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31 janvier 2018

Jan Bakhyt, poète archéofuturiste

 

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Jan Bakhyt, poète archéofuturiste

 

Né au Kazakhstan à la fin du règne de Staline, le poète russophone Bakhytjan Kanapianov alias Jan Bakhyt, est un singulier personnage : ingénieur métallurgiste et producteur de cinéma, boxeur (champion du Kazakhstan en 1968), militant antinucléaire (il a participé au nettoyage de Tchernobyl), éditeur indépendant, bref un homme complet au parcours à la fois archaïque et futuriste.

Tout jeune, ce descendant de Genghis Khan publie ses premiers poèmes, qui attirent l’attention de celui qui deviendra son maître, Olzas Souleimanov, l’un des grands écrivains kazakhs, futur ambassadeur à Rome et à l’Unesco, et l’un des meneurs du mouvement antinucléaire. Comme Souleimanov, géologue de formation, Bakhyt a commencé par des études scientifiques avant de bifurquer vers le cinéma et la poésie. Traduit en une douzaine de langues, candidat au Prix Nobel, il était encore peu connu du public francophone, d’où l’intérêt de la publication, à la Manufacture des livres, de ce premier recueil remarquablement traduit en français par un autre boxeur, Thierry Marignac.

Ce dernier explique bien dans sa postface la difficulté de traduire la poésie, surtout quand elle provient d’un univers aux antipodes du nôtre. Même s’il écrit en russe, Bakhyt pense en Kazakh, en descendant des nomades turco-mongols. C’est là que réside le caractère puissant de l’homme et de sa poésie : il traduit dans la langue d’Akhmatova et de Pasternak, aînés à qui il paie son tribut, l’imaginaire épique des steppes d’Asie centrale. Et Marignac de transcrire cette métamorphose dans la langue de Valéry ! Le résultat me laisse pantois, et empli d’admiration tant le traducteur fait preuve d’une constante rigueur pour rendre la fermeté d’âme du Kazakh.

Ce qui frappe à la lecture de ces poèmes, c’est aussi leur caractère foncièrement panthéiste, et, pour tout dire, païen. A l’image de ses ancêtres rhapsodes, Bakhyt ne conçoit jamais la poésie comme un jeu formel, même s’il rassemble dans ses textes la richissime expérience poétique russe du XXème siècle. En effet, Bakhyt chante les puissances et « les idoles de pierre que personne ne nomme », la fidélité aux aïeux, la reconnaissance due aux maîtres, les chamois des montagnes et les oies sauvages, les tchabanes, ces berges de l’Asie centrale dont le nom fait songer aux chamanes. Chamane, oui, ce poète inspiré qui s’exclame : « Je suis fils du monde, je crois à son éternité / ô terre des steppes, nous sommes coupables devant toi ». Chamane, celui qui chante les Toumanes, ces bataillons du temps de Genghis Khan, et le culte encore vivace du cheval : « Le chant déferle, les sabots en cadence / Sous moi, le cheval est heureux / Et d’une mélodie oubliée la substance / dans mon cœur propage le feu. »

Tantôt, Bakhyt, « poète à mi-temps astrologue ébloui », rappelle la Grande Terreur de 37 et les camps perdus dans le brouillard, tantôt il évoque les néons de Moscou ou les pins bleus d’Alma-Ata.

Une voix purificatrice, primitive au sens le plus profond du terme, transcrite avec autant de probité que de talent.

 

Christopher Gérard

 

Jan Bakhyt, Perspective inversée, SL Publications, La Manufacture des livres, 216 pages.

 

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18 janvier 2018

Guy Dupré, clandestin capital

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Rue Vieille du Temple, chez Guy Dupré, clandestin capital.

Stéphane Barsacq m'apprend la mort de Guy Dupré, sans doute l'un des tout grands écrivains français et certainement l'un des plus secrets.

 

"Tout homme digne de ce nom est en guerre. C'est un royaume à délivrer, une Prusse intérieure à sauver de la déréliction, une guerre civile à surmonter."

