27 janvier 2014
Le retour de Camille Lemonnier
Tour à tour qualifié par ses jeunes confrères de Maréchal des Lettres et de « macaque flamboyant », le très prolifique Camille Lemonnier (1844-1913) se morfond depuis son trépas, juste avant le grand cataclysme, dans un purgatoire immérité. Celui que Flaubert, Huysmans et Zola saluèrent comme un maître passe encore pour un épigone. Paie-t-il, lui qui fut le premier écrivain belge à vivre de sa plume, une fécondité - plus de septante volumes de contes, de romans et d’essais - qui, dans une contrée étriquée, évoque l’ogre plutôt que le sacristain ? Est-il victime, l’auteur du scandaleux Un Mâle, de la cabale des spécialistes, ce colosse qui incarna successivement - quelle audace ! - le naturalisme le plus brut, l’exquise décadence et le primitivisme ? Sa sensualité sans fards, qui lui valut l’ire des puritains de son temps (au pouvoir avec le Parti catholique), a-t-elle laissé des traces dans l’inconscient belge ? Son style baroquisant, ce fameux belgimatias que dénonçait Jean Lorrain, son goût de l’excès agacent-ils nos délicats palais ? Mystère. Le fait est là : il existe un gisement Lemonnier, hélas ! ignoré du public lettré.
Deux livres remarquables de probité fêtent le centenaire de sa mort et annoncent peut-être son retour. Tout d’abord l’imposante biographie, d’une précision maniaque, que lui consacre le romaniste Philippe Roy après vingt ans de recherches - un travail de bénédictin. L’auteur, qui a dépouillé des tonnes d’archives souvent inédites, y suit pas à pas Camille Lemonnier, depuis ses premiers articles dans la presse bruxelloise jusqu’à sa production parisienne. Il étudie par le menu ses relations avec les artistes de son temps, qui fut aussi l’âge d’argent des Lettres belges, quand Bruxelles constituait en Europe un pôle de création dans tous les domaines. Car Lemonnier a connu tout le monde, de Victor Hugo (qui était à ses yeux un mixte de Pan, de Jéhovah et de Bouddha) à Emile Verhaeren.
Ensuite un recueil de 124 nouvelles (sur les 558 recensées), généralement publiées dans la presse parisienne et dont l’action se déroule à Paris, dans les Ardennes et les Flandres. Ces courtes fictions, très variées, où Lemonnier fait preuve d’un sens aigu de l’observation et d’une belle fantaisie, font songer à un Maupassant belge. Voilà peut-être la formule à retenir : Lemonnier ou le Maupassant belge.
Christopher Gérard
Philippe Roy, Camille Lemonnier, maréchal des lettres, préface de Jean de palacio, Académie royale, 370 p., 22€
Camille Lemonnier, La Minute du bonheur, textes réunis par Jacques Detemerman et Gilbert Stevens, préface d’André Guyaux, Académie royale, 430 p., 22€
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27 février 2013
Qui se souvient d'Albert Cossery ? Frédéric Andrau.
Qui se souvient d’Albert Cossery (1913-2008), cet écrivain égyptien de langue française qui vécut 56 ans dans une chambre d’hôtel à Saint-Germain-des-Prés ? Un jeune écrivain au moins, Frédéric Andrau, qui lui adresse, d’homme à homme, un émouvant salut où il retrace une vie sédentaire à l’extrême, car bornée par le Café de Flore, la brasserie Lipp, la rue de Buci et les jardins du Luxembourg. Né au Caire dans la bourgeoisie copte, Albert Cossery se découvre très jeune une vocation d’écrivain à laquelle il sacrifie tout : à part les huit livres qu’il publie en soixante-cinq ans, il refusera toute forme de travail et, non sans cohérence, tout statut social, toute propriété matérielle, puisque, à sa mort, ses biens - cravates, pochettes, chaussettes de luxe et vieilles photographies - seront empaquetés dans trois cartons. Après avoir fréquenté le Lycée français et les cercles surréalistes du Caire, Cossery s’installe à Paris en 1945, où, grâce au soutien précoce d’Henry Miller et d’Albert Camus, il se fait rapidement un nom. Noceur infatigable, séducteur aux yeux de braise, il choisit l’oisiveté absolue comme art de vivre et le bronzage comme discipline, pareil aux chats des temples de l’Egypte ancienne. Indifférent à la politique, il lit Stendhal, Céline et Gorki en menant une vie essentiellement nocturne, aux côtés de Genet et de Nimier, de Piccoli et de Greco. Pique-assiette, gigolo et écrivain des bas-fonds du Caire, qui inspirent tous ses romans, car par un plaisant paradoxe, cette légende du microcosme germanopratin n’écrit que des histoires égyptiennes ! Pas une ligne sur les boîtes existentialistes ! Pas un mot sur Sartre et consorts ! Une figure singulière du milieu littéraire, qu’il ignorait superbement. Une sorte de sybarite fasciné par la torpeur, adonné au culte - horizontal - du soleil. Un rêveur à l’élégance voyante, que l’on suit pas à pas, charmé par la musique lancinante de son fidèle biographe.
Christopher Gérard
Frédéric Andrau, Monsieur Albert. Cossery, une vie, Editions de Corlevour, 20€
PS : Deux erreurs à corriger dans le deuxième tirage: Le Grand d'Espagne, de Roger Nimier, n'est pas un roman; et Lipp ne sert heureusement pas de sodas.
PPS : Bravo à l'attachée de presse, Guilaine Depis, pour son enthousiasme communicatif !
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16 janvier 2013
Post Mortem, d'Albert Caraco
Des aphorismes tels que « La conservation d’un beau fauteuil m’importe plus que l’existence de plusieurs bipèdes à la voix articulée » ou « Les êtres nobles aiment rarement la vie ; ils lui préfèrent les raisons de vivre et ceux qui se contentent de la vie sont souvent des ignobles » donnent une idée du bois dont se chauffait Albert Caraco (1919-1971). Né à Constantinople dans une famille juive, Caraco vécut en Allemagne et à Paris avant de connaître un prudent exil en Uruguay pendant la guerre, où il apprit l’espagnol, perfectionna son anglais et se convertit au catholicisme. Revenu à Paris en 1946 et libéré de tout souci financier grâce à la fortune paternelle, il passa toute sa vie d’homme à écrire six heures par jour, à lire et à se promener avec Madame Mère et, surtout, à méditer sur sa haine de la vie et sa suite logique, le suicide. Car, contrairement à Cioran, à qui il peut faire penser, l’humour en moins, Caraco alla jusqu’au bout : quelques heure à peine après la mort de son père, il se trancha la gorge, couvrant les murs de son sang. Caraco laissait une malle de manuscrits à son ami Dimitri, le fondateur de l’Âge d’Homme, qui me confiait posséder encore le chapeau de Caraco alors qu’il m’offrait, dans sa librairie mythique de la rue Férou, l’édition originale de Post Mortem.[1]
C’est précisément Post Mortem que réédite L’Âge d’Homme dans sa collection Revizor[2] : la couverture bleue s’orne d’un portrait de ce gentleman sépharade, tiré à quatre épingles et d’allure sud-américaine. L’homme connaissait à la perfection la fine fleur de quatre littératures, ne se nourrissant que de gelée royale : Shakespeare et Montesquieu, Nietzsche et le Siècle d’Or espagnol. Dimitri découvrit Caraco en 1959 alors que, jeune libraire à Neuchâtel, il avait remarqué ses premiers essais, publiés à la Baconnière. Par une heureuse coïncidence qui joua un rôle dans son destin d’éditeur, il devint l’ami de Caraco, qu’il comparait à Schopenhauer ou à Spengler, « des penseurs, pas des philosophes professionnels ; des témoins d’une crise grave de l’Occident, (…) excessifs et contradictoires ». Bien que « cordial et malicieux », Caraco lui apparut comme possédé par un dégoût absolu de la vie.
