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24 septembre 2015

Un été au Kansaï

 

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Après l’URSS de Staline et les purges sanglantes du NKVD, Romain Slocombe s’attache, dans ce roman réussi, à décrire de l’intérieur la découverte du Japon par un jeune diplomate de l’Auswärtiges Amt en poste à Tokyo de 1941 à 1945. Sous la forme d’une correspondance entre Friedrich et sa sœur Lieselein, restée à Berlin, Romain Slocombe analyse de manière subtile la vision du monde des vaincus : aux nouvelles de Berlin, un temps insouciant avant la chute, répondent celles de Tokyo, si joyeux avant l’incendie. L’inconscience des Nippons rejoint l’arrogance des Doitzu-Jin (les Allemands), toutes deux sanctionnées au plus haut prix - le gouffre. Lointaine au début, la guerre cruelle envahit peu à peu le roman, jusqu’à l’apocalypse finale. C’est donc le cœur serré que l’on suit les confidences esthétiques, amoureuses et politiques du jeune Kessler et que l’on devine celles de sa sœur ; c’est la mort dans l’âme que l’on assiste à la destruction des deux capitales. On songe aux frères Jünger et à leur évocation des Titans, présents à chaque page du roman.

 

Amateur de jazz, collectionneur des estampes du maître Hiroshige, Friedrich incarne l’un de ces jeunes patriciens allemands qui, s’il n’est pas stricto sensu inféodé au régime hitlérien (il est même proche des conjurés du 20 juillet 1944), a toutefois assimilé une part du catéchisme en vigueur sous le IIIème Reich. C’est l’un des mérites de Slocombe d’analyser sans anachronisme ni moraline – ces facilités – le mental totalitaire, comme il l’avait fait avec finesse pour la Russie de Staline.  Un beau roman, sensible et courageux, qui témoigne d’un profond amour du Japon et de son mode de pensée, si éloigné de la césure judéo-chrétienne entre le monde et le divin, si étranger à la manie du péché. Un roman effroyable aussi, quand flambent les capitales et que, le 6 août 1945, jaillit « une extraordinaire lumière d’un blanc-jaune éclatant ».

 

Christopher Gérard

 

Romain Slocombe, Un été au Kansaï, Arthaud, 19.90

 

Sur le précédent roman de R. Slocombe, voyez ma chronique sur le site de Causeur :

 

http://www.causeur.fr/romain-slocombe-staline-30612.html

 

Lire aussi mon Journal de lectures

 

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03 septembre 2015

Portrait d’un preux : Drieu la Rochelle

 

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De Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945), Mauriac disait justement qu’il était « au centre magnétique des attractions et des tentations d’une génération ». Ce déclassé magnifique, cet homme inassouvi qui finit - sans une once de bassesse - par céder à la tentation de la mort volontaire, cet écrivain « trop intellectuel, pas assez artiste » comme il se décrivait lui-même, le Liégeois Frédéric Saenen, lui-même écrivain et critique, a tenté de le cerner dans un stimulant essai où l’homme et l’œuvre sont scrutés sans complaisance ni a priori. Saenen voit bien que Drieu feinte et se dérobe sans cesse, lui qui pratique jusqu’au bout, jusqu’à son suicide pour « ne pas être touché par des pattes sales », un impeccable noli me tangere. Il y a quelque chose de très anglo-saxon (les racines normandes ?) dans ce refus hautain. Voilà sans doute l’une des raisons pour lesquelles Drieu fascine : cette distance, ce dandysme quasi monastique tempéré par l’activisme. Saenen réévalue l’écrivain : occultées,  les fulgurances du poète Drieu sont étudiées avec une grande finesse. Mieux : son parti-pris de relire chaque œuvre en la replaçant dans la biographie comme dans l’époque, la subtile étude de thèmes (Drieu et le sport, Drieu et les surréalistes, Drieu et Céline, Drieu et Barrès…) permettent à Saenen d’affiner le regard porté sur l’écrivain, qui se révèle l’un des grands des années 30. Rêveuse bourgeoisie demeure en effet l’un des grands romans de formation de l’époque. Sans conteste, l’antimoderne Drieu  dépasse de loin Nizan, Arland et quelques autres…

Saenen a mille fois raison de mettre en avant La Comédie de Charleroi, Le Feu-follet, de même que Récit secret. Même le Journal doit être considéré comme essentiel. Reste donc un témoin essentiel des turbulences de l’entre-deux guerres, doublé d’un écrivain de haut parage, un homme aussi exaspérant qu’attachant, hanté par la décadence et participant à cette dernière, un preux happé par le nihilisme, mais sauvé par sa noblesse d’âme.

