09 mai 2016
Le journal littéraire de Marc Hanrez : Poste restante
Heureuse idée qu’a eue Marc Hanrez (1934), de publier un bref extrait, la pointe de l’iceberg, d’un journal intime tenu de 1958 à 2000. Des 6000 pages que compte ledit journal, il en a extrait une centaine, relatives au milieu littéraire qu’il a côtoyé depuis ses années d’étudiant à l’Université Libre de Bruxelles jusqu’au campus de Madison (Wisconsin, USA), où il a, trente ans durant, enseigné la littérature française.
Etudiant en philologie romane, il subit, comme tant d’autres, le choc du Voyage, lu quasi d’une traite dans un train de nuit. C’est au style de Céline qu’il consacre son mémoire de licence. Notons que, à peine dix ans après la guerre, étudier des écrivains maudits ne semble nullement tabou. A la même époque, il se passionne pour Drieu la Rochelle, à qui il pense consacrer une thèse, avec l’assentiment d’un ponte de l’ULB : « ses limites sont émouvantes, comme est poignante sa lucidité généreuse ». Invité par Céline, il a eu le privilège de le rencontrer à Meudon, et même de l’enregistrer : « J’ai foutu en l’air toutes leurs incantations, le tralala syntaxique, etc. ». C’est à Hanrez que Céline lance : « l’histoire de l’homme blanc s’est terminée à Stalingrad… à bout de souffle … le théâtre blanc a fermé».
Avec l’aide de Roger Nimier, qui le reçoit à bras ouverts chez Gallimard, le jeune philologue publie l’une des premières monographies consacrées à celui qu’il considère comme un grand moraliste européen. Suivront d’autres études sur Céline, un magnifique Cahier de l’Herne consacré à Drieu, le premier essai consacré à Abellio… et aussi quelques recueils de poèmes raffinés, comme Chemin faisant (Ed. Xénia).
En soixante ans, Marc Hanrez a rencontré du grand monde : Cocteau, Nimier, son grand ami Dominique de Roux, Aymé, l’égaré J.-E. Hallier, Vladimir Dimitrijevic alias Dimitri, et même Sollers (« le pitre intégral »), à qui il semble fort lié. Des Belges aussi, et non des moindres : le hussard Vandromme, le très-étrange Marcel Lecomte (« ineffable, apollinien, dionysiaque et pontifiant »), les professeurs Emilie Noulet et Roland Mortier, Norge et Bertin, Robert Poulet (« un genre canaille intellectuelle et raffinée »). Curieusement, aucune trace de Marc Laudelout, l’insubmersible éditeur du Bulletin célinien.
Ce journal littéraire nous promène des années 50 aux premières années du siècle XXI, des campus américains au Café de la Mairie, place Saint-Sulpice ; le lecteur y croise Jean Marais et Marc-Edouard Nabe, Gabriel Matzneff et le traducteur de Jünger, Julien Hervier. Quelques jolies femmes. A Madison, il reçoit Borges et Butor, Genette et Kristeva. Comment ne pas envier celui qui a eu la chance et de consulter les livres annotés de la main même de Drieu, et d’entendre Jean Cocteau déclarer au tout Bruxelles de 1955 : « le poète est un anarchiste et un aristocrate ». Un joli livre qui, en ces temps post-littéraires, se lit avec une pointe de mélancolie.
Christopher Gérard
Marc Hanrez, Poste restante. Un journal littéraire (1954-1993), Editions de Paris, 96 pages, 14€
On dit du mal de Marc Hanrez dans Les Nobles Voyageurs
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01 mars 2016
Barbare et désabusé : Thierry Marignac
Dans ces marges de l’URSS que Thierry Marignac connaît comme sa poche (il m’a un jour confié qu’il passait des soirées entières à visionner des films de l’ère soviétique - pour bien assimiler les divers argots), on définissait naguère la réalité objective comme « une hallucination due à un sérieux manque d’alcool dans le sang ». Tel est le fil rouge de cet attachant récit que l’écrivain, un temps bruxellois (après le Bronx et la zone ukrainienne, le quartier eurocratique, ses bars arméniens ou irlandais), nous livre sur un ton à la fois pudique et désabusé.
La traversée de l’Atlantique sur un gigantesque cargo battant pavillon britannique sert de point de départ à un retour sur soi sans emphase ni compassion, sans une once de self pity : avec un humour froid, l’auteur nous conte comment, de Marseille à New Jersey, il résiste au manque, puisque, Lloyd’s oblige, l’alcool est streng verboten en mer, histoire d’éviter les rixes entre marins philippins et ingénieurs roumains. Ces jours et ces nuits passés, mais non perdus, à bord de ce mastodonte incarnant le plus hideux titanisme lui permettent de se retourner sur son itinéraire d’enfant perdu. La bâtardise et ses balafres, les dérives opiacées de sa jeunesse sans abri, les amis perdus lui inspirent des réflexions d’une étonnante justesse. S’il a roulé sa bosse, l’homme ne s’est en rien aigri, malgré, de temps à autre, un bel éclat de rage face à l’imposture aux mille faces, qu’il a observée sous toutes les latitudes.