Guy Dupré, dans Matulu, 1986.

 

"Dans le bleu des soirs d'Île-de-France pareil au bleu de Prusse des matins d'exécution, je chercherais longtemps encore le secret de conduite qui permet de lier la douceur sans quoi la vie est peu de chose au déchaînement intérieur sans quoi la vie n'est rien."

Guy Dupré, Les Manœuvres d'automne, 1997.

 

Si un auteur méritait le titre de clandestin capital, c'est bien Guy Dupré, qui débuta en littérature en 1953 par un chef d'œuvre salué par André Breton, Julien Green et Albert Béguin. A juste titre considéré comme une résurgence du romantisme allemand, Les fiancées sont froides est en effet un livre culte qui, génération après génération, envoûte une poignée de lecteurs séduits par le ton  incantatoire, unique dans les lettres françaises contemporaines ; par le style elliptique comme par l’ironie doucement féroce d’un écrivain de race. Ce récit intrigant se déroule sur les rives désolées de la Baltique, où l'on suit les dérives amoureuses et guerrières d'un hussard

Editeur chez Plon, Dupré a publié dans les années soixante, au plus fort de l’infernale sarabande, une édition abrégée des Cahiers de Maurice Barrès ainsi que ces fameuses Chroniques de la Grande Guerre, fatales à l'ancien Prince de la jeunesse. Voilà qui donne une idée du personnage, à l'écart et à rebours du siècle. Sa signature se lit dans les principales revues littéraires des quarante dernières années, de La Parisienne à la Nouvelle Revue de Paris, de La Table ronde à Combat, en passant par Arts ou Matulu. Omniprésent sur le front des Lettres mais toujours en retrait, Dupré évoque une sorte de Père Joseph, figure rendue plus mystérieux encore par un je ne sais quoi d'asiatique, comme Paul Morand. C’est que sa grand-mère - à Guy Dupré - était nippone, et, de cet héritage ancestral, il a gardé un côté ascétique et décalé. Une présence, qu’on imagine en armure, la main sur la poignée du sabre, ou calligraphiant un poème avant l’assaut. Une légende aussi: cet écrivain tôt remarqué ne s'imposa-t-il pas vingt-huit ans de silence avant de publier un deuxième roman, Le Grand Coucher? A Grégoire Dubreuil qui l'interrogeait sur cette retraite digne d'un Chartreux (ou d'un moine shintoïste), il lâcha, superbe: "je ne voulais pas devenir une "main à plume", mais continuer à prêter l'oreille à mes voix". 

Elève de Gracq, lecteur de Nerval et de Breton, ami d’Abellio comme de Green, Guy Dupré est inclassable, mais pourquoi ne pas le qualifier, pour faire bref, de surromantique ou d’onironique ? Romancier ? Certes : trois aérolithes en témoignent, que viennent de republier les éditions du Rocher dans la même élégante maquette que celle des deux derniers Fraigneau (ami de Dupré, bien sûr). Essayiste ou mémorialiste ? En fait, Guy Dupré se rit des étiquettes : « la littérature française, dit-il, ne peut reverdir qu’au prix de la confusion concertée, symphonique et raisonnante des genres considérés longtemps comme autonomes et antinomiques ». Conception héraclitéenne de la littérature, où s’harmonisent les contraires, où du chaos méthodique naît une troublante beauté.

Ce qui frappe dans ces trois romans, comme dans ses souvenirs en forme d’essais, c’est la place du mythe chevaleresque : dames, adoubements, culte des anciens, service inutile, bref un imaginaire à mille lieues des fadeurs de l’époque. Ainsi que la présence, obsessionnelle et quasi hallucinée, d’un Eros funèbre : veuves de la Grande Guerre ou uhlans glacés, l’essentiel chez Dupré reste que la volupté exhale un parfum de caveau.

