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28 février 2019

Entretiens de mars

 

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Au mois de mars MMXV, à l’occasion de la réédition de mon roman Le Songe d’Empédocle, j’avais répondu aux questions de Pierre Saint Servan, critique littéraire et journaliste. En voici le texte remanié.

 

Vous écrivez de votre héros, le jeune Padraig, « à quinze ans, il était déjà un émigré de l’intérieur ». Qu’a donc ce monde moderne pour susciter ainsi chez les esprits les plus vifs ou les plus sensibles un tel sentiment de rejet ? Ou peut-être que n’a-t-il pas ?

Comme le remarqueront les lecteurs du Songe d’Empédocle, le jeune Padraig est du genre à avoir « la nuque raide », pour citer l’Ancien Testament, une fois n’est pas coutume. Je veux dire que ses origines hiberniennes et brabançonnes ne prédisposent en rien cet homme archaïque à la soumission, fût-elle grimée en divertissement festif, ni à la docile acceptation des dogmes, quelle que soit leur date de fabrication. Druide et barde à la fois, il ne peut que suffoquer dans l’étouffoir spirituel que représente son époque, définie en ces termes  par le regretté Philippe Muray : « Le grand bain multicolore du consentir liquéfiant ».

Eh bien, le Vieil-Européen qu’est Padraig ne consent ni ne baigne ! Il surnage en recrachant une eau souillée. L’inversion des valeurs, l’ostracisme contre toute verticalité, le règne des parodies, la prolétarisation du monde meurtrissent ce clerc.

Vous le savez aussi bien que moi : il n’est jamais drôle de participer au déclin d’une civilisation. Dans son Introduction à la métaphysique, Martin Heidegger dit l’essentiel sur l’âge sombre qui est le nôtre : « Obscurcissement du monde, fuite des Dieux, destruction de la terre, grégarisation de l’homme, suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre ».

N’oublions pas non plus que notre ami Padraig vit à Bruxelles, capitale de la Fédération, dont la bureaucratie tentaculaire construit ce trou noir où s’évapore l’homme de chair et de sang…

 

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Alors qu’elles irriguent toute votre œuvre et – nous le devinons – toute votre vie, comment fûtes-vous confronté à la culture antique et aux traditions européennes ? Cette eau irriguait-elle encore votre famille ou avez-vous dû remonter à contre-courant jusqu’à la source ?

 

La Belgique, nos voisins français l’ignorent souvent, est un pays fort singulier, difficile à comprendre, car encore très médiéval, traversé de clivages qui peuvent (à tort) prendre l’apparence de frontières : la langue, l’argent (comme partout), la sensibilité philosophique. On appartient au réseau catholique, soit au réseau laïc – ce qui conditionne le choix de l’école, de l’université, et donc du milieu fréquenté. Du conjoint aussi. Né dans un milieu déchristianisé depuis le XIXème siècle – des socialistes purs et durs qui, en 1870, par solidarité avec la Commune, descendirent dans la rue avec le drapeau rouge – je suis le fruit de l’école publique, et fier de l’être. J’ai étudié à l’Université de Bruxelles, créée peu après notre indépendance en réaction à la mainmise du clergé sur l’enseignement.

Par tradition familiale et scolaire, j’appartiens à ce milieu anticlérical (mais non plus socialiste, même si mon grand-père était, comme tant d’autres anciens combattants, monarchiste de gauche) qui a ses ridicules et ses grandeurs, comme la bourgeoisie catholique. Dès l’âge de douze ans, j’ai eu la chance d’étudier le latin à l’athénée (et non au collège – clivage oblige), un latin exempt de toute empreinte chrétienne : l’Antiquité, la vraie, la païenne, m’a donc été servie sur un plateau d’argent par des professeurs d’exception, de vrais moines laïcs que je ne manque jamais de saluer. Comme en outre, j’ai participé dès l’âge de treize ans à des fouilles archéologiques dans nos Ardennes, le monde ancien m’a très vite été familier.