Rien de construit ni de feint chez ce pessimiste glacial qui, dans une langue d’une sobriété monastique, traduisait par une œuvre pléthorique son amer dédain, son dégoût du sexe (« ni mignon ni maîtresse ») et sa religion de la continence, son mépris général, de l’Arabe (« le Coran est la honte de l’esprit humain ») au Juif (« parasite nécessaire et grouillant dans les plaies de ceux qui l’ont dévoré » mais aussi « colonne vertébrale de la race blanche ») en passant par le Chrétien : « L’Eglise, l’Islam et le Judaïsme, je les appelle trois poisons ; les divers paganismes m’agréent davantage, celui des Grecs fut admirable, celui des Celtes charmant ». Réactionnaire sans complexe, mais anticlérical comme Voltaire (« l’Eglise est le cancer moral de la race blanche »), nostalgique de la monarchie comme Joseph de Maistre, gnostique et puritain, Caraco incarna la troublante figure du Sémite judéophobe, à la fois lecteur hilare des pamphlets de Céline et prophète du salut de la race blanche par les Juifs. Bref, l’un des authentiques maudits de notre littérature, brutal et sans concession pour la comédie sociale (sans parler de celle du milieu des lettres) - et servi par un style classique, sans précautions ni fioritures (« les ombres de la mort sont les épices de l’amour »). Un astre noir.
Post Mortem est un livre à part dans cet étrange corpus : le fils fait ses adieux à Madame Mère, qu’il vient de perdre, victime d’un cancer. Cette femme qui invoquait la lune tous les mois en tenant de l’or ( !) lui inculqua dès son plus jeune âge un mépris abyssal des femmes et de leur corps, toutes traîtresses et intéressées, des Mélusine fermées à l’Esprit (mais Caraco ne nourrissait pas la moindre illusion sur les mâles, qui « se situent aussi bas, quand ce n’est au-dessous »). S’il avoue quelques émois, vite réprimés, Caraco tient à ce qu’il appelle « sa vie sombre et militante », car, écrit-il, « j’avais un pan de muraille à garder ». Castré par Madame Mère, Caraco fit de sa chasteté une religion, qu’il justifiait par son horreur de soi, du monde et de la vie. Aima-t-il Madame Mère ? Il semble fléchir, se laisse aller un instant à ce qui peut sembler de la tendresse pour se reprendre avec vigueur : nulle sensiblerie dans cet adieu, rien de convenu non plus, mais l’autopsie d’une relation fusionnelle qui dura quarante-quatre ans. Post Mortem est le cénotaphe qui arrache la défunte au néant et qui fait d’elle de son auteur.
Post Mortem peut se lire comme l’aveu d’un interminable inceste cérébral (« elle me fit un devoir de rester enfant »), comme le retour sur des embrassements d’ampleur « statistique », voire comme une propédeutique précédant la mort volontaire : « vous m’avez refroidi, c’était le plus grand des services à me rendre ».
Une dernière citation, pour la route : « Les mères servent à nous affranchir des femmes, les œuvres servent à nous libérer des mères ».
Christopher Gérard
Albert Caraco, Post Mortem, L’Age d’Homme, 12€.
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22 novembre 2012
Luc-Olivier d'Algange, le réfractaire
Lecteur ébloui de Balzac dès l’âge de dix ans, Luc-Olivier d’Algange a retenu de ses multiples éveilleurs, parmi lesquels Raymond Abellio et Henry Montaigu, comme d’immenses lectures, de Platon à Nietzsche, qu’il faut « sauvegarder en soi, contre les ricaneurs, le sens de la tragédie et de la joie ».
Dans son dernier opus, Propos réfractaires, un recueil de réflexions bien incorrectes, il exhorte ses lecteurs à résister à la mise au pas opérée par le Gros Animal, celui dont la technique d’asservissement consiste à « effrayer, épuiser, distraire ». Adepte d’une pensée anagogique et initiatique, en un mot aristocratique, Luc-Olivier d’Algange entend préserver sa commanderie la plume à la main et continuer de célébrer l’ensorcelante beauté du monde, malgré la laideur qui s’étend - et il faut le louer de préciser : une laideur à quoi le monde ne se réduit jamais. Ce contre-moderne qui ne se complaît donc pas dans la déploration morose a le sens latin de la formule : « Un homme qui garde un secret est un vivant rempart contre l’infamie », ou encore celle-ci dans laquelle je ne puis que me reconnaître, surtout en ces temps de chasse à courre : « Nos meilleurs écrivains ont du cerf, du renard et du sanglier - et comme ce dernier, ils vont seuls ».
Propos réfractaires est donc un manifeste, celui des écrivains « hostiles aux voies ferrées », ceux qui se verraient plutôt du côté de Peter O’ Toole, à faire dérailler les trains de l’armée ottomane ! Ce recueil sera lu comme une exhortation à maintenir, contre toutes les formes d’hébétude et d’anesthésie, les yeux ouverts sur le monde et à honorer tout ce que notre société, celle des Modernes, offense et bafoue. Dandysme vain ? Pose pseudo-aristocratique ? Nenni : l’homme d’Algange est un passionné, un rebelle à la massification comme aux formes nouvelles d’obscurantisme, un fidèle d’Aphrodite aux mille parfums. Un platonicien de l’ancienne France royale et chevaleresque comme jadis ceux de Perse ou de Cambridge. Un gnostique au sens hellénique qui appelle à la reconquête de notre souveraineté intérieure, mais qui sait que « le Diable rit chaque fois qu’il, parvient à opposer le corps et l’esprit, et exulte chaque fois qu’il parvient à anéantir un esprit par le corps ». Un impertinent qui soutient que le premier droit de l’homme est le droit au silence, un écrivain qui sait que « tracer un mot avec le l’encre sur le papier est un acte prodigieux ».