Une image en appelant une autre, ses trois romans évoquent tous la décadence, celle du cher vieux pays miné par la guerre civile, manie (du grec mania : folie) bien gauloise et qui remonte haut, au Bellum gallicum, quand des tribus qui ne s’aimaient point se trahirent avec allégresse pour la plus grande gloire de César. Le destin de deux officiers français, le capitaine Dreyfus et le colonel Bastien-Thiry, symbolise aux yeux de Guy Dupré l’affaissement continu (1895-1963) de ce qui fut la première puissance continentale jusqu’à la Révolution, saignée à blanc dans les tranchées de Verdun. Avec une insolente virtuosité l’écrivain saupoudre ses romans – tout particulièrement Les Mamantes - d’informations cryptées sur le métier de seigneurs, celui pratiqué dans les sections spéciales, les loges sauvages et autres bureaux d’études. Un Volkoff qui, nuit après nuit, ne songerait qu’à l’Allemagne, l’Allemagne seule, « Teutonia, notre mère à tous » pour citer l’un de ses frères.

L’écrivain égare son lecteur dans les méandres de l’histoire occulte, celles des conjurations et des sodalités inavouées, qu’il chante dans un style elliptique, presque hautain, souvent ironique, toujours sérieux, car il a fait sienne cette bonne pensée de Julien Green : « la littérature n’est pas un jeu, mais la vie même ».

 

Christopher Gérard

*

Je dis nous, de Guy Dupré

 

Un clandestin capital : tel est Guy Dupré, écrivain précieux au sens noble du terme, dont les débuts furent salués, il y a cinquante ans, par André Breton. Voilà qu’il nous revient, grâce à la Table ronde - à écrivain mystique maison mythique - qui réédite une anthologie de textes non romancés, mais appartenant à la plus haute littérature. Préfaces, hommages ou études s’étendant de 1952 à 2005 composent ce recueil, où Guy Dupré révèle sa fascination pour le IV° ordre, celui des armes. Car chez lui, la plume et le sabre - Nerval et Jünger, Barrès et Abellio  - font excellent ménage. De même, les montages et les opérations subversives font ses délices. L’homme a en effet une connaissance ahurissante des arcanes de la Révolution, de l’Affaire du Collier … à l’Affaire Dreyfus (« un Sedan intérieur ») – car il s’agit toujours de la même offensive sournoise contre la première puissance du continent. Incollable sur Barrès (qu’il aurait dû éditer dans la Pléiade), capable de réciter des centaines de pages sur « l’intransmissible secret des tranchées », Dupré est l’un de ces initiés sauvages qui traversent les coulisses, un noble voyageur qui maintient et transmet une flamme, celle du cher vieux Pays.

 

Christopher Gérard

 

Entretien avec Guy Dupré

 

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Qui êtes-vous? Toute votre œuvre, essais et romans confondus, témoigne d'une puissante nostalgie, celle d'un Ordre mystique et guerrier. Quelles sont les racines de cette double vocation sacerdotale et militaire?