 

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J’en parle dans La Source pérenne, qui retrace mon itinéraire spirituel : en dégageant les ruines d’un sanctuaire païen du Bas Empire, en nettoyant tessons et monnaies de bronze portant la fière devise Soli invicto comiti, en reconstruisant les murs du fanum gallo-romain (car en plus d’être terrassier, j’ai aussi joué au maçon – l’archéologie comme humanisme intégral), j’ai pris conscience de mon identité profonde, antérieure. Ce paganisme ne m’a pas été « enseigné » stricto sensu puisque mon entourage était de tendance rationaliste. Je l’ai redécouvert seul… à moins que les Puissances – celles du sanctuaire ? – ne se soient servies de moi. Les lectures, les fouilles, le goût du latin puis du grec, des expériences de type panthéiste à l’adolescence dans nos forêts, tout cela a fait de moi un polythéiste dès l’âge de seize ans. Depuis, je n’ai pas dévié et n’ai aucunement l’intention de le faire : je creuse mon sillon, en loyal paganus.

 

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Pendant près de dix années, vous avez repris le flambeau de la revue polythéiste Antaios. Dans quel esprit avez-vous plongé dans cette aventure ?

Durant mes études de philologie classique, j’avais découvert un exemplaire d’Antaios, la revue d’Eliade et de Jünger (1959-1971). Sa haute tenue, l’éventail des signatures (de Borges à Corbin) et cette volonté de réagir contre le nihilisme contemporain m’avaient plu. A l’époque, au début des années 80, le milieu universitaire se convertissait déjà à ce qu’il est maintenant convenu d’appeler « politiquement correct », expression confortable et passe-partout à laquelle je préfère celle d’imposture matérialiste et égalitaire, plus offensive. L’aventure d’Antaios (1992-2001) est née d’une réaction à l’imposture ; elle constituait, oui, une offensive. Minuscule, périphérique, mais réelle et qui, j’en suis certain, a laissé des traces.

En 1992, comme il n’existait aucune revue sur le paganisme qui correspondît à mes attentes de rigueur et d’ouverture, j’ai décidé de relancer Antaios, deuxième du nom, dans le but de défendre et d’illustrer la vision païenne du monde, et aussi, je le concède, de me faire quelques ennemis. Jünger m’a écrit pour m’encourager ; il me cite d’ailleurs dans l’ultime volume de ses mémoires, Soixante-dix s’efface. Pour son centième anniversaire en 1995, je lui ai fait parvenir la réplique en argent de la rouelle gallo-romaine qui servait d’emblème à Antaios.

L’esprit de la revue, que j’ai dirigée de manière autocratique, se caractérisait par une ouverture tous azimuts – ce qui m’a été reproché à ma plus profonde jubilation. Le franc-maçon progressiste côtoyait l’anarchiste déjanté et le dextriste ; l’universitaire frayait avec le poète : de Jean Haudry, sanskritiste mondialement connu, à Jean Parvulesco, l’ami d’Eliade et de Cioran, tous communiaient dans une quête des sources pérennes de l’imaginaire indo-européen, de Delphes à Bénarès. Seule l’originalité en ouvrait les portes, ainsi que la fantaisie et l’érudition. Jamais l’esprit de chapelle. Ce fut un beau moment, illustré par les trois aréopages parisiens, où nous reçûmes des gens aussi différents que Michel Maffesoli ou Dominique Venner. Je suis particulièrement fier des livraisons consacrées à Mithra, aux Lumières du Nord. Quand je suis allé aux Indes et que j’ai montré Antaios à des Brahmanes traditionalistes, j’ai eu la joie d’être approuvé avec chaleur.

 

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Je n’ai pas hésité à écrire ailleurs que votre songe d’Empédocle me semblait voisin et frère des grandes aventures adolescentes de la collection Signe de Piste. Je pense notamment à la saga du Prince Eric et au Foulard de Sang. Qu’en pensez-vous ?

 

Jean-Louis Foncine était un fidèle abonné d’Antaios, que je retrouvais à divers colloques dans les années 90. Un gentilhomme d’une politesse exquise, Croix de Guerre 39-40, qui m’avait offert Un si long orage, ses mémoires de jeunesse (il avait vécu le bombardement de Dresde). Je dois toutefois préciser que je n’ai jamais lu une ligne de cette littérature qui, dans les athénées belges en tout cas, est connotée « collège », donc bourgeoisie bien-pensante : a priori, ces beaux jeunes gens si blonds, si proprets et leur chevalerie un peu ambiguë ne m’inspirent guère. Moi, je lisais plutôt Jules Verne et Alexandre Dumas, Tintin, Blake et Mortimer… Si vous cherchez des sources au Songe d’Empédocle, voyez plutôt du côté de Hesse et Jünger, de Lawrence et Yourcenar. Le regretté Pol Vandromme, qui m’aimait bien, avait comparé Le Songe d’Empédocle aux « réussites majeures d’André Fraigneau », un auteur qui a illuminé mes années d’étudiant.