Luc-Olivier d’Algange ou le fol en Dionysos.
Christopher Gérard
Luc-Olivier d’Algange, Propos réfractaires, Editions Arma Artis, 74 pages.
Entretien paru en 2007
Christopher Gérard : Qui êtes-vous ? Comment vous définir : homme de Tradition (plutôt que traditionaliste ?), dandy ?
Les vastes questions inclinent aux réponses les plus ingénues. Nous sommes ce que nous devenons dans une « inscience » divine, que je me figure assez bien sous la forme d’un tourbillon ou d’une spirale. Nous allons à la conquête de notre propre élan. La vie m’apparaît plus hélicoïdale que linéaire… Qui suis-je ? Le plus simplement du monde : un écrivain français pour qui le monde existe. Le monde, c’est-à-dire la terre, le ciel, les hommes et les dieux. Notre langue nous définit de façon plus précise que maintes théories, politiques ou philosophiques, plus ou moins abstraites. La langue française est, pour moi, une rivière scintillante, je la vois courir à travers des paysages, des temporalités, des états d’âme, des nuances qui m’apparaissent d’autant plus précieux que menacés par l’actuelle morale de Panurge, cette « ruée vers le bas », pour reprendre le mot de Léon Bloy. Or, les nuances sont, étymologiquement, les nuages, et le propre des plus belles rivières, de celle dont le bruissement accompagne nos songeries, est de naître de la nuit et de se perdre dans le ciel (ou de s’y retrouver !)… C’est, à tout le moins, ce que nous dit notre rêverie ! Le cours de la langue française, que nous préférons aux discours, féconde les paysages où il passe. Notre langue, comme la France, vient de haut et de loin. Nous en avons une certaine idée née de l’expérience. Et comme le rappelle Novalis, tout est écriture magique, les ailes des papillons, les fleurs de givre, les runes étranges que l’érosion trace sur les pierres. Le monde est récitation et prière, quand bien même « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » La Tradition est ainsi l’exact contraire de l’immobilité ; elle suppose le tradere, c’est à dire la traduction. Et la traduction, selon la vox cordis, la voix du cœur, qu’évoque Pierre Boutang, prouve l’existence du sens, c’est à dire d’un mouvement ou d’une émotion.
Sans bien savoir qui nous sommes, nous savons cependant que nous sommes uniques (non par introspection psychologique ou conviction individualiste, mais en nous remémorant les arguments décisifs de Parménide et de Zénon prouvant que le propre de l’être est d’être unique). Notre dissemblance témoigne de l’Un. Jünger distingue à juste titre, en usant d’un privilège de la langue allemande, le « Einzelne » de l’ « Individuum », l’individu créateur, libre, héritier, selon la formule de Dominique de Roux, d’une « certaine conscience européenne de l’être », de l’individu perdu dans l’individualisme de masse qui nous condamne à laisser parler « autre chose » à notre place, cet « autre chose », n’étant nullement le chant des Muses ou les voix sidérales des dieux mais de piètres idéologies, autrement dit des lieux communs. S’il y a un génie propre à la littérature française, j’aimerais y voir justement le génie des hommes libre. Tout se joue dans cette audace : ne rien laisser parler à notre place, avoir l’audace de cette singularité qui est la véritable fidélité. Les dandies en eurent l’intuition, qui leur épargna les errements des idéologues, des militants, des grégaires. Lorsque le clerc honteux, l’âme viciée par la mauvaise conscience, s’adonne aux marches forcées du « progrès », aux totalitarismes, aux morales collectivistes, le dandy sauvegarde la vérité sous les atours de la beauté.
Etre homme de Tradition, c’est tenter, avec la témérité de ceux qui s’engagent dans une cause qui semble perdue, une résistance à l’idéologie du progrès, sans pour autant devenir platement réactionnaire. Au demeurant, ce qui résiste à la progression du monde moderne, ce n’est pas la réaction ou la régression mais bien la digression, la « sente forestière » dont parlait Heidegger. A la table rase de la modernité, l’homme de Tradition oppose le palimpseste ; au progrès, à la linéarité, il oppose la digression, - ce qui suppose d’abord un autre rapport au temps. Pour le Moderne la fin justifie les moyens, et « l’avenir reconnaîtra les siens ». Pour l’homme de Tradition, le temps rayonne, il émane de l’instant, qui est l’éternité même, les finalités appartiennent au mystère ou à l’indiscernable, la beauté du geste est salvatrice.
J’aime particulièrement cette tradition des écrivains fragmentaires ou digressifs, illustrée par Montaigne ou Pascal, Joseph Joubert, les fusées baudelairiennes, les promenades de Valery Larbaud, les « graviers des vies perdues » de Dominique de Roux, les « Baraliptons » de Philippe Barthelet. Ces écrivains hostiles aux voies ferrées, semblent n’aller nulle part, s’éloignent des voies communes pour mieux faire l’expérience de la proximité ardente. Il me vient à croire que les plus beaux livres sont constitués de paralipomènes ; ce qui importe dans un livre est une invitation vers « l’en-dehors ».
Pouvez-vous retracer les grandes étapes de votre parcours spirituel et littéraire ? Les grandes lectures qui vous ont marqué à jamais, les grandes rencontres ?
Le regard rétrospectif est souvent trompeur, les grandes étapes que nous croyons distinguer dans notre cheminement témoignent bien mieux de ce que nous sommes au moment où nous parlons que du chemin parcouru. Nous confondons, souvent de bonne foi, les auteurs qui nous ont véritablement influencés avec ceux qui nous apparurent comme des confirmations d’une pensée déjà éprouvée. De même que l’histoire est écrite par les vainqueurs, le moment présent détient le secret de ce que nous pensons de notre passé. Or, de mon propre passé, je ne trouve à dire que du bien, mais un bien indéfinissable, polyphonique, versicolore, chatoyant. Je ne puis m’empêcher de voir dans le passé personnel ou hérité un faisceau de circonstances heureuses, de coups de chance, de bonheurs inexplicables, de dons inespérés, quand bien même rien ne m’inclina jamais à me dissimuler à moi-même le caractère désastreux de la situation d’ensemble, dans une France triplement, ou quadruplement vaincue, dont l’hébétude s’est changée peu à peu en un conformisme assez hargneux, voire inquisitorial, au point de faire de tout auteur, une figure assez crédible d’accusé. Dans le domaine littéraire, de nos jours, le rôle de procureur ne le cède, et rarement encore, qu’à celui de l’avocat. Il me semble, au contraire, que les œuvres, par les joies qu’elles nous donnent, par l’énergie nerveuse qu’elles nous communiquent, par les sollicitations sensibles et intellectuelles qu’elle prodiguent, appartiennent aux bienfaits de l’existence, quand bien même elles contredisent à nos convictions ou à nos croyances.
