14 juin 2016
François Kasbi, intègre & inactuel
Lecteur forcené autant qu’incorruptible, François Kasbi est un drôle de pistolet. Critique littéraire, érudit clandestin – une sorte de Pascal Pia (de Jean José Marchand ?) fasciné par Barbey d’Aurevilly et sa tentative d’inventaire de la vie littéraire, ce capricieux n’est jamais superficiel ; cet antimoderne (mais si) ne donne jamais dans l’esprit partisan ; ce méthodique n’a rien, absolument rien, de l’homme de système. Bref, l’homme, charmant, se révèle subtil et généreux. Un extra-terrestre que j’imagine planqué dans une soupente, le coupe-papier à la main.
Vers 2008, il a publié un introuvable Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés, complété quelques années plus tard par un Supplément inactuel, que l’on réédite aujourd’hui augmenté d’un codicille intempestif et de pages sur Stendhal, Fraigneau et Nimier. Comme beaucoup d’autres, j’attends une nouvelle édition du Bréviaire, et, pour tromper ma soif, je me plonge dans ce Supplément avec un plaisir d’autant plus vif que François Kasbi ponctue bien – rara avis. En deux mots comme en cent, il nous présente une part de sa géographie littéraire non sous la forme d’un énième recueil d’articles, mais bien dans un livre qui se tient, à rebours des modes et en même temps armé d’une saine méfiance pour les panoplies littéraires, ces hochets pour paresseux. L’objectif ? Faire justice, sans a priori et en musique. La vitalité d’Aragon, le charme de Drieu, la grâce de Toulet, la grandeur de Barbey, le génie de Gobineau (l’un des plus fermes prosateurs du XIXème, avec Stendhal), l’acuité de Bloy (qui, bien avant les Surréalistes, découvre Baudelaire et Lautréamont), l’allure de Fraigneau nous valent de jolies pages ciselées, d’une désespérante intelligence. Quelques lignes injustes sur Maurras (« exécrable poète », ts ts ts !), un « en charge de » à la page 55, l’absence de Montherlant, une pique contre le regretté Mabire (qui n’était pas « nationaliste », mais autonomiste normand) n’ont pas réussi à m’agacer plus de quelques secondes tant mon plaisir était vif. Et puis, François Kasbi se moque avec une telle gentillesse de son lecteur. Il nous amuse et nous décrasse l’œil tout en saluant ses maîtres – comme l’immense stendhalien qu’est Philippe Berthier. Lisez François l’Intempestif !
Christopher Gérard
Supplément inactuel avec codicille intempestif au bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés désemparés, Les Billets de la Bibliothèque, 2016, 14€.
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22 mai 2016
Relire Homère
A l’occasion de la parution des Essais sur Homère (PUF, 1999), Marcel Conche avait répondu aux questions de la revue Antaios.
Pourquoi relire Homère en 2000? En quoi est-il, incomparablement, l’Educateur par excellence?
L’an 2000 de l’ère chrétienne ne signifie pour moi rien de particulier. Si l’on fait partir l’ère des Olympiades de 776 AC, nous voici, en effet, si je ne m’abuse, dans la six cent quatre-vingt quatorzième Olympiade, chiffre qui n’a rien de particulier. Pourquoi relire Homère aujourd’hui? C’est que nous vivons en un temps où l’on sait que la vie humaine est une vie mortelle. Montaigne nous conte que saint Hilaire, évêque de Poitiers (v. 315-v.367), craignant pour Abra, sa fille unique, les embûches du monde, demanda sa mort à Dieu, ce qu’il obtint et « de quoi IL montra une singulière joie ». En l’an 1000, comme au IVème siècle, la vie éternelle était objet de certitude. En l’an 2000, c’est le contraire. Les philosophes analysent la « finitude » (Endlichkeit) comme nous étant essentielle, et notre « temporalité » (Zeitlichkeit) comme étant, par essence, une temporalité finie. Comment vivre une vie mortelle? Il s’agit de résoudre ce que Leibniz nomme un « problème de maximum et minimum »: obtenir, durant une vie brève, le maximum d’effet. Quel « effet »? Le plus d’argent possible, pensent les financiers, les boursiers. Mais l’argent n’est pas une valeur en soi. Homère est l’Educateur par excellence car il forme notre faculté critique, la krisis, la faculté de distinguer, de choisir - d’un mot qui signifie « trier ». Il nous enseigne à séparer le bon grain de l’ivraie des fausses valeurs, et à choisir les valeurs d’excellence. Comment vivre? De façon à ce que cette vie, dans sa brièveté, réalise la plus haute excellence. Achille perçoit le bonheur comme une tentation. IL choisit quelque chose de plus élevé que le bonheur. Ainsi font les héros de l’Iliade.
