25 février 2013
L'Homme sans bagages
Auteur discrète mais appréciée des amateurs exigeants, Emmanuelle Pol incarne un condensé d’Europe, puisque cette Milanaise de père français a passé son enfance en Suisse avant de se fixer à Bruxelles. Son dernier livre, L’Homme sans bagages, évoque à mots couverts certain « petit pays maussade », ses charbonnages et ses curés, sa capitale de province. Pourtant, le sujet de ce roman réussi plane bien au-delà d’une peinture de la Patrie des Arts et de la Pensée, car Emmanuelle Pol s’est amusée, non sans cruauté, à dépeindre un orphelin au cœur sec, l’étrange S., nomade résolu qui croit choisir la voie que le destin lui impose. Le roman se double d’une réflexion sur les illusions de la liberté, les enchaînements de l’implacable nécessité. Ne cite-t-elle pas, en exergue, Sophocle et Rosset, experts ès tragédies ?
Un orphelin donc, rejeton d’un couple disparu dans un accident de voiture. Un adulte sans attaches, dur à la tâche et point trop sentimental. Un fuyard, qui efface (presque) toutes ses traces, un joueur aussi qui se rit des identités sociales. Après quarante ans de courses et de relatif oubli, le voilà qui revient dans la patrie de son père pour une absurde histoire d’homologation de diplôme - à soixante ans passés !
La rencontre avec la Petite, une juriste frais émoulue, servira de détonateur et, tel l’abeille contre la vitre, l’errant sans remords ni regrets va se disloquer, rattrapé par le rapide destin. Cet homme, qui croyait pouvoir se passer d’un masque, qui se glorifiait de n’appartenir à personne, part en charpie. Comme victime d’une malédiction antique, l’homme si fier de voyager sans valises n’est plus qu’un vagabond exténué ; l’égoïste forcené se repent d’avoir été lâche et ingrat. Un périple dans la Grèce de ses ancêtres rendra possibles d’ultimes retrouvailles.
Servie par un style ciselé au poignard et par un humour septentrional, Emmanuelle Pol nous propose, mine de rien, une tragédie grecque où se croisent Ulysse et Œdipe. Dense, tonique et truffé d’allusions subtiles, L’Homme sans bagages révèle une romancière de talent, qui est aussi une amante de la sagesse.
Christopher Gérard
Emmanuelle Pol, L’Homme sans bagages, Finitude, 15€
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17 janvier 2013
Pound
Ezra Pound et Jean Parvulesco
Comment lire
Comment distinguer la grande littérature, celle qui dure, de la production sans avenir ? Pour le quarantième anniversaire de la mort d’Ezra Pound, le fils de son ami Dominique de Roux, qui l’accueillit naguère après ses années de geôle, réédite Comment lire, un texte parfois confus, souvent iconoclaste, toujours stimulant. L’essai, on peut même parler de pamphlet, a été retraduit par Philippe Mikriamnos, qui l’a aussi annoté et postfacé avec talent, faisant de cet opuscule un modèle d’érudition paradoxale. Je ne devrais d’ailleurs pas écrire « érudition », car ce vocable suscite les cruels sarcasmes de Pound, exaspéré qu’il était par l’académisme des universitaires de son temps. Le pauvre ne connaissait pas encore les « spécialistes du littéraire », ces nouveaux puritains et leurs thésardes étiques qui ânonnent Bourdieu & Cie, la clique des faux savants attelés à la défense de l’Empire du Bien. Pourtant, en gros, Pound le Voyant avait compris que, dès ses débuts, l’érudition alimentaire eut pour objectif de neutraliser les grandes œuvres, en commençant par les noyer dans un océan d’inanité sonore. La vraie littérature, disait Pound, « soulage l’esprit de sa tension et le nourrit, j’entends bien comme nutrition de l’impulsion ». En un mot comme en cent, la littérature, c’est la vie, la vie éternelle. D’où le ressentiment qu’elle suscite chez ses ennemis, ces « porcs » et ces « macaques » (dixit Pound) qui « essaient de créer un bourbier, un marasme, une vaste pourriture en lieu et place d’un bouillon sain et actif. »
Bien écrire consiste à préserver la précision et la clarté de la pensée : « la durabilité de l’écriture dépend de son exactitude. C’est la chose en permanence vraie qui garde sa fraîcheur pour le nouveau lecteur ». Bref, le Vrai et le Beau sont consubstantiels, et le Faux, l’Insensé finissent toujours par moisir. Grâce à Comment lire on apprend à penser et donc à distinguer les maîtres des suiveurs ou des dilueurs, même si Pound, sous l’emprise d’une fureur sacrée, n’hésite pas à « virer » Virgile au profit de Catulle. Au fil des pages, Pound pétrit son lecteur (to pound, dans la langue de Chaucer) et martèle ses vérités (to pound) : Homère et Confucius, Dante et Stendhal, Villon et Rimbaud sont proclamés génies créateurs, c’est-à-dire au plus haut degré capables de charger les mots de sens. Rarae aves.
Christopher Gérard
Ezra Pound, Comment lire, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 22.5€
PS : la postface de P. Mikriamnos contient des perles, telle que l’allusion au premier livre de Paul Morand, Open All Night, prefaced by Marcel Proust, translated by Ezra Pound. Qui dit mieux ?
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Pierre Chalmin revient
Un roman et un recueil de nouvelles, parus en même temps, attestent du retour sur la scène littéraire de Pierre Chalmin, auteur d’un Dictionnaire des injures littéraires qui a remporté un joli succès. Ce jeune réactionnaire, qui a été, dans le désordre, apprenti-juriste, veilleur de nuit et éditeur, notamment du regretté Jacques d’Arribehaude, réapparaît tout d’abord sous les traits de deux personnages hauts en couleurs d’un amusant roman de Chantal Le Bobinnec. Bretonne de petite noblesse, elle a connu, après une enfance dans le manoir ancestral, les usines du Troisième Reich en flammes où l’avait abandonnée sa mère avant de fréquenter, à Montmartre, le peintre Gen Paul, que conspuent nombre de céliniens. Sur ces années de bric et de broc, Chantal Le Bobinnec a laissé deux récits, auxquels fait suite, pour ainsi dire, Mon ami le libraire, qui narre sur un ton cocasse ses aventures avec un libraire et un couple, enfin, je veux dire une paire d’éditeurs, présentés comme les Laurel et Hardy de cette respectable corporation. Les initiés comprennent vite que le libraire Pierre Provins et l’éditeur Pierre Charpie, le bien nommé, sont inspirés de Chalmin, que la romancière dépeint comme un érudit dipsomane et coureur de jupons, un misogyne rêveur traité à l’occasion de foutriquet par la narratrice, même si son cœur de « vieille dame indigne » bat la chamade pour la santé mentale et physique du Petit Fol. Drapée dans un antique peignoir, l’ombre de son ami Claude Duneton passe dans ce récit tendre et plein de gouaille.
Chalmin nous revient aussi sous son vrai nom, édité à trois cents exemplaires hors commerce par un éditeur bordelais quasi-clandestin dont je me fais un devoir de citer les coordonnées[1]. Sorties de crises réunit onze nouvelles grinçantes où l’auteur témoigne de sa sensibilité d’écorché et de réfractaire, d’une certaine immaturité affective aussi, déguisée en misogynie quelque peu forcée, « gauloise ». La plus cruelle : un glorieux épisode de la Libération dans le midi. La plus désopilante : celle qui décrit comment un comité de révision littéraire réécrit en français correct le Voyage au bout de la nuit : « Les choses ont commencé ainsi. Pour ma part, j’avais toujours campé sur un silence obstiné, etc. » À lire cette pochade, je me dis que notre Chalmin devrait être enchaîné à sa table de travail jusqu’à ce qu’il mette le point final au grand roman burlesque et iconoclaste qu’il nous doit.
Christopher Gérard
Chantal le Bobinnec, Mon ami le libraire, Editions de Paris, 14€
Pierre Chalmain, Sorties de crises, 23€, à commander directement à l'éditeur.