Ma première grande lecture, fut celle, vers l’âge de dix ans, de Balzac. Expérience prodigieuse : l’impression que le Saint-Esprit lui-même était descendu sur terre pour connaître l’humanité ! Je vous livre mon sentiment d’alors dans toute sa naïveté… Il n’en demeure pas moins que ma lecture de René Guénon, de Raymond Abellio ou de Henry Corbin est issue, pour ainsi dire de ma lecture du Louis Lambert de Balzac. Loin de moi d’exclure l’hypothèse que ma curiosité pour la Chine et le Tibet, ma lecture des taoïstes et de Milarepa n’eût été influencée, depuis l’enfance, par les albums de Hergé. Mon père eut l’excellente idée de me faire lire Voltaire et Barbey d’Aurevilly, sans me dire exactement s’il fallait préférer l’un ou l’autre. J’eus ensuite la chance d’avoir pour professeur en classe en cinquième, Jacques Delort, auteur d’un beau livre sur la poésie et le sacré, qui nous fit découvrir, entre autres, Rimbaud, Mallarmé, Stefan George, Saint-John Perse, André Breton et René Daumal. J’étais armé. Mes promenades du côté du Quartier Latin et de Saint-Germain, du temps où les librairies et les salles de cinéma n’avaient pas encore cédé la place aux marchands de ticheurtes et de bouffe, me permirent de parfaire une culture improvisée, je ne dirais pas d’autodidacte, mais d’amateur ou de promeneur. Quelques expériences dionysiaques me portèrent à m’intéresser à Mircea Eliade, Julius Evola et Ernst Jünger. Enfin, je devins un lecteur éperdu des romantiques allemands et anglais dont les œuvres me semblaient non seulement une admirable révolte contre la platitude imposée, mais comme l’approche d’une connaissance de l’âme humaine et de l’âme du monde. Novalis, Jean-Paul Richter, Arnim, Brentano, Chamisso, Eichendorff, Hoffmann, Schlegel, ces noms évoquent une pensée déliée, heureuse, légère où la raison et les mystères s’épousent plus qu’il ne se heurtent, où l’on pouvait croire encore en une civilisation, c’est à dire en une civilité romane, placée sous le signe des Fidèles d’Amour. Si l’on connaît mieux un écrivain en lisant ses livres qu’en dînant avec lui, au contraire du préjugé journalistique et de la psychologie de bazar, deux rencontres demeurent marquantes pour moi, celle de Raymond Abellio, attentif et généreux, et celle de Henry Montaigu, chevalier de l’Idée Royale « quêteur de Graal et chercheur de noise ».
Dans ce monde allergique à la fidélité, quelles sont vos fidélités, vos citadelles pour citer Saint-Exupéry ?
Pour commencer, le beau livre de Saint-Exupéry, Citadelle, auquel vous faites allusion, ouvrage méconnu mais de grand souffle, - un souffle de soleil brûlant, et « politiquement incorrect » comme par inadvertance, sans poses ni grimaces. Remarquons, en passant, à quel point nos classiques sont ignorés. Qui sont les lecteurs de la Vie de Henry Brulard de Stendhal, ou de son Voyage en Italie ? La littérature européenne s’éloigne vertigineusement de nos mémoires. Voyez les commémorations de Corneille, plus que discrètes ! Or, les tragédies de Corneille sont un diapason de l’âme française. Péguy en parle admirablement. Qu’en est-il de la grandeur d’âme ?
Nos citadelles intérieures sont la condition de notre survie individuelle et collective. Elles appartiennent au temps, en tant que succession d’événements sacrés, non moins qu’à l’espace qualifié, et relèvent de ce que Henry Corbin nommait le monde imaginal, qui unit le sensible et l’intelligible. La plus haute de ces citadelles est sans doute l’œuvre de Sohravardî, qui sut unir en une seule force téméraire, l’herméneutique abrahamique, la fidélité zoroastrienne, la philosophie néoplatonicienne et les aperçus védantiques sur la « non-dualité ». Œuvre poétique, spéculative et visionnaire, œuvre héroïque de résistance aux « docteurs de la Loi », l’œuvre de Sohravardî nous montre qu’un philosophe, au vrai sens du terme est d’abord à lui-même son temps propre, l’inventeur d’une temporalité toujours nouvelle, qui n’appartient pas au passé, et moins encore à l’avenir, mais bien à la présence réelle des êtres et des choses. Nous comprenons alors que ce n’est point l’homme qui est dans l’histoire mais l’histoire qui est dans l’homme, de même que ce n’est point l’âme qui est dans le corps, comme un attribut ou une composante, mais le corps qui est dans l’âme, à fleur d’âme, comme on dit à fleur de peau.
Mais citadelles aussi, et par allusion au beau livre de Pierre Hadot, outre les œuvres déjà nommées, les Pensées de Marc Aurèle, les Grands Hymnes d’Hölderlin, - car sont également nécessaires la rectitude intérieure et la foudre d’Apollon, les pierres taillées de la citadelle et le vertige du ciel très-haut, l’impondérable nostalgie de la terre céleste, et même ce péril, « cet azur qui est du noir » dont parle Rimbaud… Les citadelles nous protègent autant qu’elles nous livrent à des forces qui nous dépassent. Elles sauvent autant qu’elles mettent en danger. Je songe à la forteresse d’Alamût, où se réfugièrent les ismaéliens, annonciateurs d’une « Grande Résurrection » paraclétique et dont l’Histoire ne garde qu’une légende noire.
Depuis trente ans, vous écrivez sans relâche, imperturbable. Pouvez-vous évoquer en quelques mots votre conception du travail de l’écrivain, par exemple en partant de deux citations de L’Ombre de Venise (« Les œuvres ne valent qu’opératoires, je veux dire en tant qu’instrument de connaissance. Toute poésie est gnose » et « faisons du mot saveur un mot-clef ») ?