Mais comment le relire? Avec quels yeux?
Lire Homère à la manière des « analystes », qui font de l’Iliade et de l’Odyssée un assemblage de pièces rapportées, c’est sacrifier bien des significations qui n’existent que par l’effet d’ensemble, et comme ôter d’un organisme le tissu conjonctif pour le réduire à un squelette. Les « difficultés » relevées par les « analystes » sont d’ailleurs si peu nettes qu’il a fallu vingt-cinq siècles pour qu’elles soient remarquées. Si elles étaient si peu que ce soit concluantes, les Grecs anciens les eussent perçues. L’Iliade et l’Odyssée supposent la vision visionnaire d’un unique poète qui est aussi un poète unique: les « analystes » vont-ils tomber dans l’absurdité de supposer plusieurs Homère? Il faut lire Homère avec l’oeil non d’un dépeceur mais d’un philosophe, si le philosophe est, comme le veut Platon, l’homme des « vues d’ensemble » (République, VII, 537c) - un oeil, cependant, moins hégélien que goethéen: il ne suffit pas d’être philosophe si l’on n’est pas quelque peu poète. Car la pensée pensante n’est pas seulement conceptuelle: elle ne méconnaît pas la clarté que peuvent apporter la comparaison et la métaphore. Héraclite, Parménide, les Antésocratiques en général ne sont pas les seuls à l’avoir vu, mais aussi Bergson, Heidegger et d’autres. Il est regrettable que Heidegger n’ait pas davantage médité Homère.
Dans « Le rationalisme d’Homère », vous écrivez: « les dieux d’Homère ne sont ni en dehors de la nature, ni même en dehors du monde: ils sont, comme nous, au monde - au même monde ». Pouvez-vous préciser votre vision du divin chez Homère?
La phrase que vous citez me fait songer au fragment 30 d’Héraclite: « Ce monde, le même pour tous, ni dieu ni homme ne l’a fait, mais il a toujours été, il est et il sera, feu toujours vivant, s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure ». Ce monde, pour Homère comme pour Héraclite, est « le même pour tous »: hommes et dieux. C’est ainsi que la différence du jour et de la nuit vaut pour les dieux comme pour les hommes. Les dieux sont « au monde », comme nous. Le monde n’est pas leur oeuvre, mais l’oeuvre de la nature. Homère voit l’ »origine de tous les êtres » (Iliade, 14.246) dans l’ »Océan », symbole de la puissance et de la fécondité de la nature. L’épopée chante le monde humain, bien que la nature, avec ses météores, ses sources, ses fleuves, ses forêts, ses bêtes sauvages, soit toujours présente à l’esprit du poète. Or, les grands dieux d’Homère sont - on l’a souvent observé - absolument semblables à des hommes - excepté qu’ils sont plus forts et sont immortels: ils mangent, boivent, festoient, aiment, haïssent, se vengent, souffrent, dorment, ont des syncopes, etc. Dès lors, où est le divin? Je crois qu’il faut le chercher moins chez les dieux préoccupés surtout par la guerre des hommes, engagés dans cette guerre et tout pénétrés de passions humaines, que chez ceux qui se tiennent loin des affaires humaines, vivent dans la proximité de la nature, en symbiose avec elle. Le divin est présent sous la forme des innombrables dieux qui sont l’esprit de la nature et dont la pérennité relativise l’aventure humaine - à laquelle les grands dieux s’intéressent beaucoup trop, s’agissant de ce qui agite « de pauvres humains, pareils à des feuilles, qui tantôt vivent pleins d’éclat et mangent le fruit de la terre, et tantôt se consument et tombent au néant ». Le divin précède les dieux: il consiste dans le don initial qui leur est fait, à eux comme à nous, de la vie, de la lumière. Quant au Donneur de ce don initial, c’est la Nature, mais il ne faut pas la personnaliser: elle n’est pas un être, mais le fait même de l’être - mot qui, dit Nietzsche, ne signifie rien d’autre que « vivre ».