 

Vous citez volontiers Ernst Jünger parmi vos maîtres, vos créanciers spirituels. Comment avez-vous rencontré son œuvre ?

Par les Orages d’acier, magnifique journal des tranchées, que j’ai lu étudiant. Par Les Falaises de marbre – un livre talisman pour moi. Puis par les Journaux parisiens, lus à l’armée, et ensuite tout le reste.

 

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Si vous deviez retenir trois grandes idées ou visions dans la cohorte de ses essais, journaux et correspondances, quelles seraient-elles ?

 

Les idées ne m’intéressent guère : j’imagine le jeune biologiste à Naples avec son nœud papillon, le capitaine de la Wehrmacht qui sauvegarde des archives pendant la Campagne de France, l’entomologiste aux cheveux blancs, le centenaire qui grille une cigarette dans son jardin… Il y a quelque chose de magique chez cet homme. Une lumière intérieure, une probité, une classe. Voyez le buste qu’en a fait Arno Breker : impérial.

 

Si Ernst Jünger est reconnu – peut-être plus en France qu’en Allemagne – comme un auteur majeur du XXème siècle, il est peut être d’autant plus extraordinaire par l’exemplarité de sa vie. Sa « tenue » comme dirait Dominique Venner. Qu’en pensez-vous ?

 

Bien sûr ! Comment ne pas être séduit par la haute tenue de l’homme, sa noblesse si visible, qui font de lui un modèle d’altitude. Un seigneur, subtil et érudit, sensible et lucide. Rara avis !

 

Ceux qui envisagent l’œuvre de Jünger de manière trop figée, comme l’Université y invite souvent, y découpent facilement des blocs (l’élan guerrier, l’exaltation nationaliste, l’admiration pour la technique puis sa critique, le retrait de l’anarque …). Jünger n’est-il pas tout simplement Européen, c’est-à-dire déterminé à faire naître de la confrontation des actes et des idées un dépassement par le haut. Ce qu’il semble avoir pleinement réussi en un siècle de vie…

 

Jünger est un seigneur, qui n’a pas dérogé. Pour ma part, c’est davantage l’observateur des hommes et de la nature, le capitaine des troupes d’occupation qui salue l’étoile jaune, le conjuré de 44, le subtil diariste qui me séduisent. Le romancier de Sur les Falaises de marbre, qui nargue un régime sombrant dans la folie furieuse – les massacres de Pologne et d’ailleurs. L’anarque, en un mot. Le théoricien de la technique, le nationaliste des années 1920 ne m’intéressent qu’à titre anecdotique.

 

Ce qui est souvent passé au second plan lorsque l’on évoque Jünger est son rapport extrêmement profond, amoureux, mystique avec la nature. Sa passion entomologique n’est nullement anecdotique. Il semble nous enseigner qu’en toutes circonstances, la contemplation de la nature suffit à nous ramener aux vérités premières…

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C’est un trait de caractère éminemment germanique, cette tendresse pour la nature, cette vision panthéiste du monde.


En faisant renaître la revue Antaios, vous avez été régulièrement en contact avec le sage de Wilflingen, quels souvenirs conservez-vous de ces échanges ?

 

 

J’ai quelques cartes et lettres, un livre hors commerce dédicacé d’une splendide écriture, Prognosen. Une citation dans son Journal – ce qui ne me déplaît pas. Une carte postale à son image qu’il m’écrivit pour ses cent ans : l’écriture en est d’une absolue netteté. Ferme, comme celle de Dominique Venner sur sa lettre d’adieu, envoyée le jour de sa mort volontaire…

 

Permettez-moi de soumettre à l’auteur du Songe d’Empédocle ces quelques mots : « On ne peut échapper à ce monde. Ici ne s’ouvre qu’un seul chemin, celui de la salamandre, qui mène à travers les flammes »

 

Belle illustration de la tension tragique, que je fais mienne.