Ces trente ans que vous évoquez me donnent un vague sentiment d’effroi. J’ai toujours l’impression d’écrire pour la première fois et dans la plus grande improvisation. L’art d’écrire m’évoque la navigation. Nous prenons le large sur une embarcation plus ou moins frêle, avec une vague idée de retour, et sommes ensuite livrés à toutes sortes de chances maritimes ou météorologiques auxquelles nous ne pouvons presque rien. La notion de « travail du texte » me semble incongrue : elle vaut pour ceux qui restent à quai et passent leur temps à ripoliner leur coque. Si les œuvres ne sont pas des instruments de connaissance, si elles ne nous portent pas vers des Hespérides inconnues, vers ces « Jardins de la mer » qu’évoquent les Alchimistes, si nous ne sommes pas tantôt encalminés tantôt jetés dans la bourrasque, à quoi bon ? La saveur est le savoir, le sel de Typhon. La saveur est exactement le « gai savoir » nietzschéen, la sapide sapience qui est le secret de tout art de l’interprétation. L’écrivain est aruspice, il s’inspire des configurations aériennes ; ses signes sont des vols d’oiseaux sur le ciel blanc. La fin de l’interprétation est de prendre les choses pour ce qu’elles sont, des Symboles, autrement dit de magnifiques évidences. Nous écrivons pour que les choses redeviennent ce qu’elles sont, dans toute leur plénitude. Nous témoignons d’une préférence pour ce qui est, nous ne voulons pas d’autre monde que celui-ci, qui est à la fois naturel et surnaturel, en gradations infinies, du plus épais au plus subtil, du plus tellurique au plus archangélique. Nous aimons cette joie qui nous est donnée et nous détestons ce qui voudrait nous en exproprier.
L’Ombre de Venise : quelle en est la genèse ? Et le principal angle d’attaque… Car il s’agit d’un livre de combat, n’est-ce pas ?
Toute œuvre est de combat ; c’est exactement ce qui distingue une œuvre d’un travail. La genèse de L’Ombre de Venise fut simplement le dessein de capter un moment de ce dialogue intérieur qui accompagne mes promenades. Je suis, en effet, comme Powys, un écrivain du grand air… Quant au combat, c’est un combat contre l’abrutissement, l’inertie, le ressentiment, un combat contre l’indifférence et l’oubli qui nous menacent à chaque instant. Un combat contre le travail et contre la distraction, un combat pour l’otium. Un combat pour la possibilité d’être dans un corps, une âme et un esprit, autrement dit un combat pour la multiplicité des états de la conscience et de l’être. Tout, dans le monde moderne, semble vouloir nous réduire individuellement et collectivement à un seul état de conscience plus ou moins harassé, hypnotique, triste et morose. Il s’ agit de s’éveiller, de reprendre possession des biens qui nous sont offerts, à commencer, par notre pouvoir d’énonciation de ce beau cosmos miroitant qui nous entoure. La morale procustéenne dispose de mille ruses pour nous affaiblir, j’écris pour en déjouer quelques unes. D’où l’importance de l’œuvre de Nietzsche, qui inspire ces déambulations vénitiennes, exhortations à « l’éternelle vivacité » que nous préférons à la « vie éternelle ».
Vous vous dites anarchiste, comme beaucoup d’hommes d’ordre déçus par la caricature d’ordre à nous imposée. Ne seriez-vous pas, surtout, l’un de ces Impériaux, attaché à une antique légitimité ?
Anarchiste je ne peux l’être que relativement à l’ordre bourgeois, aux simulacres ou aux antiphrases des « valeurs » pétainistes ou « démocratiques », mais nullement en me rapportant à l’étymologie du mot qui veut dire « sans principes ». Car ce sont précisément les Principes qui s’opposent aux valeurs, qui résistent à leur despotisme ! Les « valeurs » sont sociales, grégaires, moralisatrices alors que le Principes sont métaphysiques. Les « valeurs » sont réactives, les Principes sont fondateurs. Rien, désormais, n’est plus « anarchiste », au sens étymologique, qu’un bourgeois. « Ni Dieu, ni Maître », ce pourrait être le slogan du Monsieur Homais nouvelle formule. Ma vie est pleine de dieux et de maîtres, de dieux qui fondent ma liberté, et de maîtres qui me font disciple, et non esclave. C’est la gratitude qui invente en nous les dieux et les maîtres : nous voulons remercier ce beau soleil, nous le nommons : il vit en nous. Tout ceux qui nous ont appris quelque chose sont nos maîtres. Le Prophète Mahomet, parfois bien inspiré, ne dit rien d’autre : « Celui qui t’apprend un mot est ton maître pour la vie ». Quant à la légitimité, elle est ce qui vient de la nuit des temps, et elle se reconnaît par contraste. La laideur du pouvoir de l’argent et de la technique suffit à démontrer leur illégitimité à régner sur nous.
Vous évoquez à chaque page le réenchantement du monde, et même une ferveur païenne. Qu’entendez-vous par ce paganisme… aux accents souvent taoïstes ?
Il y eut, aux dernières décennies du siècle précédent, un fort courant « philosophique », prônant le « désenchantement du monde ». Ces philosophes associaient l’enchantement à la barbarie, l’un d’eux n’hésitant pas à écrire, je cite : « Critiquer la technique au nom de la poésie de la nature est une barbarie » ! On voit bien ce qu’un philosophe héritier des Lumières peut trouver à redire aux enchantements. Mais ces ensorcellements obscurs, cette défaite de la Raison, cette capitulation de l’entendement devant des puissances ténébreuses me semblent bien plus, désormais, le fait de la Technique que d’une « poésie de la nature ». Autrement dit : la conscience humaine, avec ses vertus classiques, ou pour ainsi dire « humanistes », est aujourd’hui bien plus directement menacée par l’hubris technologique, avec ses folies génétiques et ses réalités virtuelles, que par les héritiers de Jacob Böhme ou de Novalis.
L’idée que l’enchantement et l’entendement humain soient exclusifs l’un de l’autre est des plus étranges. Ces dieux et ces mythologies chasseresses dans les jardins royaux, les Contes de Perrault, et, plus proche de nous Jean Cocteau, dans ses œuvres littéraires et cinématographiques, témoignent de l’alliance heureuse entre l’esprit décanté, usant des pouvoirs de la raison et l’enchantement immémorial. Toute pensée naît, pour reprendre l’expression de René Char, d’un « retour amont ». Aux antipodes des philosophes du désenchantement, nous trouvons donc les taoïstes, épris de ces « randonnées célestes » propices aux belles lucidités : « Après la perte du Tao, écrit Lao-Tzeu, vint la vertu. Après la perte de la vertu, vinrent les bons sentiments. Après la perte des bons sentiments vint la justice. Après la perte de la justice restèrent les rites ». Ainsi nous est donné à comprendre, pour nous en garder, le triomphe des écorces mortes : le fondamentalisme moderne et la modernité fondamentaliste qui se partagent le monde.
L’enchantement, loin d’être le signe d’une dépossession ou d’une régression est le signe d’une recouvrance. C’est au moment où nous nous approchons du sens que le monde s’irise et s’enchante. Nous désirons un monde clair, et le mot lui-même renvoie d’abord au son, avant de dire la lumière ou la raison. C’est d’un chant que naît la clarté, comme le disent les poèmes d’Hölderlin. Un monde désenchanté est un monde obscurantiste, « qui ne rime plus à rien », un monde sans voix, ou dont les voix sont couvertes par « le vacarme silencieux comme la mort ».
Avec L’Etincelle d’Or, vous livrez un traité d’herméneutique. Qu’entendez-vous par ce terme et en quoi êtes vous adepte d’Hermès ?