[1]Trinôme Editions, 4 rue André Darbon, 33300 Bordeaux, www.trinome-editions.com clementchatain@trinome-editions.com
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L'art de l’insulte Entretien avec Pierre Chalmin
octobre 2010
Né en 1968, Pierre Chalmin traîne ses bottes depuis plus de quinze ans dans le milieu littéraire, puisqu’il a naguère coiffé la toque de l’éditeur tout en prenant la plume. Avec Mauvaises fois il livrait un fragment de journal intime (multiples pseudonymes, Pâques devenant Noël par exemple) plein de cris et de dérives. Nabe, l’un de ses proches alors, le décrivait comme « ravagé de tics céliniens ». Quelques livres et une petite Louise plus tard, le voilà assagi ( ?), en tout cas venu à bout d’un étonnant - et souvent hilarant – Dictionnaire des injures littéraires, qui devrait lui assurer une parcelle de gloire. Partant du principe que la haine aveugle moins que l’amour et qu’elle peut même octroyer un zeste de lucidité, Pierre Chalmin a fouillé son grenier de bibliomane pour en extraire ce florilège de l’offense, cette chrestomathie du coup de griffe, son panthéon des mauvaises langues. Trois principes ont dirigé ses choix, forcément subjectifs et incomplets : l’injurié doit être célèbre, l’insulteur plein de talent et surtout d’une absolue mauvaise foi. Le résultat suscite souvent une intense jubilation, surtout quand ce sont les vaches sacrées d’hier et d’aujourd’hui qui se trouvent repeintes en jaune canari. Nothomb (Amélie), vue par un olybrius encore méconnu mais qu’un éditeur ferait bien de publier, P.-E. Prouvost d’Agostino, : « grand guignol dévolu à l’exaltation des pucelles », « Mylène Farmer du roman de gare ». Ou Nyssen (Hubert), vu par le cruel Rinaldi : « un jargon de plombier-zingueur ». On rit à chaque page, parfois jaune, mais on rit. Comment résister à cette description d’Aragon due au génie de José Artur : « l’œil de Moscou, le con d’Irène, les yeux d’Elsa, les couilles des autres » ? Sur le même, Chalmin cite encore Angelo Rinaldi : « avec Aragon, c’est un peu de la servilité humaine qui s’en va ». Ou Alain Soral, sur tel intellocrate : « Vous savez à quoi on reconnaît que Jacques Attali est en train d’écrire un nouveau livre ? On entend les ciseaux et la photocopieuse ». Ou encore Woody Allen sur Wagner : « A chaque fois que j’écoute du Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne ».
Parmi les insulteurs, Chalmin a favorisé quelques grandes pointures : le phénomène Céline, le génial Léautaud, les Goncourt. Plus près de nous, le pervers Galley, Rinaldi encore, Nabe enfin (moins que les précédents, je veux dire moins fin). De Zola à Lacan, de Gide à Aristote, nombreuses sont les victimes de bons mots, aussi révélateurs sur ceux qui les profèrent que sur les insultés. Lire le Chalmin se révèle une excellente thérapie contre les enthousiasmes de commande.
Christopher Gérard
Pierre Chalmin, Ta gueule Bukowski ! Dictionnaire des injures littéraires, L’Editeur, 736 pages, 29€
Entretien avec Pierre Chalmin
Qui êtes-vous ? Comment vous définir ?
Un aimable raté aux yeux du monde. Un réactionnaire selon les critères de l’époque. Catholique et Français. Anarchiste de droite si cette notion a un sens : j’entends qu’on me fiche la paix, mais je suis un partisan fervent de l’ordre imposé à autrui ! Né le 25 avril 1968, marié le 26 avril 2008, père d’une petite Louise née le 3 novembre 2009. Auteur – et surtout pas « écrivain » : on compte en France un « écrivain » par foyer fiscal. Mais je suppose que comme vous, comme tout homme un peu complexe qui ne se résume pas à quelques opinions dérisoires et une physiologie ordinaire, je ne me définis pas ; je me borne à me supporter dans mes humeurs et mes contradictions. Vous pouvez reprendre les injures que m’adresse Merlin Charpie dans le Dictionnaire des injures littéraires (p.113)…
Les grandes étapes de votre itinéraire : éditeur, auteur, etc.
J’ai d’abord appris à lire, et je le dois à trois professeurs : Denise Méneret au lycée de Sèvres, Henry Arnould au lycée Louis-le-Grand et Philippe Azoulay au lycée Henri-IV, ce dernier m’ayant de surcroît guéri de la maladie si répandue qui consiste à « se payer de mots ».
Sur le papier, ne possédant pour tout diplôme qu’un D.E.U.G. (mention droit), je suis un autodidacte. Mais j’ai fréquenté « les grands lycées parisiens » qui sont venus me débaucher de ma banlieue dès la seconde ; j’ai commencé d’y préparer, après mon baccalauréat, le concours de la rue d’Ulm, avant de tout envoyer promener ; mouvement que j’ai répété à Assas. J’ai donc résolument renoncé à appartenir à cette élite supposée qui sévit en France. J’ai péché par orgueil, mépris du conformisme universitaire et dégoût immodéré des contraintes. Dépression aussi : le suicide m’apparaissait à vingt ans comme la seule solution raisonnable. J’ai tenté à cette époque d’entrer dans les ordres puis dans l’armée ; on a lucidement décliné mes offres de services… (A l’usage des générations nouvelles, je tiens cependant à préciser que j’ai fait mon service militaire, au Mont-Valérien dans les Transmissions, où mon caractère belliqueux me valut la distinction de caporal-chef…) Je me suis mis à boire exagérément, habitude qui est devenue une maladie que j’ai cultivée pendant vingt ans. (J’ai renoncé à l’alcool trois mois avant la naissance de ma fille.)
Le Petit Crevé, mon premier roman et le seul publié à ce jour, écrit au début de la vingtaine, fut édité par le Dilettante en 1995. Il est passé à peu près inaperçu et c’est une injustice, – Renaud Matignon avait prévu de lui consacrer son rez-de-chaussée du « Figaro littéraire », la maladie l’en a empêché. Ce livre était tonique et apportait quelque chose, on me l’a souvent répété. Toujours est-il que son insuccès m’a dissuadé d’écrire pour longtemps.
C’est alors que je me suis, avec une remarquable candeur, tourné vers l’édition. J’ai notamment publié les souvenirs de Chantal Le Bobinnec sur l’atelier du peintre Gen Paul, ami de Céline ; un roman très-original et talentueux sur la destruction de Montparnasse, écrit par le peintre Yves Alcaïs ; plusieurs volumes de florilèges du bulletin paroissial de l’abbé Philippe Sulmont, curé de campagne fidèle à son ordination ; un essai sur tradition et modernité par Jean Pierre (sans trait d’union) Estéoule ; le premier C.D. d’entretiens sonores de Céline qui précéda et détermina la remarquable et complète édition des ces archives sonores par Paul Chambrillon chez Frémeaux ; et surtout les deux premiers volumes du Journal de Jacques d’Arribehaude : Une saison à Cadix et L’Encre du salut, plus tard repris dans le volume Un Français libre édité par L’Age d’Homme.
C’est d’ailleurs l’assourdissant et scandaleux silence qui accompagna la publication de ces deux livres de Jacques d’Arribehaude, pour lesquels je m’étais, par le moyen d’une coédition fictive, assuré une bonne diffusion, qui m’a poussé à renoncer à l’édition. La vérité est que je n’entendais rien ni ne voulais rien entendre des nécessités économiques les plus élémentaires. Je donnais les livres que j’éditais, ou bien on me volait et je méprisais de m’insurger. Ne parlons pas de la critique, ni des lecteurs : l’époque n’est pas à la littérature, c’est un fait. J’avais d’autre part accumulé les dettes, je n’avais plus aucun moyen de me lancer dans de nouvelles aventures.
Outre dix métiers cent misères, de sous-titreur à veilleur de nuit en passant par secrétaire de rédaction – dans le même temps et pour le même groupe – de revues enfantines ou pornographiques, compilateur (Les Quatre Saisons des Brèves de comptoir de Jean-Marie Gourio, chez Pocket), j’ai survécu toutes ces années en corrigeant ou réécrivant des manuscrits pour le compte de divers éditeurs, observatoire idéal de l’indigence tant grammaticale qu’intellectuelle de nos contemporains. Il est bien évident que si auteurs et éditeurs s’étaient donné la peine de lire avant que de prétendre écrire ou publier, nous n’en serions pas là.