 

Christopher Gérard

 

Frédéric Saenen, Drieu la Rochelle face à son œuvre, Infolio, 24,90€

 

 Sur Drieu - et sur Saenen, lire aussi

 

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24 juin 2015

André Fraigneau ou l’élégance du phénix

 

 

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 Mon papier sur André Fraigneau, paru sur le site de Causeur :

 

http://www.causeur.fr/andre-fraigneau-galimard-flavigny-3...

 

 

*

Redécouvert pour la troisième ou quatrième fois depuis ses débuts littéraires vers 1930, André Fraigneau (1905-1991) revient parmi nous grâce à la garde rapprochée de celui qui incarna à la perfection « le gardien d’une ambition raffinée », pour citer Bertrand Galimard Flavigny. C’est à lui, ainsi qu’au travail souterrain du cher Michel Mourlet, que nous devons le magnifique ouvrage que publient avec un goût très sûr les éditions Séguier. Dans sa préface, Michel Déon évoque ce « coup de foudre de l’amitié » qui les lia à jamais, avant de céder la parole à Fraigneau lui-même, que nous écoutons répondre aux questions de Bertrand Galimard Flavigny. Cet inédit miraculeusement sauvegardé ressuscite cinquante ans de vie artistique et littéraire. Fraigneau commença par peindre et dessiner avant de choisir la plume ; il fut aussi un mélomane averti, et l’ami des Six, surtout d’Henri Sauguet. Tout un âge d’argent – oui, une fête galante - nous est décrit par la voix mélodieuse de ce prince de la jeunesse, si bien défini par cette sentence à mémoriser : « ne rien devoir à son époque, ne rien solliciter d’elle, parier contre ses goûts et ses fanatismes ». Quel plus beau programme pour les actuels semi-clandestins des Lettres ?

 Au fil des pages, apparaissent Barrès et Cocteau, Auric et Salvat, Nimier et Boutang. Et Nîmes et l’Attique dans sa lumière fauve. La Rhumerie  et le Bœuf sur le toit, Yourcenar et Louis II de Bavière… Un festin, entre Venise et Port-Royal, entre rigueur et volupté. Janséniste fasciné par Julien l’Apostat, baroque tenté par la clôture, André Fraigneau croyait, disait-il, « à la nuit profonde et aux chemins obscurs de la Providence ». Un Romain de haute époque adouci par l’eau du Grand Fleuve, celle du Romantisme allemand. Quelques textes oubliés de l’écrivain enrichissent ce bel ensemble en démontrant par l’exemple à quelle lignée il appartenait : celle qui réunit Joinville et Morand en passant par Stendhal – style direct et ligne claire.

 Livr’Arbitres, l’élégante revue littéraire du courant « désinvolte » rassemble pour sa part, sous la férule de Michel Mourlet, un florilège de témoignages et de réflexions sur l’écrivain, sur ce que Mourlet nomme « une littérature aiguë, précieuse et foudroyante » : Kasbi, Eibel, Dedet et quelques autres happy few saluent le prince disparu, tandis que Philippe d’Hugues nous parle avec chaleur de La Chronique de Paris des années de guerre, quand Fraigneau tentait de conjurer les démons de la destruction. Une étude de quelques grands critiques littéraires, de Poulet à Sénart, clôture ce joli volume appelé à devenir un talisman.

 

Christopher Gérard

 

André Fraigneau ou l’Elégance du phénix, Séguier, 220 p. 21€

Livr’Arbitres 16, André Fraigneau, prince de la jeunesse, 64 p., 7€

www.livr-arbitres.com

  

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 Voir aussi

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17 juin 2015

Sur Vladimir Dimitrijevic

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« Mais celui <l’éditeur> sans doute qui m’a le plus marqué et avec qui j’ai eu de nombreux échanges, c’est le regretté Vladimir Dimitrijevic, fondateur et directeur des Editions L’Age d’Homme. Après la mort de mon père, dont il était l’ami, il a été pour moi la grande référence. J’ai été « nourri au lait de L’Age d’Homme » et de la littérature slave. Les conversations que j’ai eues avec lui m’ont beaucoup inspiré et ont été déterminantes. Il incarnait dans ce monde de plus en plus livré à l’argent et à la rentabilité une certaine idée aristocratique de l’édition, au service de la littérature davantage qu’à la recherche d’un succès facile. Ce que j’ai profondément admiré chez lui c’est cette manière de construire un catalogue extraordinairement vivant et incarné, à l’image de ses passions et de sa personnalité. Il ne publiait rien au hasard. »

 

Pierre-Guillaume de Roux, sur Dimitri, dans la dernière livraison de Livr’Arbitres, consacrée à Dominique de Roux.