Vous consacrez un chapitre au pessimisme d’Homère. Ne trouvons-nous pas de nombreux traits optimistes dans son oeuvre, à commencer par une forme d’humanisme, illustrée par le bouleversant dialogue entre Achille et Priam?
La réussite d’Ulysse montre, ai-je dit, que « décisif est le rôle de la tromperie dans la réussite des hommes ». Comme tromper est un mal, et donc le mal l’emporte sur le bien dans la stratégie de ceux qui veulent triompher dans le monde, on peut parler de « pessimisme ». Mais ce n’en est pas la seule forme que l’on peut discerner chez Homère. Il parle de la mort qui « tout achève »: dès lors que la mort ne laisse, après elle, aucun espoir, il est difficile de parler d’ »optimisme ». Il est vrai que les plus hautes valeurs humaines sont incarnées par les héros, et représentées par leur attitude et leur conduite: le respect de la foi jurée (les Achéens font la guerre en vertu d’une promesse faite à Ménélas), l’esprit de sacrifice, la volonté d’excellence, le courage, bien sûr, mais aussi la fidélité, le respect et l’estime d’autrui, fût-il l’ennemi, l’esprit de bienveillance et la générosité (chez Alkinoos, notamment), la sympathie, la compassion. Mais précisément, les plus belles qualités morales se trouvent chez les hommes, non chez les dieux. or, ce sont les dieux qui ont la force et tiennent en main - dans les limites fixées par le destin - le sort des humains. Une force, en laquelle il y a bien plus d’arbitraire que de bonté essentielle, domine tout. Que les dieux n’aient pas les vertus que l’on voit chez les hommes, il ne peut d’ailleurs en être autrement. Ces vertus viennent, en effet, de cela même que les hommes ont en propre, qui est de mourir. Elles définissent la réaction de l’homme noble face à la mort: à sa mort ou à la mort d’autrui. Certes, ces vertus, du moins les vertus d’humanité, sont comme mises entre parenthèses dans le combat sanglant - ce pourquoi Homère condamne la guerre, comme le lui reproche Héraclite. Et l’on pourrait parler d’ »optimisme », s’il laissait entrevoir un monde humain où régnerait la paix. Mais je ne vois rien de tel. Vous parlez d’ »humanisme ». Soit! si vous entendez: humanisme héroïque. Homère veut que l’homme regarde vers les hauteurs. « Pessimisme », dis-je, mais, certes, pessimisme actif, héroïque, essentiellement viril. Je veux bien admettre que le pessimisme tragique d’Homère, avec, au fond, une telle confiance en l’homme, est autre chose que simplement du « pessimisme », au sens banal.
Jacqueline de Romilly a pu consacrer un fort beau livre à Hector. Quelle figure vous séduit le plus chez Homère?