Pour en finir avec ces vingt années où je n’ai pas fait grand-chose, j’ai tenu un an mon journal (Mauvaises Fois, L’Age d’Homme), j’ai réalisé une anthologie de la collection Terre Humaine à l’occasion de son cinquantenaire, en 2004 (Terre Humaine, une anthologie, Plon-Pocket), commis un Napoléon Bonaparte en verve (Horay), un dictionnaire imaginaire de Marcel Aymé – c’est-à-dire que j’ai relevé les citations les plus remarquables dans l’ensemble de son œuvre, et que je les ai présentées en les supposant les définitions d’un mot que j’inventais – publié sous le titre ridicule de L’Art d’Aymé (le Cherche-Midi), fait paraître un recueil de nouvelles, Perdu en mer, dont il s’est vendu trente exemplaires je crois. Avant ce Dictionnaire des injures littéraires qui vient de paraître et dont nous reparlerons je présume ?
Les grandes lectures ? Céline ? Aymé ? Etc.
Céline bien sûr ! Pour sa sensibilité tragique, son style prodigieux, son humour désespéré. On en fait un diable à cause de son antisémitisme : c’est ridicule. Ses pamphlets font partie intégrante de son œuvre. On ne lui a pas pardonné Mea Culpa, ni Bagatelles : il y dénonçait l’un des premiers l’ignominie soviétique, et sans se toucher retoucher à la manière d’un Gide. Le bonhomme, au fur et à mesure que je m’y suis intéressé, m’est apparu dans ses mesquineries, – songez qu’il est allé dénoncer Gen Paul, son pote, qui n’avait et n’a du reste jamais payé d’impôts, – il s’acquittait d’une toile auprès de fonctionnaires peu scrupuleux –, au percepteur de Montmartre ! Ne parlons pas de son imaginaire trépanation, de la façon dont il a renié tous ses amis, de son arrivisme, de son avarice… Mais je fais mon petit Sainte-Beuve.
Aymé, non : j’aime l’homme, sa magnifique intégrité, son courage exemplaire dans une époque de répugnante lâcheté, mais il ne figure pas dans mon panthéon personnel. Ses nouvelles sont plaisantes mais ses romans, à l’exception d’Uranus, m’ont toujours semblé trop longs.
Bloy m’a beaucoup marqué, il a chassé chez moi « le grand lion à tête de porc de l’adolescence » qui m’avait éloigné de la foi de mon enfance. J’ai gardé la foi ; j’ai laissé Bloy : il ne fut pas que « marquis du marquisat de moi-même », il était son propre dieu. Il se croyait appelé au trône de Rome, c’était là son secret. Mais quel style ! un régal ! Et quel art du massacre ! Les Bourgeois, s’ils lisaient, ne se seraient jamais relevés de si définitifs outrages.
Vallès est de mes amis. J’admire autant l’homme que l’œuvre.
J’aime beaucoup Voltaire, contrairement à beaucoup de lecteurs de droite qui s’imaginent, Dieu sait par quelle aberration, qu’il est pour quelque chose dans la Révolution française ! C’est un homme dont le ricanement et le salutaire mépris de la canaille me charment.
Le Diderot de Jacques le Fataliste, et surtout du Neveu de Rameau, fait mes délices.
Je prise beaucoup la littérature yiddish et l’humour juif. J’ai découvert tout récemment Edgar Hilsenrath – qui écrit en allemand – dont je viens de lire Le Nazi et le Barbier, Fuck America, et Le Retour au pays de Joseph Wassermann. Il est né en 1926, a survécu dans un ghetto ukrainien jusqu’en 1944, vit en Allemagne depuis 1975. Humour « hénaurme » et détonnant si on veut bien le comparer aux témoignages des victimes de la même époque. Il est au demeurant fort mal vu en Israël.
J’oublie le premier de mes maîtres à écrire et à vivre, Léautaud que j’aime passionnément.
Sans vouloir établir de palmarès, outre les auteurs supra cités, je goûte particulièrement, parmi les auteurs connus et par ordre alphabétique : Amiel, Antelme, Apollinaire, Appelfeld, Aragon (celui du Traité du style, pas le chantre des Guépéous), Baudelaire (Fusées, Mon cœur mis à nu, Pauvre Belgique !), Bernanos, Thomas Berhard, Bierce, Brasillach, Cervantès, Chalamov, Chamfort, Chateaubriand, Corti, Cravan, Crevel, Darien, Daudet (Léon), Defoe, Desnos, Dickens, Dietrich, Dostoïevski, Drieu, Genet, Gorki, Grossmann, Hamsun, Hasek, Hyvernaud, Max Jacob, Jarry, Joubert, Jouhandeau, Kafka, Lacenaire, Laclos, Mme de La Fayette, Le Sage, Marivaux, Maupassant, Mirbeau, Molière (pour son Misanthrope devant tout, qui n’est pas une comédie ni une tragi-comédie mais bien une tragédie), Montaigne, Montherlant, Musil, Nabokov, Nietzsche (sa correspondance surtout ; le reste me paraît à présent fumeux), Parvulesco, Perec, Proust (l’homme, délicieux ; je n’ai fait que survoler l’œuvre), Queneau, Rabelais, Racine, Rebatet (celui des Décombres autant que celui des Deux Etendards), Renard (bien que son Journal le montre en paysan parvenu, ce qu’au fond il n’a jamais cessé d’être), Jacque Rigaut à qui j’ai voué jadis un culte, Maurice Sachs, Saint-Simon, Schopenhauer, Schwob, Soljenitsyne, Thackeray, Tolstoï, Verlaine, Vigny, Villiers, Villon, Walser, Waugh…
Bien des auteurs réputés mineurs ou même tout à fait oubliés, mériteraient l’exhumation. C’est une œuvre pie à laquelle j’ai l’intention de m’atteler. Je ne les cite donc pas…
Les grandes rencontres ?
Outre mes deux grands-pères que j’ai fort bien connus, nés à six heures d’intervalle, les 4 et 5 mars 1906, mon père sûrement à qui je me suis longtemps et vainement opposé (je fus un adolescent précoce et attardé) ; ce sont là des rencontres naturelles.
Philippe Azoulay, mon professeur de lettres déjà évoqué, qui inaugura je m’en souviens son cours annuel de français par cet avertissement solennel : « Sachez qu’on entre en littérature comme on entre en religion, et que son culte ne veut pas de tiédeur, mais une ferveur dévorante à chaque instant de votre existence. »
Jean Cahen-Salvador, à qui j’ai servi de jeune homme de compagnie pendant l’été 1991, était né en 1908. Conseiller d’Etat, comme son père et son grand-père, il avait occupé des fonctions éminentes tant au gouvernement (chef de cabinet de Michel Debré au moment du putsch d’Alger) que dans l’industrie. Il avait bien connu avant-guerre Morand et Drieu. Dénoncé en 1942, à la fois comme Juif et comme résistant (il appartenait à cette haute bourgeoisie qui n’avait plus rien de juif), il fut torturé à Drancy avant d’être déporté pour Auschwitz ; il a sauté du train et il est parvenu, grâce à la complicité d’un ami secrétaire d’Etat à Vichy, à gagner la Suisse. Il s’est longuement confié à moi. Il était un homme d’une droiture morale absolue, d’une culture classique étonnante même chez un homme de cette génération, d’une bonté édifiante. Sa rencontre m’a beaucoup marqué.
Deux moines. Mon grand-oncle Jacques, moine bénédictin ordonné prêtre en 1944, missionnaire, était l’humilité et la douceur faites homme, un saint je crois. J’ai séjourné à plusieurs reprises à la Pierre-qui-Vire où il a fini sa vie. Il a toujours répondu le plus simplement du monde aux questions les plus impertinentes que je pouvais lui poser. Marcel Driot, un ermite rattaché à la même abbaye, spécialiste des Pères du Désert, que j’eus le privilège de visiter, m’a beaucoup marqué lui aussi. Ces hommes avaient choisi l’absolu ; ce choix exige un héroïsme que je n’ai pas.
Jacques d’Arribehaude enfin : lire infra donc.
