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04 décembre 2006

Le Tchékhov belge

Entretien avec Jacques Henrard

Christopher Gérard : Qui êtes-vous ? Comment vous définiriez-vous ?

D'un naturel paresseux, je suis grand travailleur par passion, mélancolique de tempérament, mais furieux optimiste de conviction. Mon credo le plus essentiel : la vie est bonne, le bonheur est au bout. La clé de ce bonheur, c’est  l'amour, dans son acception la plus large.

Quelles ont été pour vous les grandes lectures ? Les grandes influences ?

Mauriac, dans ma jeunesse, m’a donné le goût de la densité sculpturale, Dostoïevski m’a communiqué un peu de son immense empathie avec le drame humain. Plus tard, le nouveau roman a renforcé ma conviction de notre impuissance à rendre compte du mystère du monde et à le faire rentrer dans les catégories de notre esprit. Il m’a détourné de la suffisance intellectuelle et orienté vers une attitude plus modeste et plus concrète pour aborder les êtres et les choses.

Les grandes rencontres littéraires et artistiques en plus de quarante ans de carrière?

Trois rencontres furent pour moi capitales. Franz Weyergans, dans les années soixante, fut le premier à croire en moi et à m’introduire dans le milieu de l’édition. Charles Bertin, ensuite, m’a aidé de ses conseils avec une lucidité et une générosité dont je lui sais infiniment gré. Vladimir Dimitrijévic, enfin, par l’accueil chaleureux qu’il m’a réservé aux Editions de l’Age d’Homme, m’a donné la confiance nécessaire pour écrire mes cinq derniers romans.

Dans votre dernier roman A Samedi ?  (L’Age d’Homme), vous mettez en scène un sympathique trio de potaches devenus avec le temps des amis fidèles. Quelle est la part d’autobiographie dans ce roman intimiste.

Tout roman est autobiographique, me semble-t-il, dans la mesure où le thème choisi par l’auteur l’est en fonction d’un souvenir à raviver, d’une peur à exorciser, d’un remords à apaiser, d’un manque, d’un regret, d’une nostalgie à combler. Pourquoi ai-je ressenti l’impérieux besoin d’écrire un livre sur l’amitié ? Pour le savoir, il faudrait une psychanalyse. Ceci dit, ce récit est purement imaginaire et je n’ai jamais vécu d’amitié en trio.

Quand vous écrivez : « Le triomphe de mon trio, quelle injure aux naufrages de nos duos passés », voulez-vous dire que l’amitié l’emporte souvent sur l’amour ?

Un de mes petits fils, depuis ses premières années de primaire, me parle de deux copains avec lesquels il forme un trio très soudé. Il a grandi. Comme la plupart des  jeunes, il a mis quelque temps avant de se fixer en amour et je me suis posé la question : comment l’amour, beaucoup plus essentiel dans une vie que l’amitié, est-il souvent plus fragile qu’elle ? Pour mettre en lumière ce paradoxe, j’ai imaginé que le narrateur raconte cette aventure à son amante et que le souvenir de l’amitié se mêle constamment au vécu de l’amour. Chacun des deux partenaires a connu des échecs en amour. Aspirant à rendre leur union définitive et à la sceller par la venue d’un enfant, il est naturel qu’ils mettent en regard la solidité d’une amitié de jeunesse avec le naufrage de leurs amours passées.

Votre éditeur et ami Vladimir Dimitrijévic, quand il parle de vous, vous qualifie de Tchékhov belge. Alors, quid de Tchékhov ?

Je suis absolument confus de ce rapprochement. Mais quand il l’a risqué, Vladimir Dimitrijévic ignorait – et il va sans doute seulement apprendre – que Tchékhov est depuis quarante ans mon auteur fétiche en théâtre et que je lui voue un véritable culte. Je me sens à des années lumière du génie de Tchékhov, mais qu’on ait pu déceler une parenté, même lointaine, entre lui et moi, c’est pour moi un grand bonheur.

Le ton de vos romans varie en fonction des personnages. Comment caractériser le ton de A Samedi ? 

Celui de l’autodérision. Il faut imaginer le narrateur un demi-sourire au coin des lèvres. Par pudeur, pour masquer son émotion, il fait des phrases, pastichant sa propension à la littérature et sa déformation de professionnel de la culture. Il exagère ironiquement les manifestations de son vieillissement, jouant au vieillard précoce, pour monter en épingle l’écart entre son âge et celui de sa compagne plus jeune.