 

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Le questionnaire de Proust

 

 

Le principal trait de votre caractère ?

Un goût pour la contemplation, couplé à une forme d’impertinence.

La qualité que vous préférez chez un homme ?

La droiture.

La qualité que vous préférez chez une femme ?

La fidélité.

Qu’appréciez-vous le plus chez vos amis ?

Droiture et fidélité.

Votre principal défaut ?

L’ impatience !

Votre occupation préférée ?

Flâner, lire et rêver.

Ce que vous voudriez être ?

Poète.

Où aimeriez-vous vivre ?

Venise, Oxford, un manoir en Touraine…

Le lieu où vous vous sentez le plus l’âme européenne ?

Le Panthéon de Rome.

Vos auteurs favoris en prose ?

Stendhal, Léautaud, Morand.

Vos poètes préférés ?

Ronsard, Nerval, Verlaine.

Vos musiciens préférés ?

Bach, Scarlatti, Chopin.

Trois personnages que vous admirez particulièrement ?

Socrate, l’empereur Julien, Nietzsche.

Trois noms qui vous sont chers ?

Alexandre, Hélène, Vladimir.

Le fait militaire que vous estimez le plus ?

La résistance des Grecs aux Thermopyles.

Le don de la nature que vous voudriez avoir ?

Peindre.

Comment aimeriez-vous mourir ?

D’un coup.

Votre état d’esprit actuel ?

Mélancolique.

Votre devise ?

Fortitudo et sapientia
(courage et sagesse).

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25 février 2019

Avec Jacques de Decker à propos du Prince d'Aquitaine

 

Cinquante minutes avec Jacques De Decker,

Secrétaire perpétuel de l'Académie royale,

à propos de mon roman Le Prince d'Aquitaine,

à la bibliothèque centrale de Bruxelles, dans l'ancien couvent des Riches Claires :

 

 http://www.brunette.brucity.be/bib/bibp1/BIBLIOVIDEO.html?V1=x722pvx&V2=&O:Christopher%20G&#233rard

 

 

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31 décembre 2018

De bibliotheca mea

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Entretien avec Rony Demaeseneer

 

Dans l’intimité d’une bibliothèque d’écrivain…

 

Quelles sont vos premières lectures marquantes ? Ces lectures sont-elles associées pour vous à des souvenirs, des impressions liées à la matérialité du livre : une illustration de couverture, un grain de papier, un format, une odeur, une collection, etc.

C’est le 6 décembre 1972 qu’un livre a changé ma vie. A peine âgé de dix ans, j’ai reçu de ma grand-mère un album illustré qui, malgré déménagements & pérégrinations, ne m’a jamais quitté : Légendes de la Grèce ancienne. Le monde merveilleux des dieux, des déesses, des nymphes et des héros, de Roger Lancelyn Green, écrivain britannique formé à Merton College (Oxford) sous la direction de C. S. Lewis et, comme lui, membre du cercle littéraire informel des Inklings.

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Comment ne pas rêver, toute une vie d’homme et d’artiste, aux noms d’Ouranos  et de Gaïa, dont naquirent Océan, Chronos (le Temps, au centre de toute vie d’écrivain ?), le géant Antée (lequel donna son nom à une prestigieuse revue symboliste belge du début du XXème siècle, où l’on lisait Christian Beck, André Gide et Rémy de Gourmont) ? Combien d’heures solitaires passées à rêver à Mnémosyne, qui de Zeus enfanta neuf filles, les Muses ? A Phaéton et au char du Soleil, à l’imprudent Icare, à cette fascinante Toison d’Or (qui parle au cœur de tous les Bruxellois), au courageux Thésée ? Quelques années plus tard, un splendide feuilleton italien m’initia aux voyages d’Ulysse, au courage de Thésée, à la noblesse du chien Argos.

 

D’autres invoqueront Proust ou Kafka. Moi, ce sont les  dieux et les déesses, les nymphes et les héros qui, à jamais, ont peuplé mon imaginaire. Cet album aux couleurs fauves me plongea dans le monde de la lecture, que je n’ai plus quitté. Toujours grâce à ma grand-mère, j’ai découvert, dans la bibliothèque verte, dont je recevais un volume à chaque bon bulletin, Les Aventures de Langelot, un agent secret au service de la France (du Général), dont l’auteur, le lieutenant X, je l’appris trente ans plus tard, n’était autre que Vladimir Volkoff, qui allait, par le truchement de mon éditeur Dimitri, devenir un ami.