D’autres rencontres marquantes furent livresques. Don Quichotte, Alceste, Candide, Bardamu… Je n’ai pas évoqué non plus les femmes qui m’ont appris – douloureusement ! – à réfréner ma naturelle brutalité. (Je ne parle évidemment pas de sévices physiques, je ne bats pas les femmes : ça ne m’excite pas, et puis j’ai été bien élevé.)
Le regretté Jacques d’Arribehaude, « ce cher picaro », a été publié par vous avant de l’être par L’Age d’Homme. Quel gentilhomme, n’est-ce pas ?
Oui. Je l’avais rencontré en 1996, après avoir lu ses chroniques dans « Le Bulletin Célinien », puis son nom sous la plume de François Richard dans le « Que sais-je ? » consacré aux Anarchistes de droite, grâce aux bons offices de notre ami commun Marc Laudelout. En dépit de la particule qu’il avait décollée de son nom, il était un aristocrate de génération spontanée. Un aventurier. Un homme libre. J’ai écrit ce qu’il m’inspirait en préface d’Une saison à Cadix, laquelle préface il m’a fait l’honneur de reprendre dans l’édition de L’Age d’Homme d’Un Français libre. Tout à la fois gentilhomme, gentleman, dandy. Il m’a honoré de son amitié, nous avons souvent déjeuné en tête-à-tête, il maîtrisait l’art suranné de la conversation et gardait la meilleure des bibliothèques en mémoire. Il était un lecteur prodigieux, et d’un goût très-sûr. Il se voyait assez en Gil Blas. Ne pas oublier en effet chez lui ce goût de l’aventure qui lui fit quitter Bayonne à dix-sept ans, en pleine Occupation, pour tenter de rallier Alger et la France Libre par l’Espagne. Ce n’était certes pas par gaullisme, mais parce qu’il s’ennuyait à mourir. Il fut emprisonné dans les geôles franquistes où il contracta une tuberculose qui faillit lui être fatale. Il finit par atteindre Alger où il s’embarqua sur un tanker américain, « une bombe flottante » comme il l’a écrit. Puis il dut passer deux années en Suisse dans un sanatorium où il rencontra son ami italien Néri à qui il rendit un magnifique hommage : Adieu Néri. Mais sa vie mériterait une biographie. Il était un personnage. Homme d’honneur, il méprisait les conventions morales : il se livra au trafic de piastres en Indochine ; de caoutchouc en Afrique ; prit sa carte à la C.G.T. en juin 1968 pour entrer à l’O.R.T.F. Il fut aussi un spéculateur immobilier plutôt doué ! Par amitié pour moi, il se creusait la tête : il voulait me « trouver une planque », que je puisse écrire. Il méprisait au fond tous les travaux mercenaires. Son épouse Roussia, croyant bien faire, m’accueillit un jour rue de Rennes : « Ça y est, mon cher Pierre ! vos ennuis sont finis ! Vous n’aurez plus à vous soucier de ces questions d’argent tellement vulgaires ! Je vous ai trouvé une amie, elle est riche, elle vit sur la Côte, elle a soixante-quatre ans mais elle est très-bien conservée !… » Jacques s’était immédiatement récrié : la fonction de gigolo, à lui l’homme couvert de femmes, paraissait la plus dégradante qui fût. Tant pis pour moi !… Pour en finir avec cet aspect pragmatique de sa personnalité, Jacques regrettait encore à quatre-vingts ans d’avoir vendu le titre de son premier livre : La Grande Vadrouille – naturellement sans rapport avec l’intrigue du film –, à Gérard Oury pour 10.000 F. : « Ai-je été bête ! J’aurais dû négocier 1% sur les recettes du film, aujourd’hui je serais milliardaire ! »
L’essentiel de son originalité était ailleurs : dans cette passion immodérée de l’amour qui ne l’avait pas quitté à la veille de sa mort. (Je soupçonne même qu’il est mort d’un dernier chagrin d’amour.) Et cette secrète mélancolie qui l’habitait. Je me souviens d’une page admirable où il évoque un voyage qu’il fit dans la Somme, seul, en 2 C.-V ; il s’était soudain arrêté sur le bord de la route, face à un champ de bataille ; il s’était allongé et s’était mis à pleurer, intarissablement, en songeant à toutes ces vies sacrifiées et à notre pays qui était mort là, avec elles.
Enfin, il avait tous les talents : cinéaste en Afrique, il avait la plume alerte, écrivait à la diable selon une expression de Saint-Simon qui était un de ses modèles, c’est-à-dire admirablement. La Table Ronde l’a lâché après le départ de Laudenbach. Il n’a jamais rencontré son public, comme diraient aujourd’hui les industriels du papier. Il demeurera un auteur pour « happy few » comme il aimait à le constater avec lucidité. Il faudra bien un jour s’atteler à la publication intégrale de son Journal : trop de femmes peut-être, mais un témoignage irremplaçable sur plus d’un demi-siècle de décadence française.
Vous publiez aujourd’hui un important Dictionnaire des injures littéraires. Quelle en est la genèse ? Quid de votre méthode ?
L’idée est ancienne déjà, je l’ai eue il y a une dizaine d’années. J’avais en tête le mot de Léautaud : « Aimer, admirer, respecter, c’est s’abaisser. » J’étais révolté par la complaisance stipendiée de nos pseudo-critiques littéraires. J’ai voulu présenter les hommes célèbres, les gloires incontestées, sous la plume de leurs pires détracteurs. Je me rappelais aussi le mot de Chamfort : « La postérité n’est jamais qu’un public qui succède à un autre ; voyez ce que vaut celui d’aujourd’hui. » Bref, je voulais donner un coup de pied dans la fourmilière des idées reçues, bousculer le lecteur, qu’il comprît que les notoriétés se fabriquaient, qu’on n’était pas tenu de prendre pour argent comptant la réputation de tel écrivain consacré, tel poète réputé, tel peintre exposé au Louvre. Que la culture, c’est d’abord d’oublier toutes les conventions d’admiration et se forger ses propres critères. Enfin, la méchanceté, par définition plus lucide que la bonté, est un excellent excitant littéraire. On fait de bons mots avec de mauvais sentiments, c’est connu.
Quant à ma méthode, je suis au regret de confesser qu’elle fut fantaisite. Si j’ai puisé systématiquement chez certains méchants réputés, de Voltaire à Cocteau en passant par Sainte-Beuve, les Goncourt, Flaubert, Barrès, Zola, Céline, Gide Mauriac ou Léautaud, j’ai repris des notes éparses, tenté de remettre la main sur un millier de citations paresseusement cornées dans quelques centaines d’ouvrages dont certains avaient entre-temps disparu de ma bibliothèque… Bref, une irritante impéritie, qui explique les lacunes nombreuses de ce Dictionnaire qui aurait dû avoir trois fois le volume qu’il a.
1. Quelles conclusions tirez-vous de cet impressionnant travail ? L’heure des grands imprécateurs est-elle (définitivement) passée depuis Laurent, Hallier et… ? Qui ?
La conclusion que j’exprime dans ma courte adresse au lecteur :
« L’injure comme moyen d’extermination d’un rival a connu son ère glorieuse avec l’avènement de la bourgeoisie arrogante, qu’on a ironiquement appelé les Lumières. Elle a sévi, dans toute sa fielleuse virulence, comme « moyen pour se faire, avec rien, de la notoriété » selon une recette que donne Barrès, tout au long du stupide xixe siècle. Elle s’est arrêtée une fois cette bourgeoisie parfaitement installée, au milieu du siècle dernier, avec la sacralisation judiciaire de la diffamation et la fin des duels. On remarquera en effet que les plus écrasantes injures, renouvelées de l’antique, datent de Voltaire et qu’elles finissent en France sous de Gaulle. On insulte aujourd’hui en se taisant, conspirant les silences : c’est un progrès qui confine à l’imitation des anémones. »
En France, il reste Marc-Edouard Nabe sans doute. Ailleurs, dans les pays anglo-saxons, on peut encore écrire à peu près librement. Plus pour longtemps. De toute façon, et c’est l’horreur de notre époque, un imprécateur ne serait pas compris, passerait pour fol, tant les gens ont désappris – n’ont jamais appris au fait, depuis plusieurs générations que dure l’endoctrinement – à penser par eux-mêmes. Quel que soit le domaine, il existe une vérité révélée. C’est confortable sans doute ; l’ennui, c’est que ladite vérité est chaque fois une erreur.