Historiquement parlant, j’appartiens à la première génération française d’anciens non combattants. J’étais de l’une des trois classes exemptées du service militaire pour avoir été touchées, pour ceux qui n’étaient pas étudiants, par le S.T.O. À l’âge de Guy Môquet j’étudiais l’Énéide au lycée Henri IV dans la classe de Georges Pompidou. Un de mes camarades de seconde, au collège de Saint-Germain-en-Laye, Marco Menegoz, rejoignit un maquis en 44 : fusillé sans qu’on ait donné son nom à une station de métro. Autre condisciple, Pierre Sergent, engagé en 44 et devenu capitaine dans la Légion étrangère ; lors du putsch d’Alger, il rallia ceux que le général de Gaulle a appelé les « officiers perdus ». Un autre, Michel Mourre, affilié à dix-sept ans au francisme de Marcel Bucard, entra au séminaire, y perdit la foi, et se retira d’une autre façon du siècle en s’attelant à son monumental Dictionnaire d’Histoire universelle. J’avais dû, pour ma part, mes rations de survie aux Baudelaire et Rainer Maria Rilke, aux Normands Flaubert et Barbey d’Aurevilly, aux Apollinaire et Milosz qui n’avaient pas une goutte de sang français dans les veines. Sans prétendre à substituer la satiété à la disette, j’entrai dans l’après-occupation avec la volonté de me revancher sur les années de rationnement et dénutrition qui avaient menacé mes sources vives. A mon aversion pour les sectateurs de l’absurde, sartreux et camusards, se liait mon rattachement intérieur à l’ordre militaire mort à Hiroshima, où naquit la mère de mon père. Une sorte d’obligation de participer au Ve acte de l’armée sur les théâtres d’opérations extérieures, en supplantant dans son ton le souffleur. D’exprimer à ma façon « le trouble de l’armée au combat » selon l’expression du général de Gaulle, dont le général Weygand, qui lui non plus n’avait pas une goutte de sang français dans les veines, me disait qu’il « n’avait pas trop de deux églises à Colombey pour s’y confesser de ses péchés ». Au croa-croa des corbeaux au col Mao ce serait préférer le chant du cygne de l’antique honneur militaire. Chant du cygne qui me mettait dans tous mes états – ces états qui me feraient remonter jusqu’aux débuts de la guerre franco-française, commencée avec la dégradation du capitaine Dreyfus pour finir avec l’exécution du colonel Bastien-Thiry. L’honneur du capitaine Dreyfus est de n’avoir jamais été dreyfusard. Le péché de Barrès, comme celui du Bernanos de La grande Peur des Bien-Pensants, est de n’avoir pas compris que Dreyfus était de leur bord, lié par le secret professionnel, et qu’il importait de l’isoler, de le détacher de son parti, pour honorer en lui l’officier perdu, l’officier sauvé d’un chapitre inédit de Servitude et grandeur militaires.

 

Parmi les constantes de votre œuvre, il y a cette loi de Sainte-Beuve. Comment s'est-elle imposée à vous?

C’est dans son unique roman, Volupté, que Sainte-Beuve, qui fit Hugo cocu, a placé dans la bouche de son héros Amaury l’énoncé de ce que j’ai appelé la « loi de Sainte-Beuve ». Amaury, né dans les dernières années de la monarchie, raconte à un jeune ami les souvenirs de jeunesse de sa propre mère : « Comme les souvenirs ainsi communiqués nous font entrer dans la fleur des choses précédentes et repoussent doucement notre berceau en arrière ! » Pour nous, retourner vers la mémoire d'avant, ce serait le temps que nos mères apprirent à épingler de petits drapeaux sur la carte des départements envahis. Trop jeunes pour devenir veuves, elles correspondirent avec le promis dont elles étaient les marraines de guerre. Entre la communauté des « morts pour la patrie » et nos esseulements, une transfusion s’opérait. Nous n’aurions pas trop de cette jeunesse souterraine pour réchauffer l’hiver de la feue France. Quant à la querelle entre maréchalistes et généralistes, comment aurions-nous pu opposer le général me voici au maréchal nous voilà ? Pareils à ces tritons barbus, ces monstres marins que Marcel Proust entrevoyait à l’Opéra, dans l’ombre transparente de la baignoire de la princesse de Guermantes, et dont on n’aurait su dire s’ils étaient en train de pondre, nageaient ou respiraient en dormant. Comment les jugerions-nous, les opposerions-nous, quand, à nos yeux, leur justification secrète était de nous entretenir dans le mystère douloureux et glorieux d’où tout découle et qui s’appelle le mystère du temps ?

 

Votre premier roman, Les Fiancées sont froides, s'inspire du romantisme allemand bien plus que du surréalisme. Thanatos me paraît la figure tutélaire de ce livre ensorcelant, et la désertion l'un de ses thèmes principaux. Après vingt-huit ans de retraite, vous publiez Le grand Coucher, un peu votre Guerre civile. Avec Les Mamantes, vous développez le thème de la Mère (si possible veuve), préférable à la Fille (si possible vierge). Peut-on y voir le reflet d'une obsession, celle du refus d'engendrer? En fin de compte, l'écrivain n'est-il pas souvent fils et père de personne?