Sans oublier Henry de Monfreid et Joseph Peyré - un avant-goût de l’aventure à une époque, les tristes années 70, où l’on voyageait peu, même en rêve. Puis, dans l’horrible reliure bleue des éditions Walter Beckers de Kalmthout, Jules Verne (Michel Strogoff, Vingt mille lieues sous les mers. Et, mon préféré, Voyage au centre de la terre). Un peu plus tard, dans les petits volumes de poche Marabout à cinq francs, les récits d’explorateurs (comme le spéléologue Norbert Casteret) ou de guerriers (Le Grand cirque de Pierre Clostermann, l’épopée des Belges de la RAF…), mais pas Bob Morane, que je n’ai jamais lu (de même que je n’ai jamais, au grand jamais, ouvert un volume de la collection Signes de piste, qui n’avaient pas leur place dans la mouvance laïque et dont je n’ai perçu que fort tard, à l’âge adulte, le caractère ambigu). Progressant avec vaillance, toujours chez Marabout, je fis la connaissance du plus merveilleux défenseur de l’esprit mousquetaire comme de l’idéal monarchique, l’immense Alexandre Dumas, éducateur des âmes. Bien plus tard, quand, au lieu de m’ennuyer comme un rat mort à divers cours ex cathedra de l’ULB (je précise : ni ceux de Lambros Couloubaritsis ni ceux de Charles Delvoye), je traînais en bibliothèque et chez les bouquinistes, j’appris la passion pour Dumas de Jacques Laurent, l’un des plus talentueux Hussards.

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Je fus ému jusqu’aux larmes quand je sus que mon cher Jacques Laurent ne se résigna à lire Le Vicomte de Bragelonne que peu de temps avant de se tuer, tant l’accablait l’idée même de « voir » la mort de ses amis d’Artagnan et surtout celle, dans la grotte, de Porthos. Si je cite cette anecdote, c’est pour confirmer aux lecteurs que, pour moi, la littérature n’est pas un jeu et que des personnages de roman peuvent devenir des amis.

Un mot encore pour saluer cette collection de poche Marabout avec ses couvertures kitsch et néanmoins fascinantes : il faut dire et redire l’importance historique de cette maison qui, grâce au travail de Jean-Baptiste Baronian, révéla au jeune public Thomas Owen et Jean Ray, les Sortilèges de Ghelderode et les errances de Gérard Prévot, tant d’autres encore. Comment en effet oublier ces beaux recueils, La Belgique fantastique, bientôt suivi de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la France ?

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Puis vinrent, à la fin de l’adolescence, les collections de poche « sérieuses », au papier si vite jauni, Press Pocket, Folio, Le Livre de Poche, qui ne portaient pas encore en quatrième de couverture ces satanés codes-barres : Les Tambours de bronze, de Jean Lartéguy ; La 317ème section de Pierre Schoendorffer ; tout Joseph Kessel (Nuits de princes !); Maupassant (Bel-Ami !), Nietzsche et Huysmans, Jünger. En rhétorique, deux chocs, Voyage au bout de la nuit, lu de manière hallucinée en deux jours et une nuit, et Le Rouge et le noir, dégusté dans une sorte de transe.

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Plus tard viendront les casaques rouge et noir des éditions de la Table ronde (celle de Laudenbach), les livres si originaux de L’Age d’Homme (où j’allais un jour faire mon entrée) et de la collection Alphée des éditions du Rocher, ceux d’une grande maison bruxelloise, les éditions Jacques Antoine, avec leur élégant graphisme, la jolie collection littéraire d’André Versaille chez Complexe…

Dans mes Quolibets, j’ai salué soixante-huit figures d’irréguliers, dont un clandestin capital dont je viens d’apprendre la mort, mon ami Guy Dupré, l’auteur de Les Fiancées sont froides.

Etes-vous d’une certaine manière un « fouineur », « chineur » de bibliothèque, librairie et/ou bouquineries ? On retrouve ça et là cette ambiance de librairie, de bouquinerie dans certains de vos ouvrages, je pense entre autres au narrateur d’Aux Armes de Bruxelles ?