Publié dans la Revue générale, janvier MMV

Écrit par Archaïon dans XVII Provinces | Lien permanent | Tags : Littérature, Belgique, roman |  Facebook | |  Imprimer |

Michel Rosten

Autour de L'Immortelle

Jacques Franck a parfaitement défini le pari réussi de Michel Rosten, jeune écrivain de soixante printemps, en parlant de "roman qui tranche sur la production littéraire belge, où les esprits chétifs et les âmes fragiles surabondent" (La Libre Belgique du 25 février 2005). Nul nombrilisme en effet dans cette vaste fresque qu'est L'Immortelle (L'Age d'Homme), mais une œuvre très slave qui emporte le lecteur dans ses flots tumultueux, qui sont ceux de la grande histoire. Servi par une solide culture classique (de Thucydide à Montaigne, en passant par Salluste et Chateaubriand) comme par une connaissance encyclopédique du monde communiste, Michel Rosten retrace le paysage tant physique que mental de l'Europe captive, celle qui fut sacrifiée à Yalta. Nous suivons ainsi ses multiples personnages pendant trente ans, des premières lueurs du dégel jusqu'à l'effondrement sans gloire du Rideau de fer. L'architecture rigoureuse du roman, calquée sur le plan d'une célèbre partie d'échecs, permet de passer sans peine d'une séance de comité central à une beuverie d'officiers, d'un meurtre politique aux tourments amoureux de dissidents indomptables. L'auteur démonte avec brio la langue de bois en vigueur à l'époque - chacune possède la sienne - et, magie de la littérature, nous fait rencontrer de nouveaux amis qui nous accompagneront longtemps dans nos rêveries.

Christopher Gérard : Qui êtes-vous? Par quel chemin êtes-vous devenu ce que vous êtes?

Socrate recommandait de « se connaître soi-même », ce qui démontre de manière indirecte la difficulté de l’exercice. Pour ma part, je doute de l’avoir convenablement mené à son terme ; mais, en même temps, je crois que cet inachèvement fait partie du charme de l’existence : ne plus se surprendre soi-même ne peut que conduire à un désastre intérieur. Je n’ai donc que de rares convictions. Je ne fréquente aucune église (si ce n’est les grandes cathédrales romanes, pour admirer tympans et chapiteaux), je n’ai jamais adhéré à un parti politique ni à un syndicat. Cela n’a rien d’exceptionnel, évidemment ; mais il ne m’en faut pas davantage pour entretenir une grande sympathie pour « l’anarque », dont Ernst Jünger a tracé le portrait, et m’en sentir très proche. Si je me réfère à cet écrivain, qui a beaucoup compté pour moi, c’est pour avouer que la littérature aura été, in fine, mon véritable credo. C’est la lecture qui, dans un premier temps, m’a façonné : depuis les romans de Stendhal que, adolescent, je lisais la nuit, sous ma couverture, à l’aide d’une torche électrique, jusqu’à Climats de Maurois, que j’ai dévoré au lieu de préparer un examen de chimie, en passant par le théâtre de Ghelderode, un auteur que, rhétoricien, j’admirais d’autant plus qu’il me permettait de lui rendre visite de temps en temps et d’imaginer la bataille de Waterloo qu’il rejouait sur une grande table couverte d’innombrables soldats de plomb…

Quelles ont été pour vous les grandes lectures? Les grandes influences? Quelles sont les principales figures de votre panthéon personnel?

En troisième gréco-latine, un professeur de français, Franz François, fit de moi un lecteur boulimique, passionnément attaché à André Malraux et à André Gide. Ensuite, pendant deux ans, Paul Delsemme acheva de m’inoculer le « vice impuni de la lecture », partagé par un ami de toujours, Frédéric Baal - un condisciple qui allait marquer, quelques années plus tard, le théâtre d’avant-garde en fondant le Théâtre Laboratoire Vicinal, qui se produisit dans le monde entier. A la fin des années cinquante, lors d’une année de transit à l’Université Libre de Bruxelles, nous avions l’habitude, pendant les heures de fourche, de nous lire à voix haute, dans les allées du cimetière d’Ixelles, les romans de Beckett, les poèmes de Michaux, L’Homme sans qualité de Musil, etc. Puis vint l’illumination du Voyage au bout de la Nuit, souvent relu. Je n’ai plus connu, par la suite, des émotions aussi violentes, bien que les Essais de Montaigne, les Confessions de Rousseau ou les Mémoires d’outre-tombe aient toujours compté à mes yeux un peu plus que le reste, au même titre que Tolstoï ou Proust. J’ai connu aussi quelques passions : Boulgakov et Grossman, Jünger et Corti.

