09 novembre 2022
Jean-Baptiste Baronian, gastrologue & culinographe
Pour le connaître un peu, je sais que Jean-Baptiste Baronian est une sorte d’ogre. La cravate n’y change rien : sous des dehors policés, l’homme est un affamé, un fauve à l’appétit universel. Viandes rouges et éditions originales, symphonies et polars, vins du Rhône et du Bordelais, tout est bon pour combler, un bref instant, sa fringale d’Agathopède (pour ce mot, voir son Dictionnaire amoureux de la Belgique).
Il vient de le prouver une fois de plus en publiant son Dictionnaire des écrivains gastronomes, d’Apollinaire à Zola, monument d’érudition sauvage où j’ai l’honneur et le plaisir de figurer avec quelques Belges, et non des moindres, de Pirotte à des Ombiaux, de Goffin à Namur. Notre encyclopédiste s’est amusé à répertorier culinographes & gastrologues, amateurs de bonne chère et adeptes de la dive bouteille.
Leurs communs ancêtres ? Rabelais et Balzac, et Dumas, assurément. Les élus doivent avoir composé non des livres de recettes (sauf avec un réel talent littéraire, comme Brillat-Savarin, Curnonsky ou Coffe), mais illustré dans leur œuvre le plaisir de manger ou de boire, qui « passe par l’esprit et par l’imaginaire ».
Un défilé de fines gueules, en somme, où l’on croise Agatha Christie et Gérard Oberlé, Jacques Chardonne et Sébastien Lapaque, San Antonio et Michel Houellebecq, tant d’autres comme le pantagruélique docteur Daudet, le bretteur royaliste, qui proclamait haut et fort : « Les régimes sont une abominable blague ».
Christopher Gérard
Jean-Baptiste Baronian, Dictionnaire des écrivains gastronomes. De Apollinaire à Zola, Flammarion, 432 pages, 26€
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Voir aussi :
Gourmet et gourmand, le très érudit Jean-Baptiste Baronian nous livre avec ce Dictionnaire de gastronomie & de cuisine belges à l'étonnante couverture fuschia la suite, en quelque sorte, de son Dictionnaire amoureux de la Belgique (Plon).
Avec un soin maniaque et sans lésiner sur les détails les plus pointus, l'auteur promène son lecteur dans l'histoire culinaire et littéraire du royaume, depuis la fin du Moyen Age jusqu'à nos jours. Des incunables aux guides Delta, Baronian a tout dévoré sur la cuisine belge, que le grand Curnonsky considérait comme la meilleure d'Europe... après la française.
Surtout, comme l'homme n'est pas le moins du monde cuisinier mais plutôt amateur averti et exigeant bon vivant, il s'est intéressé non point aux recettes mais à l'histoire des mets, à leurs origines plus ou moins lointaines, même s'il montre que maintes recettes dites "traditionnelles" ne remontent pas nécessairement à Ambiorix.
Et, a contrario, plus d'une recette inventée par tel chef prestigieux, semble bien exister depuis l'aube des temps.
De cette cuisine que son cher Baudelaire trouvait "dégoûtante et élémentaire", Baronian connaît tous les secrets, tous les parfums. Son impressionnante mémoire à la fois gustative et littéraire lui permet de citer fort à propos les grands gastronomes, d'Escoffier à Gaston Clément (qui régna sur les cuisines belges), mais aussi les écrivains, ses confrères, d'Alexandre Dumas à Simenon, de Ghelderode à Léon Daudet, sans oublier l'auteur d'Aux Armes de Bruxelles - la fine fleur, en somme. Il n'oublie pas les grands chefs, d'Yves Mattagne à Pierre Wynants, d'Alexandre Lous à Marcel Kreusch.
Des anguilles au vert au waterzooi, des asperges de Malines au speculoos, le lecteur goûte à tout ce que la joyeuse Belgique produit d'euphorisants. Blanche de Louvain (dont Hugo fustigeait "l'arrière-goût odieux"), cramique, crevettes grises, huîtres d'Ostende (célèbres au XIXème, et chantées par Nerval), faro ("de l'eau deux fois bue" dixit Baudelaire), filet américain (qui remonterait au XVIIIème) - tout nous est révélé des mystères de la gastronomie thioise. Jusqu'à l'origine véritable des frites, introduites à Bruxelles par des émigrés parisiens.
Un mythe s'effondre, celui de l'autochtonie belge des frites...
Qu'à cela ne tienne, noyons donc notre chagrin à coups de kriek à la cerise et de genièvre au citron dans les estaminets bruxellois, par exemple à la Fleur en Papier doré, comme les surréalistes et les membres du groupe Cobra, comme Thierry Marignac et Jérôme Leroy !
Christopher Gérard
Jean-Baptiste Baronian, Dictionnaire de la gastronomie & de la cuisine belges, Editions du Rouergue, 312 pages, 28€
Il est question de cet écrivain dans Les Nobles Voyageurs
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16 juin 2022
Hypertextuel ?
Hypertextuel ?