Dans Aux Armes de Bruxelles, mes flâneries urbaines, j’évoque une quinzaine de librairies, dont certaines ont disparu, comme Corman (rue Ravenstein et celle d’Ostende), Libris (y compris l’antenne du Passage 44) ou Pauli (rue de Namur et Porte Louise). Parmi elles, nombre de bouquineries, petit monde que j’ai beaucoup fréquenté en quarante ans et qui, lui aussi, a subi des pertes irréparables, de Henri Mercier, de La Proue, à Jean-Pïerre Canon, de La Borgne Agasse, sans oublier Françoise De Paepe, du Bateau Livre, rue des Eperonniers, qui, vers 1983, me poussa à lire Chardonne et Léautaud.  

Pendant près de deux ans, à la fin des années 80, j’ai moi-même été libraire, chez Libris, avenue de la Toison d’Or. J’y ai rencontré le vieux Robert Laffont, l’écrivain Pascal Quignard et quelques autres… Mon grand plaisir était d’être le premier à ouvrir les colis d’offices – les nouveautés.

J’ai passé des centaines d’heures en chasses solitaires chez les libraires, surtout d’occasion, qui, très longtemps, ont occupé la quasi totalité de mes loisirs. Adolescent, puis jeune homme et enfin adulte, j’ai fouiné comme un sanglier dans la forêt, papoté avec les libraires, enregistré dans ma mémoire mille titres et anecdotes glanés dans les rayons, avant de recouvrir mes trouvailles de papier cristal – sans doute le seul travail manuel dans lequel je ne me montre pas totalement manchot.

 

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Dans mon premier roman, Le Songe d’Empédocle, j’ai utilisé en les métamorphosant ces souvenirs de chasse aux livres. Surtout, l’un des personnages du roman est précisément la bibliothèque « borgésienne » du héros … Encore aujourd’hui, malgré le manque de temps, il m’arrive de hanter le Pêle-Mêle et les Petits Riens, Nijinski et Génicot, où je croise les confrères Delperdange et De Decker, Crickillon et Baronian.

Simplement, j’achète bien moins que naguère, conscient que le temps m’est compté… comme la place – j’y reviendrai.

Quant aux bibliothèques, je leur dois maintes découvertes, et ce dès la fin de l’école primaire, quand nos instituteurs nous emmenaient rue de la Paille, à L’Heure joyeuse, tout près du repaire historique du mouvement Cobra. A la fin des Plastic Seventies, je fréquentais la bibliothèque communale d’Ixelles, rue Mercelis – rue mythique (De Coster, Baudelaire, Poulet-Malassis). Je n’oublierai jamais le bruissement des néons de la grande salle, quand je faisais mon choix dans les rayons. Une fois étudiant, j’eus accès aux trésors de la bibliothèque des Sciences humaines de l’ULB (et à son immense salle de lecture avec ses recoins cachés à l’étage), ainsi qu’au Sanctum Sanctorum, je veux dire la Royale, à une époque où le service y était exécrable. Longtemps, je m’y suis morfondu dans l’attente que la lumière rouge daigne enfin clignoter sur ma table de travail, signe que l’ouvrage demandé était arrivé - ou non. L’une de mes victoires fut de pouvoir y occuper, plus ou moins clandestinement, une table à l’étage, avec les vrais papivores blanchis sous le harnais (et quelques toqués mémorables). Pourtant, j’ai toujours préféré travailler chez moi, quitte à photocopier des tonnes d’articles, car, au fond, ce que j’aime, dans les bibliothèques, c’est surtout l’accès direct, qui permet les flâneries… et surtout la rêverie.

Avez-vous un côté bibliophile ? Etes-vous attentif aux tirages de tête, aux reliures, etc.