Dans chacun de mes trois romans le narrateur s’adresse à l’autre : dans Les Fiancées sont froides le hussard devenu écrivain public s’adresse à un hussard qui pourrait être son fils et qui a lui-même déserté ; dans Le Grand Coucher le récitant dédie son mémoire à la veuve qui servait d’appeau au colonel recruteur ; l’amant en deuil des Mamantes explique à une jeune vivante pour quelles raisons occultes il a si longtemps refusé de lui faire l’amour « à la papa ». Il y a chez les trois désertion, abandon de corps, refus de reconnaître le père comme le fils – trahison de l’histoire humanoïde au profit d’une affiliation d’ordre extra-mondain. Il leur faut transgresser la loi naturelle, substituer à la loi du sang qui régissait l’ancien pacte social la règle d’une transmission elle-même garante d’une filiation élective.

 

Quel regard jetez-vous sur les Lettres françaises d'aujourd'hui? Quelles lectures conseilleriez-vous à un impétrant?

Même en littérature, disait Barrès, il y a avantage à n’être pas un imbécile. Nuançons le propos : « Il y a avantage, en littérature, à ne pas entrer dans la descendance de Monsieur Homais » - avantage à ne pas prendre les lampions du 14 juillet pour les lumières du siècle. « Je m’ennuie en France, disait Baudelaire, parce que tout le monde y ressemble à Voltaire ». Aujourd’hui comme avant-hier la référence aux « lumières » est un cache-misère et le laïcisme dévot la canne blanche dont les mal-voyants se font un gourdin. A l’âge où je ne voyais pas très clair, trois livres m’avaient aidé à remettre la pendule à l’heure : Les Sources occultes du romantisme, d’Auguste Viatte ; L’Âme romantique et le rêve, d’Albert Béguin ; La Poésie moderne et le sacré, de Jules Monnerot. A ce trio salvateur, permettez-moi d’ajouter le théologien allemand H. Urs von Balthasar, dont Albert Béguin m’avait cité ce passage sur le temps que j’aimerais choisir comme épigraphe et épitaphe : « Des temps et des destins antérieurs reçoivent leur sens de temps et de destins ultérieurs, les temps antérieurs sont si peu enfermés dans le moment de la durée qu’ils ont occupé et si peu irrévocablement passés qu’ils restent au contraire directement accessibles en tout temps. Et cet accès est de telle nature qu’il détermine leur essence – passée seulement en apparence – et qu’il les transforme continuellement avec le progrès du temps. »

 

Novembre MMVI

Voir aussi :

 

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16 janvier 2018

Quatre poètes belges

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Quatre poètes, dont trois amis chers, illustrent chacun à leur façon la vitalité de leur art en Belgique romande, « terre de poètes » pour citer un cliché … usé jusqu’à la trame – mais pas entièrement faux. Quelques maisons d’édition, quelques revues, maintiennent le cap, souvent par la grâce du mécénat public ou privé et avec l’aide de quelques figures tutélaires, dont Fernand  Verhesen, Jacques Izoard ou Yves Namur.

Commençons par une dame dont j’ai parlé ailleurs, dans mes Quolibets, la piquante Corinne Hoex (1946), historienne d’art et archéologue, romancière et l’auteur d’une quinzaine de recueils souvent elliptiques jusqu’à l’ascétisme. Je reçois, tristes et sombres, des Leçons de ténèbres qui m’évoquent les pièces pour viole de gambe de Marin Marais, où l’exquise Corinne, qui peut se montrer tantôt espiègle, tantôt cruelle, révèle ici sa part mélancolique, quasi désespérée :

 

Caveau transi.

Humide.

Crypte basse.

Eventrée.

Cierges fumeux.

 

Crucifix absent.