Naguère, j’ai signalé Camping, l’opuscule d’un auteur bruxellois, Eric Neirynck, un fan de Céline et de Bukowski, au regard aussi déjanté que désespéré. Je le suis donc, ce gus tatoué de la tête aux pieds qui s’épanche (un’ po troppo) sur la toile pour clamer sa révolte et son universel malaise. Il m’envoie Hypertextuel, un recueil de nouvelles au parti-pris poisseux, pour ne pas dire porno-plebs. Aux antipodes de mes goûts Stendhal –Morand…
En scène, la figure récurrente d’un quinquagénaire paumé, condamné aux besognes sordides, à une forme de misère affective, inadapté complet et rêvant à de sublimes nymphomanes… Quelques nouvelles traduisent bien la tristesse et l’angoisse, voire une sensibilité de type réaliste-magique, non sans des pointes de cruelle drôlerie.
Toutefois, la force d’une nouvelle résidant dans sa chute, le genre exige du travail, et c’est là que le bât blesse tant Eric Neirynck manque parfois de patience comme de constance : il semble plus jouer avec l’idée d’être écrivain que travailler à son œuvre. Le potentiel est bien réel ; manque une dose d’opiniâtreté. D’où un goût d’inachevé : certaines nouvelles tournent court.
Je ne puis donc que répéter mon conseil de 2018 : au travail, Neirynck !
Christopher Gérard
Eric Neirynck, Hypertextuel, nouvelles, Lamiroy, 124 pages, 14€
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19 mai 2022
Fils de prolétaire
Grâces en soient rendues à l’attachée de presse des éditions Arléa, qui, sans que je l’aie demandé, m’adresse Fils de prolétaire, joli petit volume dû à la plume d’un certain Philippe Herbet, un compatriote qui serait photographe et vaguement explorateur (Caucase, Brésil,…).
Je l’ai lu d’une traite tant le ton en est juste : pas une fausse note, l’émotion retenue avec un tact exemplaire, la densité d’un récit simple, le sens de l’image – l’auteur est photographe, et désormais authentique écrivain !
Né à Constantinople ( ?) en 1964, Philippe Herbet a grandi à Seraing, dans la banlieue de Liège, à l’ombre des usines sidérurgiques. Depuis vingt-cinq ans, il parcourt le monde, notamment le Caucase et la Biélorussie, peut-être à la recherche de lointaines origines slaves ; il expose ses photographies dans des galeries et se passionne pour la dromomanie. Un curieux pistolet, en somme.
Fils de prolétaire est une sorte de retour sur une enfance dans le monde d’avant, celui des petites gens - le père, mécano à l’usine sidérurgique et la mère, femme d’ouvrage. Qui dit Seraing, usine, pense immédiatement misérabilisme et sordide complaisance comme chez les frères Dardenne. Rien de tel chez Herbet, qui, en véritable aristocrate de cœur, se refuse au pathos.
D’une plume aiguisée, il décrit - ou invente, peu importe - un père qui fait partie des vaincus, timide et solitaire, dénué de la moindre surface sociale, effacé – un brave homme « humble et subalterne ». La mère, un tantinet plus rebelle, habillée de blanc, plus tourmentée. Et le fils, malingre et maladroit, « né avec l’œil gauche fermé », et donc futur photographe. Et ces grands-parents, taiseux et pudiques.
Nous sommes dans le monde évanoui d’avant la consommation de masse où un verre de rosé d’Anjou représente le comble du luxe, où l’on n’a pas de salle de bain (le père se douche à l’usine), où l’on ne part jamais en vacances et où les vêtements sont rapiécés jusqu’à la corde. Je le répète : on aurait pu craindre banalités & chromos prolétariens.
Eh bien non, pas une once de sensiblerie dans ce bouleversant récit, d’une totale maîtrise.
Christopher Gérard
Philippe Herbet, Fils de prolétaire, Arléa, 80 pages, 15€
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10 mars 2022
Ainsi parlait Maeterlinck
« Taciturne, mais faisant métier d’écrire. Flamand, écrivant en français. Homme de science et poète. Fuyant le théâtre, auteur dramatique. Goûtant peu la musique, lui devant une grande partie de sa gloire. Aimé par Paris, n’y vivant guère. Accueilli royalement aux États-Unis, ne s’y plaisant pas. Célébré en Belgique ; dès l’âge mûr n’y mettant plus les pieds. S’évanouissant comme une jeune fille, boxant avec Carpentier. Mystique, moquant les mystiques. Penseur, doutant de la pensée. Cherchant la science, rejeté par elle. Aimant les pauvres, ayant des palais. Tel est cet homme, qui craint la mort dès l’enfance, qui ne fait que parler d’elle, et qui passe quatre-vingt-sept années à l’attendre. »
Tel fut, si l’on en croit deux de ses confrères*, Maurice Maeterlinck (1862-1949), incarnation du Symbolisme, poète, dramaturge et essayiste - « un cosmonaute », dixit Jean Cocteau.
