la femme de Pâris, aux ardeurs anciennes, aperçoit les Achéens et Ménélas, souffre, pleure et se confond en regrets.

 

Octobre 1999.

 

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Né en 1922, Marcel Conche est professeur émérite de philosophie à la Sorbonne, membre de l’Académie d’Athènes et citoyen d’honneur de la ville de Mégare. Editeur à ses heures perdues, il a traduit et commenté Héraclite, Parménide, Anaximandre, Epicure aux PUF tout en trouvant le temps de publier des ouvrages classiques sur Montaigne et Lucrèce.  En septembre 1995, Marcel Conche avait déjà accordé un entretien à Antaios sur les Grecs, qualifiés de « presque les seuls philosophes authentiques » et la philosophie grecque comme fondamentalement païenne. Sur le Polythéisme: « pour le penser sans le réduire à n’être qu’une étape dans un processus, il faut sans doute tenter de revivre une expérience qui fut celle des Hellènes, celle de l’immanence et de l’évidence du sacré ». Sur l’Ancien Testament: « Plût au ciel qu’à l’âge scolaire, plutôt que des leçons d’histoire « sainte », on m’eût entretenu de la Gaya Scienza des troubadours. Le Corrézien que j’étais se fût sans doute reconnu plus d’affinité avec Guy d’Ussel et Bernard de Ventadour qu’avec Abraham et autres. » Sur les Grecs, Marcel Conche a écrit un splendide plaidoyer pour un philhellénisme bien compris: « Devenir grec » (in Revue philosophique, janvier-mars 1996, p.3-22, repris dans Analyse de l’amour et autres sujets, PUF, Paris 1997). Pour mieux connaître ce philosophe et moraliste de haute lignée, il faut lire Vivre et philosopher. Réponses aux questions de Lucile Laveggi (PUF 1992) et Ma vie antérieure (Encre marine 1998). Tout dernièrement, il a publié Le sens de la philosophie , livre dédié à sa mère qu’il ne connut pas puisqu’elle périt à sa naissance. Il s’agit d’une sobre méditation sur la signification précise du mot « philosophie »: amour de la sagesse ou « science » du vrai? M. Conche penche pour cette tension tragique vers la vérité, recherche qui se double d’un apprentissage de l’amour au sens socratique, celui-là même qui tente de rendre l’autre meilleur en lui communiquant le désir d’excellence,  propre aux âmes nobles: «  »A quoi mène la philosophie? », me demande-t-on. La première réponse est: « à rien » (à rien d’autre que la philosophie elle-même comme skepsis); la seconde: « à aimer ». » Lisons donc M. Conche, suivons les traces de cet Hellène « désengagé des fausses évidences et des obsessions collectives ».

 

Pour compléter cette évocation, voici une note publiée naguère dans Antaios.

 

Parcours d’un stoïcien

 

Avec Ma Vie antérieure (Encre marine), le philosophe Marcel Conche livre une émouvante méditation sur le sens du tragique et la preuve de la permanence, en ces temps d’hédonisme vulgaire, du stoïcisme comme posture philosophique, comme manière de vivre. Car ce qui frappe à la lecture de ces pages à l’impeccable langue (“ une belle langue républicaine et châtiée ” dit justement R.P. Droit dans sa chronique du Monde  du 3 avril 1998), c’est la cohérence et la rigueur du penseur, qui est aussi un moraliste, crédible puisqu’il a intimement vécu ce qu’il professe. L’évocation qu’il fait de Marie-Thérèse Tronchon, son épouse disparue en décembre 1997, est bouleversante. Elle fut son professeur de Lettres en 1941-1942 et corrigea  ses premières dissertations avant de devenir sa compagne pendant cinquante-six ans. Il s’agit, c’est évident, d’une âme de qualité, d’une Dame. Le couple formé est bien celui de deux lettrés, des jeunes gens d’autrefois, frugaux et racés, bref, toute une France traditionnelle, engloutie par la civilisation du spectacle et du fric. Marcel Conche est un pur produit des hussards noirs de la République : petit paysan corrézien, il mène, à la fin des années 30, une vie rude, mais non dépourvue d’un “ bonheur de fond ”, tout sauf béat. La campagne n’avait que peu varié depuis Louis XV ; le village constituait encore une réelle communauté organique où les désirs individuels comptaient pour rien. Entre un père, rescapé de la Grande Guerre, muré dans son silence – la mère de Marcel Conche mourut peu après sa naissance – et sa tante, le futur philosophe fait ses premières expériences : la perte de la foi (“ le sentiment nouveau se formait que la providence de l’homme peut n’être encore qu’une providence humaine ”), les velléités de révolte contre un père parfois injuste, les cours un peu particuliers de l’instituteur (plus doué pour l’éducation que pour l’instruction, mais pour qui Vercingétorix et Bayard sont des modèles) : “ tiré à quatre épingles, M. Briat incarnait les vertus de franchise, d’honnêteté, de gentillesse ”. Une courtoisie d’un autre âge !  Marcel Conche prononce un bel éloge du grec ancien, notre sanskrit : “ le grec ancien, la langue incomparable, merveilleuse, qui porte en elle ce qu’il y a de plus fort, de plus lumineux, et, en même temps, de plus délicat et de plus fin. Sans elle, que serait la philosophie ? Que serait même la pensée ? ”. Le catéchisme n’est manifestement pas sa tasse de thé : “ il était question de l’histoire “ sainte ” : il fallait se sentir concerné par ce qui était arrivé à un certain Moïse, à un certain Abraham. Désastreuse leçon car les péripéties de l’histoire des Juifs anciens n’importent qu’à ceux qui adhèrent à l’Irrationnel. (…) Car entre Athènes et Jérusalem, il faut choisir. ” Socrate lui apparaît comme une figure plus haute que le Nazaréen : “ lorsqu’on se donne la peine de multiplier les pains ou de marcher sur les eaux, c’est que l’on est en faute d’arguments ”. Malgré une envie vite passée de rejoindre le maquis, Conche préfère étudier la grammaire latine huit heures par jour, ce qui nous évite les souvenirs d’anciens combattants, lui permet d’entrer à l’Ecole Normale et de se lancer à l’assaut du savoir philosophique. Une telle ascèse nous vaut une vingtaine de livres parfaitement ciselés et sentis, quelques traductions qui serviront de référence (Héraclite, Parménide,…). Et un parcours, du catholicisme paysan à la sagesse tragique des Hellènes.