 

La suit Marc Hanrez (1934), ce romaniste qui eut l’audace, en dernière année d’études, de pousser la porte de Céline à Meudon et de faire parler celui que le regretté Pol Vandromme appelait Louis. Devenu l’ami de Nimier, puis de Dominique de Roux (excusez du peu), il rédigera le premier essai consacré à l’auteur du Voyage au bout de la nuit. L’homme a vécu aux Amériques ; il a chassé le daim dans les forêts du Wisconsin et enseigné Abellio, Drieu et Morand à des générations d’étudiants. Avec America Felix, il revient, en vers très libres, sur sa jeunesse américaine, baignée par le jazz et par le chant des moteurs de pickups sur les highways. La baie de San Francisco, les forêts giboyeuses, Manhattan et sa magie, Paul Newman lui inspirent une étrange mélopée.

Le troisième ami, Jean-Loup Seban (1748), est un drôle de pistolet : ancien professeur à Princeton, spécialiste du marquis d’Argens, le chambellan du roi de Prusse et l’ami de Voltaire (et le traducteur de l’empereur Julien), pasteur de l’Eglise réformée (qui ne jure que par Apollon), dandy suranné et bibliophile (rien de postérieur à Charles X, car ensuite…), Seban meuble ses loisirs en reconstituant une bibliothèque classique, par l’accumulation de volumes anciens et, surtout, par la composition de sonnets rédigés dans les règles telles qu’énoncées par César-Pierre Richelet (1626-1698).

Hors commerce, ses recueils sont édités à ses dépens avec un soin maniaque, qui va jusqu’à imiter les couvertures marbrées du XVIIIème. Dans L’Epopiade & L’Apolloniade, ce libertin au sens classique, cet érudit précieux avec délectation, chante, en alexandrins, Chénier et Napoléon, Marsyas et Narcisse… et même le dernier César :

 

Faut-il que pour la paix César se déshonore ?

Abandonner la ville au Dieu de l’Alcoran ?

Comme Jérusalem où règne le Turban ?

Faillir à la vertu de Rome et de la Grèce ?

 

Le quatrième, André Gascht (1921-2011), un Ardennais éduqué à Anvers à une époque où l’on y parlait français sans crainte, je ne l’ai guère rencontré que deux ou trois fois lors de mes débuts à la Maison des Ecrivains ou aux Riches Claires, ce haut-lieu littéraire de la capitale. L’homme était distant, immensément savant, ironique aussi – un monument de la critique littéraire avec son confrère Jean Tordeur. Spécialiste de Pieyre de Mandiargues, Gascht a, avec une piété qui l’honore, maintenu le souvenir d’un immense poète, Odilon-Jean Périer, que j’ai salué avec émotion dans Aux Armes de Bruxelles. En outre, Gascht a tout fait pour qu’un autre confrère, le lieutenant Auguste Marin, tué sur la Lys le 24 mai 1940, ne sombre pas dans un injuste oubli. C’est en effet André Gascht qui fut l’éditeur des œuvres de ce poète, proche de Périer. J’aime par-dessus tout cette manière de constituer le maillon d’une chaîne…

Quant au poète, pudique et discret, il a donné le meilleur de lui dans un recueil unique publié à quarante-cinq ans, Le Royaume de Danemark. L’ouvrage, réédité avec une préface enthousiaste de Jacques De Decker, traduit en alexandrins classiques l’amertume d’une âme raffinée, les amours impossibles et les désirs inassouvis. Comme souvent en Belgique romande, le poète se révèle syncrétiste, à la fois classique et romantique. Une voix sourde et profonde, qui ne cesse de résonner :

 

Désir de ta gorge entrevue,

de tes flancs tièdes et secrets,

de tes jambes qui, dans la rue,

lèvent des rêves indiscrets.

Mais tu t’en vas, à peine émue

de ce regard qui te suivait ;

et tu traverses l’avenue,

tu t’éloignes, tu disparais…

 

Christopher Gérard

 

Corinne Hoex, Leçons de ténèbres, Le Cormier.

Marc Hanrez, America Felix, Le Bretteur.

Jean-Loup Seban, L’Epopiade & L’Apolloniade,

chez Robert Clerebaut, imprimeur.

André Gascht, Le Royaume de Danemark, Le Taillis-Pré, collection Ha !