Il y a de l’homme baroque dans l’unique Prix Nobel de littérature que la Belgique ait eu, et dont les pièces sont encore jouées un peu partout dans le monde. Les éditions Arfuyen, dans leur élégante collection Ainsi parlait (Yeats, Leopardi, Bernanos, tant d’autres), ont eu la bonne idée de confier la mission de mieux faire connaître Maeterlinck au poète, éditeur et médecin Yves Namur.
Le résultat ? Quatre cent quarante-sept Dits & maximes tirés d’environ cinq mille pages de lecture attentive, quasi « bénédictine », et qui retracent le portrait d’un homme en qui coïncidaient les contraires. Maeterlinck se révèle très belge en ce sens que ce Gantois exprime en français - et quel français, d’une belle fermeté - un ancrage germanique, inspiré par Novalis et Ruysbroeck l’Admirable, qu’il traduisit. Jeune poète salué par Octave Mirbeau, il connut un succès phénoménal, surtout grâce à L’Oiseau bleu, pièce créée par Stanislavski à Moscou, à Pelléas et Mélisande, mis en musique par le génial Debussy (mais aussi par Fauré ou Sibelius).
Ce qui frappe à la lecture de ces Dits & maximes, c’est la fermeté de la langue et son extrême densité : « Je désire le Verbe, nu comme l’âme après la mort, pour dire l’Énigme dénuée de substance et de lumière dans sa splendeur intérieure. »
Novateur sur le plan esthétique et même précurseur de surréalisme (la brutalité en moins et la subtilité en plus), l’auteur se révèle quelque peu antimoderne : vitaliste, tenant d’une vision du monde intrinsèquement organique, tournant le dos au naturalisme, attiré par les Mystères, proche de l’hindouisme - une sorte d’animiste, attentif, tel un Grec de haute époque, à l’intelligence des fleurs et à la vie des abeilles. L’intuition, chez lui, précède le savoir pour le fonder. N’a-t-il pas fasciné Gracq et Rilke, Artaud et Pessoa, ce voyant qui plaignait « l’homme qui n’a pas de ténèbres en lui » ? L’obsession du silence (« la parole est du temps, le silence de l’éternité »), la passion du mystère (« Vivre à l’affût de son dieu, car Dieu se cache, mais ses ruses, une fois qu’on les a reconnues, semblent si souriantes et si simples ») caractérisent Maeterlinck, pour qui notre âme ne serait qu’une « chambre de Barbe-Bleue à ne pas ouvrir ». Un géant, qu’Yves Namur, dans une présentation aussi fine qu’érudite, offre à notre attention.
Christopher Gérard
Ainsi parlait Maeterlinck, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Yves Namur, Arfuyen, 14€
*Le très-savant Paul Gorceix et Roger Bodart, tous deux membres de l’Académie royale.
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01 janvier 2022
Avec Anne Richter
D’Anne Richter (1939-2019), Vladimir Dimitrijevic, son éditeur des éditions L’Age d’Homme, disait justement : « Vous habitez tout ce que vous écrivez ».
Avant de publier des essais littéraires sur Simenon et Milosz, ou encore, sa spécialité, sur le fantastique féminin, Anne Richter avait publié des recueils de nouvelles, comme L’Ange hurleur, Le Chat Lucian, La Promenade du Grand Canal, textes élaborés avec soin et dont le point commun semble bien « une adhésion au mystère qu’il faut essayer de décrypter sans le déflorer ».
Sa fille Florence a eu l’excellente idée de faire rééditer son premier livre, publié à l’âge de quinze ans et d’emblée salué - à juste titre - comme prometteur.
Les dix-huit contes brefs qui composent La Fourmi a fait le coup disent en effet le « poète-peintre » en herbe, pour citer Franz Hellens, grand manitou des Lettres belges des années 50. La jeune Anne Bodart (elle n’avait pas encore épousé le germaniste Hugo Richter) y révèle, outre sa totale originalité, une prose subtile servie par une profonde culture classique - acquise sur les bancs de l’un des plus prestigieux lycées de la capitale belge, situé dans le Parc Léopold, à deux pas de ce qui deviendrait un jour le pharaonique complexe de l’Union européenne.
Ces nouvelles se rattachent au genre du réalisme fantastique, que l’écrivain allait développer au fil des ans. Elle y cède la parole à des animaux, par exemple un rat londonien qui pourrait bien être une sorte de César (dont il partage la fin tragique) ou même à des choses. Toutes ces historiettes baignent dans une atmosphère lucide, parfois caustique, tant va loin sa réflexion sur la nature humaine, étonnante chez une adolescente nourrie de Colette et de Shakespeare. Déjà, Anne Richter ouvre les portes d’un univers pour la plupart insoupçonné où communiquent l’animé et l’inanimé - comme dans les anciennes mythologies dont elle était férue. Maîtrisée, la langue joue avec l’implicite et les épithètes, avec autant de brio - le talent qui s’annonce -, de caractère (elle n’en manqua jamais), que de charme.
A relire ce bijou de ma défunte amie, je me rends compte à quel point elle me manque.
Christopher Gérard
Anne Richter, La Fourmi a fait le coup, Samsa, 70 pages, 20 €
Anne et Florence Richter, à la Foire du Livre, au stand de L'Age d'Homme
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