Hector est un chef valeureux, un beau-frère rassurant, un père et un époux aimant et tendre, et il a bien d’autres qualités qui en font un bel exemplaire d’humanité. Mais une qualité essentielle, pour celui qui veut le salut de son peuple et des siens, est l’intelligence. Or, Hector en manque parfois. En tel moment critique, ne voyant pas au-delà de l’heure présente, il refuse le « bon conseil » de Polydamas qui, lui, « voit à la fois le passé, l’avenir », et il juge inconsidérément. Et les Troyens approuvent leur chef, « dont l’avis fait leur malheur ». Et puis, j’observe, chez lui, un trait déplaisant. Il demande un éclaireur pour aller, de nuit, surveiller ce que font les Achéens. Soit! Dolon se porte volontaire, à une condition: Hector doit jurer qu’il lui donnera les chevaux et le char de bronze du Péléide. Hector jure. Il sait pourtant - j’en suis persuadé - que Dolon n’a aucune chance de monter un jour les chevaux d’Achille. Achille, héros démonique et fascinant, m’a captivé davantage qu’Hector. Je lui ai consacré un chapitre (et même deux). Il est le personnage clé de l’Iliade - qui chante, ne l’oublions pas, la « colère d’Achille ». Ce sont ses attitudes et ses choix qui déterminent le mouvement et l’action. Son inaction même, qui joue le rôle de ce que Hegel nomme la « négativité », n’est aucunement une absence. Inactif, mais en attente, il est singulièrement présent.
Mais vous me demandez quelle figure me « séduit » le plus. Je ne puis être « séduit » que par une nature féminine. Je laisse de côté les déesses - pour lesquelles j’ai peu d’estime. parmi les mortelles, j’ai le choix entre Briséis, Andromaque et Hélène - les autres ayant moins de présence. J’ai un faible pour Briséis; j’admire et je plains Andromaque. Mais Hélène a besoin que l’on se porte à son secours/ Elle a ce que Gorgias nomme une « mauvaise réputation » - à cause de quoi, il s’est fait son avocat. Avec raison. Hélène infidèle à son mari, Ménélas? A s’en tenir aux apparences, on ne saurait le nier. Car enfin, elle suivit Pâris. de bon gré? Sans doute, sinon eût-elle emmené des trésors et ses esclaves? Mais il y a deux sortes d’amour: l’amour de croisière, calme, raisonnable, médité - Hélène ne cessa jamais d’aimer Ménélas de cet amour -, et il y a l’amour d’emballement, la bourrasque d’amour, où le désir conduit aux décisions que l’on regrette ensuite. Mais la tempête sur la mer n’empêche pas le calme des grands fonds. Et l’amour qui dure est toujours là lorsque l’amour violent s’est exténué. On le voit bien lorsque, du haut des remparts de Troie, la femme de Pâris, aux ardeurs anciennes, aperçoit les Achéens et Ménélas, souffre, pleure et se confond en regrets.
Octobre 1999.
Né en 1922, Marcel Conche est professeur émérite de philosophie à la Sorbonne, membre de l’Académie d’Athènes et citoyen d’honneur de la ville de Mégare. Editeur à ses heures perdues, il a traduit et commenté Héraclite, Parménide, Anaximandre, Epicure aux PUF tout en trouvant le temps de publier des ouvrages classiques sur Montaigne et Lucrèce. En septembre 1995, Marcel Conche avait déjà accordé un entretien à Antaios sur les Grecs, qualifiés de « presque les seuls philosophes authentiques » et la philosophie grecque comme fondamentalement païenne. Sur le Polythéisme: « pour le penser sans le réduire à n’être qu’une étape dans un processus, il faut sans doute tenter de revivre une expérience qui fut celle des Hellènes, celle de l’immanence et de l’évidence du sacré ». Sur l’Ancien Testament: « Plût au ciel qu’à l’âge scolaire, plutôt que des leçons d’histoire « sainte », on m’eût entretenu de la Gaya Scienza des troubadours. Le Corrézien que j’étais se fût sans doute reconnu plus d’affinité avec Guy d’Ussel et Bernard de Ventadour qu’avec Abraham et autres. » Sur les Grecs, Marcel Conche a écrit un splendide plaidoyer pour un philhellénisme bien compris: « Devenir grec » (in Revue philosophique, janvier-mars 1996, p.3-22, repris dans Analyse de l’amour et autres sujets, PUF, Paris 1997). Pour mieux connaître ce philosophe et moraliste de haute lignée, il faut lire Vivre et philosopher. Réponses aux questions de Lucile Laveggi (PUF 1992) et Ma vie antérieure (Encre marine 1998). Tout dernièrement, il a publié Le sens de la philosophie , livre dédié à sa mère qu’il ne connut pas puisqu’elle périt à sa naissance. Il s’agit d’une sobre méditation sur la signification précise du mot « philosophie »: amour de la sagesse ou « science » du vrai? M. Conche penche pour cette tension tragique vers la vérité, recherche qui se double d’un apprentissage de l’amour au sens socratique, celui-là même qui tente de rendre l’autre meilleur en lui communiquant le désir d’excellence, propre aux âmes nobles: « »A quoi mène la philosophie? », me demande-t-on. La première réponse est: « à rien » (à rien d’autre que la philosophie elle-même comme skepsis); la seconde: « à aimer ». » Lisons donc M. Conche, suivons les traces de cet Hellène « désengagé des fausses évidences et des obsessions collectives ».