Barbare désabusé, Thierry Marignac évoque d’authentiques maudits, poètes ou non, côtoyés de Belleville à Moscou (Limonov !), en passant par les salles de boxe de Manhattan. Peu de femmes dans ces rêveries abstèmes - mais l’homme, je l’ai dit, est pudique, dieux merci. De rudes sentences, entre autres sur la servilité culturelle des Européens, leur absence de fierté. Ou sur le milieu du polar, qu’il brocarde avec une cruelle lucidité (« ils feignent d’ignorer que les transgressions d’hier sont les conventions d’aujourd’hui »). Récit initiatique, confession emplie d’énergie comme de sagesse, Cargo sobre - quel bon titre, tudieu ! - nous emporte dès les premières lignes par la grâce d’un style d’acier. Une œuvre dionysiaque sous le signe de l’amor fati.
Christopher Gérard
Thierry Marignac, Cargo sobre, 88 pages, 8,5 sesterces.
Voir aussi mon Journal de lectures :
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24 février 2016
Bonnes nouvelles de Gérard Oberlé
Ripailleur, anarchiste, polyglotte, bibliophile et dipsomane : ce Chassignet que nous décrit Gérard Oberlé se révèle franchement suspect, au point, horresco referens, de se gausser des « histrions de l’erreur galiléenne », du « pilou-pilou théophagique », et de s’afficher, non sans crânerie, comme « un adepte tardif des cultes abolis ». Circonstance aggravante, le bougre cite Pétrone et Rabelais, chante les vins de Bourgogne et, oui, l’oubli, « l’oubli plus doux que le souvenir ».
Puits de science, l’auteur d’Itinéraire spiritueux et des splendides Mémoires de Marc-Antoine Muret récidive ainsi avec ce récit en trois parties, où le lecteur partage la vie d’un humaniste français du XXIème siècle, des rivages du Nil aux paillottes de la Nouvelle-Calédonie, en passant par le Sud profond. C’est à Assouan, dans ce palace Old Cataract que fréquentèrent Agatha Christie et Winston Churchill, que se déroule le récit le plus abouti du recueil : Oberlé décrit avec délices ses amis égyptiens, la faune haute en couleurs des expatriés… Une baronne perdue, un exilé romain, un dandy bostonien, l’inévitable voyou local dansent sous nos yeux une pavane quelque peu surannée, juste assez funèbre, ô combien séduisante. Délicieusement à rebours du siècle jusque dans sa mélancolique gaieté, le styliste entortille son lecteur par d’érudites calembredaines. Gérard Oberlé ? Un baroque égaré, un Païen de la décadence, un Précieux libertin : le petit maître dans toute sa splendeur.
Salve, nobilissime.
Christopher Gérard
Gérard Oberlé, Bonnes nouvelles de Chassignet, Grasset, 212 pages, 17 sesterces.
Voir aussi mon Journal de lectures
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18 février 2016
Raskar Kapac
Initiative aussi sympathique que bienvenue en ces temps post-littéraires : un quarteron de jeunes officiers s’unit pour ressusciter l’esprit des brûlots de jadis. On songe à Matulu ou à l’actuel Livr’Arbitres. À Immédiatement, aux Epées… Certes, Raskar Kapac, du nom d’un personnage des aventures de Tintin, ne comporte, pour le moment, que quelques pages, mais la tension y est. La fidélité aussi, puisque cette gazette à l’ancienne se propose d’honorer la mémoire de Jean-René Huguenin (1936-1962), l’auteur de La Côte sauvage, et surtout d’un Journal (1955-1962) qui, par son incandescence, a marqué à jamais tous ceux qui ont eu, jeunes pour les plus chanceux, le bonheur de lire ce moraliste impitoyable qui voulut fonder une aristocratie. Nombre de pages de ce Journal posthume nourrissent le lecteur fraternel, qui ne peut que s’y reconnaître : « Personne pour nous applaudir, presque rien pour nous encourager, et pourtant rester digne, rester un homme d’honneur ».
Tué dans un accident de la route, Huguenin serait sans doute devenu l’un des grands polémistes de sa génération, l’un de ces jeunes capitaines perdus – comme Nimier, qui le rejoignit dans la mort six jours plus tard.