 

 

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17 mars 2014

Bernard Rio, explorateur de l'imaginaire breton

Eros & Thanatos bretons

 

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Infatigable randonneur autant que chercheur exigeant, Bernard Rio publie deux albums richement illustrés de photographies personnelles - l’homme est aussi chasseur d’images émérite - sur la double polarité Eros et Thanatos chez les Bretons. Dans Voyage dans l’Au-delà. Les Bretons et la mort, préfacé par le mythologue Claude Lecouteux, il reprend la célèbre enquête d’A. Le Braz sur l’Ankou, conducteur des morts, et sa place toujours prégnante dans l’imaginaire breton. Avec ses danses macabres, ses apparitions et ses autels campagnards, ses dévotions et ses croyances aux âmes errantes, la légende de la mort demeure en effet très actuelle en Bretagne : bien plus, elle suscite encore de nouvelles variantes, adaptées à la modernité, ce en quoi elle démontre que les Celtes gardent une singulière proximité avec l’Autre monde. Le paganisme celtique, où les défunts ne « disparaissent » pas mais cohabitent, subsiste sous les oripeaux chrétiens, quoique affaibli par le matérialisme ambiant, autrement plus destructeur que le clergé d’antan. Avec Le Cul bénit. Amour sacré et passions profanes, préfacé, s’il vous plaît, par le plus grand sociologue français, j’ai cité Michel Maffesoli, Bernard Rio nous fait déambuler dans les sanctuaires superficiellement christianisés à la découverte des symboles cachés. Son amour du terroir, servi par une connaissance profonde de la philosophie comme de la mythologie (pour lui c’est tout un), lui permet de rende visible le génie du lieu. Ainsi, les images à première vue licencieuses qu’il recense avec un soin gourmand sont analysées d’un point de vue mythologique, sans jamais sombrer dans je ne sais quelle gaudriole « gauloise ». Sa connaissance de l’œuvre d’Alain Daniélou, et donc son ouverture à la civilisation hindoue, lointaine et en même temps si proche, lui permet de mieux interpréter encore toutes ces manifestations d’une vision du monde plurimillénaire, où le phallus incarne bien plus que le plaisir. Une magnifique leçon d’érudition sauvage et de paganisme.

 

Christopher Gérard

 

Bernard Rio, Voyage dans l’Au-delà. Les Bretons et la mort, Ouest-France, 2186 p., 28€. Et Le Cul bénit. Amour sacré et passions profanes, Coop Breizh, 190 p., 25€.

 

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13 février 2014

Apollon

 

 

 

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La découverte de ce magnifique Apollon de Gaza incite à relire ces lignes lumineuses de Friedrich Georg Jünger :

« C’est l’esprit omniprésent d’Apollon qui, seul, permet à l’esprit humain l’essor libre de la pensée sans lequel il n’y aurait ni philosophes de la nature, ni pythagoriciens, ni académies, ni science. Car que seraient toutes les sciences, toute la pensée, sans la virilité de l’esprit ? Le dieu qui institue des frontières et qui veille sur elle a aplani la voie, il a débarrassé le chemin pour le grand agôn des esprits. Ce « Connais-toi toi-même », qui le dit sinon Apollon ? Et, ce faisant, que dit-il d’autre que « ne t’illusionne pas toi-même, concentre ta réflexion et tu verras qui tu es, quelle est ta destination. Tu te comprendras toi-même et tu y parviendras, parce que tu es placé sous ma protection. Celui qui me vénère, je déverse sur lui ma lumière et cette clarté lui sera salutaire, même si elle lui est douloureuse, si elle semble le brûler comme du feu ». On ne conçoit pas de connaissance de soi, pas plus que de conscience de soi, sans douleur. C’est pourquoi rien n’éloigne plus d’Apollon que cet effort qui désirerait à tout prix, même au prix de l’anéantissement de l’esprit, s’affranchir de la conscience et, partant, de la douleur. »

 

 

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