Pour compléter cette évocation, voici une note publiée naguère dans Antaios.
Parcours d’un stoïcien
Avec Ma Vie antérieure (Encre marine), le philosophe Marcel Conche livre une émouvante méditation sur le sens du tragique et la preuve de la permanence, en ces temps d’hédonisme vulgaire, du stoïcisme comme posture philosophique, comme manière de vivre. Car ce qui frappe à la lecture de ces pages à l’impeccable langue (“ une belle langue républicaine et châtiée ” dit justement R.P. Droit dans sa chronique du Monde du 3 avril 1998), c’est la cohérence et la rigueur du penseur, qui est aussi un moraliste, crédible puisqu’il a intimement vécu ce qu’il professe. L’évocation qu’il fait de Marie-Thérèse Tronchon, son épouse disparue en décembre 1997, est bouleversante. Elle fut son professeur de Lettres en 1941-1942 et corrigea ses premières dissertations avant de devenir sa compagne pendant cinquante-six ans. Il s’agit, c’est évident, d’une âme de qualité, d’une Dame. Le couple formé est bien celui de deux lettrés, des jeunes gens d’autrefois, frugaux et racés, bref, toute une France traditionnelle, engloutie par la civilisation du spectacle et du fric. Marcel Conche est un pur produit des hussards noirs de la République : petit paysan corrézien, il mène, à la fin des années 30, une vie rude, mais non dépourvue d’un “ bonheur de fond ”, tout sauf béat. La campagne n’avait que peu varié depuis Louis XV ; le village constituait encore une réelle communauté organique où les désirs individuels comptaient pour rien. Entre un père, rescapé de la Grande Guerre, muré dans son silence – la mère de Marcel Conche mourut peu après sa naissance – et sa tante, le futur philosophe fait ses premières expériences : la perte de la foi (“ le sentiment nouveau se formait que la providence de l’homme peut n’être encore qu’une providence humaine ”), les velléités de révolte contre un père parfois injuste, les cours un peu particuliers de l’instituteur (plus doué pour l’éducation que pour l’instruction, mais pour qui Vercingétorix et Bayard sont des modèles) : “ tiré à quatre épingles, M. Briat incarnait les vertus de franchise, d’honnêteté, de gentillesse ”. Une courtoisie d’un autre âge ! Marcel Conche prononce un bel éloge du grec ancien, notre sanskrit : “ le grec ancien, la langue incomparable, merveilleuse, qui porte en elle ce qu’il y a de plus fort, de plus lumineux, et, en même temps, de plus délicat et de plus fin. Sans elle, que serait la philosophie ? Que serait même la pensée ? ”. Le catéchisme n’est manifestement pas sa tasse de thé : “ il était question de l’histoire “ sainte ” : il fallait se sentir concerné par ce qui était arrivé à un certain Moïse, à un certain Abraham. Désastreuse leçon car les péripéties de l’histoire des Juifs anciens n’importent qu’à ceux qui adhèrent à l’Irrationnel. (…) Car entre Athènes et Jérusalem, il faut choisir. ” Socrate lui apparaît comme une figure plus haute que le Nazaréen : “ lorsqu’on se donne la peine de multiplier les pains ou de marcher sur les eaux, c’est que l’on est en faute d’arguments ”. Malgré une envie vite passée de rejoindre le maquis, Conche préfère étudier la grammaire latine huit heures par jour, ce qui nous évite les souvenirs d’anciens combattants, lui permet d’entrer à l’Ecole Normale et de se lancer à l’assaut du savoir philosophique. Une telle ascèse nous vaut une vingtaine de livres parfaitement ciselés et sentis, quelques traductions qui serviront de référence (Héraclite, Parménide,…). Et un parcours, du catholicisme paysan à la sagesse tragique des Hellènes.