Écrit par Archaïon dans Lectures | Lien permanent | Tags : littérature belge, poésie |  Facebook | |  Imprimer |

05 janvier 2018

Exit Bernard de Fallois

 

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La mort d'un gentilhomme

 

Triste début d’année XVIII, qui voit la disparition d’un géant de l’édition française, en fait son doyen, Bernard de Fallois. Né en 1926 dans une famille d’officiers issus de la noblesse lorraine, Bernard de Fallois était agrégé de Lettres classiques : avant d’entrer dans l’édition, il avait été professeur, notamment à Janson-de-Sailly (où il fut le maître de Christian Millau, futur auteur de son écurie, notamment du très allègre Au Galop des Hussards).

Au moment de choisir un sujet de thèse, comme il évoquait, devant un ponte de la Sorbonne, son intérêt pour Marcel Proust, il s’entendit  répondre que mieux valait choisir un auteur plus connu ! Fallois s’entêta, il faut toujours suivre sa pente, et prit langue avec la famille de l’oncle Marcel, qui lui ouvrit son armoire aux trésors. Et là, miracle, le jeune agrégé fut l’inventeur de deux inédits de Proust, Jean Santeuil et Contre Sainte-Beuve, qu’il édita, à moins de trente ans, chez Gallimard.

Vers la même époque, Fallois participa aux côtés de son ami Roger Nimier aux aventures d’Opéra et d’Arts, parmi les plus anticonformistes revues de l’après-guerre. Fallois y scandalisa nombre de bien-pensants, par exemple en défendant haut et fort Les Deux Etendards de Lucien Rebatet, immense roman qualifié à juste titre de chef-d’œuvre. A l’époque, Bernard de Fallois fut l’un des rares à saluer le talent du terrible Rebatet, qui moisissait encore sur la paille des cachots républicains. A gauche, Etiemble et Steiner prendront sa suite. Le plus amusant est que, langue de vipère, Rebatet avait trouvé l’article de Fallois « trop lyrique ». Après sa libération, Rebatet put compter sur l’aide du jeune critique littéraire.

Ami de Marcel Pagnol et de Simenon, à qui il consacra l’un des premiers essais d’importance, Fallois fut aussi proche d’Emmanuel Berl et de Raymond Aron - plaisant paradoxe chez ce défenseur de Bardèche, qui, selon une tenace légende, aurait assisté aux funérailles de Brasillach.

Devenu rapidement un notable du monde de l’édition, PDG aux Presses de la Cité, patron chez Hachette, co-fondateur du Livre de Poche, Bernard de Fallois lança sa propre maison en 1987, à plus de soixante ans. Le succès fut immédiat tant l’homme était prudent, madré… et surtout lucide. Huit cents titres en trente ans de travail acharné témoignent du talent de cet éditeur d’une exquise courtoisie, comme en témoignent ses lettres et bristols.

C’est grâce à lui que Jacqueline de Romilly, la grande helléniste, devient un phénomène éditorial et toucha des dizaines de milliers de lecteurs. Tout le monde se souvient du succès ahurissant de Joël Dicker, mais il ne faudrait pas oublier que le manuscrit de cette romance avait été découvert par son vieux complice Vladimir Dimitrijevic, le patron de L’Age d’Homme, qui, sentant le filon, lui proposa de le coéditer.

Pour conclure, ce grand gentilhomme fut certes l’éditeur de grands esprits, Braudel, Peyrefitte (Alain) et Zinoviev, tant d’autres encore. Surtout, il nous offrit une pléiade d’auteurs rares, le regretté Volkoff ("il reste un des grands personnages que j'ai rencontrés dans ma vie d'éditeur", m'écrivait Bernard de Fallois peu après la mort de notre ami commun), mon compatriote et ami Jean-Baptiste Baronian, le très secret Louis Védrines et l’immense érudit François-Georges Dreyfus, le proscrit Alain de Benoist et le stendhalissime Philippe Berthier.

 

Que la terre vous soit légère, Bernard de Fallois !

 

Christopher Gérard

 

 

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Un autre géant de l'édition, et un grand ami de Bernard de Fallois, Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri.

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