L’herméneutique est l’art de l’interprétation. Premier et ultime recours contre le fondamentalisme, contre les citernes croupissantes de l’exotérisme dominateur l’herméneutique n’est autre que la source vive, le tradere de la tradition, l’attention aiguisée par la véritable fidélité à la lettre. Toute herméneutique est une odyssée. Mais encore faut-il préciser que l’interprétation doit être sacrée et cosmique et non point psychologique, historique, ou sociale. En me référant à ma langue maternelle, je dirais que l’herméneutique est ce qu’on appelle, en allemand, Wesenschau, autrement dit la perception intuitive d’une essence. Elle illustre la devise de la philosophie grecque : sôzeïn ta phaïnomena, sauver les phénomènes. Il ne s’agit pas de nier les phénomènes, de refuser les apparences, de porter atteinte à la légitimité de la lettre (et ainsi de faire triompher quelque abstraction) mais bien de les sauver de l’insignifiance et de l’oubli. L’herméneutique s’attache à ce qui se montre en se cachant, pour ainsi dire le Logos du phénomène, cet invisible présent dans le visible, qui est sa présence réelle, son « acte d’être »… Vaste sujet que nul ne traite mieux que Henry Corbin ! L’alchimie et la poésie dont il est question dans L’Etincelle d’Or (« l’étincelle d’or de la lumière nature ») sont des herméneutiques à la fois immanentes et transcendantes. Elles montrent que les disciples d’Hermès n’ont jamais cessé d’œuvrer en une filiation ininterrompue. Inextinguible est cette flamme claire qui veut transmuter le plomb de la réalité quotidienne, l’accorder au soleil et au bruissement des abeilles d’Aristée. La « science d’Hermès » est d’abord une « luminologie ». Les mots et les choses vivent de l’éclat qui les frappe, de l’intelligence qui les illustre. Le disciple d’Hermès consent à l’épiphanie du mot.
Quel serait le conseil que vous donneriez à un jeune lettré ?
Aucun, de crainte d’être de mauvais conseil. Sinon, peut-être, de sauvegarder en lui, contre les ricaneurs, le sens de la tragédie et de la joie.
Paru dans La Presse littéraire, mars 2007.
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16 juillet 2012
La Mémoire vive d'Alain de Benoist
Rencontre avec Alain de Benoist
A l'occasion de la parution de Mémoire vive.
Entretiens avec François Bousquet, Ed. Bernard de Fallois.
Qui êtes-vous ? Comment vous définiriez-vous ? Un clerc étranger à son siècle ? Si tel est le cas, que lui reprochez-vous, à ce siècle ? Auriez-vous voulu vivre à une autre époque ? Laquelle ?
Je suis d’abord un essayiste, plus précisément un théoricien, quelqu’un qui depuis bientôt un demi-siècle s’intéresse avant tout à la philosophie politique et à l’histoire des idées. J’ai beaucoup publié, je dirige plusieurs revues. Mais dire ce que l’on fait suffit-il à se définir ? Ceux qui veulent en savoir plus devront lire Mémoire vive. Un « clerc étranger à son siècle » ? Sans doute. Je pourrais même dire un « Martien en exil », pour reprendre l’expression de Pierre Gripari. Mais je ne parlerais pas de « siècle ». Celui que nous vivons actuellement n’en est même pas à son premier quart, et il est trop tôt pour porter sur lui un jugement d’ensemble. D’autant que le monde n’a jamais été si incertain. Les anciens dieux sont morts, les nouveaux ne sont pas encore apparus, ce qui signifie que les repères qui nous étaient familiers s’effacent peu à peu, tandis que nous pouvons seulement imaginer ceux qui s’imposeront à nous dans l’avenir. Nous vivons un Zwischenzeit, une époque de transition. Mais il est bien vrai que dans cet entre-deux, que j’observe attentivement, je ne me sens guère à mon aise. Je suis à la fois dans le monde et étranger à ce monde. En état de sécession mentale, pourrait-on dire. Et comme cet état prend la forme d’une rébellion, peut-être faudrait-il dire que je suis engagé dans une guerre de sécession !
Cornelius Castoriadis disait que nous vivons une « époque de basses-eaux ». C’était encore trop peu dire. Nous sommes entrés dans un monde où tout ce qui était solide et durable et devenu transitoire et insignifiant. Un monde de flux et de reflux, relevant d’une sorte de logique « maritime » et liquide. Les types humains qui prédominent sont ceux du narcissique immature, de l’arriviste forcené, de l’imposteur satisfait. Mélange d’intolérance sectaire et d’hédonisme de bas niveau sur fond d’idées fausses et d’hygiénisme puritain. La constante progression de l’inculture me désole également. L’inculture n’est certes pas nouvelle. Sans doute était-elle même plus répandue dans le passé qu’elle ne l’est aujourd’hui, mais au moins ce n’étaient pas les incultes qui donnaient le ton. Ceux qui étaient incultes dans le domaine des choses de l’esprit avaient en outre une autre forme de culture, pratique, existentielle, liée à un certain rapport à la nature et à des types de savoir-faire auxquels la dissolution du monde rural a mis fin. Cela ne nourrit cependant chez moi aucune forme de restaurationnisme. J’ai toujours regardé avec suspicion l’idée selon laquelle c’était « mieux avant ». Nous avons généralement tendance à idéaliser le passé, à en tirer des fantasmes que nous opposons au présent. Cela dit, oui, il y a des époques que j’aurais aimé connaître. L’antiquité pré-chrétienne, qui me paraît rétrospectivement si merveilleusement autosuffisante, est l’un de mes univers de prédilection. J’aurais aimé connaître Athènes au Ve siècle av. notre ère. Y vivre ? Je ne sais pas.
Quelles sont les grandes lectures (littéraires) de jeunesse, ces livres qui vous ont marqué de façon inoubliable ?
Je raconte dans Mémoire vive à quel point j’ai dès l’enfance été boulimique de lectures de toutes sortes. Bien entendu, il ne suffit pas de lire beaucoup pour lire bien. Cela ne s’acquiert qu’avec le temps. On s’aperçoit alors que certaines lectures étaient destinées à tomber plus que d’autres dans un cœur préparé. Mais enfin, il y a quand même des livres qui vous marquent plus profondément, pour des raisons que l’on perçoit mal quand on y réfléchit maintenant et que, parfois, on ne comprend même plus du tout. C’est la même chose avec les films. Qui n’a pas revu à l’âge adulte avec une certaine déception un film qui nous avait pourtant marqué à l’extrême dans notre toute première jeunesse ? Lorsque j’avais quatorze ou quinze ans, je lisais avec passion Charles Dickens, Conan Doyle, Hector Malot ou Edgar Poe, mais j’adorais surtout deux auteurs assez mineurs, et un peu oubliés aujourd’hui, Hervé Bazin (Vipère au poing) et Gilbert Cesbron (Chiens perdus sans collier). J’aimais les histoires dont des enfants étaient les héros, et souvent les victimes, dans des contextes où les caractéristiques sociales étaient nettement marquées. J’aimais aussi tout ce qui pouvait, à l’inverse, m’emmener vers un lointain ailleurs : les grands romans de science-fiction genre Asimov, Richard Matheson ou Robert Henlein, ou bien les surréalistes. Mais je ne veux pas commencer à énumérer des auteurs, car on n’en finirait pas.