 

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20 avril 2015

Les Rouges et les Noirs

 

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La Legge dell’odio, titre original de l’épopée d’A. Garlini, illustre mieux le sujet de cette fresque de l’Italie des années de plomb que celui choisi par Gallimard, tant le personnage principal, Stefano Guerra, incarne un avatar d’Arès aux noires prunelles, le terrible dieu de la guerre. Les Œufs du dragon aurait aussi convenu…

 

Etudiant à Rome en 1968, Guerra appartient par tradition familiale à la droite la plus incandescente, plus proche en réalité des « Chinois » de l’ultragauche et d’autres anars que des bourgeois de la Démocratie chrétienne ou même des notables du M.S.I. Guerra le bien nommé affronte ainsi la police, vole une arme et, par accident, tue un militant gauchiste dont il a séduit la sœur. En quelques heures s’est jouée la tragédie d’une vie dédiée à la violence, à l’odio. Pris en mains par un réseau noir plus ou moins clandestin, constitué des rescapés de la Decima Mas et des ultimes partisans de Mussolini, Guerra plonge dans l’activisme le plus violent et le plus trouble, qui allie combats de rue et trafic d’armes, sans oublier de sanglants attentats à la bombe. Bientôt, sous l’influence de son mentor, le très ambigu Franco, meneur ressemblant étrangement à Guido Giannettini, l’un des protagonistes de la stratégie de la tension, Guerra rencontre militants et barbouzes au cours d’une dérive nihiliste qui évoque celle de nos modernes djihadistes. Malgré des longueurs et quelques bavardages, Les Noirs et les Rouges se révèle un grand roman, où nous accompagnons le jeune activiste devenu tueur, lecteur de Nietzsche, de von Salomon et même de Marcuse, jusque dans sa cavale en Afghanistan et en Patagonie. Nous le suivons aussi Corso Vittorio Emmanuele, dans l’appartement de Julius Evola, l’auteur de Chevaucher le tigre, qui chasse le jeune homme en ces termes : « tu es un loup bleu. Va-t’en ». Le penseur de la Tradizione rejette le proscrit, l’exclu, le maudit archétypal qu’est Stefano Guerra – homo sacer.

 

Romancier politique, Garlini dépeint sans trembler les collusions entre activistes rouges ou noirs (les deux mouvances s’infiltrant à qui mieux mieux) et officines politico-militaires, d’où les agents US ne sont pas absents : « se servent-ils de nous ou nous servons-nous d’eux ? », se demandent ces têtes brûlées, jusqu’à l’éblouissement final. Toutefois, l’auteur voit plus loin qu’une énième dénonciation de l’extrémisme, qui serait sans intérêt : il comprend de l’intérieur un type d’homme, le Kshatriya, héraut d’une mystique de la violence vue comme une purification, l’homme d’épée dépourvu de légitimité dans une époque où règnent le mensonge et la parodie. Stefano Guerra est une sorte d’Achille contemporain, un enragé aveuglé par une pulsion de destruction, que le romancier nous fait toutefois prendre en affection. Romancier psychologique, Garlini décrit en clinicien un cas d’Oedipe non résolu et les conséquences d’un tel malheur. Sa peinture de l’amour passion comme de la fraternité des activistes, avec leur part d’ambiguïté, doit être saluée, de même que celle des rapports complexes entre l’agent traitant et celui qu’il manipule. La gauche ultra, la Toskana-Fraktion, n’en sort pas grandie : « des bourgeois de bonne famille : l’école jusqu’à une heure, le déjeuner avec maman et la leçon de tennis, un italien sans accent régional, le petit pull en cachemire, les oreilles remplies par la musique des concerts de Santa Cecilia et la méchanceté arrogante du gamin qui a mis la domestique en cloque ». Sur fond de Volkswagen Coccinelles et de rengaines absurdes, un grand roman donc sur la décadence mercantile des 60’, sur les parodies de chevalerie et la quête d’un ordre d’acier, au sein duquel « les mains couvertes de sang aident à corriger le regard ».

 

 

 

Christopher Gérard

 

 

 A. Garlini, Les Rouges et les Noirs, Gallimard, 676 p., 27.50€

 

Une version de la présente chronique a paru dans Service littéraire

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