Bibliophile, je ne le suis guère stricto sensu. Aucun goût pour les grands papiers, de toute façon hors de ma portée en raison de leur prix, et parce que cette pratique sent l’investissement et la thésaurisation. Que certains puissent acheter un livre non coupé et ne pas le lire pour cette raison me dépasse. En revanche, une belle reliure peut me faire envie… pourvu que le texte soit à la hauteur, car ce dernier conserve la priorité absolue. Surtout, un bel envoi, même sur un volume fatigué, me touche, de même qu’une jolie provenance. Je possède ainsi une étude sur Louis Ménard dédicacée à James Ensor, un exemplaire du S.P. du Treizième César de Montherlant adressé à Guy Vaes (deux € au Pêle-Mêle), un Morand dédicacé à Déon et un Abellio à Poulet…

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Je ne dépenserai jamais pour cela des sommes folles, n’étant en réalité ni collectionneur ni fétichiste, mais un bel envoi, oui, risque de me séduire. C’est pourquoi, chaque fois que j’ai pu l’obtenir d’un écrivain que j’admirais, j’ai fait dédicacer au moins un de ses livres, sinon davantage. De même, je conserve avec soin la correspondance, parfois volumineuse, que j’ai échangée avec ceux que Matzneff appelle justement les maîtres et complices, de Jünger (qui me cite dans ses Mémoires) à Déon, de Vaes à Vandromme.

 

Votre bibliothèque personnelle constitue-t-elle un outil de référence pour l’écriture ? Feriez-vous la distinction entre une bibliothèque de travail et une bibliothèque d’agrément au sein de vos collections ? Peut-on y relever un classement ; comment sont rangés les ouvrages, par langue, par auteur, par genre, par affinité, etc.

Ma bibliothèque regroupe quelque cinq mille volumes répartis dans un petit appartement de quatre pièces qui constitue à la fois un oratoire et un laboratoire, un bureau et un refuge, dépourvu du moindre téléphone et même d’internet. J’ai poussé le zèle jusqu’à saboter la sonnette ! Nul n’y a accès ; je garde pour moi le privilège d’y passer l’aspirateur et d’en dépoussiérer les étagères, quand l’envie me prend (deux fois par an). Il n’y a donc que très peu de livres dans l’appartement où je vis (à un autre étage du même immeuble Art déco), à la grande surprise/déception de mes invités : juste quelques coffee table books et les quelques volumes en lecture. Mon épouse pratique de même et dispose d’une chambre de bonne sous les combles, elle aussi pleine comme un œuf.

Outil de référence ? Cela me paraît bien académique : le principal outil, ce sont ce que Hercule Poirot nomme the little grey cells ; puis viennent les réminiscences, les carnets et les archives. Je ne fais pas de différence entre bibliothèques : pour moi, le dictionnaire de Littré, celui de Bertaud du Chazaud pour les synonymes, mon fidèle vieux Grevisse (l’édition de 1950, trouvée pour trente francs aux Petits Riens), les trois volumes du Dupré sont une source inépuisable de plaisirs. Un écrivain digne de ce nom n’est-il pas avant tout philo-logue – amoureux des mots et de la langue qu’il sert, la plume à la main ?

Le classement ? D’une totale subjectivité et juste assez désordonné pour garder son charme. Je me méfie des bibliothèques trop nettes comme je ris sous cape quand je vois tel confrère posant devant ses Pléiades, agglutinés comme à la FNAC.

Chaque auteur y a droit à son espace, parfois important, comme Jünger ou Eliade, Drieu la Rochelle ou Montherlant, Morand ou Barbey d’Aurevilly, Mohrt ou Déon, Waugh ou Léautaud, Le Carré ou Vandromme, etc. J’ai groupé mes auteurs par aire géographique ou historique : les Anciens (les volumes des collections Loeb et Budé), les Irlandais, les Russes, les Belges… Il y a aussi des ensembles plus thématiques : les mythologies, la philosophie, l’esthétique …

 

Avez-vous besoin d’être entouré de livres pour écrire ? Ou bien pouvez-vous écrire dans un train, un café, etc.

Si je puis prendre des notes un peu partout dans un carnet, j’écris chez moi, dans le silence et entouré de mes amis Littré, Larousse et Cie. Je ne pourrais jamais écrire dans un café – ce qui me paraît souvent une pose, à mes yeux ridicule, celle des faux écrivains, qui veulent être vus en proie « aux affres de la création », comme chantait l’autre.

Pour moi, écrire est un acte intime, solitaire, relevant d’une ascèse toute en gaîté, d’un dialogue muet avec soi-même et avec les maîtres. De toute façon, je dois pouvoir me lever pour gyrovaguer à mon aise, pour me relire à haute voix et tester une phrase. Impensable à La Mort subite !