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01 mars 2016
Barbare et désabusé : Thierry Marignac
Dans ces marges de l’URSS que Thierry Marignac connaît comme sa poche (il m’a un jour confié qu’il passait des soirées entières à visionner des films de l’ère soviétique - pour bien assimiler les divers argots), on définissait naguère la réalité objective comme « une hallucination due à un sérieux manque d’alcool dans le sang ». Tel est le fil rouge de cet attachant récit que l’écrivain, un temps bruxellois (après le Bronx et la zone ukrainienne, le quartier eurocratique, ses bars arméniens ou irlandais), nous livre sur un ton à la fois pudique et désabusé.
La traversée de l’Atlantique sur un gigantesque cargo battant pavillon britannique sert de point de départ à un retour sur soi sans emphase ni compassion, sans une once de self pity : avec un humour froid, l’auteur nous conte comment, de Marseille à New Jersey, il résiste au manque, puisque, Lloyd’s oblige, l’alcool est streng verboten en mer, histoire d’éviter les rixes entre marins philippins et ingénieurs roumains. Ces jours et ces nuits passés, mais non perdus, à bord de ce mastodonte incarnant le plus hideux titanisme lui permettent de se retourner sur son itinéraire d’enfant perdu. La bâtardise et ses balafres, les dérives opiacées de sa jeunesse sans abri, les amis perdus lui inspirent des réflexions d’une étonnante justesse. S’il a roulé sa bosse, l’homme ne s’est en rien aigri, malgré, de temps à autre, un bel éclat de rage face à l’imposture aux mille faces, qu’il a observée sous toutes les latitudes.
Barbare désabusé, Thierry Marignac évoque d’authentiques maudits, poètes ou non, côtoyés de Belleville à Moscou (Limonov !), en passant par les salles de boxe de Manhattan. Peu de femmes dans ces rêveries abstèmes - mais l’homme, je l’ai dit, est pudique, dieux merci. De rudes sentences, entre autres sur la servilité culturelle des Européens, leur absence de fierté. Ou sur le milieu du polar, qu’il brocarde avec une cruelle lucidité (« ils feignent d’ignorer que les transgressions d’hier sont les conventions d’aujourd’hui »). Récit initiatique, confession emplie d’énergie comme de sagesse, Cargo sobre - quel bon titre, tudieu ! - nous emporte dès les premières lignes par la grâce d’un style d’acier. Une œuvre dionysiaque sous le signe de l’amor fati.
Christopher Gérard
Thierry Marignac, Cargo sobre, 88 pages, 8,5 sesterces.