Et à l’âge adulte, les grands chocs littéraires ? Céline ?
Jusqu’à l’âge d’environ seize ans, je n’ai lu que de la littérature. Ensuite, j’ai commencé à lire des essais, qui se sont progressivement imposés au détriment des romanciers et des poètes. Aujourd’hui, je dois avouer que je ne lis pratiquement plus que des essais, à la fois par obligation « professionnelle » et par manque de temps. La production littéraire actuelle m’attire assez peu, à tort peut-être, car il doit bien y avoir des exceptions contrastant avec le flot de médiocrité qui se déverse en librairie. Mes vrais grands chocs littéraire de l’âge adulte, c’est donc surtout entre vingt et trente ans que je les ai connus. Il y a Céline, bien sûr, plus encore d’ailleurs pour Mort à crédit que pour Voyage au bout de la nuit. Le génie de l’écriture célinienne est si puissant qu’il oblige, une fois qu’on l’a fréquenté, à reconsidérer toute l’histoire de la littérature. Un autre choc a été ma rencontre avec l’œuvre de Montherlant, qu’il s’agisse de ses essais (Service inutile), de ses romans (Les jeunes filles) ou de son théâtre (La reine morte). La série des Jeunes filles (Pitié pour les femmes, Les lépreuses et Le démon du bien) est très certainement à l’origine de l’intérêt passionné que j’ai toujours porté à l’étude des psychologies masculine et féminine. Montherlant est à mes yeux l’exemple même de l’auteur classique. Il m’arrive fréquemment de prendre presque au hasard l’un de ses livres dans ma bibliothèque, et d’en lire quelques pages prises également n’importe où. Je retombe immédiatement sous le charme. Céline n’avait aucune sympathie pour Montherlant, dont l’écriture est en effet bien différente de la sienne. La postérité a d’ailleurs consacré le premier, tandis qu’elle oublie scandaleusement le second. Moi, je les aime autant l’un que l’autre, sans doute parce qu’ils touchent des aspects opposés mais également présents de ma personnalité.
Enfin, il y a eu Les deux étendards de Rebatet, ce roman-fleuve organisé comme un opéra wagnérien, qui m’a fait d’autant plus d’impression que je m’y suis projeté totalement. L’histoire d’Anne-Marie, dont Michel et Régis se disputent les faveurs, m’évoquait un amour absolu que j’avais moi-même connu dans mon adolescence. Je m’identifiais tour à tour à Régis le théologien et au très voltairien Michel. Qu’il se soit agi d’une histoire vraie (Michel est évidemment Rebatet, mais Anne-Marie et Régis ont également existé), quoique transfigurée et même sublimée par l’imagination romanesque, me touchait aussi.
Les écrivains - poètes ou romanciers ? - que vous relisez aujourd’hui et relirez demain ?
Je n’ai guère le temps d’en relire. Mais j’aimerais me replonger dans Zola, dans Flaubert, dans Stendhal, dans Dostoïesvki. Il serait peut-être temps aussi que je lise sérieusement Proust ! A l’occasion, quand même, outre Montherlant, je relis volontiers les romans de Koestler ou de Steinbeck, qui m’avaient fait forte impression dans ma jeunesse. Cependant, je préfère avant tout relire les auteurs de l’Antiquité. Quelques pages d’Homère, de Plutarque, de Cicéron, de Marc-Aurèle, voilà qui aide à supporter le temps maussade dans lequel nous vivons.
En près de cinquante ans de journalisme, par exemple au Figaro magazine à l’époque de Louis Pauwels, vous avez rencontré une pléiade d’artistes, toutes disciplines confondues. Quels sont ceux qui vous ont laissé l’impression la plus profonde ? Je songe, pour les seuls écrivains, à Koestler, Abellio…
Dans Mémoire vive, je consacre en effet bien des pages à évoquer les rencontres que j’ai faites. J’ai été lié d’amitié avec Arthur Koestler et Raymond Abellio jusqu’à la fin de leur vie, et j’en garde un souvenir particulièrement vif. Les deux hommes étaient bien différents, mais certains aspects de leur vie les rapprochaient. Koestler avait adhéré successivement au communisme et au sionisme, avant de s’en détacher violemment. Il avait aussi participé à la guerre d’Espagne du côté républicain (son Testament espagnol figure, lui aussi, parmi les livres qui m’ont infiniment marqué). J’allais lui rendre visite à Londres, où nous parlions surtout d’histoire des idées, et de son intérêt passionné pour les courants scientifiques « hétérodoxes ». A cette époque, il s’intéressait aussi à la parapsychologie. Il opposait à la théorie de Darwin des arguments auxquels j’essayais de répondre. C’était un homme intense, d’où émanait une puissance extraordinaire, qui le faisait ressembler à un lion.
Raymond Abellio, lui, avait d’abord appartenu à l’intérieur du parti socialiste à la tendance dite de la Gauche révolutionnaire. A l’époque du Front populaire, il avait travaillé au ministère de l’Economie nationale, puis à la présidence du Conseil. Fait prisonnier en mai 1940, il avait à son retour à Paris rejoint la Collaboration, avant de se mettre au service de la Résistance ! A la Libération était intervenue ce qu’il devait appeler lui-même sa « seconde naissance ». Devenu Raymond Abellio (il n’était jusque là que Georges Soulès), il devait se consacrer exclusivement à l’étude de l’ésotérisme, à l’« histoire invisible », à la « phénoménologie génétique », et mettre au point un modèle de « structure absolue » qui a marqué bien des esprits. Tout comme Koestler, c’était à la fois un esprit libre et un perpétuel dissident, qui m’a toujours manifesté une extrême gentillesse. J’avais l’habitude de le voir dans son petit appartement du 16e arrondissement de Paris, où nous nous lançions dans des discussions sans fin. Je me souviens de son visage massif, de ses grosses lunettes qui ressemblaient à des hublots. Ses plus grands romans, La tour de Babel et Visages immobiles, m’ont beaucoup marqué également, mais comme pour beaucoup d’autres « romans d’idées », ce n’est pas sous l’angle littéraire que je les appréciais le plus. Abellio, au demeurant, n’était pas un grand styliste, mais l’un des hommes les plus intelligents qu’il m’ait été donné de connaître.