Christian Dedet, écrivain secret de la trempe d’un Guy Dupré ou d’un Jean Forton, livre aux jeunes chouans de Raskar Kapac quelques souvenirs sur l’écrivain foudroyé, qui affirmait que « le génie, c’est d’être soi-même » et qui, par-dessus tout, haïssait la tiédeur. La gazette, dont on attend les prochaines livraisons, publie quelques pages inédites d’Huguenin, celles d’un roman inachevé. Goûtons ce tableau de la Libération : « Elle ne se débattait pas, ne criait même pas, ses yeux maintenant grand ouverts, offerts au ciel d’été avec horreur, avec extase, et la foule autour d’elle était devenue si silencieuse que l’on pouvait entendre le cliquetis de la tondeuse. Eric regardait leurs figures fixes, glacées par l’attention, et il devinait la voluptueuse douleur qu’ils éprouvaient à humilier, non pas cette jeune femme peut-être coupable, mais la race humaine, l’homme, eux-mêmes. »
Christopher Gérard
Raskar Kapac, trois sesterces. En kiosque.
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17 février 2016
Avec Corinne Hoex
Valets de nuit
Trente-trois courtes nouvelles pour cerner les fantasmagories d’une femme qui rêve à ses rencontres avec des hommes singuliers : l’astrologue solennel, le boucher érotomane, le pompiste odorant, le maître-nageur sculptural, l’institueur sadique, l’évêque pris de frénésie partageuse… Entre deux métamorphoses en pieuvre ou en nuage, en côte de bœuf ou en chatte, nous participons, émoustillés et conquis, aux délires sensuels d’une poète. Et quel éloge du corps masculin, mine de rien.
Coquin, le ton du recueil est donné dès l’exergue par cette citation de Labiche : « Mon Dieu ! Comme vous avez un grand lit ! Vous comptez recevoir ? » Non, pas le moindre bâillement dans le lit de cette donzelle dont la prose ciselée avec art nous cajole et nous stimule sans jamais nous endormir. Démonstration au lecteur dubitatif : « Je suis une forêt ténébreuse. J’ai de grands arbres aux racines noires, des taillis profonds et de sombres futaies, des ravines, des broussailles, des orties et des ronces. J’ai des hêtres immenses, des chênes orgueilleux. J’ai des clairières aussi, des trouées d’herbe tendre où la lune pénètre et caresse mes mousses. J’ai des fées, des sorcières, des ogresses, des elfes. J’ai des divinités, des nymphes, des ondines et de charmantes dryades qui paressent mollement parmi les frondaisons. Et j’ai des biches, bien sûr, des renardes, des louves, des fourmis, des libellules… » Alors, heureux ?
Corinne Hoex : une voix qui compte en notre bel aujourd’hui.
Christopher Gérard
Corinne Hoex, Valets de nuit, Les Impressions nouvelles, 160 pages, 14€
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Dans son dernier opus, qu’elle aurait pu intituler Caput, Corinne Hoex, clairement victime d’une crise de céphalophobie aiguë, nous invite à perdre la tête. Décollations apparaît en effet comme une sorte de dérive insolite où l’auteur s’amuse au rythme de variations loufoques et pleines d’une juvénile fantaisie à jouer avec l’idée de décapitation. Macabre ? Nullement, tant Corine Hoex, en virtuose de la langue (qu’elle n’a pas dans sa poche), excelle dans l’art de l’improvisation, à l’instar de ces stars du jazz - car c’est au jazz que fait songer Décollations :une jam session. Tout part de l’idée d’une femme acéphale, qui n’a donc plus - si elle l’a jamais eue - la tête sur les épaules. Oubliés, par conséquent, les migraines, les dentistes et les coiffeurs. Plus rien ne lui reste en travers de la gorge à cette tête de linotte. Ni portugaises ensablées, ni chaudes larmes. Et quels prestigieux précédents : le philosophe Boèce (et non Boège, Corinne : où aviez-vous donc la tête ? Que l’on coupe celle du directeur de collection !), S.A.R. Marie-Antoinette, la citoyenne Charlotte Corday, et tant de saints ? Tour à tour coquine (privée de tête-bêche), érudite (elle en a du plomb dans la cervelle !), Corinne Hoex désarçonne avec maestria, manie l’implicite et le jeu de mots, usant d’une riche palette de vocabulaire et d’allusions, non sans crâner, pour le plus grand plaisir du lecteur, qui opine du chef.
Christopher Gérard
Corinne Hoex, Décollations, L’Age d’Homme, 90 pages, 14€.
Dans le même registre, voir Ma Deuxième langue, Les feuillets de corde, 2€
Il est question de Corinne Hoex dans mon Journal de lectures
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