Voir aussi mon Journal de lectures :
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03 septembre 2015
Portrait d’un preux : Drieu la Rochelle
De Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945), Mauriac disait justement qu’il était « au centre magnétique des attractions et des tentations d’une génération ». Ce déclassé magnifique, cet homme inassouvi qui finit - sans une once de bassesse - par céder à la tentation de la mort volontaire, cet écrivain « trop intellectuel, pas assez artiste » comme il se décrivait lui-même, le Liégeois Frédéric Saenen, lui-même écrivain et critique, a tenté de le cerner dans un stimulant essai où l’homme et l’œuvre sont scrutés sans complaisance ni a priori. Saenen voit bien que Drieu feinte et se dérobe sans cesse, lui qui pratique jusqu’au bout, jusqu’à son suicide pour « ne pas être touché par des pattes sales », un impeccable noli me tangere. Il y a quelque chose de très anglo-saxon (les racines normandes ?) dans ce refus hautain. Voilà sans doute l’une des raisons pour lesquelles Drieu fascine : cette distance, ce dandysme quasi monastique tempéré par l’activisme. Saenen réévalue l’écrivain : occultées, les fulgurances du poète Drieu sont étudiées avec une grande finesse. Mieux : son parti-pris de relire chaque œuvre en la replaçant dans la biographie comme dans l’époque, la subtile étude de thèmes (Drieu et le sport, Drieu et les surréalistes, Drieu et Céline, Drieu et Barrès…) permettent à Saenen d’affiner le regard porté sur l’écrivain, qui se révèle l’un des grands des années 30. Rêveuse bourgeoisie demeure en effet l’un des grands romans de formation de l’époque. Sans conteste, l’antimoderne Drieu dépasse de loin Nizan, Arland et quelques autres…
Saenen a mille fois raison de mettre en avant La Comédie de Charleroi, Le Feu-follet, de même que Récit secret. Même le Journal doit être considéré comme essentiel. Reste donc un témoin essentiel des turbulences de l’entre-deux guerres, doublé d’un écrivain de haut parage, un homme aussi exaspérant qu’attachant, hanté par la décadence et participant à cette dernière, un preux happé par le nihilisme, mais sauvé par sa noblesse d’âme.
Christopher Gérard
Frédéric Saenen, Drieu la Rochelle face à son œuvre, Infolio, 24,90€
Sur Drieu - et sur Saenen, lire aussi
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15 mars 2015
Avec Alain Van Crugten
Traducteur du polonais, du tchèque et du néerlandais, Alain Van Crugten a enseigné la littérature comparée et la slavistique à des générations d’étudiants tant à l’Université Libre de Bruxelles qu’à celle, moins connue mais autrement plus vénérable, de Croztau, dont il a été fait Docteur honoris causa. En parallèle, il a mené une carrière d’écrivain hors-norme. Il a par exemple traduit de l’arménien le seul poème surréaliste publié dans cette langue (Erevan, 1964), dû à la plume d’un jeune disciple de Paul Nougé, le mystérieux Aleksandr Lous - qu’un livre récent de Gérard de Cortanze sauve d’un injuste oubli.
Dans En étrange province, curieux roman à la lancinante musique, ce parfait connaisseur de l’Europe centrale et orientale s’amusait à décrire une culture minoritaire née sur les bords de l’Etwë, dont les locuteurs, qui appartiennent à l’un de ces peuples sans état, parlent une langue, l’éthois, en voie de disparition sous les coups triomphaux de l’allemand.
Avec son dernier opus, La Rébrolution, il nous livre un désopilant recueil de nouvelles d’une parfaite absurdité, qui illustre un type d’humour bien singulier, proche à la fois du canular de Normalien et d’une forme raffinée, douce amère, de zwanze bruxelloise. Un livre inclassable donc, comme on les aime à L’Age d’Homme. Au menu, la lettre d’un certain Albergundulus, zinzin qui passe sa vie à recenser les écrivains prénommés Al, d’Aouite (doux poète syrien) à Batroce (qui exprime « les affres de l’ataxie locomotrice »), d’Al (« auteur nourri de lectures religieusement correctes ») ) à Tamira (« trop glodyte pour être honnête »). Une vie d’Hemingway (sans l’ombre du moindre écrivain américain) ; la biographie d’un auteur maudit de la littérature belge, le regretté Arnaud de ( ou Van) Cureghem (dit le Vétérinaire) ; l’histoire du village de Mazet-le-Toffe, dont les habitants se convertissent à une religion orientale ; et, surtout cette réécriture de la vie clandestine de Lénine dans le Bruxelles des années 1917-1920, quand, sous l’impulsion de l’activiste russe, une révolution ouvrière chasse les Allemands et instaure le BROL, ou Belgique Révolutionnaire Ouvrière Libre. Une savante étude sur divers animaux méconnus, l’anchois des tropiques, l’ara mutique ou le phoque à poil doux, vient enrichir cet ensemble de textes parodiques et délicieusement subversifs.