Mais, en définitive, la plus grande figure de mon panthéon personnel, pour reprendre votre expression, reste Beethoven car, en toutes circonstances (joie ou misère), c’est toujours vers lui que je me suis tourné. La profusion de ses chefs-d’œuvre, la rigueur de son écriture, l’évolution exceptionnelle de ses conceptions musicales (la dimension du jazz se perçoit même dans sa dernière sonate pour piano, l’opus 111…) en font, à mes yeux, un génie absolu dans l’histoire de l’humanité.

Pendant plus de trente ans, vous avez été journaliste à La Libre Belgique. Responsable des affaires est-européennes, vous avez voyagé dans toute l'Europe communiste. Vous avez rencontré ses élites officielles (aujourd'hui aux oubliettes de l'histoire) et clandestines. Quelles figures vous ont le plus marqué?

Il va sans dire que ce sont les élites clandestines qui m’ont le plus marqué. Un courage inimaginable habitait ces gens qui savaient que, du jour au lendemain (aussi connus fussent-ils), ils pouvaient disparaître. Au début des années soixante-dix, lors d’une soirée qu’il avait organisée chez lui, Adam Kreczmar, un jeune dramaturge polonais de mes amis - hélas décédé prématurément -, mit à la porte un dignitaire communiste (qui allait finalement atteindre les plus hautes sphères du pouvoir) avant que ne dégénère une discussion sur Soljenitsyne ! Cela dit, l’homme qui m’a le plus impressionné reste Mstislav Rostropovitch que la bonne fortune m’a permis de rencontrer longuement à trois reprises. En dehors de l’admiration, largement partagée, qu’impose ce violoncelliste exceptionnel, l’homme est d’une générosité - dans tous les sens du terme – sans pareille. Au lendemain de la guerre, alors que Prokofiev était considéré comme un musicien dégénéré, le jeune « Slava » s’est installé pendant six mois chez le compositeur pour lui montrer toutes les ressources de son instrument et lui permettre d’écrire un concerto pour violoncelle. Puis, au début des années cinquante, il tapa les amis afin que le musicien, en complète disgrâce, ne meure pas de faim ! Deux décennies plus tard, il accueillait dans sa datcha Soljenitsyne, devenu un écrivain pestiféré... Bref, jamais homme ne m’a paru aussi parfaitement en accord avec sa conscience et représenter, avec une modestie sans pareille, un exemple aussi difficilement imitable – la personne étant, dans son cas, à la mesure de l’artiste.

Je voudrais aussi mentionner, pour répondre à votre question, le père Popieluszko, dont les messes pour la patrie apportèrent un prolongement (redoutable et redouté) aux homélies que Jean-Paul II prononça lors de ses premiers pèlerinages en Pologne, ainsi que l’action déterminée de Lech Walesa que j’ai rencontré à Gdansk (malgré la surveillance policière), peu après qu’il eut obtenu son prix Nobel, « Solidarnosc » étant délégalisé. Soit dit en passant, l’électricien des chantiers Lénine à Gdansk me fascina bien davantage que le chef de l’Etat que je revis par la suite dans l’exercice de ses fonctions.

Vous avez intitulé votre roman L'Immortelle. Pouvez-vous dire quelques mots du titre?

Le titre est emprunté à une partie d’échecs, jouée à Londres en 1851 et considérée comme la plus belle qui se vit sur les soixante-quatre cases. Les personnages de mon roman ont donné vie - si j’ose dire... – aux pièces et aux pions, dont ils ont emprunté le destin sur l’échiquier. J’ai établi un parallélisme entre l’effondrement inattendu des noirs (qui avaient pris la reine, les deux tours, un fou et deux pions aux blancs) et la débâcle des régimes communistes qui disposaient de tous les moyens (l’armée, la police, l’administration…) grâce auxquels ils pouvaient réduire à néant les prétentions de l’opposition. Mais l’Histoire nous a appris depuis longtemps que les peuples acharnés à conquérir leur liberté finissent d’ordinaire par l’obtenir…

L'Immortelle est le roman de la décadence, celle de régimes perdus d'orgueil. Pourtant, à chaque page, à travers la grisaille, transparaît l'espoir, ténu mais toujours invaincu. Ce balancement permanent correspondrait-il à votre nature profonde? Quand vous parcouriez la Pologne ou la Tchécoslovaquie dans les années 70, quel était votre état d'esprit? Espoir, désespoir?