Sur le plan personnel, que tirez-vous de pareil examen de la comédie humaine ?
Il s’agit plus précisément encore de comédie littéraire : d’une humanité aggravée donc. Mon Dieu ! je ne vais pas en pleurer ! J’en tire plutôt de l’amusement, que l’injure fasse mouche ou qu’elle revienne en boomerang sur la tête d’un insulteur ridicule. De la nostalgie aussi pour une époque où la liberté d’expression n’était pas un vain mot. « La bêtise de ce temps ne sera jamais dépassée », prophétisait Léon Bloy vers 1900 ; il avait tort…
Des regrets ? Des oublis, causes d’insomnie ?
Je regrette que le titre de ce dictionnaire prête à confusion : il s’agit d’un dictionnaire des injuriés. Je regrette que le texte de la quatrième de couverture ne soit pas écrit en français. Je regrette qu’on m’eût imposé de faire entrer des contemporains : « On a toujours un peu honte de citer des noms qui dans cinquante ans ne diront plus rien à personne » (Baudelaire). Mais il s’agit là de cuisine éditoriale, et je rends grâce aux professionnels compétents et enthousiastes qui se sont penchés sur le berceau de cet ouvrage, lequel sans leur précieux concours fût mort-né. Il n’a certes pas le visage que je lui avais rêvé, mais il est vivant. Le cauchemar de l’accouchement est terminé, j’abandonne l’enfant à l’assistance publique.
Vos projets ?
Survivre.
Une collection d’ouvrages thématiques, mise en parallèle des XIXe et XXIe siècles… Rendez-vous l’année prochaine si tout va bien.
Le roman iconoclaste d’un opportuniste à la formidable longévité, né sous la Commune et mort en 1981 : pour revivre dans ses pas notre belle histoire, dans tous les camps, et remettre les pendules à l’heure.
Un roman burlesque, pour faire suite au Petit Crevé.
Propos recueillis par Christopher Gérard, octobre MMX.
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16 janvier 2013
Post Mortem, d'Albert Caraco
Des aphorismes tels que « La conservation d’un beau fauteuil m’importe plus que l’existence de plusieurs bipèdes à la voix articulée » ou « Les êtres nobles aiment rarement la vie ; ils lui préfèrent les raisons de vivre et ceux qui se contentent de la vie sont souvent des ignobles » donnent une idée du bois dont se chauffait Albert Caraco (1919-1971). Né à Constantinople dans une famille juive, Caraco vécut en Allemagne et à Paris avant de connaître un prudent exil en Uruguay pendant la guerre, où il apprit l’espagnol, perfectionna son anglais et se convertit au catholicisme. Revenu à Paris en 1946 et libéré de tout souci financier grâce à la fortune paternelle, il passa toute sa vie d’homme à écrire six heures par jour, à lire et à se promener avec Madame Mère et, surtout, à méditer sur sa haine de la vie et sa suite logique, le suicide. Car, contrairement à Cioran, à qui il peut faire penser, l’humour en moins, Caraco alla jusqu’au bout : quelques heure à peine après la mort de son père, il se trancha la gorge, couvrant les murs de son sang. Caraco laissait une malle de manuscrits à son ami Dimitri, le fondateur de l’Âge d’Homme, qui me confiait posséder encore le chapeau de Caraco alors qu’il m’offrait, dans sa librairie mythique de la rue Férou, l’édition originale de Post Mortem.[1]
C’est précisément Post Mortem que réédite L’Âge d’Homme dans sa collection Revizor[2] : la couverture bleue s’orne d’un portrait de ce gentleman sépharade, tiré à quatre épingles et d’allure sud-américaine. L’homme connaissait à la perfection la fine fleur de quatre littératures, ne se nourrissant que de gelée royale : Shakespeare et Montesquieu, Nietzsche et le Siècle d’Or espagnol. Dimitri découvrit Caraco en 1959 alors que, jeune libraire à Neuchâtel, il avait remarqué ses premiers essais, publiés à la Baconnière. Par une heureuse coïncidence qui joua un rôle dans son destin d’éditeur, il devint l’ami de Caraco, qu’il comparait à Schopenhauer ou à Spengler, « des penseurs, pas des philosophes professionnels ; des témoins d’une crise grave de l’Occident, (…) excessifs et contradictoires ». Bien que « cordial et malicieux », Caraco lui apparut comme possédé par un dégoût absolu de la vie.
Rien de construit ni de feint chez ce pessimiste glacial qui, dans une langue d’une sobriété monastique, traduisait par une œuvre pléthorique son amer dédain, son dégoût du sexe (« ni mignon ni maîtresse ») et sa religion de la continence, son mépris général, de l’Arabe (« le Coran est la honte de l’esprit humain ») au Juif (« parasite nécessaire et grouillant dans les plaies de ceux qui l’ont dévoré » mais aussi « colonne vertébrale de la race blanche ») en passant par le Chrétien : « L’Eglise, l’Islam et le Judaïsme, je les appelle trois poisons ; les divers paganismes m’agréent davantage, celui des Grecs fut admirable, celui des Celtes charmant ». Réactionnaire sans complexe, mais anticlérical comme Voltaire (« l’Eglise est le cancer moral de la race blanche »), nostalgique de la monarchie comme Joseph de Maistre, gnostique et puritain, Caraco incarna la troublante figure du Sémite judéophobe, à la fois lecteur hilare des pamphlets de Céline et prophète du salut de la race blanche par les Juifs. Bref, l’un des authentiques maudits de notre littérature, brutal et sans concession pour la comédie sociale (sans parler de celle du milieu des lettres) - et servi par un style classique, sans précautions ni fioritures (« les ombres de la mort sont les épices de l’amour »). Un astre noir.
Post Mortem est un livre à part dans cet étrange corpus : le fils fait ses adieux à Madame Mère, qu’il vient de perdre, victime d’un cancer. Cette femme qui invoquait la lune tous les mois en tenant de l’or ( !) lui inculqua dès son plus jeune âge un mépris abyssal des femmes et de leur corps, toutes traîtresses et intéressées, des Mélusine fermées à l’Esprit (mais Caraco ne nourrissait pas la moindre illusion sur les mâles, qui « se situent aussi bas, quand ce n’est au-dessous »). S’il avoue quelques émois, vite réprimés, Caraco tient à ce qu’il appelle « sa vie sombre et militante », car, écrit-il, « j’avais un pan de muraille à garder ». Castré par Madame Mère, Caraco fit de sa chasteté une religion, qu’il justifiait par son horreur de soi, du monde et de la vie. Aima-t-il Madame Mère ? Il semble fléchir, se laisse aller un instant à ce qui peut sembler de la tendresse pour se reprendre avec vigueur : nulle sensiblerie dans cet adieu, rien de convenu non plus, mais l’autopsie d’une relation fusionnelle qui dura quarante-quatre ans. Post Mortem est le cénotaphe qui arrache la défunte au néant et qui fait d’elle de son auteur.
Post Mortem peut se lire comme l’aveu d’un interminable inceste cérébral (« elle me fit un devoir de rester enfant »), comme le retour sur des embrassements d’ampleur « statistique », voire comme une propédeutique précédant la mort volontaire : « vous m’avez refroidi, c’était le plus grand des services à me rendre ».
Une dernière citation, pour la route : « Les mères servent à nous affranchir des femmes, les œuvres servent à nous libérer des mères ».
Christopher Gérard
Albert Caraco, Post Mortem, L’Age d’Homme, 12€.
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22 novembre 2012
Luc-Olivier d'Algange, le réfractaire
Lecteur ébloui de Balzac dès l’âge de dix ans, Luc-Olivier d’Algange a retenu de ses multiples éveilleurs, parmi lesquels Raymond Abellio et Henry Montaigu, comme d’immenses lectures, de Platon à Nietzsche, qu’il faut « sauvegarder en soi, contre les ricaneurs, le sens de la tragédie et de la joie ».