Christopher Gérard
Alain Van Crugten, La Rébrolution et autres histoires à demi belges, L’Âge d’Homme, 142 pages, 15€
Traducteur du polonais (Witkiewicz et Pankowski), du tchèque (Capek) et du néerlandais (Hugo Claus), Alain Van Crugten a enseigné la littérature comparée et la slavistique à des générations d’étudiants. En parallèle, il a mené une carrière d’écrivain hors-norme. Voilà qu’il publie, dans la collection La Petite Belgique de L’Âge d’Homme, un curieux roman à la lancinante musique. Parfait connaisseur de l’Europe centrale et orientale, Alain Van Crugten s’est amusé à décrire cette culture minoritaire née sur les bords de l’Etwë, dont les locuteurs, qui appartiennent à l’un de ces peuples sans état, parlent une langue, l’éthois, en voie de disparition sous les coups triomphaux de l’allemand. Il fallait un philologue belge, pour décrire par le menu ce rarissime isolat d’Europe avec le basque et le hongrois, et qui d’après lui serait proche du tamoul et du wolof. Contrairement à ce que semble penser Van Crugten, d’autres chercheurs, à commencer par le linguiste Tamaz Gamkrelidze et le mythologue Georges Dumézil, ont en leur temps défendu l’origine indo-européenne de l’éthois. Nous ne le chicanerons pas sur ce plan, parce que d’une part la polémique n’a jamais été tranchée*, et que de l’autre il s’agit d’un roman, qui a de surcroît le mérite de sortir cette pacifique peuplade de l’oubli.
Le héros de ce récit mélancolique, Magnus Aner (anèr, en grec ancien : l’homme, au sens du vir latin !) revient après un exil quasi monastique à Argerich, bled perdu de la pampa argentine, à Croztau, la capitale éthoise, où il est né et a vécu jusqu’à la fin de ses études universitaires. La raison de ce retour ? Un héritage et la proposition, inattendue, d’un éditeur éthois de publier - enfin - la grande saga nationale que Magnus compose depuis des lunes. Triste retour en fait que celui de l’écrivain dans une ville maussade où règne la grisaille propre à ces villes sorties du socialisme réel pour entrer dans la mondialisation heureuse : aplatissement culturel et américanisation forcenée, arrogance néo-germanique rythmée par les BMW, … Magnus retrouve quelques endroits de sa jeunesse : le gymnasium, la rivière mythique, un unique ami d’enfance, Nyl (que les linguistes rapprocheront du nihil latin). Retrouvailles sans chaleur, à l’image d’un pays délavé à la gastronomie subcarpathique. Le récit croisé de Magnus et de Nyl permet d’y voir plus clair sur cet exil en Argentine : l’ombre d’une femme ô combien singulière, Myri, revient hanter le revenant, taraudé par une double nostalgie, puisque Magnus se prend maintenant à regretter une pampa lointaine, ainsi que son amie Rosita, une prostituée au parcours fracassé.
Par touches subtiles, sans jamais forcer le ton, Alain van Crugten donne leur ampleur à ses personnages, et rend à merveille cette atmosphère à la fois Vieille Europe et Amérique du Sud, entre Borgès et Rezzori. Le style sobre met en relief ce récit à la sombre pudeur, celui du temps qui fuit, inexorable.
Christopher Gérard
Alain Van Crugten, En étrange province, L’Âge d’Homme, 136 pages, 15€
*Alexandr Lous & Markus von Wilmet ont naguère fait le point sur la question dans Slavica bruxellensia.
Il est aussi question de cet écrivain dans
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