Vous avez raison de considérer qu’il s’agit d’un roman de la décadence. Mais, à vrai dire, que représente la décadence d’un régime politique, sinon un épisode insignifiant dans le cours turbulent des siècles ? Et s’il est vrai que l’espoir à une place non négligeable dans mon récit (sinon comment justifier que des hommes se résignent à se battre au nom de leur idéal ?), je préférerais que l’on y reconnaisse la chronique d’une rébellion car celle-ci, dans toute société, demeure un puissant facteur de renouvellement. C’est en suivant de Sirius le déroulement de ces révoltes - mais aussi leur écrasement à Prague et à Gdansk - que j’ai rassemblé le matériel et les impressions dont je me suis servi pour écrire L’Immortelle, sans avoir eu pour autant, à l’époque, le désir d’en tirer un autre parti que professionnel.

Le personnage central du roman, le dissident russe Kareline, doit-il beaucoup à un certain Rosten?

Votre perspicacité m’embarrasse. Il est vrai que j’ai mis beaucoup de moi-même dans ce personnage qui m’a été inspiré par le dissident polonais Adam Michnik que j’interviewais chaque fois qu’il ne croupissait pas en prison. Et, j’ajoute que les « notes éparses » de Kareline, qui ponctuent chaque chapitre du roman, correspondent, pour l’essentiel, à ma perception des choses.

Je me trompe peut-être, mais il me semble que L'Immortelle est aussi une critique subtile du système occidental…

Si la critique est subtile, tant mieux ! Mais il n’y a aucune raison de cacher que je n’ai pas voulu me limiter à une critique des régimes communiste disparus. Je me suis servi de cette toile de fond misérable pour dépeindre en même temps notre société occidentale, si vertueuse, si démocratique et toujours prête à donner des leçons. Car les hommes restent les mêmes partout (ambitieux, autoritaires, injustes, ignobles - à l’exception du « happy few ») quel que soit le régime sous lequel ils vivent.

Publié dans la Revue générale, novembre MMVI.

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18 novembre 2006

Hella Haasse

Née en 1918 à Batavia (aujourd'hui Djakarta), Hella S. Haasse est la grande dame des lettres néerlandaises. Depuis une dizaine d'années, son œuvre est publiée en français par Actes Sud, qui a offert au public francophone ce pur chef-d'œuvre de Haasse, Un goût d'amandes amères (1998), bijou digne d'être comparé à ceux de Gevers ou de Yourcenar. Tout récemment, l'éditeur provençal nous propose un roman autobiographique intitulé Sleuteloog, publié à Amsterdam en 2002. Comme toute littérature qui vise à l'essentiel, L'Anneau de la clé se fonde sur des réminiscences. Par un subtil crescendo, celles-ci dévoilent la jeunesse indonésienne d'une historienne d'art parvenue au soir de sa vie. Un coffre d'ébène impossible à ouvrir, un jeune chercheur avide d'informations sur une femme énigmatique, et voilà l'octogénaire Herma Warner qui revit les années d'insouciance aux Indes néerlandaises, avant l'invasion japonaise et les troubles liés à l'indépendance. Qui était Dée Meyers, devenue Mila Wyschinska? L'héritière frivole d'une des plus anciennes familles javanaises? Une activiste au service des damnés de la terre? Une islamiste acharnée? Sur ce dernier point, Haasse montre, sans l'air d'y toucher, la totale régression subie par des populations soumises au prosélytisme coranique et forcées de pratiquer une terrible amnésie collective. Sur un plan strictement littéraire, la romancière excelle dans la peinture d'un monde évanoui, entre illusion et réalisme - mais un réalisme magique, car le royaume des morts n'est jamais loin.

Publié dans la Revue générale, novembre MMIV

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