Dans son dernier opus, Propos réfractaires, un recueil de réflexions bien incorrectes, il exhorte ses lecteurs à résister à la mise au pas opérée par le Gros Animal, celui dont la technique d’asservissement consiste à « effrayer, épuiser, distraire ». Adepte d’une pensée anagogique et initiatique, en un mot aristocratique, Luc-Olivier d’Algange entend préserver sa commanderie la plume à la main et continuer de célébrer l’ensorcelante beauté du monde, malgré la laideur qui s’étend - et il faut le louer de préciser : une laideur à quoi le monde ne se réduit jamais. Ce contre-moderne qui ne se complaît donc pas dans la déploration morose a le sens latin de la formule : « Un homme qui garde un secret est un vivant rempart contre l’infamie », ou encore celle-ci dans laquelle je ne puis que me reconnaître, surtout en ces temps de chasse à courre : « Nos meilleurs écrivains ont du cerf, du renard et du sanglier - et comme ce dernier, ils vont seuls ».
Propos réfractaires est donc un manifeste, celui des écrivains « hostiles aux voies ferrées », ceux qui se verraient plutôt du côté de Peter O’ Toole, à faire dérailler les trains de l’armée ottomane ! Ce recueil sera lu comme une exhortation à maintenir, contre toutes les formes d’hébétude et d’anesthésie, les yeux ouverts sur le monde et à honorer tout ce que notre société, celle des Modernes, offense et bafoue. Dandysme vain ? Pose pseudo-aristocratique ? Nenni : l’homme d’Algange est un passionné, un rebelle à la massification comme aux formes nouvelles d’obscurantisme, un fidèle d’Aphrodite aux mille parfums. Un platonicien de l’ancienne France royale et chevaleresque comme jadis ceux de Perse ou de Cambridge. Un gnostique au sens hellénique qui appelle à la reconquête de notre souveraineté intérieure, mais qui sait que « le Diable rit chaque fois qu’il, parvient à opposer le corps et l’esprit, et exulte chaque fois qu’il parvient à anéantir un esprit par le corps ». Un impertinent qui soutient que le premier droit de l’homme est le droit au silence, un écrivain qui sait que « tracer un mot avec le l’encre sur le papier est un acte prodigieux ».
Luc-Olivier d’Algange ou le fol en Dionysos.
Christopher Gérard
Luc-Olivier d’Algange, Propos réfractaires, Editions Arma Artis, 74 pages.
Entretien paru en 2007
Christopher Gérard : Qui êtes-vous ? Comment vous définir : homme de Tradition (plutôt que traditionaliste ?), dandy ?
Les vastes questions inclinent aux réponses les plus ingénues. Nous sommes ce que nous devenons dans une « inscience » divine, que je me figure assez bien sous la forme d’un tourbillon ou d’une spirale. Nous allons à la conquête de notre propre élan. La vie m’apparaît plus hélicoïdale que linéaire… Qui suis-je ? Le plus simplement du monde : un écrivain français pour qui le monde existe. Le monde, c’est-à-dire la terre, le ciel, les hommes et les dieux. Notre langue nous définit de façon plus précise que maintes théories, politiques ou philosophiques, plus ou moins abstraites. La langue française est, pour moi, une rivière scintillante, je la vois courir à travers des paysages, des temporalités, des états d’âme, des nuances qui m’apparaissent d’autant plus précieux que menacés par l’actuelle morale de Panurge, cette « ruée vers le bas », pour reprendre le mot de Léon Bloy. Or, les nuances sont, étymologiquement, les nuages, et le propre des plus belles rivières, de celle dont le bruissement accompagne nos songeries, est de naître de la nuit et de se perdre dans le ciel (ou de s’y retrouver !)… C’est, à tout le moins, ce que nous dit notre rêverie ! Le cours de la langue française, que nous préférons aux discours, féconde les paysages où il passe. Notre langue, comme la France, vient de haut et de loin. Nous en avons une certaine idée née de l’expérience. Et comme le rappelle Novalis, tout est écriture magique, les ailes des papillons, les fleurs de givre, les runes étranges que l’érosion trace sur les pierres. Le monde est récitation et prière, quand bien même « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » La Tradition est ainsi l’exact contraire de l’immobilité ; elle suppose le tradere, c’est à dire la traduction. Et la traduction, selon la vox cordis, la voix du cœur, qu’évoque Pierre Boutang, prouve l’existence du sens, c’est à dire d’un mouvement ou d’une émotion.
Sans bien savoir qui nous sommes, nous savons cependant que nous sommes uniques (non par introspection psychologique ou conviction individualiste, mais en nous remémorant les arguments décisifs de Parménide et de Zénon prouvant que le propre de l’être est d’être unique). Notre dissemblance témoigne de l’Un. Jünger distingue à juste titre, en usant d’un privilège de la langue allemande, le « Einzelne » de l’ « Individuum », l’individu créateur, libre, héritier, selon la formule de Dominique de Roux, d’une « certaine conscience européenne de l’être », de l’individu perdu dans l’individualisme de masse qui nous condamne à laisser parler « autre chose » à notre place, cet « autre chose », n’étant nullement le chant des Muses ou les voix sidérales des dieux mais de piètres idéologies, autrement dit des lieux communs. S’il y a un génie propre à la littérature française, j’aimerais y voir justement le génie des hommes libre. Tout se joue dans cette audace : ne rien laisser parler à notre place, avoir l’audace de cette singularité qui est la véritable fidélité. Les dandies en eurent l’intuition, qui leur épargna les errements des idéologues, des militants, des grégaires. Lorsque le clerc honteux, l’âme viciée par la mauvaise conscience, s’adonne aux marches forcées du « progrès », aux totalitarismes, aux morales collectivistes, le dandy sauvegarde la vérité sous les atours de la beauté.
Etre homme de Tradition, c’est tenter, avec la témérité de ceux qui s’engagent dans une cause qui semble perdue, une résistance à l’idéologie du progrès, sans pour autant devenir platement réactionnaire. Au demeurant, ce qui résiste à la progression du monde moderne, ce n’est pas la réaction ou la régression mais bien la digression, la « sente forestière » dont parlait Heidegger. A la table rase de la modernité, l’homme de Tradition oppose le palimpseste ; au progrès, à la linéarité, il oppose la digression, - ce qui suppose d’abord un autre rapport au temps. Pour le Moderne la fin justifie les moyens, et « l’avenir reconnaîtra les siens ». Pour l’homme de Tradition, le temps rayonne, il émane de l’instant, qui est l’éternité même, les finalités appartiennent au mystère ou à l’indiscernable, la beauté du geste est salvatrice.
J’aime particulièrement cette tradition des écrivains fragmentaires ou digressifs, illustrée par Montaigne ou Pascal, Joseph Joubert, les fusées baudelairiennes, les promenades de Valery Larbaud, les « graviers des vies perdues » de Dominique de Roux, les « Baraliptons » de Philippe Barthelet. Ces écrivains hostiles aux voies ferrées, semblent n’aller nulle part, s’éloignent des voies communes pour mieux faire l’expérience de la proximité ardente. Il me vient à croire que les plus beaux livres sont constitués de paralipomènes ; ce qui importe dans un livre est une invitation vers « l’en-dehors ».
Pouvez-vous retracer les grandes étapes de votre parcours spirituel et littéraire ? Les grandes lectures qui vous ont marqué à jamais, les grandes rencontres ?
Le regard rétrospectif est souvent trompeur, les grandes étapes que nous croyons distinguer dans notre cheminement témoignent bien mieux de ce que nous sommes au moment où nous parlons que du chemin parcouru. Nous confondons, souvent de bonne foi, les auteurs qui nous ont véritablement influencés avec ceux qui nous apparurent comme des confirmations d’une pensée déjà éprouvée. De même que l’histoire est écrite par les vainqueurs, le moment présent détient le secret de ce que nous pensons de notre passé. Or, de mon propre passé, je ne trouve à dire que du bien, mais un bien indéfinissable, polyphonique, versicolore, chatoyant. Je ne puis m’empêcher de voir dans le passé personnel ou hérité un faisceau de circonstances heureuses, de coups de chance, de bonheurs inexplicables, de dons inespérés, quand bien même rien ne m’inclina jamais à me dissimuler à moi-même le caractère désastreux de la situation d’ensemble, dans une France triplement, ou quadruplement vaincue, dont l’hébétude s’est changée peu à peu en un conformisme assez hargneux, voire inquisitorial, au point de faire de tout auteur, une figure assez crédible d’accusé. Dans le domaine littéraire, de nos jours, le rôle de procureur ne le cède, et rarement encore, qu’à celui de l’avocat. Il me semble, au contraire, que les œuvres, par les joies qu’elles nous donnent, par l’énergie nerveuse qu’elles nous communiquent, par les sollicitations sensibles et intellectuelles qu’elle prodiguent, appartiennent aux bienfaits de l’existence, quand bien même elles contredisent à nos convictions ou à nos croyances.