Une amitié aussi ancienne que profonde vous lie à Gabriel Matzneff. Quelle en est l’origine et en quoi cet écrivain, sans doute l’un de nos tout grands stylistes, vous paraît-il exemplaire ?
Gabriel Matzneff est un ami d’un demi-siècle, puisque j’ai fait la connaissance à la fin de l’année 1962, sans doute par l’intermédiaire de François d’Orcival. C’était à peine quelques mois avant que « Gab la Rafale » ne commence à publier dans le journal Combat ces fameuses chroniques de télévision (sans grand rapport avec la télévision !) qu’il a eu la bonne idée de publier récemment en volume. Depuis cette date, nous déjeunons ou dînons régulièrement. De l’amitié est vite née entre nous. Ce que je trouve remarquable chez lui, c’est d’abord la façon dont il a très jeune acquis son style : il suffit aujourd’hui encore de lire Le défi pour voir que la formidable qualité d’écriture qui le caractérise était déjà là ! J’aime aussi la façon dont, tel Montherlant, il a su tirer de sa vie personnelle la trame de romans qui ont une portée générale, parce que les personnages y sont transfigurés. Ses carnets intimes, qui l’ont souvent fait accuser de « nombrilisme » par les esprits cul-de-plomb, ne relèvent à mes yeux nullement de l’exhibitionnisme. Ils manifestent plutôt une sorte de candeur qui va de pair avec sa liberté d’esprit, sa manière aérienne d’être tout naturellement au-dessus des choses et des êtres. Il y a de la danse dans sa façon d’écrire, comme il y a de l’inspiration « claire », solaire faudrait-il dire, dans sa manière d’exister. J’aime encore la façon dont, selon les règles de l’alternance, il n’exclut rien – sinon la mauvaise foi et la sottise – de tout ce que la vie peut lui offrir, la façon par exemple dont il peut défendre aussi bien Nietzsche que Pascal, Schopenhauer que Sénèque et saint Augustin. Gabriel Matzneff est un grand écrivain français, mais aussi un homme qui est instinctivement au-delà des modes éphémères, de la pensée toute faite, des sermons des nouvelles ligues de vertus. J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire dans le volume d’hommages qui lui a été consacré l’an dernier : les gens qui n’aiment pas Matzneff me sont immédiatement antipathiques. Et si j’ai un regret concernant Mémoire vive, c’est bien de n’y avoir pas plus longuement parlé de lui !
Impossible, avec le chef de la « nouvelle droite » (quoi que l’on pense de l’appellation, que vous avez été le premier à critiquer) de ne pas parler de « la droite ». En fin de compte, comment définiriez-vous sa substantifique moelle ?
Les étiquettes, c’est pour les pots de confiture ! La conclusion à laquelle je suis depuis longtemps parvenu concernant le clivage droite-gauche, c’est qu’il ne correspond pas à grand-chose. Les politologues ne sont jamais parvenus à identifier, d’une manière incontestée, un critère permettant de regrouper toutes les droites d’un côté, ou toutes les gauches de l’autre. Selon les époques et les lieux, la diversité est trop grande et, quel que soit le critère retenu, on trouvera toujours des exceptions. Né avec la modernité, le clivage droite-gauche tend à s’effacer avec lui. Il ne se maintient plus, à grand peine, que dans le domaine de la politique parlementaire, où les élites dominantes cherchent par tous les moyens à perpétuer un bipartisme garantissant une alternance, mais pas une alternative. Même en ce domaine, la volatilité électorale confirme ce que révèlent régulièrement les sondages : la droite et la gauche sont en proie à une crise d’identité profonde, et la plupart des gens ne voient plus vraiment ce qui les distingue. Au demeurant, tous les grands événements de ces dernières années ont fait surgir de nouveaux clivages, au regard desquels la grille d’interprétation en termes de droite et de gauche est devenue obsolète (le populisme, pour ne citer que lui, peut être aussi bien de droite que de gauche, la critique de la mondialisation également). Tout ce que l’on peut dire, avec prudence, c’est qu’il y a une mentalité de droite (qu’on trouve parfois aussi à gauche) et une mentalité de gauche (qu’on trouve aussi parfois à droite). A cette mentalité de droite, on pourrait associer certains traits caractéristiques, comme le sens du particulier, de préférence à l’universel, l’adhésion à l’éthique (tout particulièrement à l’éthique de l’honneur, qui est indissociable de l’esthétique) plutôt qu’à la morale, etc. Mais encore une fois, il y a toujours des exceptions. Sur les questions politiques, économiques et sociales, il y a d’ailleurs aujourd’hui autant de désaccords « à droite » qu’il y en a « à gauche ». La « substantifique moëlle », pour autant qu’il y en ait une, est encore à trouver !
A vos yeux, existe-t-il une droite littéraire ? Incarnée hier, et aujourd’hui ?
J’ai beaucoup de mal à répondre à cette question, parce que je la trouve à la fois trop large et un peu réductrice. Historiquement parlant, je ne vois que deux périodes où l’on peut, en France, parler véritablement de « droite littéraire ». D’abord à la fin du XIXe siècle, à l’époque des « grands réactionnaires », comme Barbey d’Aurevilly et Villiers de l’Isle-Adam, auxquels on peut adjoindre Léon Bloy, voire dans une certaine mesure Baudelaire. Ensuite les années 1950, avec l’école des « hussards » (Déon, Blondin, Nimier, Jacques Laurent) et des revues comme La Parisienne et surtout La Table ronde. C’est aussi l’époque de Marcel Aymé et de Jacques Perret. Mais en dehors de cela ? Paul Morand, Pierre Benoit ou Montherlant n’étaient certainement pas des auteurs de gauche, cela suffit-il à en faire des écrivains de droite ? Aujourd’hui, il y a certainement d’autres noms que l’on pourrait citer. Mais je ne suis pas sûr qu’ils relèvent véritablement d’une « droite littéraire ». On pourrait d’ailleurs aussi se demander s’il y a une « gauche littéraire » aujourd’hui…
Pour finir, la question : combien de livres possédez-vous ?
Environ 200 000 mais, c’est bien connu, quand on aime on ne compte pas ! C’est évidemment une bibliothèque de travail, et qui doit autant à ma « collectionnite » qu’à ma passion pour les différents domaines du savoir. De toute façon, je l’ai déjà dit, ce n’est pas le nombre de livres que l’on a lus qui importe, mais la manière dont on les a lus et ce que l’on en a retiré. Si j’avais à dresser le catalogue d’une « bibliothèque idéale », il ne compterait sans doute pas plus de cinq cents titres, ce qui est déjà beaucoup.
Juillet MMXII
Propos recueillis par Christopher Gérard
On dit du mal d'Alain de Benoist dans Les Nobles Voyageurs
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