 

Les auteurs, les ouvrages que vous citez dans vos livres peuvent-ils être d’une certaine façon vus comme des clins d’œil à des écrivains qui font partie de votre famille littéraire, donc aussi qui composent votre bibliothèque personnelle et intime ?

C’est là une évidence : les exergues, comme les titres, font partie intégrante de l’œuvre ; ils révèlent des filiations et/ou des pistes. Certains sont peut-être des pièges ou des leurres. Si je cite Empédocle ou Léautaud, Huguenin ou Rezzori, il y a bien une raison, qui ne s’explique pas.

 

Prêtez-vous vos livres facilement ? Mais surtout les récupérez-vous en général aussi facilement ?

Sauf rarissimes exceptions, je ne prête pas mes livres.

Entre ces deux citations, vers laquelle pencheriez-vous ?« Un livre de cuisine, ce n’est pas un livre de dépenses, mais un livre de recettes. » de Sacha Guitry ou « Un livre n’est rien qu’un petit tas de feuilles sèches. »de Jean-Paul Sartre ?

Je refuse de choisir entre l’amusante pirouette de boulevard et la sentence faussement profonde. Depuis les cours de rhétorique, où je fus abreuvé jusqu’à la nausée de sa prose moralisatrice, Sartre m’inspire de la répulsion. Prétendre comme il le fait qu’un livre « n’est rien que » traduit surtout sa sécheresse d’âme.

Je vous en propose donc une troisième, autrement plus fraîche et plus dense, picorée dans Mille roses trémières du regretté Marcel Schneider : « Le rôle de l’écrivain est de créer la vision par le style et de faire passer un courant magnétique entre le lecteur et lui ». Vision, style, courant magnétique, tout est dit. Le reste est bavardage de pédants.

 

Christopher Gérard

Janvier MMXVIII

 

 

 

 

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26 septembre 2018

Zenith

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Un extrait de "Zenith",

le chapitre XIX de mon roman Le Prince d'Aquitaine.

 

"Avec l'âge me venait un respect de soi, tardif certes, qui commençait à compenser bien des blessures anciennes et qui, surtout, joua le rôle de garde-fou contre ma vieille fascination pour l'autodestruction, cette vérole que tu m'avais transmise.

C'est à cette époque qu je me mis à collectionner les cravates, les pochettes et les costumes, en prêt-à-porter et en seconde main, sur mesure enfin. Ayant lu dans Balzac que "la cravate est à la toilette ce que la truffe est à un dîner", je me mis à déguster ces truffes, sans complexe et avec d'autant plus de jubilation que l'époque était au débraillé. 

Vulgaire et désenchanté, le monde contemporain m'était, je le savais depuis toujours, un exil : je choisis d'en contester les dogmes par l'affirmation de ma singularité ; je décidai de résister consciemment à une mise au pas générale que ma qualité de déclassé me permettait d'analyser avec une lucidité que ne posséderont jamais les adaptés.

De fils inconsolé et ténébreux, je me fis insulaire, donc souverain.

Finies les langueurs à la noix et la culpabilité, place à l'ironie et au détachement ! Le tweed, si possible irlandais, du Donegal, me servait d'armure dans ma croisade contre le déclin."

 

A paraître le 30 août aux éditions Pierre-Guillaume de Roux

 

littérature,dandysme

 

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24 septembre 2018

Chambolle-Musigny

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Un extrait de "Chambolle-Musigny",

le chapitre XX de mon roman Le Prince d'Aquitaine 

 

"Le vin que tu m’avais fait connaître malgré toi, je l’apprivoisai, en digne suivant de Dionysos, dont j’étudiai le mythe et les rites. Ce Dieu du vin, de la vigne et de l’extase, issu d’une mortelle, à la fois hellène et thrace, ce Dieu errant et un temps pourchassé, me fascinait. N’avait-il pas gagné les Indes ? N’était-il pas suivi de Bacchantes en délire ? N’est-il pas, encore aujourd’hui, source d’inspiration ?

Le vin qui libère et asservit, je le bois, parfois sans mesure excessive, mais toujours dans la joie, par amour de la vie plutôt que du morne plaisir, avec l’Aimée, avec les amis, sans une once de tristesse."

 

A paraître le 30 août chez Pierre-Guillaume de Roux

 

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