Ma première grande lecture, fut celle, vers l’âge de dix ans, de Balzac. Expérience prodigieuse : l’impression que le Saint-Esprit lui-même était descendu sur terre pour connaître l’humanité ! Je vous livre mon sentiment d’alors dans toute sa naïveté… Il n’en demeure pas moins que ma lecture de René Guénon, de Raymond Abellio ou de Henry Corbin est issue, pour ainsi dire de ma lecture du Louis Lambert de Balzac. Loin de moi d’exclure l’hypothèse que ma curiosité pour la Chine et le Tibet, ma lecture des taoïstes et de Milarepa n’eût été influencée, depuis l’enfance, par les albums de Hergé. Mon père eut l’excellente idée de me faire lire Voltaire et Barbey d’Aurevilly, sans me dire exactement s’il fallait préférer l’un ou l’autre. J’eus ensuite la chance d’avoir pour professeur en classe en cinquième, Jacques Delort, auteur d’un beau livre sur la poésie et le sacré, qui nous fit découvrir, entre autres, Rimbaud, Mallarmé, Stefan George, Saint-John Perse, André Breton et René Daumal. J’étais armé. Mes promenades du côté du Quartier Latin et de Saint-Germain, du temps où les librairies et les salles de cinéma n’avaient pas encore cédé la place aux marchands de ticheurtes et de bouffe, me permirent de parfaire une culture improvisée, je ne dirais pas d’autodidacte, mais d’amateur ou de promeneur. Quelques expériences dionysiaques me portèrent à m’intéresser à Mircea Eliade, Julius Evola et Ernst Jünger. Enfin, je devins un lecteur éperdu des romantiques allemands et anglais dont les œuvres me semblaient non seulement une admirable révolte contre la platitude imposée, mais comme l’approche d’une connaissance de l’âme humaine et de l’âme du monde. Novalis, Jean-Paul Richter, Arnim, Brentano, Chamisso, Eichendorff, Hoffmann, Schlegel, ces noms évoquent une pensée déliée, heureuse, légère où la raison et les mystères s’épousent plus qu’il ne se heurtent, où l’on pouvait croire encore en une civilisation, c’est à dire en une civilité romane, placée sous le signe des Fidèles d’Amour. Si l’on connaît mieux un écrivain en lisant ses livres qu’en dînant avec lui, au contraire du préjugé journalistique et de la psychologie de bazar, deux rencontres demeurent marquantes pour moi, celle de Raymond Abellio, attentif et généreux, et celle de Henry Montaigu, chevalier de l’Idée Royale « quêteur de Graal et chercheur de noise ».
Dans ce monde allergique à la fidélité, quelles sont vos fidélités, vos citadelles pour citer Saint-Exupéry ?
Pour commencer, le beau livre de Saint-Exupéry, Citadelle, auquel vous faites allusion, ouvrage méconnu mais de grand souffle, - un souffle de soleil brûlant, et « politiquement incorrect » comme par inadvertance, sans poses ni grimaces. Remarquons, en passant, à quel point nos classiques sont ignorés. Qui sont les lecteurs de la Vie de Henry Brulard de Stendhal, ou de son Voyage en Italie ? La littérature européenne s’éloigne vertigineusement de nos mémoires. Voyez les commémorations de Corneille, plus que discrètes ! Or, les tragédies de Corneille sont un diapason de l’âme française. Péguy en parle admirablement. Qu’en est-il de la grandeur d’âme ?
Nos citadelles intérieures sont la condition de notre survie individuelle et collective. Elles appartiennent au temps, en tant que succession d’événements sacrés, non moins qu’à l’espace qualifié, et relèvent de ce que Henry Corbin nommait le monde imaginal, qui unit le sensible et l’intelligible. La plus haute de ces citadelles est sans doute l’œuvre de Sohravardî, qui sut unir en une seule force téméraire, l’herméneutique abrahamique, la fidélité zoroastrienne, la philosophie néoplatonicienne et les aperçus védantiques sur la « non-dualité ». Œuvre poétique, spéculative et visionnaire, œuvre héroïque de résistance aux « docteurs de la Loi », l’œuvre de Sohravardî nous montre qu’un philosophe, au vrai sens du terme est d’abord à lui-même son temps propre, l’inventeur d’une temporalité toujours nouvelle, qui n’appartient pas au passé, et moins encore à l’avenir, mais bien à la présence réelle des êtres et des choses. Nous comprenons alors que ce n’est point l’homme qui est dans l’histoire mais l’histoire qui est dans l’homme, de même que ce n’est point l’âme qui est dans le corps, comme un attribut ou une composante, mais le corps qui est dans l’âme, à fleur d’âme, comme on dit à fleur de peau.
Mais citadelles aussi, et par allusion au beau livre de Pierre Hadot, outre les œuvres déjà nommées, les Pensées de Marc Aurèle, les Grands Hymnes d’Hölderlin, - car sont également nécessaires la rectitude intérieure et la foudre d’Apollon, les pierres taillées de la citadelle et le vertige du ciel très-haut, l’impondérable nostalgie de la terre céleste, et même ce péril, « cet azur qui est du noir » dont parle Rimbaud… Les citadelles nous protègent autant qu’elles nous livrent à des forces qui nous dépassent. Elles sauvent autant qu’elles mettent en danger. Je songe à la forteresse d’Alamût, où se réfugièrent les ismaéliens, annonciateurs d’une « Grande Résurrection » paraclétique et dont l’Histoire ne garde qu’une légende noire.
Depuis trente ans, vous écrivez sans relâche, imperturbable. Pouvez-vous évoquer en quelques mots votre conception du travail de l’écrivain, par exemple en partant de deux citations de L’Ombre de Venise (« Les œuvres ne valent qu’opératoires, je veux dire en tant qu’instrument de connaissance. Toute poésie est gnose » et « faisons du mot saveur un mot-clef ») ?
Ces trente ans que vous évoquez me donnent un vague sentiment d’effroi. J’ai toujours l’impression d’écrire pour la première fois et dans la plus grande improvisation. L’art d’écrire m’évoque la navigation. Nous prenons le large sur une embarcation plus ou moins frêle, avec une vague idée de retour, et sommes ensuite livrés à toutes sortes de chances maritimes ou météorologiques auxquelles nous ne pouvons presque rien. La notion de « travail du texte » me semble incongrue : elle vaut pour ceux qui restent à quai et passent leur temps à ripoliner leur coque. Si les œuvres ne sont pas des instruments de connaissance, si elles ne nous portent pas vers des Hespérides inconnues, vers ces « Jardins de la mer » qu’évoquent les Alchimistes, si nous ne sommes pas tantôt encalminés tantôt jetés dans la bourrasque, à quoi bon ? La saveur est le savoir, le sel de Typhon. La saveur est exactement le « gai savoir » nietzschéen, la sapide sapience qui est le secret de tout art de l’interprétation. L’écrivain est aruspice, il s’inspire des configurations aériennes ; ses signes sont des vols d’oiseaux sur le ciel blanc. La fin de l’interprétation est de prendre les choses pour ce qu’elles sont, des Symboles, autrement dit de magnifiques évidences. Nous écrivons pour que les choses redeviennent ce qu’elles sont, dans toute leur plénitude. Nous témoignons d’une préférence pour ce qui est, nous ne voulons pas d’autre monde que celui-ci, qui est à la fois naturel et surnaturel, en gradations infinies, du plus épais au plus subtil, du plus tellurique au plus archangélique. Nous aimons cette joie qui nous est donnée et nous détestons ce qui voudrait nous en exproprier.
L’Ombre de Venise : quelle en est la genèse ? Et le principal angle d’attaque… Car il s’agit d’un livre de combat, n’est-ce pas ?
Toute œuvre est de combat ; c’est exactement ce qui distingue une œuvre d’un travail. La genèse de L’Ombre de Venise fut simplement le dessein de capter un moment de ce dialogue intérieur qui accompagne mes promenades. Je suis, en effet, comme Powys, un écrivain du grand air… Quant au combat, c’est un combat contre l’abrutissement, l’inertie, le ressentiment, un combat contre l’indifférence et l’oubli qui nous menacent à chaque instant. Un combat contre le travail et contre la distraction, un combat pour l’otium. Un combat pour la possibilité d’être dans un corps, une âme et un esprit, autrement dit un combat pour la multiplicité des états de la conscience et de l’être. Tout, dans le monde moderne, semble vouloir nous réduire individuellement et collectivement à un seul état de conscience plus ou moins harassé, hypnotique, triste et morose. Il s’ agit de s’éveiller, de reprendre possession des biens qui nous sont offerts, à commencer, par notre pouvoir d’énonciation de ce beau cosmos miroitant qui nous entoure. La morale procustéenne dispose de mille ruses pour nous affaiblir, j’écris pour en déjouer quelques unes. D’où l’importance de l’œuvre de Nietzsche, qui inspire ces déambulations vénitiennes, exhortations à « l’éternelle vivacité » que nous préférons à la « vie éternelle ».
Vous vous dites anarchiste, comme beaucoup d’hommes d’ordre déçus par la caricature d’ordre à nous imposée. Ne seriez-vous pas, surtout, l’un de ces Impériaux, attaché à une antique légitimité ?
Anarchiste je ne peux l’être que relativement à l’ordre bourgeois, aux simulacres ou aux antiphrases des « valeurs » pétainistes ou « démocratiques », mais nullement en me rapportant à l’étymologie du mot qui veut dire « sans principes ». Car ce sont précisément les Principes qui s’opposent aux valeurs, qui résistent à leur despotisme ! Les « valeurs » sont sociales, grégaires, moralisatrices alors que le Principes sont métaphysiques. Les « valeurs » sont réactives, les Principes sont fondateurs. Rien, désormais, n’est plus « anarchiste », au sens étymologique, qu’un bourgeois. « Ni Dieu, ni Maître », ce pourrait être le slogan du Monsieur Homais nouvelle formule. Ma vie est pleine de dieux et de maîtres, de dieux qui fondent ma liberté, et de maîtres qui me font disciple, et non esclave. C’est la gratitude qui invente en nous les dieux et les maîtres : nous voulons remercier ce beau soleil, nous le nommons : il vit en nous. Tout ceux qui nous ont appris quelque chose sont nos maîtres. Le Prophète Mahomet, parfois bien inspiré, ne dit rien d’autre : « Celui qui t’apprend un mot est ton maître pour la vie ». Quant à la légitimité, elle est ce qui vient de la nuit des temps, et elle se reconnaît par contraste. La laideur du pouvoir de l’argent et de la technique suffit à démontrer leur illégitimité à régner sur nous.
Vous évoquez à chaque page le réenchantement du monde, et même une ferveur païenne. Qu’entendez-vous par ce paganisme… aux accents souvent taoïstes ?
Il y eut, aux dernières décennies du siècle précédent, un fort courant « philosophique », prônant le « désenchantement du monde ». Ces philosophes associaient l’enchantement à la barbarie, l’un d’eux n’hésitant pas à écrire, je cite : « Critiquer la technique au nom de la poésie de la nature est une barbarie » ! On voit bien ce qu’un philosophe héritier des Lumières peut trouver à redire aux enchantements. Mais ces ensorcellements obscurs, cette défaite de la Raison, cette capitulation de l’entendement devant des puissances ténébreuses me semblent bien plus, désormais, le fait de la Technique que d’une « poésie de la nature ». Autrement dit : la conscience humaine, avec ses vertus classiques, ou pour ainsi dire « humanistes », est aujourd’hui bien plus directement menacée par l’hubris technologique, avec ses folies génétiques et ses réalités virtuelles, que par les héritiers de Jacob Böhme ou de Novalis.
L’idée que l’enchantement et l’entendement humain soient exclusifs l’un de l’autre est des plus étranges. Ces dieux et ces mythologies chasseresses dans les jardins royaux, les Contes de Perrault, et, plus proche de nous Jean Cocteau, dans ses œuvres littéraires et cinématographiques, témoignent de l’alliance heureuse entre l’esprit décanté, usant des pouvoirs de la raison et l’enchantement immémorial. Toute pensée naît, pour reprendre l’expression de René Char, d’un « retour amont ». Aux antipodes des philosophes du désenchantement, nous trouvons donc les taoïstes, épris de ces « randonnées célestes » propices aux belles lucidités : « Après la perte du Tao, écrit Lao-Tzeu, vint la vertu. Après la perte de la vertu, vinrent les bons sentiments. Après la perte des bons sentiments vint la justice. Après la perte de la justice restèrent les rites ». Ainsi nous est donné à comprendre, pour nous en garder, le triomphe des écorces mortes : le fondamentalisme moderne et la modernité fondamentaliste qui se partagent le monde.
L’enchantement, loin d’être le signe d’une dépossession ou d’une régression est le signe d’une recouvrance. C’est au moment où nous nous approchons du sens que le monde s’irise et s’enchante. Nous désirons un monde clair, et le mot lui-même renvoie d’abord au son, avant de dire la lumière ou la raison. C’est d’un chant que naît la clarté, comme le disent les poèmes d’Hölderlin. Un monde désenchanté est un monde obscurantiste, « qui ne rime plus à rien », un monde sans voix, ou dont les voix sont couvertes par « le vacarme silencieux comme la mort ».
Avec L’Etincelle d’Or, vous livrez un traité d’herméneutique. Qu’entendez-vous par ce terme et en quoi êtes vous adepte d’Hermès ?
L’herméneutique est l’art de l’interprétation. Premier et ultime recours contre le fondamentalisme, contre les citernes croupissantes de l’exotérisme dominateur l’herméneutique n’est autre que la source vive, le tradere de la tradition, l’attention aiguisée par la véritable fidélité à la lettre. Toute herméneutique est une odyssée. Mais encore faut-il préciser que l’interprétation doit être sacrée et cosmique et non point psychologique, historique, ou sociale. En me référant à ma langue maternelle, je dirais que l’herméneutique est ce qu’on appelle, en allemand, Wesenschau, autrement dit la perception intuitive d’une essence. Elle illustre la devise de la philosophie grecque : sôzeïn ta phaïnomena, sauver les phénomènes. Il ne s’agit pas de nier les phénomènes, de refuser les apparences, de porter atteinte à la légitimité de la lettre (et ainsi de faire triompher quelque abstraction) mais bien de les sauver de l’insignifiance et de l’oubli. L’herméneutique s’attache à ce qui se montre en se cachant, pour ainsi dire le Logos du phénomène, cet invisible présent dans le visible, qui est sa présence réelle, son « acte d’être »… Vaste sujet que nul ne traite mieux que Henry Corbin ! L’alchimie et la poésie dont il est question dans L’Etincelle d’Or (« l’étincelle d’or de la lumière nature ») sont des herméneutiques à la fois immanentes et transcendantes. Elles montrent que les disciples d’Hermès n’ont jamais cessé d’œuvrer en une filiation ininterrompue. Inextinguible est cette flamme claire qui veut transmuter le plomb de la réalité quotidienne, l’accorder au soleil et au bruissement des abeilles d’Aristée. La « science d’Hermès » est d’abord une « luminologie ». Les mots et les choses vivent de l’éclat qui les frappe, de l’intelligence qui les illustre. Le disciple d’Hermès consent à l’épiphanie du mot.
Quel serait le conseil que vous donneriez à un jeune lettré ?
Aucun, de crainte d’être de mauvais conseil. Sinon, peut-être, de sauvegarder en lui, contre les ricaneurs, le sens de la tragédie et de la joie.
Paru dans La Presse littéraire, mars 2007.
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Écrit par Archaïon dans Figures | Lien permanent | Tags : littérature, tradition, philosophie | Facebook | | Imprimer |